« Désarmement et sécurité dans le Monde » avec Paul QUILES, ancien Ministre de la Défense

« DESARMEMENT ET SECURITE DANS LE MONDE »

Avec PAUL QUILES

ANCIEN MINISTRE DE LA DEFENSE

 

 

Le mercredi 29 janvier 2014, Géostratégies 2000 a organisé dans les salons du Palais du Luxembourg, un petit-déjeuner autour de Paul Quilès, ancien Ministre de la Défense de François Mitterrand (Septembre 1985/Mars 1986), venu nous convaincre de la réalité des multiples dangers de l’arme nucléaire. Un sujet sensible, au cœur de son dernier ouvrage « Arrêtez la bombe !», paru en 2013. Après avoir brossé un panorama historique détaillé, il s’est posé en défenseur crédible de l’arrêt de la dissuasion nucléaire. Un angle peu habituel, mais qui a permis d’aborder la question de manière contradictoire.

 

 

Mes premiers contacts avec l’arme nucléaire ont été quelque peu irréels. Jeune polytechnicien, c’est moi qui ai passé, en 1964, l’ordre de transmission de sa mise en œuvre, avec au bout du fil, le Général de Gaulle en personne, raconte sur le ton de l’anecdote Paul Quilès. Mais c’est seulement vingt ans plus tard, en devenant Ministre de la Défense, en 1985, que j’ai appris à comprendre le système décisionnel. Le contexte était compliqué, Charles Hernu avait dû démissionner après le scandale du Rainbow Warrior, mais je me suis vite rendu compte du fonctionnement monarchique de cette institution, où tout remonte au Président de la République. Malheureusement, cette expérience fut très courte, puisque six mois plus tard, le Parti Socialiste perdait les élections. En décembre 1995, après la reprise des essais nucléaires décidée par le Président Chirac, un débat, assez violent, a eu lieu à l’Assemblée Nationale.  Je me suis alors clairement prononcé pour un monde débarrassé des armes nucléaires, souligne Paul Quilès qui devient en 1997 Président de la Commission de la Défense au Palais Bourbon., et s’engage, dès lors, à porter une parole « pacifiste ». Un mot teinté parfois d’une connotation négative, qui s’explique par la confusion sur les objectifs des mouvements pacifistes des années 50-70, avec notamment, l’Appel de Stockholm, qui passait sous silence la course aux armements soviétiques, mais critiquait fortement celle des Américains.

 

UN DELIRE CONCEPTUEL

 

Le désarmement et la sécurité sont-ils des concepts contradictoires, s’interroge Paul Quilès. Il est normal que tout Etat ait le souci de se protéger, avec des moyens matériels, ou avec la négociation pour empêcher une guerre. Mais, l’arme nucléaire est-elle indispensable ? Il existe un consensus français autour de cette bombe, décrite comme notre assurance vie et notre garantie d’indépendance. Autre argument de taille, elle a mis fin à la seconde guerre mondiale. Or, conteste Paul Quilès, rien n’est plus faux. L’empereur Hirohito était prêt à capituler, depuis les bombardements de Tokyo, qui avaient fait des dégâts irrémédiables. Au Japon, Hiroshima et Nagasaki n’ont pas été considérés comme plus graves.

Alors que cette arme n’est plus adaptée à notre époque, surtout depuis la fin de la Guerre Froide, le débat sur la dissuasion reste tabou, regrette Paul Quilès. Désarmement ne rime pas encore avec sécurité, et les références historiques ne plaident pas en faveur d’une telle évolution. Le Mouvement Socialiste International n’a pas réussi à s’opposer aux enchaînements qui ont provoqué le conflit de 39-45. Et pourtant, Jean Jaurès, assassiné pour ses idées pacifistes en juillet 1914, était un véritable patriote, auteur de l’ »Armée nouvelle ». Un livre où il démontrait comment on pouvait défendre son pays, tout en œuvrant en faveur des arbitrages internationaux.

C’est un scénario radicalement différent qui s’impose dès 1945, une véritable « course à la folie », dénonce Paul Quilès. Après leur premier essai nucléaire au Nouveau-Mexique, les Américains veulent vérifier dans les faits l’effet effrayant de cette bombe, ce sera Hiroshima et Nagasaki. En 1949, les premiers essais de l’URSS ont lieu, avec très vite, une bombe de 50 mégatonnes, soit 23 fois le total des bombes lâchées sur l’Allemagne, entre 1942 et 45. En 1952, la Grande-Bretagne se dote de l’arme nucléaire, puis la France en 1960 et la Chine en 1964... Les armes doivent être toujours plus nombreuses, plus sophistiquées, avec une portée de plus en plus grande. C’est la destruction mutuelle assurée, un délire. Pour soutenir cette stratégie, les doctrines se succèdent. Ce serait une arme de non emploi, créée pour effrayer. Arrive ensuite la doctrine de dissuasion, avec ses ambiguïtés et ses contradictions. Elle sera tour à tour minimale, flexible, concertée, étendue, avant d’aboutir à la riposte graduée.

En 1986, revirement. Le Président Reagan déclare qu’il va libérer le monde des armes nucléaires. Pour protéger les Etats-Unis, il veut déployer un bouclier anti missiles, des centaines de satellites dans l’espace. Mais, très vite, ce projet est abandonné, à cause des coûts exorbitants (plus de 1000 milliards de dollars) et des difficultés, voire de l’infaisabilité de sa mise en œuvre. Et pourtant, s’insurge Paul Quilès, une nouvelle proposition de bouclier anti missiles vient d’être lancée par l’OTAN. La dangereuse influence du complexe militaro-industriel joue un rôle clé. Il y a une grande manipulation pour obtenir toujours plus de contrats.

 

UNE CERTAINE PRISE DE CONSCIENCE

 

La France devrait axer sa politique autour du Traité de Non Prolifération (qu’elle a ratifié en 1992), plutôt que de tout miser sur la dissuasion. Ce traité qui a pour but de bloquer les risques de dissémination aux cinq premiers pays détenteurs de l’arme nucléaire, vise aussi le désarmement total. Or, actuellement, on dénombre environ 20 000 ogives dans le monde. Et à cause de l’impréparation de nombreux dirigeants, de possibles erreurs de manipulation, on est souvent passé à deux doigts de la catastrophe. En 1983, les Soviétiques ont, pendant un court moment, cru  qu’un exercice de commandement de l’OTAN était en fait une attaque réelle. Une autre fois, un général de l’ex URSS a pris un coucher de soleil pour un lancement de missiles. Heureusement, il s’est rendu compte assez vite qu’il avait été victime d’un leurre infra rouge. Mais tout ceci est passé sous silence, critique Paul Quilès. Toutefois, le scénario de l’ « hiver nucléaire » a effrayé les décideurs. En effet, il a été prouvé que si l’Inde et le Pakistan faisaient exploser leurs bombes nucléaires, suite à un conflit, cela pourrait provoquer une destruction de l’environnement, de toute la végétation et des températures inférieures à 10° pendant six mois.

La fin de la course aux armements a commencé au début des années 1990. On a assisté à un gel des stocks nucléaires des pays issus de l’ex URSS. L’Afrique du Sud a détruit ce qu’elle possédait et des discussions bilatérales ont démarré entre la Russie et les Etats-Unis, qui ont réduit le nombre de leurs ogives. La France, pour sa part, en a 300 (contre 580 au milieu des années 80). En 2009, dans son discours de Prague, le Président Obama a évoqué un monde sans nucléaire et en 2010, le Traité New Start a été signé. Les deux grandes puissances acceptent de réduire à 1550 le nombre de leurs ogives, soit une réduction de 30%. Toutefois, il semblerait qu’elles continuent à moderniser et investir dans leur armement nucléaire existant, nuance Paul Quilès qui ne cache pas sa préférence envers les zones exemptes d’armes nucléaires dans le monde. Il en existe déjà six et en 2012, une Conférence internationale devait s’ouvrir pour en créer une nouvelle au Moyen Orient. Toutefois, en raison du trop grand climat d’instabilité, elle a été repoussée.

Le désarmement est indispensable, conclut Paul Quilès. Bien sûr, pour être efficace, il doit être général, complet et encadré par l’ONU et le Conseil de Sécurité. Les Etats doivent être soumis à des procédures contraignantes, sans préavis de contrôle. Le lien entre la possession de l’arme nucléaire et le statut de grande puissance ne serait plus aussi direct .Par conséquent, certains pays seraient moins incités à s’en équiper.

 

L’intervention de Paul Quilès a été suivie d’un débat, animé comme à l’accoutumée par Raymond Douyère, Président de Géostratégies 2000, et qui a donné lieu à des échanges passionnés.

 

Thierry Leroy (Conseiller d’Etat) : Je suis d’accord avec vous pour dénoncer le tabou du débat sur l’arme nucléaire. Mais, sur le plan symbolique, cela ne créerait-il pas un vide ? Notamment pour tout ce qui concerne l’image de la France dans le monde ?

 

Cette peur est liée à un reste de « gaullisme ». Il y a aussi l’inquiétude que les USA laissent tomber l’Europe, qu’elle doive se défendre seule. Mais le monde s’est transformé. Il n’y a plus d’affrontement entre blocs. Qui cherche-t-on à dissuader désormais ? Il n’y a même plus l’Iran depuis que les négociations ont  pris une tournure positive. Mais, il y a toujours cette idée que l’on doit être prêt à toute éventualité. La place de la France dans le monde ne serait pas affectée. La présence sur l’échiquier international passe aussi par un poids économique, un discours fort sur l’environnement….

 

César Platt (Professeur de sciences économiques. Lycée Claude Monet Paris) : Est-il possible de développer en France comme ailleurs, le nucléaire civil, sans risquer de voir le nucléaire militaire se développer également ?

 

Cela illustre parfaitement le problème que nous avons avec l’Iran. Si on ajoute au nucléaire civil certaines centrifugeuses qui permettent l’enrichissement, on obtient du nucléaire militaire. En soi, il n’y a pas de lien, mais les faits prouvent le contraire.

 

 

 

Est-ce une arme d’emploi ou de non emploi ?

 

La théorie de l’emploi est nécessaire pour que la doctrine soit crédible. D’ailleurs, nous avons développé un armement tactique, qui a équipé nos avions (dès 1964), nos sous-marins (avec une portée de 4000 kms, avec prévision à 8000 kms). Et aussi l’armée de terre avec le Pluton et Hadès. Mais, celui-ci ne tirait pas assez loin. En territoire « ennemi », seule l’Allemagne de l’Est pouvait être touchée. Donc, cela a été arrêté, la stratégie a été jugée inappropriée.

 

François-Xavier Martin (Président d’honneur de Crédit X Mines, Secrétaire Général, Trésorier de Géostratégies 2000) : Sans la dissuasion nucléaire américaine, Staline aurait-il envahi l’Europe Occidentale après 1945 ?

 

Je ne le pense pas. L’Europe n’était pas sa priorité. De plus, lorsqu’il est mort en 1953, l’armement nucléaire n’en était encore qu’à ses débuts.

 

Général Pierre Warmé (Conférencier) : Vous confondez dissuasion et représailles. Dissuader, c’est empêcher de réaliser une menace.

 

Avec l’armement nucléaire, l’adversaire potentiel est exposé à des dommages considérables.

Actuellement, l’OTAN dispose de 180 bombes nucléaires tactiques, déployées dans cinq pays, dont la Turquie. Cela coûte très cher. Les Russes semblent prêts à retirer leurs bombes, une fois que l’OTAN aura enclenché le processus. C’est une opportunité à saisir, les négociations vers le désarmement passent par des gestes symboliques.

 

Les négociations enclenchées avec la Syrie, après les bombardements chimiques, prouvent qu’un désarmement chimique est possible. C’est une belle avancée, si l’on pense qu’une intervention militaire avait failli aboutir pendant l’été 2013. La catastrophe a été évitée de justesse.

 

Il y a une manipulation de l’opinion publique française pour accepter cette thèse de consensus national autour de la dissuasion nucléaire. Les enquêtes d’opinion, sur ce sujet, ont une validité douteuse, puisqu’il n’y a ni information préalable, ni débat contradictoire.

 

Marie-Clotilde Hingray

Propos non revus par les intervenants

« Les accords à l’OMC et le projet d’accord Union européenne-Etats-Unis » avec Pascal Lamy, ancien Directeur général de l’OMC

Le mercredi 12 mars, dans les salons du Palais du Luxembourg, Géostratégies 2000 a organisé un petit-déjeuner autour de l’ancien Directeur Général de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC), Pascal Lamy. Européen convaincu , fin connaisseur des échanges internationaux et des nouveaux enjeux qui s’y rattachent, Pascal Lamy s’est félicité de la disparition progressive des droits de douane, tout en attirant notre attention sur les obstacles non tarifaires, politiquement très sensibles et qui se multiplient. Auteur de nombreux ouvrages, dont « The Geneva Consensus » et « Quand la France s’éveillera », il nous a également livré ses réflexions sur les grandes manœuvres en cours, entre les USA et l’Europe d’une part, et les USA et les grands pays du Pacifique, de l’autre.

 

L’ouverture des échanges au niveau mondial fait l’unanimité. Le consensus idéologique est complet, car cela dope à la fois la croissance et le développement. Il faut donc poursuivre les efforts de réduction des obstacles existants, lance d’emblée Pascal Lamy. Les barrières tarifaires, qui visent à protéger les producteurs nationaux de la concurrence étrangère, diminuent rapidement. En revanche, les barrières non tarifaires, comme les normes de qualité et de sécurité, les standards techniques, suivent une courbe ascendante. Leur but est de protéger le consommateur de tout risque. Elles reflètent les préoccupations sociales et sociétales. Le niveau de précaution est toujours corrélé au niveau de développement des pays, et comme le revenu par habitant augmente, notamment dans les pays émergents, les contrôles deviennent de plus en plus astringents.

 

UNE NOUVELLE CONFIGURATION

 

Deux facteurs expliquent la disparition progressive des barrières tarifaires, souligne Pascal Lamy. Il y a, d’une part, la régulation du commerce international, réalisée grâce aux grandes vagues de négociation de ces dernières décennies (Cancun, Doha). Le droit de douane moyen oscille entre 4 et 5%, bien loin des 40% des années 70. Toutefois, la régulation ne  porte que sur les plafonds tarifaires. Celui de l’Inde est de 40 à 45, celui du Brésil, de 30 à 35 et celui de la Chine, de 10. Mais, ils reflètent assez peu la réalité, et ce qui compte, ce sont les tarifs effectivement appliqués. Par exemple, l’Inde n’impose l’acier qu’à 5%, car elle en a besoin pour son industrie automobile. L’évolution du mode d’organisation des biens et services constitue le second moteur. Désormais, on produit quelque part et on consomme ailleurs. Les progrès technologiques réduisent les coûts liés à la distance, cela saute aux yeux avec les technologies de l’information. En outre, le transport par mer devient de plus en plus efficace, grâce à la containerisation, qui représente 80% du commerce mondial en poids. Les processus de production se sont alignés sur la théorie. On assiste à une multi localisation  progressive des chaînes de production pour les biens et les services. Les composants constituent  plus des deux tiers du commerce mondial en volume, note Pascal Lamy, qui prend  pour exemple l’Ipad. Celui-ci sort d’une usine chinoise, à Longhua, un « hub » de production qui emploie 150 000 personnes. Mais seule la coque en aluminium, qui entre pour 4 à 5% de la valeur ajoutée, y est fabriquée. Le design ainsi que certains composants (soit 20 à 25% de la valeur ajoutée totale) proviennent des États-Unis. De plus d'autres composants et les systèmes de connexion viennent encore d’ailleurs, notamment du Japon.

Les nouvelles barrières tarifaires obéissent à une philosophie différente, on ne peut pas supprimer les systèmes de protection, ce serait un non sens. Néanmoins, il faut tenter de rapprocher la manière dont les normes sont établies par pays, car cela freine l’essor du commerce mondial. Il est nécessaire d’aboutir à une convergence entre les normes et la façon dont elles sont administrées, au niveau national. Lorsque les USA font payer 50 000 dollars un certificat de conformité pour les roses du Kenya cela revient à un droit de douane déguisé, s’insurge Pascal Lamy, qui plaide pour des négociations avec les instances de régulation, comme « Codex Alimentarius », une filiale de l’OMC et de la FAO.

 

DES HARMONISATIONS NECESSAIRES

 

Parallèlement, des négociations ont démarré en juillet 2013, entre les USA et l’Europe, en vue d’un accord commercial transatlantique. L’objectif est d’ouvrir totalement les échanges, de rogner au maximum sur les 20% de droits de douane subsistant encore et sur les différences réglementaires, qui génèrent 80% des obstacles. Ces disparités sont très vastes, cela va de la taille des pare-chocs de voitures au taux d’hormones dans les viandes et à la protection des données. Ces harmonisations s’avèrent très délicates, c’est un sujet sensible politiquement et qui n’est pas anodin, loin des quotas des droits de douane. De plus, les acteurs ne sont pas les mêmes, ils sont très spécialisés et les entreprises interviennent beaucoup. Alors que le consommateur soutient la réduction des droits de douane, à l’encontre du producteur, le schéma est inverse pour la négociation de rapprochements de standards. Le producteur encourage cette tendance, car un standard unifié va lui apporter des économies d’échelle et lui permettre de réduire ses coûts. Chez les organisations de consommateurs, au contraire, cela suscite le soupçon. Ces négociations aboutiront certainement à un alignement sur le standard de protection le plus exigeant, remarque Pascal Lamy, mais, en dépit de ces futures avancées techniques, le ressenti dans l’opinion publique risque d’être assez négatif.

Les Etats-Unis sont également très impliqués dans une autre négociation régionale, la TPP (Trans Pacific Partnership), qui réunit notamment la Chine, le Japon, le Mexique et le Canada, l’Australie, la Nouvelle Zélande, le Pérou et le Chili. Cette conférence cible les barrières non tarifaires, et souhaite élaborer de nouvelles règles applicables aux entreprises d’Etat, à la propriété intellectuelle, aux normes sanitaires. Stratégiquement, elle est capitale pour le Président Obama, qui veut éviter une marginalisation de son pays face à une intégration régionale menée par la Chine.

Cependant, ces négociations bilatérales ne doivent pas prendre le pas sur les discussions multilatérales. L’OMC devrait avoir un vrai mandat de monitoring pour tous ces standards, c’est indispensable, conclut Pascal Lamy.

 

L’intervention de Pascal Lamy a été suivie par un débat, animé par Raymond Douyère, et qui a donné lieu à des échanges variés et enrichissants.

 

 

Francis Babé (Directeur des études – Association régionale des Auditeurs IHEDN) ; Paul Drezet (Conseiller référendaire H à la Cour des Comptes) ; Jean-Claude Richard (Ancien Ambassadeur) :

Il y a certes des tarifs et des normes. Mais, qu’en est-il de la régulation des différentiels sociaux et fiscaux ? Quid du rapport de forces entre d’une part, l’OMC, et de l’autre, l’OIT et les ONG ?

 

Il existe un consensus international à ce sujet. Il est généralement admis que ces questions sont subsidiaires, car ce sont des affaires intérieures. Par ailleurs, il y a des nuances à apporter. Sur le plan de la concurrence, c’est  le salaire minimal pondéré par la productivité horaire qui compte. Cela permet une certaine régulation, pour ce qui est des conditions sociales internationales. Mais, cela se fait selon des standards minimaux, à l’Organisation Mondiale du Travail et non à l’OMC. Il est quasiment impossible d’obtenir un accord sur un standard social  réunissant 200 pays. Si cela est très lent et délicat au niveau multilatéral, il n’en va pas de même pour les relations bilatérales. Là, un rapport de force politique peut s’établir. Par exemple, l’Europe peut accepter un accès préférentiel sur son marché pour certains pays d’Afrique. En échange, ceux-ci doivent s’engager à respecter la convention sur les espèces protégées.

 

Jean-Louis Pierrel (Chargé des relations universitaires IBM France- Secrétaire Général Adjoint de Géostratégies 2000) : L’Union Européenne, ou plutôt l’esprit très libéral de la Commission, n’est-elle pas un peu naïve, notamment vis-à-vis des USA, qui sont très protectionnistes au quotidien ?

 

Le marché européen est parfaitement protégé, pour tout ce qui est standards sanitaires et de sécurité. Il n’y a pas de naïveté de la part de l’Europe, sa politique commerciale fonctionne très bien, elle a multiplié par trois le solde de ses échanges industriels, avec des conditions d’accès à son marché égales pour tous.

 

Michel Troïkouroff (Juriste-Agirc) : Les obstacles non tarifaires ne sont-ils pas utilisés comme représailles (USA et roquefort) plutôt que comme précaution ?

 

Il peut y avoir des zones grises. La norme peut être édictée à cause d’intérêts protectionnistes, mais cela se produit de moins en moins. On tend vers une égalité pour tous les pays.

 

Philippe Geslin (Vice Président Union Financière de France) : Quelles ont été les contreparties demandées à la Chine, lors de son entrée dans l’OMC ? Quel est le bilan de cette adhésion pour les pays développés, et notamment la France ?

La Chine a rejoint l’OMC en 2001 et a payé très cher son ticket d’entrée. Elle avait besoin d’une assurance anti protectionniste, en échange, elle a accepté les contraintes internationales. La régulation de la Chine ne se décide plus au sein du Parti, mais ailleurs, dans le cadre de l’OMC. La Chine a accepté de « franchir le Rubicon », car cela était essentiel pour son avenir. Le régime qui lui est appliqué, est à mi chemin entre celui des pays développés et celui des BRICS. Le plafond chinois est établi à 10%, deux à trois fois supérieur à ce qu’ils espéraient. Ils ont aussi dû ouvrir leurs services. L’idée répandue à Paris, comme quoi la Chine est devenue un nouveau membre de l’OMC sans contrepartie, est totalement fausse.

Si le législatif est un maillon faible pour l’OMC, il n’en va pas de même pour la mise en œuvre administrative. Si un pays n’a pas un comportement conforme aux règles en vigueur, il est traîné devant un comité  qui va régler les différends. Les mailles de la discipline sont serrées dans certains secteurs, mais beaucoup plus lâches dans d’autres, comme celui de l’énergie.

 

Jean-Louis Vichot Vice amiral (2S) (Délégué Général de l’UDESCA) : Que penser des négociations sur le Trans Pacific Partnership et des réactions, en particulier, des pays de l’ASEAN ?

 

Cette négociation est née sous la présidence Bush fils. L’idée était de préparer un pivot asiatique, de renforcer la présence américaine, et en quelque sorte, d’encercler la Chine.

Cela va-t-il aboutir à la simple consolidation d’accords bilatéraux ? Cinq ans plus tard, on reste dans le flou. On ne sait pas si c’est une négociation classique, ou si on va y inclure les barrières réglementaires. Pour le moment, il s’agit essentiellement de négociations bilatérales USA/Japon. Dans le même temps, le Japon négocie aussi avec l’Union Européenne, ce qui donne lieu à des marchandages. Si les Américains ont obtenu gain de cause sur ce point, pourquoi pas nous ? Il y a une transitivité du système mais, techniquement, c’est très compliqué.

 

Jean-Pierre Duport (Ancien Préfet de la région Ile de France) : Quelle est la place consacrée à l’exception culturelle dans les négociations transatlantiques ?

 

C’est une spécificité européenne qui est reconnue. Elle n’est pas soumise aux mêmes règles d’efficience que les produits standards. Ce problème est réglé avec les USA, les industries culturelles européennes sont très bien protégées, et peuvent être subventionnées.

 

Raymond Douyère (Président de Géostratégies 2000) : L’OMC est-elle concernée par les tensions sur le gaz entre la Russie et l’Ukraine ?

 

L’Ukraine fait partie des mauvais élèves au sein de l’OMC, au même titre que l’Argentine ou l’Equateur. L’OMC traite de multilatéralisme, rien n’est donc inscrit concernant le prix du gaz entre la Russie et l’Ukraine. De plus, en général, il n’y a aucun droit de douane sur l’énergie.

Les obstacles classiques sont en voie de mort historique. En revanche, la décision de restreindre des exportations (dans le domaine de l’énergie, de l’agriculture…) peut devenir un véritable frein et ceci n’est pas encore bien réglementé au sein de l’OMC.

 

A propos du commerce des services, quid des barrières à l’achat-vente de hauts talents nationaux ?

 

L’OMC n’est pas concernée par les échanges de personnes. Le seul cas où elle a un droit de regard, c’est lorsqu’une entreprise installe une filiale à l’étranger et y déploie du personnel, pour la mettre en service et former des employés locaux. Et cela, pour une durée déterminée.

 

François-Xavier Martin (Président d’Honneur de Crédit X Mines. Secrétaire Général, Trésorier de Géostratégies 2000) : Les pays qui ont les systèmes d’éducation préparant le mieux à l’innovation sont ceux qui ont le déficit commercial le plus important (Etats-Unis, Royaume Uni). Comment expliquez-vous ce paradoxe ?

 

La notion de déficit est très floue. Désormais, on mesure le commerce international en valeur ajoutée et non plus en volume. Les comparaisons entre les volumes du commerce international et le PNB ne sont plus pertinentes, à cause du processus de multi localisation. En volume, le commerce international représente 60% de biens et 40% de services. En valeur ajoutée, c’est l’exact contraire. Le déficit commercial des Etats-Unis vers la Chine fond de 40%, si on le mesure en valeur ajoutée, et sur le plan économique, c’est ce qui compte.

Souvent, les pays qui exportent le plus sont ceux qui importent le plus, à l’instar de l’Allemagne. Un déficit commercial est un problème macro-économique. Ce qui est pertinent, c’est de savoir si le financement de ce déficit est soutenable ou pas.

 

Raymond Douyère (Président de Géostratégies 2000) : Votre opinion sur la compétitivité de la France ?

 

Le déclin est évident depuis douze ans. Cela prendra au moins cinq ans pour y remédier, mais il ne faut plus attendre, il faut s’attaquer immédiatement à ce dossier épineux. Il faut transformer le regard décalé des Français, porteurs d’une vision extrêmement pessimiste. Il faut tenter de les réconcilier avec le monde dans lequel ils vivent. Il est vital de revenir à une ambition mondiale pour la France.

 

Marie-Clotilde Hingray

Propos non revus par les intervenants

 

« Le couple Franco-Allemand : quel avenir pour l’Europe ? » avec SE Susanne Wasum-Rainer, Ambassadeur d’Allemagne en France

Le mercredi 2 avril 2014, dans les salons du Palais du Luxembourg, Géostratégies 2000 a reçu Son Excellence Suzanne Wasum-Reiner, Ambassadeur d’Allemagne en France. Cette Européenne convaincue, qui affiche une foi inébranlable dans la solidité du couple franco-allemand, reconnaît, néanmoins, la nécessité de redonner un nouveau souffle à une Europe fragilisée, de la rendre plus attractive auprès d’une opinion publique désabusée. Une lourde responsabilité qui incombe avant tout à la France et à l’Allemagne, moteur historique et incontournable de l’intégration européenne.

 

Le couple franco-allemand est plongé dans une diplomatie de crise, avec l’annexion de la Crimée à la Russie. Ce rattachement un peu particulier a surpris l’Occident.  Nous nous efforçons d’y répondre ensemble, en réaffirmant nos valeurs, comme le respect de l’intégrité territoriale des Etats. Cette agression est une violation du droit international public, de la Charte de l’ONU, de la Constitution de l’Ukraine, assène avec fermeté Son Excellence Susanne Wasum-Reiner. Toutefois, nous privilégions la concertation. La Russie doit être contrée, mais sans escalade militaire. Cet équilibre est délicat, et repousse dans l’ombre d’autres questions de premier plan, comme la Syrie et l’Iran. Néanmoins, ces tensions ont renforcé les liens au sein de l’Union Européenne.

 

DESAMORCER LES CRITIQUES

 

La France et l’Allemagne ont travaillé main dans la main, comme elles l’avaient déjà fait pour tenter de résoudre la crise économique et financière. D’ailleurs, se réjouit-elle, les bases de l’Union Bancaire viennent d’être scellées. Malheureusement, cela ne va pas influer sur le résultat des élections au Parlement européen. Les populations, de plus en plus méfiantes, risquent de voter pour des députés très critiques. Les Ministres des Affaires étrangères ont programmé des apparitions communes, en France et en Allemagne, pour faire campagne et attirer l’attention sur le bilan globalement positif de l’intégration européenne.

En effet, cela a permis soixante ans de paix et de liberté : l’ouverture des frontières, la libre circulation des personnes, une démocratie organisée autour du Parlement européen et de Parlements nationaux puissants. Sur le plan économique, l’Union Européenne possède le plus grand marché intérieur et l’euro s’est imposé comme la troisième monnaie de réserve. Enfin, insiste Son Excellence Suzanne Wasum-Reiner, l’Europe peut être fière de son modèle social, de ses valeurs fondamentales communes qui font sa marque de fabrique. Elle n’accepte aucun compromis pour tout ce qui  touche aux droits de l’homme, à l’indépendance de la justice et à la lutte contre l’arbitraire. Elle représente une promesse d’espoir pour les manifestants de la place Maïden à Kiev, mais aussi pour les milliers de réfugiés d’Afrique. L’Union Européenne est un « must » et pourtant, certains rouages se sont grippés. La confiance et l’approbation ont souffert, à cause de taux de chômage inacceptables, d’une immigration mal contrôlée et d’abus au sein de certains systèmes sociaux.

 

POURSUIVRE LES REFORMES

 

Nos efforts doivent aboutir à une Europe différente et meilleure. Cela se fera au prix de réformes douloureuses, certes, mais indispensables. Il faut à la fois renforcer la dimension sociale de l’Union Européenne, et améliorer sa compétitivité, lutter contre des marchés du travail encore trop cloisonnés. Cela va de pair. En 2005, l’Allemagne comptait plus de cinq millions de chômeurs. Avec la mise en œuvre des réformes Schröder, ce nombre est passé sous la barre des deux millions. Mais, il faut du temps, et l’Europe doit absolument soutenir les Etats membres qui s’engagent en faveur d’une croissance durable. Elle doit aussi veiller à une meilleure utilisation des investissements européens, des fonds structurels. Les négociations commerciales en cours, notamment avec les Etats-Unis, devraient donner un coup de fouet à nos échanges.

L’Europe constitue notre destin commun, martèle Son Excellence Suzanne Wasum-Reiner. Aucun état ne peut faire face seul aux défis de demain. La France et l’Allemagne doivent agir comme deux sœurs jumelles, saisir les opportunités pour une nouvelle dynamique. Nous approuvons le Pacte de responsabilité français et observons avec intérêt sa mise en œuvre. Nous discutons également d’une éventuelle intervention de la brigade franco-allemande au Mali. Nous affichons une réelle convergence sur le plan économique, social, financier et commercial, sur les questions de sécurité et les enjeux climatiques. La confiance et l’amitié qui nous lient sont sans égal, et ce, malgré nos différences. Ce sont les compromis franco-allemands qui font avancer l’Europe, conclut, optimiste, Madame l’Ambassadeur.

 

Comme à l’accoutumée, a succédé à l’intervention de notre invitée,  un débat passionnant et riche en échanges avec son Excellence Susanne Wasum-Reiner.

 

François Cantegreil (Président Semia) : Quelles actions concrètes pensez-vous utiles et possibles pour que les jeunes adhèrent davantage à l’Europe ?

Pierre Lepetit (Consultant) : Quid des écoles franco-allemandes ?

 

C’est une tâche primordiale que de gagner l’adhésion des jeunes. Ma génération a éprouvé beaucoup de passion pour l’Europe, car l’idée de réconciliation était encore très forte. Désormais, la coopération franco-allemande souffre d’une certaine banalisation. Il faut réussir à fasciner les jeunes, à les attirer vers le projet européen. L’apprentissage de nos deux langues est essentiel.

 

Dimitri Tellier (Professeur Lycée Condorcet – Montreuil) : L’avenir de l’Europe ne peut-il reposer que sur un concept historiquement daté, à savoir celui de croissance ?

 

La croissance est vitale. La relance économique européenne est au cœur de tous nos efforts. L’Europe doit être compétitive au niveau mondial, sa réindustrialisation est capitale. Elle ne peut baser son développement uniquement sur les services.

 

Raymond Douyère (Président de Géostratégies 2000) : L’Europe doit-elle viser une croissance différente ?  Ce sentiment existe-t-il en Allemagne ?

 

L’Allemagne a fait le pari de la transition énergétique. C’est un défi énorme, qui pose d’énormes problèmes au monde industriel, mais c’est une priorité, car la dimension écologique est très forte dans notre pays. Cela pourrait servir de base pour une future politique énergétique européenne.

 

Raymond Douyère : Et le gaz russe ? Les sanctions n’ont-elles pas été freinées, en raison d’une trop forte dépendance de l’Allemagne et de certains autres pays, vis-à-vis des importations de gaz russe ?

 

Jean-Pierre Duport  (Ancien Préfet de la Région Ile de France) : N’était-il pas quelque peu provocateur de poser la question de l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN ?

Quid des sanctions ? Les seules qui semblent efficaces viennent des marchés financiers.

 

Pour l’Allemagne, cette adhésion à l’OTAN est hors de question.

Concernant les sanctions, il n’y a pas encore eu de véritables décisions économiques et financières. Toutefois, 70 à 80 milliards de dollars ont déjà quitté la Russie, ce qui pourrait causer des problèmes à moyen terme.

 

Christophe le Cornec (Analyste financier) : Est-il encore possible de créer une Europe forte, malgré la présence en son sein de nombreux pays fragilisés ?

 

Il faut d’abord stabiliser les Etats en crise, mais nous sommes sur la bonne voie. L’Irlande va mieux. Pour l’Espagne et le Portugal, c’est très encourageant.
La prochaine étape doit être la réalisation d’une Union budgétaire et financière, c’est indispensable, lorsque l’on a une monnaie commune.

 

N’y a-t-il pas une certaine volonté allemande de freiner l’Union bancaire ?

 

L’Allemagne veut avant tout un système efficace. Il y a actuellement, au sein de l’Union Européenne, 6000 institutions bancaires, toutes différentes et hétéroclites. Nous voulons créer un système de surveillance, qui remplisse pleinement son rôle. Nous voulons des institutions bancaires qui aient un impact réel sur la sécurité financière. C’est un préalable pour nous.

Installer une nouvelle institution, aux côtés de la BCE, cela n’a rien à voir avec un frein.

 

Francis Babé  (Directeur des Etudes – Association régionale des Auditeurs IHEDN) : Dans son dernier livre, le journaliste Jean-Michel Quatrepoint évoque la reconstitution économique et culturelle du « Saint Empire Romain Germanique » par l’Allemagne. Quelle est votre opinion ?

 

Cette volonté d’hégémonie est totalement étrangère à l’Allemagne. Ce que vise notre pays, c’est une coopération étroite avec la France. Nous sommes un Etat démocratique, avec de profondes convictions européennes.

 

Raymond Douyère (Président de Géostratégies 2000) : La croissance européenne a besoin de relance. Toutefois, l’Allemagne veut d’abord une régularisation financière. Elle entend imposer cette volonté d’assainissement budgétaire.

 

L’assainissement budgétaire et la croissance sont complémentaires. Le problème de base tient en un postulat : nous ne sommes plus compétitifs, car trop endettés (plus de 95% en France du PIB). Il est impossible de continuer comme cela. Si l’endettement se creuse encore, les Etats vont perdre leur souveraineté. C’est un chemin très dangereux.

 

Edward Bryant  (Conférencier – Ex DRH Price Waterhouse Coopers) : Est-il encore possible de faire cohabiter les Pays du Nord et du Sud en Europe ?

 

Cela a toujours été ainsi. Chaque Etat membre doit créer les conditions pour sa propre prospérité.

 

Luc Debieuvre (Partner Global Private Equity) : La politique étrangère de l’Allemagne au Moyen-Orient ne devrait-elle pas être plus ferme dans sa condamnation de la colonisation illégale des territoires occupés par la force ?

 

Nous parlons tous d’une seule voix en Europe. Nous condamnons la colonisation par Israël des territoires palestiniens. Certes, l’Allemagne se sent responsable et solidaire vis-à-vis d’Israël. Madame Merkel a affirmé que la sécurité d’Israël était une raison d’Etat. Mais, dans le même temps, elle condamne la colonisation, car c’est un obstacle à la création d’un futur Etat palestinien.

 

Jean-Louis Pierrel (Relations universitaires IBM France. Secrétaire Général Adjoint de Géostratégies 2000) : Pourquoi l’Allemagne est-elle si mesurée dans son soutien aux actions militaires en Libye, au Mali, au Centrafrique ?

Comment construire une véritable Politique extérieure et de sécurité commune ?

 

La question de l’Europe de la défense est très complexe. L’Allemagne est toujours très réticente, face à des opérations militaires étrangères. D’ailleurs, sa constitution interdit l’envoi de soldats dans un contexte bilatéral. Au Mali, l’intervention française était nécessaire, l’Allemagne soutient cette opération avec des moyens logistiques et médicaux. La France a répondu à une demande d’aide, elle compte plus de 6000 ressortissants dans ce pays. C’est une tradition française de coopération et d’intervention en Afrique. Nous comprenons vos critiques, mais en même temps, nous nous réjouissons qu’il n’y ait pas eu d’opération militaire en Syrie. Il s’agit là d’une guerre civile, où l’opposition est loin d’être homogène.

En Libye, la situation a empiré. L’Etat est en faillite. On peut même dire qu’il n’y a plus du tout d’Etat. Ce sont des tribus qui tirent les manettes. Vu la situation, j’ai du mal à croire que l’intervention militaire ait été un succès.

 

Régis Paranque  (Inspecteur Général des Finances (H)): Ne serait-il pas légitime de sortir le budget militaire français (au moins en partie) de l’objectif de réduction du déficit du PIB ? La France supportant seule l’essentiel de l’effort de défense en Afrique.

 

La réduction du déficit budgétaire n’est pas une obsession allemande. C’est une décision de la Commission européenne. Par ailleurs, les deux budgets de la défense français et allemands sont à peu près similaires. Ce qui fait la différence, c’est la part de votre budget alloué au nucléaire.

 

Paul Rechter (Directeur Executif Publicis France – Vice Président Géostratégies 2000) : Les partis ultra nationalistes et xénophobes pourraient-ils devenir, comme en France, la troisième force politique, en Europe ? Qu’en est-il en Allemagne ?

 

C’est un sujet inquiétant, qui concerne toute l’Europe. La Commission européenne ne doit pas être le bouc émissaire, concentrer toutes les frustrations des peuples. Il faut des campagnes pro-européennes, un Parlement européen doté de compétences de plus en plus larges.

En Allemagne aussi, il y a un Parti extrémiste, en lutte contre la politique européenne et l’euro. Il sera, je le pense, en mesure d’envoyer des députés au Parlement européen.

Il est de toute manière impossible d’interdire un ou plusieurs partis.

 

George Grosz (Consultant – Associé Corporate Development International – Président d’honneur des Anciens de LSE en France) : Est-ce que l’Allemagne, à l’instar des libéraux, soutient Juncker pour la Présidence de la Commission ou Barnier ?

 

Nous devons attendre le résultat des élections pour étudier les nouvelles compositions. Pourquoi pas des coalitions transnationales, nous avons déjà des partis transnationaux, c’est une bonne évolution.

Cependant, une grande coalition au Parlement européen, ne me paraît pas la solution idéale. En Allemagne, au niveau national, c’était nécessaire, mais désormais, nous n’avons plus d’opposition au Bundestag.

 

Raymond Douyère (Président de Géostratégies 2000) : Que pensez- vous du SMIC allemand, salué en France comme une avancée ?

 

C’est un sujet difficile. Avant les élections, Mme Merkel avait décidé d’instaurer ce salaire minimum. Il est basé sur une loi fédérale, ce qui constitue une grosse différence par rapport au système du droit du travail allemand. D’habitude, les salaires sont fixés après négociations avec les syndicats, qui sont d’ailleurs assez réticents, car cela réduit leur pouvoir et leur influence. Cela va avoir un impact négatif sur les branches tournées vers l’exportation, car elles seront moins compétitives. Il fallait prendre des mesures, car il y avait des abus, notamment dans le secteur agro-alimentaire. Mais, ces problèmes avaient été réglés par les conventions collectives. Vu certaines difficultés d’application, il pourrait y avoir certaines dérogations concernant ce nouveau SMIC. C’est un geste fort, une avancée, peut-être, mais je n’en suis pas sûre.

 

Pierre-Louis Cavoleau  (Analyste Industriel et Géopolitique) : Que pensez-vous des référendums en Ecosse et en Catalogne sur une éventuelle indépendance ?

 

S’ils gagnent leur indépendance, deviennent-ils automatiquement membres de l’Union Européenne ? C’est la question qui se pose.

 

Thierry Leroy (Conseiller d’Etat) : Votre opinion sur Arte ?

 

C’est une grande réussite, même si certains esprits critiques jugent cette chaîne franco-allemande trop intellectuelle. J’en suis très fière.

 

Marie-Clotilde Hingray

Propos non revus par les intervenants

« Les élections européennes : quels enseignements et quelles conséquences sur la vie politique française ? » avec Dominique Reynié, Directeur général de Fondapol


Le mercredi 4 juin 2014, Géostratégies 2000 a organisé au Palais du Luxembourg un petit-déjeuner autour du Directeur général de Fondapol (Fondation pour l’Innovation Politique), Dominique Reynié. Ce  politologue et professeur des Universités à Sciences Po, auteur d’un ouvrage intitulé « Populismes : la pente fatale », nous a apporté un éclairage pertinent sur les élections européennes du 25 mai dernier. Après avoir analysé les éléments clés qui fragilisent la construction européenne, il a mis en lumière la stratégie politique des partis populistes et leur habileté à exploiter les déceptions et les craintes. Démontrant, par la même occasion, que leur récent succès, ne doit rien au hasard.

Les résultats des élections européennes ne m’ont pas étonné. Je m’attendais à ce type de phénomène, qui, certes, a été amplifié par notre système institutionnel. Mais les raisons ne sont absolument pas conjoncturelles. Nous nous trouvons face à un processus de maturation, à des forces politiques,  économiques, sociales et démographiques, impossibles à arrêter, lance Dominique Reynié. La mondialisation, qui a entraîné la libre circulation des marchandises et des capitaux, est liée à l’essor des télécommunications qui a intégré l’espace publique planétaire. C’est un phénomène à la fois positif et négatif. Il s’est traduit à la fois par l’asiatisation du productivisme et l’américanisation des technologies. D’où une perception négative par les Européens de la politique libérale européenne. Cela a démarré avec les années 1990 et l’effondrement du communisme. Très vite, en 1994, l’OMC (Organisation Mondiale du Commerce) est créée. Toute alternative au système capitaliste disparaît, faisant place à un nouveau débat : celui de la place de l’homme dans la société.  Mais l’alter mondialisme a échoué, l’écologie ne séduit guère. Il n’y a plus de débouché pour les 20 à 30 % de laissés pour compte de nos sociétés. Le socialisme est aussi en train de s’effondrer faute d’exprimer une alternative crédible. Ainsi les Allemands qui avaient voté pour le SPD et Gerhard Schröder ont été très déçus par ses réformes et son plan de rigueur, pourtant indispensables à un nouvel élan de l’économie germanique. La démocratie a quitté le débat démocratique pour laisser la place au populisme.

UN ENVIRONNEMENT  DÉFAVORABLE

La démographie joue également un rôle  important.  Le monde asiatisé est hyper technologique, hyper productiviste et hyper innovant alors que l’Europe est de plus en plus âgée. L’Europe et le Japon sont à l’avant-garde de la transition démographique : les années 2014 et 2015 vont enregistrer le plus grand nombre de naissance de l’histoire de l’humanité.  Le pic est atteint, le déclin de la population mondiale s’amorce, emmené par le Japon et l’Europe qui vont devoir vivre avec un déséquilibre démographique naturel permanent. Seules réponses les usines à bébés (débat éthique) ou l’immigration. Mais l’immigration apparait plus comme un défi que comme une solution. En effet, contrairement aux États-Unis,  en Europe 90 à 95% des nouveaux arrivants viennent de pays musulmans. Malheureusement, regrette Dominique Reynié, aucun Etat n’en a fait une question légitime. Ce problème a toujours été refoulé. Un seul homme politique, Enoch Powell, membre influent du Parti Conservateur britannique, a alerté en 1968 contre les dangers d’une trop forte immigration issue des pays du Commonwealth. Ce fut un fiasco. Cet enjeu n’a pas été pris en compte par les milieux politiques et intellectuels traditionnels mais par le populisme. La responsabilité collective est énorme, surtout lorsque l’on analyse la recomposition ethno culturelle en Europe. Actuellement, chez les plus de 25 ans, on dénombre 56% de catholiques, 6% de musulmans, 2% de protestants et 1% de juifs. En revanche, chez les 18/25 ans, il n’y a plus que 34% de catholiques pour 21% de musulmans et toujours 2% de protestants et 1% de juifs.  C’est une chaudière prête à exploser en conflits inter culturels même si cela se passe plutôt bien pour le moment. Et malgré tout, dénonce Dominique Reynié, chacun, à son niveau, dans les entreprises, les administrations, les cours de justice, bricole. L’Etat a peur de poser des normes.

Autre variable, et non des moindres, l’épuisement des ressources des états. Les 25 000 milliards de dette publique en Europe ne laisse aucune  marge budgétaire pour fabriquer des consensus, accompagner des évolutions politiques à long terme.

Cette conjonction de facteurs a une forte influence sur l’accélération des changements  de majorité politique en Europe. L’alternance est devenue la norme. Les gouvernements, tour à tour, doivent gérer une situation dominée par des déséquilibres comptables, imposer des réformes impopulaires, qui ne correspondent pas aux promesses de campagne. On sait gagner les élections mais on ne sait pas gouverner. Par ailleurs, les réformes sociétales (comme le Mariage pour Tous, en France) ne constituent pas le remède idéal. Au contraire, elles attisent de graves clivages. Combiner les principes démocratiques et la réalité économique et sociale s’avère de plus en plus périlleux.

LA MONTÉE DES POPULISTES

On assiste donc à une usure des grands partis, qui, peu à peu, perdent leur base électorale, au profit des partis populistes, qui font preuve d’intelligence politique. Stratèges, ils ont beaucoup travaillé sur le fond et  développer  un « populisme patrimonial ». Ils défendent à la fois le niveau de vie (patrimoine matériel) et les valeurs,  le style de vie (patrimoine immatériel). A ce titre, ils manifestent une hypersensibilité, voire une sorte de spiritualité. Le référendum de 2009, en Suisse, qui a donné un coup d’arrêt à la construction de minarets, illustre parfaitement cet état d’esprit.

Ce phénomène est accentué par la sécularisation du débat des partis de gouvernement. Les partis populistes se placent plus sur le terrain de l’intime. C’est le cas en Italie, avec Oriana Fallaci et aussi aux Pays-Bas, avec Geert Wilders.

En 2011, au Congrès de Tours (un clin d’œil à l’histoire ?), Marine Le Pen se rallie à ce modèle et prend la direction du Front National. Elle propose de l’ « ethno-social », c'est-à-dire de réserver l’argent disponible pour les " Blancs", tout comme son homologue finlandais ou le parti du euple danois, qui veulent réserver l’argent public aux « vrais finlandais » ou aux « vrais danois ». Ce courant social nationaliste repose à la fois sur la fermeture sociale et nationale. Cette fermeture attire 25% d’électeurs quand la seule fermeture sociale en attire 6% (Front de Gauche). C’est le peuple contre les élites, le peuple d’ici contre le peuple d’ailleurs. Ces partis populistes, souvent des partis d’extrême droite reconvertis (avec une reconversion jamais entière) ont remporé quelque 140 sièges au Parlement européen, le 25 mai dernier, analyse Dominique Reynié.

Marine Le Pen affiche un score de 25%, le FPÖ autrichien obtient 20% des suffrages, et le Parti Populaire du Danemark, 27%. Les Démocrates de Suède, qui encore récemment défilaient en uniforme nazi, ont atteint les 10%. Toutefois, il faut se méfier des causalités simples. Le Portugal et l’Espagne, qui ont mis en place des politiques d’austérité très rudes,  ne sont pas confrontés à ce phénomène tandis qu’il est apparu dans des pays épargnés par la crise comme la Suisse ou la Norvège (parti progressiste).  Au Royaume-Uni, les europhobes de Ukip remportent 27% des voix, un niveau historique, et pourtant, la Grande-Bretagne n’appartient pas à la zone euro. Ce mal n’est pas un mal de la zone euro ou de l’Union Européenne , c’est un mal de l’Europe. Dans la plupart des pays frappés par la vague populiste, la presse est libre, la corruption faible et le chômage limité. Le phénomène n’a pas une explication matérielle, la dimension immatérielle joue un rôle moteur, nous sommes devant un phénomène de déstabilisation existentielle.

Ces partis populistes ont une présence très forte dans les média, avec souvent, un discours outrancier, radical, intolérant.  L’audience est maximale pour  les « grandes gueules » des partis. Il est tout de même aberrant que le fait de faire ratifier un traité européen par un parlement national soit considéré comme anti démocratique. Nous sommes face à une crise de légitimité de la démocratie représentative. Et le référendum d’initiative populaire se pose en ultime recours. Le filtre de la représentation parlementaire disparait.

Si les élections du 22 au 25 mai dernier reflètent une forte poussée du vote populiste en Europe, il faut néanmoins relativiser.  La participation, semblable à celle de 2009, est en effet de 43%. Et chez les 18/34 ans, le taux d’abstention est de 75%. L’abstention est majoritaire.

Enfin, conclut Dominique Reynié, les listes pro européennes du PPE, du PSE, des Ecologistes et des Libéraux ont collecté 70% des bulletins de vote. Simplement, elles sont multiples et les divisions coûtent cher, face à un « Non » radical, unique et permanent.

Un débat, animé par Raymond Douyère, Président de Géostratégies 2000, a suivi la brillante intervention de Dominique Reynié. Les échanges ont été, comme à l’accoutumée, très enrichissants.

Eric Verstraete (Directeur Financier Développement- Bouygues TP) : La déstructuration du paysage politique traditionnel observé en Europe, ne revient-elle pas à affaiblir l’Union Européenne, telle qu’elle a été pensée et mise en place, il y a 50 ans ?  

La pression actuelle fait du tort à l’Union Européenne comme au système institutionnel. La pression des partis populistes a poussé les partis de gouvernement à ouvrir une « succursale anti-européenne » Provoquant dysfonctionnements et surenchères. En France, ce sont Arnaud Montebourg et Henri Guaino qui jouent ces rôles.  Partout en Europe, le niveau national est plus contesté que le niveau européen . Ceci est dû au refus des partis de gouvernement d’énoncer l’horizon.

Pour  l’heure, l’Europe est en attente ; soit d’une puissance publique commune et supplémentaire, qui concernerait l’énergie, les transports, l’industrie, l’enseignement, la recherche – une option qui n’est pas audible actuellement ; soit d’un retour vers les souverainetés nationales, où chacun développerait sa propre chance, comme le réclament les partis populistes.

L’horizon est bouché, la situation présente inacceptable.

Jean-Louis Pierrel (Relations universitaires IBM France – Secrétaire Général Adjoint Géostratégies 2000) : Récemment, Vladimir Poutine a évoqué avec intérêt le projet de Confédération Européenne de François Mitterand qui aurait pu accueillir la Russie. L’Europe a-t-elle un avenir à l’Est ? Cela pourrait-il constituer un grand projet mobilisateur ?

La Russie est proche de nous. Elle a subi le traumatisme de la perte de certains de ses territoires. Sa démographie est très faible (1,1). Elle n’a donc aucun intérêt à cette situation actuelle de tensions. Elle a besoin de se développer. Par ailleurs, il est compliqué de bâtir une Europe sûre et stable avec une Russie hostile. Une vision commune est logique et nécessaire. Nous devons partager  la puissance avec la Russie.

Dans la crise ukrainienne, la France ne propose pas assez d’options de sortie par le haut. Nous devons nous réinscrire dans une histoire commune, ce sera mieux pour l’Europe.

 Jean-Yves Aubert (Chargé de mission – Mairie de Paris) : Les changements climatiques ne sont-ils pas un des éléments importants de l’évolution démographique inéluctable ?

Oui, cela peut avoir un effet en termes de migrations.

Toutefois, pour ce qui est des négociations climatiques, l’Europe doit réajuster ses ambitions, car elles coûtent très cher pour des effets marginaux. L’Europe constitue la partie du monde la plus vertueuse. « Décarboner » est-il encore d’actualité, quand on a surtout besoin d’un nouveau contrat social ?

Yannick Rineau (Connexions et Synergies) : Une des conséquences de la situation actuelle est la disparition de la foi comme projet collectif, et donc, la recherche de solutions individuelles (Français qui quittent leur pays). Quel impact pourrait avoir ce phénomène ?

Le sentiment patriotique n’est guère développé en Europe, excepté en Grande-Bretagne. De moins en moins de citoyens en appellent à la guerre, au contraire, ils préfèrent « sortir du monde », se replier sur eux-mêmes.

D’un point de vue sociologique, on observe un basculement complet de la classe ouvrière en Europe. Comme le Parti communiste ne la représente plus, elle se tourne, avec les chômeurs, vers le Front national. C’est également le cas pour les jeunes non diplômés. Toute une population de « perdants »

Parallèlement, les questions touchant à l’école, à la laïcité, à la fiscalité suscitent de nombreuses contestations. C’est tout l’aspect « patrimoine immatériel » qui profite énormément aux Partis populistes. Dans ce cas, ce sont les classes moyennes, voire supérieures, qui votent pour eux. Cela vient de l’idée que se font ces personnes du bonheur de leurs enfants. Leur domaine privé projeté fait l’objet d’une perception  négative, d’où une grande inquiétude vis-à-vis du futur.

Vice-amiral (2s) Jean-Louis Vichot (Délégué général de l’UDESCA) : Il existe des évolutions sensibles dans le dialogue inter religieux. N’est-ce pas là qu’il faut faire porter les efforts ?

En effet, c’est une clé. Il faut intégrer le dialogue Etats-religions. Il faut proposer de nouvelles conditions de laïcité dans l’espace national et européen. Il faut des discussions pour aboutir à de nouveaux rapports entre la société et les religions. Le pape François est très actif dans ce domaine, il bénéficie d’une grande aura. La France pourrait servir de point d’appui.

Pour aboutir à un nouveau contrat social européen, il faut se concentrer sur ces questions primordiales. Les questions métaphysiques ne peuvent faire l’objet de compromis. Elles doivent être contenues à l’espace privé.

Alain Busnel (Rosebud production) : Comment expliquez-vous la confiance accordée aux gouvernements européens qui affrontent la crise, notamment l’Allemagne et l’Italie ?

L’Allemagne pouvait être considérée comme une exception, mais cela est désormais terminé. Le petit parti eurosceptique « Alternativ für Deutschland » (AFD) a obtenu 7% des suffrages. Comme Ukip  au Royaume-Uni, il a été créé par des journalistes, des intellectuels, qui veulent quitter l’euro et arrêter de payer pour les pays qui ne font aucun effort budgétaire. Son succès est indexé  (à l’envers) sur l’Euro.  Jusqu’à présent, la CDU avait contenu en interne les poussées des populistes mais le succès d’AFD pourrait transformer la donne. En Italie, les sondages n’avaient pas prévu le score de 41,5 % de Matteo Renzi. En fait les italiens sont favorables à l’Union Européenne, ils ne veulent pas quitter l’Euro. C’est la même chose pour les Grecs et pour une grande majorité des citoyens de l’Union européenne. Ils sont très inquiets sur la capacité des Etats nations à réussir seuls. L’appartenance à l’Europe les rassure. Si Renzi réussit ses réformes, cela va cimenter l’attachement de l’Italie à l’Europe. En revanche, s’il échoue, la situation sera très préoccupante, car le populiste italien Grillo saura séduire les déçus. Son but est de défaire toute majorité. Selon lui, les individus peuvent décider eux-mêmes à travers les réseaux sociaux.

 

« L’Albanie et les Balkans dans l’Europe : pourquoi ? » avec SE Dritan TOLA Ambassadeur d’Albanie en France

Le jeudi 3 juillet, Géostratégies 2000 a reçu, autour d’un petit déjeuner organisé dans les salons du Palais du Luxembourg, l’Ambassadeur d’Albanie en France, Son Excellence Dritan Tola. Ce diplomate, fin connaisseur des institutions européennes, ne conçoit pas l’avenir de son pays en dehors de l’Europe. Ses diverses responsabilités l’ont amené à œuvrer au rapprochement entre l’Union Européenne et l’Albanie, et le nouveau statut de « candidat à l’adhésion » de son pays lui procure donc une grande fierté. Conscient des difficultés et des efforts à fournir, il plaide en faveur d’une poursuite et d’une accélération des réformes en cours, indispensables pour espérer satisfaire, un jour, aux critères européens.

 

 

Le 24 juin dernier, l’Union Européenne a accordé à l’Albanie le statut de candidat à l’adhésion, se félicite d’entrée de jeu  Son Excellence Dritan Tola. C’est un nouveau pas qui récompense les progrès accomplis et notre volonté à entrer dans l’Europe. Une démarche qui peut sembler paradoxale, à l’heure où l’euroscepticisme semble l’emporter dans de nombreux pays. Elle va de pair avec la fin des longs conflits qui ont endeuillé la région. Nous nous réjouissons du traité signé en avril 2013, entre la Serbie et le Kosovo, qui scelle une réconciliation historique  et qui a abouti grâce à la détermination du chef de la diplomatie européenne, Madame Catherine Ashton, ajoute-t-il.

Toutefois, ce processus d’intégration est une course épuisante. Nous venons de franchir une nouvelle étape, mais nous savons que le processus sera lent, les négociations difficiles, et les critères requis, très exigeants. Nous sommes prêts à faire des sacrifices, car nous avons fait le choix de l’Europe, qui est pour nous une destination inéluctable. Nous voulons aller dans le sens de l’histoire. Tourner le dos à l’Europe serait un suicide politique. Une décision défavorable de la Commission aurait augmenté les frustrations en Albanie, et plus globalement, dans les Balkans.

 

UN FOISONNEMENT DE PROJETS

 

Nous nous trouvons face à un grand chantier, qui repose sur trois priorités. D’abord, moderniser et consolider l’Etat de droit. Ensuite, réformer en profondeur les systèmes administratifs et judiciaires, afin de lutter contre la corruption, le crime organisé et les mafias.

Enfin, approfondir notre collaboration avec l’Union Européenne. Toutes ces mesures devraient nous permettre d’améliorer le niveau de vie des Albanais. Parallèlement, nous voulons intensifier la coopération régionale, développer des projets au niveau des infrastructures et de l’énergie. Dans ce domaine, nous avons signé un accord, en 2013, avec le Monténégro, la Croatie et la Bosnie Herzégovine, pour construire un gazoduc commun, qui reliera tous les Balkans et l’Europe du Sud Est, notamment la Grèce.

Nous souhaitons également libéraliser le marché du travail, donner un nouvel essor au tourisme. Un secteur qui représente un important gisement pour notre économie.

Nous avons besoin de l’Union Européenne, mais nous comptons aussi lui apporter beaucoup. C’est une nouvelle ère qui commence, conclut Son Excellence Dritan Tola.

 

 

L’intervention de Son Excellence Dritan Tola a été suivie, comme à l’accoutumée, par un débat très enrichissant, qui a vivement intéressé l’assistance.

 

 

Raymond Douyère (Président de Géostratégies 2000) : Pouvez-vous nous éclairer sur les relations entre l’Albanie et les autres pays des Balkans ?

 

Nous avons une histoire douloureuse. Les Balkans ont été l’élément déclencheur de la Première Guerre Mondiale, avec l’assassinat de l’Archiduc François-Ferdinand, à Sarajevo, en juin 1914. Toutefois, depuis la chute du communisme, l’Albanie s’efforce d’être un bon élève. Elle n’a été impliquée dans aucun conflit. Nous avons de bonnes relations avec nos voisins, multiplions les échanges, les visites, notamment en Serbie et avons déjà signé plusieurs traités de coopération. Ces liens étroits sont indispensables, car il y a une forte population albanaise dans ces pays.

 

Jean-Louis Pierrel (Relations Universitaires IBM France. Secrétaire Général Adjoint de Géostratégies 2000) : Comment éviter à l’Albanie les mêmes soucis que la Grèce dans l’Union Européenne, du fait d’une intégration trop précipitée et sur des bases économiques trop faibles ?

 

En effet, c’est un grand défi. Nous en sommes totalement conscients, surtout lorsque nous  observons les déboires de la Grèce, les difficultés de la Roumanie et de la Bulgarie.

 

Raymond Douyère : Avez-vous l’obligation de réduire votre déficit à 3% ?

 

Nous n’en sommes pas encore là. Notre priorité est d’abord la consolidation de l’Etat de droit. Nous avons le statut de pays candidat depuis le 27 juin dernier, nous n’avons pas de sentiment de triomphalisme. Nous aspirons maintenant à l’ouverture de négociations.

 

Vice Amiral (2s) Jean-Louis Vichot (Délégué Général de l’UDESCA) : Quelles mesures allez-vous prendre concernant la police et la justice ? Il existe de nombreux dépôts d’armes et de munitions qui alimentent les mafias. Comment les démanteler ?

 

Nous allons réformer les institutions et voter des lois. Mais, il est  difficile de changer les mentalités, la mise en œuvre s’avère complexe. Nous devons réformer la justice, perçue à juste titre, comme un secteur très corrompu. La rendre plus indépendante des pouvoirs, plus responsable. C’est un énorme défi.

Pour ce qui est de la sécurité, il y a eu des opérations de police contre des plaques tournantes du trafic de drogue, dans des villages. Cela a été un succès et cela prouve notre détermination.

Concernant les armes, il y a eu des programmes de démantèlement, sous l’égide de l’ONU et des pays européens. Depuis que la guerre du Kosovo est terminée, ce n’est plus un problème particulier.

 

Pouvez-vous nous parler des perspectives économiques ?

 

L’Albanie est un pays très riche en ressources hydrauliques. Notre électricité  provient à 99% de source hydro-électrique. Le potentiel est énorme et nous allons accélérer les investissements.
Au niveau du tourisme, les perspectives sont très encourageantes. Nous misons beaucoup sur la côte Adriatique et Ionienne et sur notre population, qui est très accueillante. Actuellement, il n’y a plus de vol direct avec la France, il faudra y remédier.
Nous voulons aussi développer notre agriculture. La moitié de la population vit à la campagne. Nous avons une forte proportion de cultures biologiques, nous voulons encore accentuer ce choix.

 

Jean-Pierre Duport (Ancien Préfet de la région Ile de France) : Qu’en est-il du « Mouvement Grand Albanais » ?

 

C’est un cliché, mais il repose sur des fondements. L’origine se trouve dans la notion de frontière. Pendant toute la dictature d’Enver Hodja, les frontières étaient surveillées, idéologiques, représentées par des fils de fer barbelés, qui pouvaient être synonymes de vie ou de mort. Ensuite, après la chute du communisme, il a été très difficile de tracer des frontières stables, cela a provoqué les conflits ethniques qui ont détruit les Balkans durant les années 1990. La frontière naturelle est une illusion. L’espace sans frontière auquel nous aspirons, c’est l’Europe.

La « grande Albanie », ce n’est pas un projet politique, ni gouvernemental. C’est plutôt du registre de l’intégration régionale. Cette idée est parfois lancée à des fins électorales par les partis nationalistes, mais ils ne font pas recette, seulement 1% des suffrages au dernier scrutin.
Ce mouvement n’est pas du tout ancré dans la réalité.

 

Pierre-Louis Cavoleau (Analyste industriel et géopolitique) : Quelles sont vos relations avec la diaspora albanaise ? Avec le nouvel Etat du Kosovo ?

Y a-t-il une coopération fructueuse entre les différentes communautés religieuses ?

 

L’Albanie compte 3 millions d’habitants. Il y a autant d’Albanais qui vivent en dehors.

Les plus grandes communautés se trouvent en Grèce (700 000) et en Italie (600 000). Mais, il y en a aussi  au Royaume Uni, en Allemagne et aux USA. Peu de nos compatriotes ont choisi la France (environ 15 000), mais ils représentent l’élite. Ce sont des intellectuels, des ingénieurs, des artistes.

En Turquie, on ne peut pas parler de vraie diaspora, car l’Albanie a appartenu à l’Empire Ottoman. Environ 40 grands vizirs de l’Empire Ottoman furent originaires d’Albanie, qui a toujours été perçue comme un allié et un partenaire.

Cette diaspora est une source de revenus importante pour notre économie, même si cela s’est un peu ralenti, à cause de la crise économique qui a touché la Grèce et l’Italie.

Le droit de vote pour cette diaspora est un  énorme défi pour les années à venir.

L’Albanie est un pays multi confessionnel. Les musulmans (sunnites et bekhtashis), les chrétiens orthodoxes, les catholiques romains vivent en harmonie ; l’Albanie a été un refuge pour les Juifs pendant la seconde guerre mondiale. Leur nombre était plus élevé après 1945 !

Ils ont été protégés par les autres communautés. C’est une belle illustration de tolérance. Le régime communiste fut très dur, les religions interdites. A cette époque, l’Albanie était le seul pays au monde qui se proclamait athée dans sa Constitution. Cela a donné beaucoup de mariages mixtes et au final un grand mélange religieux.

 

Alain Busnel (Gérant de Rosebud Production) : Pouvez-vous faire un point sur le système institutionnel albanais. Quelles sont les attentes majeures du peuple ?

 

Les aspirations sont les mêmes que dans les autres pays de l’Union Européenne. La différence vient du fait que nous sommes dans l’action. L’adhésion à l’Union Européenne constitue une grande force motrice. Cette perspective est un instrument de pression positive sur les élites. Mais le clivage existe, comme partout. Nous n’y échappons pas.

Notre Constitution date de 1998. Nous avons un Président de la République aux pouvoirs limités (comme en Italie et en Allemagne), qui est à la tête du conseil de la Magistrature et nomme les Ambassadeurs. Un gouvernement avec un Premier Ministre qui est au centre du pouvoir et un Parlement. Nous avons entrepris une réforme territoriale qui va diminuer de manière drastique le nombre de nos régions. Elles vont passer de 440 à 40.

 

 

Jacques Luftfalla (Contrôleur général des armées (2s) : Quelle est l’influence de la Confrérie des Bektashis dans le panorama religieux de votre pays ?

 

C’est une grande communauté religieuse. A l’origine, ce sont des dissidents musulmans qui ont été persécutés au 18ème siècle. Ils ont trouvé refuge en Albanie en 1912, lors de la proclamation de l’indépendance et depuis, ils y ont établi leur centre mondial. Ils sont très tolérants et très spirituels et ont produit une grande partie des élites intellectuelles de notre pays. Ils sont très respectés et constituent, par ailleurs, une source d’intérêt pour les chercheurs.

 

Philippe Marchat (Inspecteur (H) Général des Finances) : Pouvez-vous nous décrire la situation économique et financière ?

 

Actuellement, l’Albanie connaît une croissance d’environ 1,7%. Elle s’est ralentie par rapport aux 8% d’il y a quelques années, mais la crise est passée par là. Assez peu toutefois, car le pays est encore en dehors des systèmes financiers internationaux. On perçoit des signes de reprise, et nous sommes bénéficiaires d’un programme d’aide du FMI et de la Banque Mondiale.

L’endettement n’est pas notre problème numéro 1. Le plus préoccupant, ce sont les dettes envers les sociétés, mais ceci est en train de se régler. Nous avons de gros investissements prévus, comme la construction de la partie albanaise du gazoduc, qui devrait s’élever à 2 milliards. Des gisements de pétrole ont aussi été découverts. Nous sommes assez optimistes.

 

Guy-Michel Billard (IGAS) : Y a-t-il des conflits religieux en Albanie ? Quelle est la religion dominante ?

 

Non, il n’y a pas de conflits. C’est un pays laïque, même si il y a une référence à la religion musulmane dans la Constitution. Les musulmans représentent 70% de la population.
Après la chute du communisme, l’Albanie a dû faire face à un vide moral et économique. Il y avait un danger de voir les fondamentalistes, djihadistes combler ce vide, mais ils n’ont pas trouvé de terrain propice.

 

Alain Boyer  (IHEDN) : Etes-vous confrontés au problème des Roms, qui concerne toute l’Europe ?

 

Bien sûr, mais dans une moindre proportion que la Roumanie, par exemple. Pendant le communisme, ils ont été plutôt moins discriminés qu’ailleurs. On ne peut nier qu’ils rencontrent de grandes difficultés, mais ils reçoivent des financements nationaux et européens. Ils ne représentent pas un problème de société.

 

Raymond Douyère (Président de Géostratégies 2000) : Pouvez-vous évoquer la place de la femme albanaise ?

 

Il y a de fortes disparités. Cela dépend beaucoup de la situation géographique. Il y a une plus forte évolution dans les villes et dans les régions côtières, que dans les montagnes et dans les zones rurales. Sous le communisme, il y a eu une émancipation forcée, qui a servi de base à notre nouvelle démocratie. Si la femme est le noyau de la famille albanaise, il reste toutefois de nombreux progrès à accomplir. Même si l’on trouve des femmes parmi nos officiers supérieurs et nos ambassadeurs !

 

Marie-Clotilde Hingray

Propos non revus par les intervenants

« Des printemps arabes aux tempêtes du désert »

Mercredi 10 Septembre, avec Antoine SFEIR,  Président du Centre d’Etudes et de Recherches sur le Proche-Orient , Directeur des Cahiers de l'Orient


Pour son petit-déjeuner de rentrée dans les salons du Palais du Luxembourg, le mercredi 10 septembre, Géostratégies 2000 a reçu  le journaliste et politologue franco-libanais, Antoine Sfeir. Homme de conviction,  il a  posé son regard d’expert sur la situation actuelle au Moyen Orient et a appuyé son analyse sur des repères historiques, indispensables pour comprendre les enjeux actuels. Fin connaisseur de l’Islam, il a également insisté sur les différents courants qui l’ont façonné et qui jouent un rôle essentiel dans les conflits actuels. 

 

 

Les printemps arabes, qui se sont vite transformés en hivers islamistes, marquent un processus irréversible pour les jeunes de moins de 30 ans, soit 70% de la population. Même si cela n’a duré que quelques semaines, voire quelques jours, ils ont réussi à s’approprier la rue et la parole, s’exclame Antoine Sfeir. Malheureusement,  cet élan a été coupé net, puis l’Occident s’en est mêlé, avec des résultats peu brillants. Pourquoi avoir décidé d’intervenir pour sauver Benghazi et laisser mourir Syrte, s’interroge Antoine Sfeir, qui ne peut que constater une mort programmée du monde arabe, un éclatement des différents pays qui le composent. Ces soubresauts étaient, selon lui, prévisibles.

 

DES RESPONSABILITES HISTORIQUES

 

Rappelons-nous l’accord Sykes-Picot, signé en 1916. La Grande-Bretagne et la France ont redessiné la carte du Moyen Orient, profitant du démantèlement de l’Empire ottoman pour se partager cette région du monde. Les Anglais, très intéressés par le sous-sol, se sont octroyé une zone couvrant la Palestine, l’actuel Israël, et une grande partie de l’Irak. Tandis que la France se réservait un territoire correspondant à la Syrie et au Liban, ainsi qu’un bout de l’Irak. Les frontières ont été tracées sans tenir compte de la géographie (Kurdistan en Irak !) ni de la volonté des habitants. Pour créer le Liban, en 1920, la France a procédé à un découpage totalement artificiel. Au Mont Liban, où vit une majorité de chrétiens maronites, l’administration a adjoint Beyrouth et Tripoli au Nord, et Tyr et la Plaine de la Bekaa, au Sud. De nouvelles citoyennetés syrienne, irakienne, libanaise ont vu le jour.

Les Américains, eux aussi, se sont très vite intéressés aux pays du Golfe. Ils y envoient des géologues de la Standard Oil, qui, dès 1936, découvrent du pétrole. C’est le début des relations très étroites tissées entre les USA et l’Arabie Saoudite, qui se matérialisent en 1945 avec la signature du Pacte de Quincy, entre le Président Roosevelt et le roi Ibn Seoud. Renouvelé en 2005, ce Pacte garantit l’approvisionnement énergétique aux  Américains, qui bénéficient d’un droit exclusif. En contrepartie, la stabilité de l’Arabie Saoudite devient un enjeu vital pour les USA, tout comme la protection inconditionnelle de la dynastie des Seoud.

En 1948, la création d’Israël provoque un tremblement de terre. Beaucoup de régimes sont renversés, remplacés par des dictatures militaires. La liberté d’expression ne peut se trouver que dans les mosquées, qui sont aux mains d’imams saoudiens, précise Antoine Sfeir. C’est le début d’une longue série de conflits. Si la guerre israélo-palestinienne reste la guerre « patricienne » de la région, elle se referme de plus en plus sur elle-même. L’été dernier, les combats sanglants entre Israël et Gaza se sont déroulés dans une quasi-indifférence de la communauté internationale, déplore Antoine Sfeir, qui insiste également sur l’importance de la première guerre Iran-Irak, de 1980 à 1988. Ce fut une guerre ethnique entre Perses et Arabes, la première vraie manifestation du conflit religieux entre sunnites et chiites, désormais incontournable. L’expédition de Suez, en 1956, a également joué un rôle clé dans l’évolution de la région. Les USA ont entraîné la Grande-Bretagne et la France dans leur alliance stratégique avec l’Arabie Saoudite. C’est le point de départ de l’islamisation des sociétés, souligne Antoine Sfeir.

Aujourd’hui, le Qatar, une « tribu » de 173 000 habitants, fait aussi partie de nos Alliés. On veut nous imposer l’idée qu’il s’agit de démocraties, mais n’y a-t-il pas une incompatibilité avec la pratique de la charia ? Quand la France commence à gouverner, en 1920, elle invente le confessionnalisme. Toute minorité peut être représentée à l’Assemblée. Or, le Moyen-Orient est une mosaïque clanique, religieuse, confessionnelle ! Est-il raisonnable de vouloir imposer la démocratie dans des pays où les démocrates sont en prison ou en exil  et où l’islamisation menace, remarque Antoine Sfeir.

 

DES DIVISIONS INCONCILIABLES

 

Au départ, l’islamisme pouvait être comparé au christianisme et au judaïsme. Mais, à partir de 1982, ce concept a été totalement réinventé.et a pris un caractère ultra. L’islamiste devient quelqu’un qui veut islamiser le champ social, économique, politique, juridique de l’endroit où il vit. Il veut mettre la main sur les rouages du pouvoir. Dans ce contexte, le salafisme s’est propagé. Ceux qui s’en réclament veulent vivre comme le prophète. Ils sont en quête d’authenticité, de retour à la pureté des sources. C’est la doctrine du wahhabisme, qui fait du Coran la Constitution du royaume saoudien. Le salafiste prône le respect aveugle de la sunna (Coran, hadiths et sira), condamne toute interprétation théologique, toute piété populaire comme le culte des saints et surtout, rejette toute influence occidentale. Car, selon lui, l’humanité a vocation à devenir musulmane, c'est-à-dire, soumise à Dieu. Or, désormais, ces préceptes sont interprétés avec les armes, dénonce Antoine Sfeir. Depuis la guerre contre l’URSS en Afghanistan, les salafistes djihadistes veulent rendre légitime l’usage de la violence. Le but étant de combattre les régimes jugés impie et de libérer les pays musulmans des occupations étrangères.

Parallèlement,  Mahomet n’ayant pas désigné de successeur officiel, deux courants se sont développés après sa mort en 632.  Il y a ceux qui pensent que la relève doit être incarnée par le compagnon de toujours, Abou Bakr, qui est désigné premier calife. Et il y a les autres qui choisissent le cousin Ali, marié à Fatima, la fille du prophète, car il fait partie de la famille. Les assassinats du troisième calife, qui a fait écrire le Coran, puis d’Ali en 661, entraînent la scission définitive entre sunnites et chiites. Pour les premiers, qui défendent une application stricte du Coran, il ne peut y avoir d’intermédiaire entre les croyants et Allah.  L’imam est considéré comme un simple pasteur, doté de compétences politiques. Les chiites, en revanche, attendent toujours le « Messie », ce qui les rapproche du judaïsme.et s’appuient sur un clergé très hiérarchisé, comme chez les catholiques. Ce sont les études qui confèrent de l’autorité. Et l’imam (mollah et ayatollah chez les Perses) s’impose naturellement comme le guide, car il a accès au sens caché du message divin. Actuellement, précise Antoine Sfer, les deux ayatollahs référents se trouvent en Iran et au Liban, ce sont eux que le peuple choisit de venir écouter

Sur un plan théologique, les sunnites se réfèrent à la période mecquoise, très spirituelle, dans la droite ligne des Ecritures, tandis que les chiites se réclament de la pensée médinoise, plus temporelle et axée sur l’aspect social.

Autre notion clé, actuellement, l’Ijithâd, commente Antoine Sfeir. A l’origine, c’est un effort de recherche mené par des juristes pour interpréter les textes fondateurs. Transformé en

djihad, dès le 10ème siècle, c’est aujourd’hui un espace de réflexion et d’action sur toutes les questions se rapportant à l’Islam en France et dans le monde. Le but étant de préserver l’identité culturelle et spirituelle des musulmans, de promouvoir un islam progressiste et populaire, porteur de justice sociale, en phase avec son environnement.

Les sunnites, majoritaires à 85%, présents particulièrement en Arabie saoudite, sont aujourd’hui sur la défensive. Les chiites, surtout depuis la révolution iranienne de 1979, montent en puissance. Ils ont redonné de l’espoir à leurs frères du Pakistan, de Chine, du Liban. On assiste à l’émergence d’une nouvelle citoyenneté communautaire, comme au Liban et en Irak, où les Américains confèrent tout le pouvoir aux chiites, qui refusent de le partager avec les sunnites. Ce qui explique le chaos actuel, qui se répercute sur les minorités et les menace gravement. Comme c’est le cas pour les Chrétiens d’Orient, qui sont au bord du précipice.

Même si la Syrie d’Assad, soutenue par l’Iran et la Russie semble avoir échappé à l’éclatement, les risques de partition du Moyen Orient sont très élevés, s’insurge Antoine Sfeir. Les pays occidentaux n’ont pas vocation à imposer la démocratie aux autres et à choisir entre la peste et le choléra.

Je refuse cette ingérence, car je suis un citoyen égalitaire, solidaire et laïc. La laïcité est primordiale, car elle donne le droit de croire ou de ne pas croire. Elle fait la différence entre la foi et la religion, cette organisation temporelle qui organise le pouvoir, conclut-il.

 

La brillante intervention d’Antoine Sfeir s’est poursuivie, comme à l’accoutumée, par un débat animé par Raymond Douyère, Président de Géostratégies 2000, qui a donné lieu à des échanges riches et variés.

 

Vice-Amiral 2s Pierre Sabatie-Garat (Gérant Euratlantic Conseil) : La grande question n’est-elle pas la confrontation de l’Islam avec la modernité ? Actuellement,  on prône surtout un retour aux sources fondamentaliste et intégriste. Est-ce que l’autre option – l’aggiornamento de l’interprétation et de l’application des textes fondateurs- pourrait émerger ?

 

Dans le chiisme, il y a de l’exaltation, certes, mais pas d’extrémisme. En revanche, on observe une radicalisation chez les sunnites, un rejet de la société occidentale. Mais, les Européens et les Américains ont commis des erreurs dans leur volonté d’intégration. En fait, les premières victimes sont les musulmans, qui se murent souvent dans le silence. Les média ont leur part de responsabilité. Cet été, le recteur de l’Université du Caire, une très haute autorité spirituelle, s’est insurgé contre le dévoiement de l’Islam par les djihadistes de Syrie et d’Irak. Qui a relayé son discours ? Personne.

La France n’est pas non plus irréprochable. Encore récemment, elle était la seule puissance à parler à tout le monde, au Moyen-Orient. Aujourd’hui, elle a pris le parti d’un camp, ce qui change tout.

Il faut recréer des écoles, donner un large accès à l’enseignement, développer la francophonie, qui est encore le seul espace privilégié de nos libertés. C’est la seule manière de pousser les Musulmans à faire leur aggiornamento.

 

Luc Debieuvre (Partner Global Private Equity) : Que pensez-vous de la position du Président Hollande, qui a déclaré qu’il ne pouvait choisir entre deux barbaries en Syrie, Assad et les Djihadistes ?

 

Je ne peux avoir de sympathie pour le régime d’Assad, qui m’a emprisonné et torturé. Alors que les gouvernements français ont toujours collaboré avec les Assad, père et fils.

Mais, selon moi, le mot barbarie ne peut être galvaudé. En Arabie Saoudite et au Qatar, en application de la charia, des femmes sont lapidées, des hommes décapités. Peut-on faire une différence entre les prisons d’Assad et les pratiques du roi Abdallah ?

En Syrie, sous Assad, les Chrétiens jouissaient d’une certaine liberté. Ils pouvaient tout faire, sauf de la politique. Mais, leurs lieux de culte étaient respectés. Ils ont subi les dictatures, ils ne les ont pas soutenues, c’est une grande différence.

 

Paul Rechter (Directeur Executif Publicis France – Vice-Président Géostratégies 2000) : Quelle est votre position sur le nucléaire iranien ? Quelles conséquences ?

 

Aucun gouvernement ne veut reconnaître publiquement qu’il a la bombe. Quand on posé la question à Shimon Péres, il a répondu : « Qui a dit qu’Israël avait la bombe ? » Les Iraniens jouent tout aussi subtilement.

Je ne crois pas que les Iraniens veulent développer l’arme nucléaire. Mais, je pense qu’un jour, ils diront qu’ils ont les moyens de le faire. Ils ne supporteront pas qu’on leur interdise de poursuivre, qu’on les traite comme des néo coloniaux.

L’Iran avait proposé à la France de cogérer avec eux ce développement, mais elle a refusé car elle voulait un contrôle total, ce que les Iraniens n’ont pas accepté. Ils sont fiers et inflexibles. Il est très difficile de négocier avec eux, c’est comme un jeu d’échecs.

La situation est assez semblable avec Poutine. L’Europe n’a pas pris conscience de sa véritable force, alors qu’il a le pouvoir de la mettre à genoux avec les livraisons de gaz.

Quand on combat un adversaire, on négocie pied à pied, on ne ferme pas son ambassade, comme c’est actuellement le cas en Syrie.

 

Jacques Taranger (Inspecteur du personnel civil de la Défense) : Quel est le rôle de la Russie au Moyen-Orient ?

 

Poutine s’est auto proclamé défenseur des chrétiens au Moyen Orient, un rôle autrefois dévolu à la France. Il est très habile, il se fait désirer. Il se tait, puis, soudain, il agit.
Les Russes sont en train d’investir au Liban, dans l’exploitation de gisements de gaz et de pétrole. Plus de la moitié des entreprises du secteur leur appartiennent.

Face à ce redéploiement, un seul pays résiste, c’est l’Iran qui garde un très mauvais souvenir des anciennes relations de suprématie russes et britanniques.

 

Vice-Amiral Jean-Louis Vichot  (Délégué Général de l’UDESCA) : Quel est le but poursuivi par les Américains au Moyen Orient, maintenant qu’ils sont les premiers producteurs d’hydrocarbures, et autosuffisants dès 2016 ?

 

Ils veulent une région très morcelée, qui leur permette de contrôler facilement le Golfe Persique et le Détroit d’Ormuz. Le Président Obama va envoyer des troupes au Yémen (qui rappelons- le est en face de Djibouti, un traditionnel bastion français…)

Ils veulent aussi contrôler le Canal de Suez. Ce n’est pas un hasard si le Président égyptien, le Général Sissi, a décidé de doubler ce canal, ce qui représente un investissement de  25

milliards  de dollars..
Ils veulent avoir la main mise sur tout le commerce du pétrole du Moyen-Orient.

 

Jean-Louis Malvy (Médecin) : L’Etat Islamique de l’Irak et du Levant (EIL) a-t-il des contacts avec les islamistes libyens ?

 

Oui, mais pour le moment, ils sont rompus. La milice islamiste à Tripoli a été bombardée par les Emirats Arabes Unis et l’Egypte, qui a fourni des pilotes et ses bases aériennes.

Ceci illustre le retour de l’Egypte et de sa diplomatie sur la scène arabe.

C’est une piste de réflexion à creuser.

 

Marie-Clotilde Hingray

Propos non revus par intervenant.

« Les Pays Baltes face aux menaces extérieures »

 

Le jeudi 16 octobre, Géostratégies 2000 a reçu, autour d’un petit-déjeuner organisé dans les salons du Palais du Luxembourg, François Laumonier, ancien Ambassadeur de France en Lituanie, venu faire le point sur la situation des Etats Baltes et leurs relations, toujours quelque peu tumultueuses, avec leur grand voisin russe.

Il a précisé qu’il s’exprimait à titre personnel. Fin connaisseur de la région et plus particulièrement de la Lituanie, François Laumonier, a démontré combien le contexte historique était important pour bien comprendre les orientations actuelles de ces petits pays et leur fierté d’appartenir à l’Union Européenne, un gage de démocratie et de prospérité économique pour leur avenir.

Si les trois Pays Baltes ont partagé un destin commun et tragique, marqué par une succession d’occupations, ils se livrent aujourd’hui une concurrence sévère pour attirer les investisseurs étrangers, remarque François Laumonier. Fin 2014, l’Estonie, qui est la plus avancée sur le plan technologique, a lancé un statut de résident numérique. Il suffit de se présenter au bureau des douanes, de donner ses empreintes digitales, une photo et de régler 50 euros. Le pays mise sur 10 millions de résidents potentiels et ses voisins affichent les mêmes prétentions.

Entourés par la Biélorussie, la Pologne, la Russie, la Finlande, la Norvège et la Suède, les Pays Baltes ont dû subir invasions et exterminations. Sur ces « terres de sang », se sont succédé les Chevaliers Romains Germaniques, au 12ème siècle, puis les Suédois, les Danois, les Russes, les Polonais, les Nazis et enfin les Soviétiques. Tout cela n’a pas gommé leurs identités respectives. La Lituanie, très liée à la Pologne, est catholique, chaleureuse et ouverte. En Lettonie, on ressent plus l’influence de la Prusse et du protestantisme, tandis que l’Estonie, plus tournée vers la Finlande, affiche réserve et discrétion. En Lituanie, La Réforme n’a pas laissé d’empreinte. Au contraire, les Jésuites ont construit des collèges, des universités et des églises. C’est un miracle, se réjouit François Laumonier, que ces Etats souverains existent toujours. Ils le doivent, en grande partie, à leur ténacité et à leur arrimage à l’Europe (ils sont entrés dans l’UE et dans l’OTAN en 2004).

La Lituanie, qui compte 3 millions d’habitants est assez homogène. La minorité russophone ne dépasse pas les 6%, alors qu’ailleurs, elle monte à 25, voire 40%. Il est vrai que ce pays a eu la sagesse de naturaliser tous ses habitants comme résidents, en 1990. Peut-être parce que la Lituanie ne peut ignorer l’enclave de Kaliningrad, où vivent un million de Russes. Il s’agit en fait d’une partie de l’ancienne Prusse Orientale, rattachée en 1945 à l’URSS, et qui fait toujours partie de la Fédération de Russie dont elle est géographiquement coupée par la Lituanie et la Biélorussie. Sa fonction stratégique -elle abritait une grande partie de la flotte russe de la Mer Baltique- tend à s’amenuiser et elle a même tendance à regarder de plus en plus vers l’Europe, explique François Laumonier, avant de nous brosser un rapide tableau de l’histoire mouvementée de la Lituanie.

UN DOULOUREUX CHEMIN VERS L’INDEPENDANCE

La Lituanie a formé une Union avec la Pologne, jusqu’à la fin du 18ème. Elle a ensuite été intégrée à l’Empire Russe et soumise à une russification intense. Les répressions ont succédé aux insurrections et en 1832, l’Université a été fermée. Parallèlement, l’alphabet latin est progressivement remplacé par l’alphabet cyrillique. Dès 1860, le réveil national s’exprime de plus en plus et en 1918, l’indépendance est proclamée. Ce sera une embellie de courte durée, puisque le 20ème siècle sera le théâtre des barbaries soviétiques et nazies. En 1939 les soviétiques occupent les Pays Baltes à la suite de l’accord Ribbentrop-Molotov et déjà de nombreuses exécutions et déportations. Après la rupture du pacte, les nazis envahissent à leur tour la région : dès 1941, la culture yiddish est éradiquée et un très grand nombre de juifs sont tués par balle. En 1945, les Soviétiques occupent de nouveau les Pays Baltes. Pour contrer la résistance, une partie de la population est emprisonnée, tuée ou déportée en Sibérie. D’ailleurs, les derniers patriotes ne seront anéantis qu’en 1953.

Avec l’effondrement de l’Empire soviétique, les Pays Baltes s’émancipent. En 1989, la population forme une « Voie Balte ». En fait, une chaîne humaine allant de Vilnius à Tallinn en passant par Riga, qui réclame l’indépendance. Celle-ci sera proclamée le 11 mars 1990 en Lituanie. Après de derniers combats autour de la Tour de la télévision à Vilnius et à la frontière avec la Biélorussie, l’indépendance est confirmée.

Cette succession d’événements dramatiques n’a pas réussi à faire chavirer la volonté d’une population déterminée, au caractère romantique et légèrement mélancolique, remarque François Laumonier. La culture, la musique, le folklore joue un rôle important et le pays compte de nombreux artistes. Un poète, Milosz, Prix Nobel de Littérature est né en Lituanie de même que des écrivains comme, Romain Gary et Emmanuel Lévinas, des peintres comme  Chagall et Soutine. Un cinéaste, Michel Hazanavicius, dont la famille est originaire de ce pays.  Les femmes occupent de nombreux postes clés, de chef de l’Etat à Ambassadeur à Paris, et représentent 40% des cadres dirigeants.

Si l’économie a décollé rapidement avec l’aide des fonds européens, elle a dû ensuite subir le contre coup des crises financières. Celle qui a secoué la Russie à la fin des années 1990 et celle de 2008, qui a particulièrement touché le secteur de l’immobilier, et qui a fait chuter le PIB de 15% en 2009. Toutefois, à la suite d’efforts considérables et d’une dévaluation interne qui a conduit à une forte baisse des salaires et des retraites, la croissance est redevenue positive, elle est de 3,5% en 2014, elle est l’un des taux les plus élevés de l’Union Européenne. Les amortisseurs traditionnels, comme la solidarité familiale et l’économie grise (emplois non déclarés), ont rendu la crise moins dure. Tout comme la farouche volonté des Lituaniens de s’en sortir, sans avoir recours aux associations ou aux syndicats, encore trop souvent associés à l’héritage psychologique désastreux de l’ex URSS.

En revanche, la jeunesse est ouverte aux échanges et le pays a accueilli 2400 étudiants étrangers en 2013

UN ANCRAGE EUROPEEN

Parmi les défis les plus compliqués à relever, il y a, reconnaît François Laumonier, celui de la dépendance énergétique vis à vis de la Russie, qui avoisine les 80%, surtout après la fermeture de la centrale nucléaire, imposée par l’Union Européenne, pour raisons de sécurité. La démographie négative et l’émigration de nombreux jeunes sont d’autres dossiers sensibles, même si la diaspora a toujours été forte. La première ville lituanienne n’est autre que Chicago!

Malgré un développement rapide depuis vingt ans, des progrès dans les infrastructures, beaucoup reste à faire pour renouveler les décideurs, ouvrir les esprits, et améliorer le niveau de vie, puisque le salaire minimum ne dépasse pas les 300 euros mensuels. Il faut construire une véritable démocratie, qui s’appuie sur un Etat solide. Les partis politiques sont top faibles. Il y a encore trop de réseaux de corruption hérités de l’époque soviétique. En 22 ans, 16 gouvernements se sont succédé, avec des coalitions très hétérogènes. Les scandales législatifs et judiciaires se multiplient. Le pays a été trop longtemps fermé au monde extérieur; on ne peut pas imposer un changement trop rapide des mentalités et des valeurs. L’influence religieuse reste forte, tout comme le modèle de l’ « homo sovieticus », organisé autour d’une famille traditionnelle blanche. Si les filières d’ingénieur ont bonne réputation, le niveau global de l’éducation est encore faible, et la presse peu transparente. Les questions de santé publique, comme l’alcoolisme, interpellent également. La Lituanie détient le triste record du plus fort taux de décès au volant dans l’Union Européenne.

Les Etats Baltes revendiquent un futur européen. Le 1er janvier 2015, la Lituanie sera la dernière, après l’Estonie et la Lettonie, à adopter l’euro. Après les hésitations des démocraties occidentales, qui ne voulaient pas provoquer l’URSS, entre 1988 et 1990, les relations sont vite devenues étroites et chaleureuses. Le Président Mitterrand a effectué une visite symbolique en Lituanie indépendante en 1992, et a installé notre ambassade dans la « Maison Stendhal », dans le centre historique. En 2004, c’est l’entrée dans l’Union Européenne. En 2011, la Lituanie est bénéficiaire net  du budget européen à hauteur de 1,4 milliards d’euros et en 2013, elle assume la présidence tournante du Conseil européen. Le troisième sommet du partenariat oriental, organisé en novembre 2013, à Vilnius, devait en être l’apothéose, avec la signature d’un accord d’association avec l’Ukraine, l’Arménie, la Géorgie et la Moldavie. Mais les pressions économiques et commerciales russes, liées aux tensions politiques avec l’Ukraine, l’ont fait échouer.

La coopération politique et de défense avec l’Union Européenne est encore balbutiante. Le budget militaire de ces pays, d’environ 1% du PIB, est trop faible. Cependant, ils se savent sous la protection de l’OTAN et la France participe régulièrement à la « police de l’air », des manœuvres dont le but est de sécuriser l’espace balte.

Nous devons intensifier nos relations économiques avec ces Etats, où travaillent déjà de nombreuses sociétés françaises, conclut François Laumonier. Le rôle des groupes d’amitiés parlementaires ne doit pas être négligé.

Il faut par ailleurs essayer de contrebalancer leur orientation nordique, leur attrait pour le modèle scandinave.

L’intervention de François Laumonier a été suivie d’un débat, animé par Raymond Douyère, Président de Géostratégies 2000. Il a donné lieu à de nombreux échanges, qui ont surtout porté sur les relations avec le grand voisin russe.

Stephan Chevalier (Managing Director - OBI Consulting):

Jacques Taranger (Inspecteur du Personnel civil de la Défense) :

-Des menaces russes pèsent-elles sur les Pays Baltes, avec l’appui des russophiles ?

-Qu’en est-il des armées baltes? Seraient-elles abandonnées par l’Union européenne en cas d’attaque de Poutine? L’Union Européenne ne devrait-elle pas clairement afficher sa position?

-Paul Drezet (Conseiller référendaire (H) à la Cour des Comptes) :

Les frontières orientales sont-elles sûres? Quid ses services secrets russes?

Pour Poutine, la chute de l’URSS a été la grande catastrophe du 20ème siècle.

Son souhait est de retrouver une influence internationale qui corresponde au rang de la Grande Russie. Il est dans une logique de « paix froide ». Cette stratégie de Poutine reçoit un soutien très fort du peuple russe, très nationaliste et de l’Eglise orthodoxe, très écoutée.

Le pouvoir temporel marche main dans la main avec le pouvoir spirituel.

Les chefs d’Etat des Pays Baltes sont très vigilants, car Poutine est imprévisible.

J’écarte, pour le moment, tout danger militaire. L’OTAN a renforcé son dispositif et ses exercices d’entraînement, ses équipements et sa présence. La France participe, d’ailleurs, très activement à ces efforts.
Les craintes pourraient plutôt venir de tentatives d’infiltration et de déstabilisation de ces pays. Sur un plan économique, avec leur forte dépendance énergétique, ils peuvent être pris en otage.
Il faut également tenir compte des minorités russes, très présentes en Lettonie et en Estonie. En ce moment, la Russie intensifie les échanges scolaires avec les écoles d’enseignement russe dans les Pays Baltes.

Il y a aussi le risque des attaques cybernétiques. La Russie dispose de beaucoup de capacités pour attaquer les services informatiques de ces pays. Elle l’a prouvé lors de l’invasion de la Géorgie. Les services secrets russes ont retrouvé toute leur puissance, ils utilisent les mêmes méthodes que pendant la guerre froide.

Face à tous ces signaux, les Pays Baltes ne sont pas sereins. Ils viennent d’ailleurs d’augmenter leur budget de Défense.

Pour ce qui est des frontières, elles sont sûres. Toutefois, les Etats Baltes étant des pays de transit, ils sont touchés sur un plan économique et commercial, par les mesures de rétorsion de Poutine

Alain Busnel (Gérant de Rosebud Production) :

Quelle politique faut-il conduire en Europe vis à vis de l’ «impérialisme russe »? Y a-t-il des arrière-pensées revanchardes?

Il faut tenir compte des spécificités propres à chaque pays.

La Crimée fait désormais partie de la Fédération de Russie, en dépit de tous les traités internationaux. C’est devenu un conflit gelé. Mais la Crimée a toujours été considérée comme une zone d’influence russe. Une très forte majorité russophone y vit et elle s’est d’ailleurs déclarée, par référendum, favorable à un rattachement avec la Fédération de Russie.

En Ukraine, le dossier est compliqué. Il y a un lourd contentieux historique, économique et politique. De plus, les régimes qui se sont succédé sont minés par la corruption. Les réactions initiales de l’Union Européenne et des USA ont peut-être braqué Poutine. La situation risque de s’enliser, il y aura des négociations, des évolutions, mais une chose est certaine, l’Europe ne fera pas la guerre à la Russie.

Jean-Marie Gezault (Ministère de la Défense - DGA)

Quelle est la situation et l’état d’esprit des minorités russophiles ?

Il faut distinguer la situation en Lituanie, d’une part, où il n’y a aucune difficulté, et une parfaite intégration dans le tissu social. Et d’autre part, en Lettonie et en Estonie, où la question devient politique avec le statut de non résident, qui est celui d’une grande partie de ces minorités.

Cependant, on ne peut pas parler d’antagonisme, l’Etat est uni, il y a toujours ce sentiment d’appartenir à une même Nation. Mais, il ne faut pas sous estimer les menaces. Ces minorités sont fortes et de plus en plus manipulées par Moscou. Poutine veut retrouver sa grandeur perdue. L’effondrement de 1990 l’a profondément blessé. Il veut revenir sur le devant de la scène et fait tout pour accréditer l’idée d’un effondrement de l’Occident décadent Les médias russes relaient ce message. L’Europe ne doit pas sous estimer cette image véhiculée par Poutine et qui trouve un large écho dans sa sphère d’influence.

Raymond Douyère (Président Géostratégies 2000) : La minorité russe est elle bien représentée dans la société civile, la presse?

Absolument. Le maire de Riga, par exemple, est un russophone et il le revendique.

Il y a de nombreux journaux qui ont une influence sur cette communauté. Les Etats Baltes doivent être prudents, mais ils doivent aussi composer, arriver à fonctionner tous ensemble. Ils garderont toujours ce grand voisin qu’est la Russie.

Pierre-Louis Cavoleau (Analyste industriel et géopolitique) : Qu’en est-il du réseau ferré hérité de l’Empire russe?
Que devient le projet de voie rapide entre les Pays Baltes et la Pologne?

Ces trois Etats s’expriment d’une seule voix au sein de l’Union Européenne, lorsqu’il s’agit de coopération politique. En revanche, sur le plan économique, ils se livrent une forte concurrence.

« Rail Baltica », qui devait relier le Nord des Pays Baltes à la Pologne et permettre une accélération du transport des personnes et du fret, n’avance pas. Les dirigeants ne le jugent guère utile, arguant que désormais tout le monde prend l’avion. En tout cas, le réseau ferré actuel est d’un autre temps, il faudrait revoir l’ensemble du dispositif.

Toutefois, s’il y a une priorité, c’est celle du désenclavement énergétique. Vers 2005, la Lituanie a eu le projet de construire une nouvelle centrale nucléaire. Les autres Pays Baltes devaient y être associés, mais vu les difficultés, la France s’est désengagée. Hitachi et General Electric ont repris le flambeau, mais, après Fukushima, le projet a été suspendu. L’opinion publique y est hostile et le gouvernement est dans le doute. Les Polonais ont renoncé également à toute nouvelle centrale.

Toutefois, la liaison électrique avec la Finlande a été renforcée, une liaison sous-marine est en construction avec la Suède, un gazoduc est à l’étude avec la Pologne. Et surtout, la Lituanie mise sur le futur grand terminal de gaz naturel liquéfié, qui devrait lui permettre de moins dépendre du gaz russe.

Il y a également des recherches sur une potentielle exploitation de gaz de schiste, une volonté de développer les énergies renouvelables comme la biomasse avec notamment la société française Dalkia, mais les obstacles semblent nombreux.

La Lettonie a aussi des capacités de stockage de gaz non négligeables.

Raymond Douyère : La menace russe de fermer l’approvisionnement en gaz est-elle réelle?

Tout à fait. Et cela aurait de terribles conséquences, car l’électricité de ces pays dépend du gaz russe. C’est lui qui fait fonctionner la plus grande partie des installations.

Bernard Augier (Consultant) : Pouvez-vous nous rappeler le rôle et l’influence des barons baltes?

Ces barons baltes étaient les grands propriétaires fonciers de la Prusse Orientale. Leur empreinte économique, culturelle et linguistique est toujours là. Lors de leur indépendance en 1991, les Pays Baltes ont décidé, pour des raisons économiques et pragmatiques, de n’enseigner que la langue anglaise. Cela a duré dix ans. Maintenant, les liens historiques refont surface. L’allemand et le français peuvent également être choisis. Notre action en matière de francophonie est au cœur de la politique française.

 

« Où va la population mondiale ? Quels enjeux stratégiques ? »

 

Le mercredi 10 décembre 2014, Géostratégies 2000 a reçu autour d’un petit-déjeuner organisé dans les salons du Palais du Luxembourg Gilles Pison, chercheur spécialiste des changements démographiques. Ce directeur de recherche à l’INED, rédacteur en chef de Population et Société, a brossé un tableau très complet de la population mondiale et de son évolution. Après un rappel historique, il a esquissé les orientations futures. Face à un déclin de la fécondité quasi généralisé c’est le vieillissement de la planète qui constitue désormais le principal défi.

Gilles Pison a illustré les projections de populations présentées pendant le petit-déjeuner en utilisant sur le site de l’INED

http://www.ined.fr/fr/tout-savoir-population/graphiques-cartes/population_graphiques/

(Emploi très facile ; en accès libre).

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Il y a environ 2000 ans, notre planète terre comptait 250 millions d’habitants. Ce chiffre est resté stable jusqu’à la fin du 18ème siècle. A ce moment, un frémissement a eu lieu, puis une accélération, portant le nombre des habitants à 1 milliard, puis à 2 milliards en 1927, pour atteindre les 7 milliards en 2011, explique Gilles Pison, qui situe un pic en 2050, autour de 9 à10 milliards d’êtres humains. Actuellement, nous sommes en phase de croissance démographique. Chaque seconde, il y a simultanément dans le monde 4 naissances et 2 décès. Ce qui équivaut à 75 millions d’habitants supplémentaires chaque année (croissance d’1%) et à un doublement de la population tous les 60 ans.

Pendant très longtemps, un équilibre s’est maintenu entre naissances et décès. Les couples avaient en moyenne 6 bébés, mais la moitié mourait avant leurs dix ans. Localement, cette proportion pouvait être nettement supérieure, en raison de guerres ou d’épidémies. Toutefois, en Europe de l’Ouest et en Amérique du Nord, au début du 18ème, la mortalité a commencé à baisser et tout particulièrement celle des enfants. On a alors assisté, très vite, à un excédent des naissances. Parallèlement, les comportements changent, les couples limitent volontairement le nombre de naissances, qui tombent de 6 à 3 ou 4. Mais comme la mortalité poursuit sa courbe descendante, on va rester en quasi équilibre pendant deux siècles.  Cette baisse concomitante de la fécondité et de la mortalité, appelée transition démographique, va entraîner la multiplication par 4 de la population de l’Europe entre 1806 et 2006. L’Europe est pionnière en la matière. C’est en 1900 que sa part dans la population mondiale est la plus forte (26%). Désormais, ce phénomène concerne tous les continents, souligne Gilles Pison. La fécondité moyenne dans le monde est de 2,5 enfants par femme , 2,2 en Asie et en Amérique Latine, 2 en France mais toujours 5 en Afrique.

 

TRANSFORMATION DU PAYSAGE DÉMOGRAPHIQUE

Quant à l’espérance de vie, qui ne cesse de s’allonger, elle se situe autour de 70 ans.

A quel avenir allons-nous nous confronter ? S’interroge Gilles Pison. Selon les simulateurs de population, si les deux paramètres (natalité et mortalité en baisse) restent inchangés, on pourrait observer une croissance indéfinie de la population. Même avec une politique de l’enfant unique, la courbe augmenterait. On serait dans une situation d’inertie démographique. Ce ne serait qu’à très long terme qu’une diminution de la population commencerait à se faire sentir, car, il y a actuellement dans le monde une très forte proportion de couples en âge d’avoir des enfants. Toutefois, nuance Gilles Pison, il existe d’autres scénarios, plus réalistes. Les Nations Unies prévoient une fécondité en déclin et une espérance de vie de plus en plus longue. Ce qui se traduit ainsi : 9,5 milliards d’habitants en 2050 et 11 milliards en 2100. Ces chiffres sont calculés sur la base de 2,6 enfants par femme. Mais ici, le sexe de l’enfant est déterminant. Comme il devient de plus en plus facile de sélectionner le sexe de son bébé, le nombre de garçons risque de dépasser celui des filles. C’est déjà le cas en Chine (55%) Le taux de 2,6 deviendrait alors insuffisant pour que la population se maintienne.

Comment cette population va-t-elle se répartir ? En ce début de XXIè siècle, 750 millions de personnes vivent en Europe (de Brest à Vladivostok). En 2100, ils devraient être moins nombreux. En revanche, en Afrique, il va y avoir une explosion. Nous allons passer de 1milliard, à 2,5milliards en 2050 et plus de 4 milliards en 2100. En d’autres termes, il y a actuellement un habitant sur 7 en Afrique et en 2100 il y en aura 4 sur 11 (2,5 sur 9,5 en 2050).

Cette redistribution de la population entre continents aura des répercussions très importantes, économiques et géostratégiques, insiste Gilles Pison. En 2015, la Chine est le pays le plus peuplé au monde, avec 1,4 milliard d’habitants. Elle est suivie par l’Inde (1,3 milliard). Mais, à partir de 2030, les deux courbes vont se croiser, et ensuite s’inverser. En effet, à partir de la fin des années 60, la fécondité a baissé plus vite en Chine (1,7 enfant par femme) qu’en Inde (2,45). Même si l’Inde devrait, elle aussi, passer en dessous de la barre de 2 enfants par femme, elle dépassera la Chine sur le plan démographique.

Selon Gilles Pison, le modèle de famille à très petite taille, présent au Japon, en Corée, au Brésil, et dans beaucoup de pays d’Europe, au premier rang desquels l’Allemagne, devrait devenir la norme et se répandre partout. L’épuisement des ressources, le changement climatique et les inégalités croissantes entre le Nord et le Sud sont autant de défis à court terme qui influencent les familles. Elles misent sur la qualité et investissent sur leurs enfants. Un critère universel, somme toute.

Cet exposé très détaillé a été suivi d’un débat animé par Madame Nicole Chaix (Vice présidente de Géostratégies 2000), et très riche en échanges.

Jean-Pierre Duport (Ancien Préfet Ile de France) : L’évolution de la mortalité a-t-elle une incidence ou est-elle marginale ?

Selon les Nations Unies, en 2100, l’espérance de vie sera de 82 ans. Celle que connaît la France aujourd’hui. Avec les progrès de la médecine, on peut la voir atteindre les 90 ans. Mécaniquement, cela ferait augmenter la population mondiale de 10 à15%. Donc oui, l’hypothèse de la mortalité pèse beaucoup moins.

 

Elisabeth Couffignal (Consultant) : Les Japonais ont intégré un élément intéressant dans l’espérance de vie : la durée de vie en bonne santé. Avons- nous en France cet indicateur ?

Le Japon voudrait relever sa natalité. Mais comment ?

L’ancien système, qui prévoyait que l’on prenne en charge les grands parents, disparaît peu à peu. C’est la collectivité qui prend le relais. Donc, ce critère n’est plus pertinent pour expliquer le faible taux de naissances. La Chine suit le même chemin.

Thierry Le Roy (Conseiller d’État) : Que pensez-vous de l’efficacité des politiques démographiques volontaristes ?

Comment expliquer la courbe très heurtée des naissances en Chine, au cours des cinquante dernières années ?

On se trompe en partie sur les retombées de la politique chinoise de l’enfant unique. En 1979, quand elle a été mise en œuvre, les couples chinois voulaient déjà moins d’enfants, les femmes avaient déjà un peu moins de 3 enfants. C’est la conjonction entre le souhait des couples et la politique menée, qui a permis d’enregistrer de bons résultats.

En Inde aussi, les gouvernements ont voulu, dès 1947, s’attaquer à la croissance démographique. Mais comme les mentalités n’étaient pas prêtes au changement, cela n’a pas été fructueux.

La Thaïlande suit la même évolution que la Chine, et pourtant, il n’y a pas de politique régulatrice.

En Iran et dans tous les pays arabes, le taux de fécondité est resté élevé très longtemps, à cause de la rente pétrolière. Puis, quand la manne s’est réduite, la tendance s’est inversée.

Il faut être très modeste en matière de politique familiale, les critères conjoncturels et structurels jouent également un grand rôle.

Jean-Louis Pierrel (Relations Universitaires IBM France. Secrétaire Général Adjoint Géostratégies 2000) : Avez-vous pu établir une corrélation entre niveau d’études des femmes et taux de fécondité?

En Europe, les pays les plus féconds se trouvent au Nord et à l’Ouest. Dans le Sud, en revanche, la natalité est faible. A l’échelle de l’Europe, on ne peut pas prouver la relation entre haut niveau d’instruction et faible fécondité. C’est même plutôt l’inverse qui se produit. En fait, la fécondité est élevée dans les pays où l’Etat a permis aux couples de réaliser leurs souhaits. On y trouve la France. En revanche, l’Allemagne (1,4 enfant par femme) se rattache aux pays du Sud et de l’Est.

Général Pierre Warmé: Quel degré de confiance peut-on accorder à des projections d’évolution démographique de plus de 20 ans?

Quel crédit pour les statistiques? il est déjà remarquable de savoir que l’on est 7 milliards d’habitants sur terre et 65 millions en France. Il n’est pas toujours facile d’être très précis. Tout le monde ne porte pas une étiquette. Au dernier recensement, la Grande-Bretagne a découvert qu’elle comptait un million de Britanniques de plus que prévu. Cela n’a pas posé de problèmes, les statisticiens ont mis l’accent sur les aléas de leur mission. Dans certains pays d’Afrique, les difficultés sont plus grandes. Parfois, les recensements ne sont pas publiés, comme au Nigeria. Cela peut se révéler dangereux et même causer des guerres.

On connait un certain ordre de grandeur et c’est déjà un exploit.

Jean-Claude Richard (Ancien Ambassadeur de France en Asie Centrale) : Les pronostics pour l’Afrique sont-ils les mêmes en cas de déficit de développement économique?

En Afrique, les statistiques sont moins riches qu’ailleurs et les projections moins sûres.

Il y a quarante ans, les Nations Unies prévoyaient 10 milliards d’habitants en 2100, dont 2 milliards en Afrique. Le total mondial semble toujours correct, mais la répartition a changé. La Chine, l’Inde et l’Amérique Latine ont vu leur fécondité diminuer à un rythme plus rapide que prévu.  En Afrique, c’est l ‘inverse. En Afrique intertropicale (mais aussi dans le Nord du Pakistan et dans certaines régions de l’Inde), le taux de fécondité est supérieur à 3 enfants par femme.

Pierre Lepetit (Consultant) : Quel est le cercle vertueux pour notre économie? Un fort dividende démographique ou une baisse?

Dominique Lapprand (Consultant) : Le facteur démographique comporte un élément perturbateur qui est le groupe des jeunes mâles entre 18 et 30 ans. Leur activité (guerre, révolte, violence…) a-t-elle une influence sur le comportement démographique?

Selon moi, l’élément le plus important est le vieillissement de la population. Il concerne toute la planète, seul le rythme diffère d’une région à l’autre. La France a été le premier pays à voir sa population commencer à vieillir. En 1865, 7% de la population avait plus de 65 ans. Il a fallu attendre 1979 (soit 114 ans plus tard) pour voir ce pourcentage doubler. L’évolution a été lente car la mortalité infantile a décliné très doucement. La Suède et le Royaume Uni ont suivi des chemins similaires. En revanche, la Chine, elle, n’a mis que 25 ans.

Ce vieillissement démographique va causer de nombreux problèmes dans des pays comme la Chine, l’Inde ou le Brésil. Il n’existe pas de système de solidarité collective, tout est à mettre en place. Dans ces pays, les actifs constituent 70% de la population actuelle. Cette évolution de la pyramide des âges, autrement dit le dividende démographique, permet l’essor économique. Mais comment ces personnes vont-elles vivre, lorsqu’elles ne pourront plus travailler?

Nicole Chaix  (Maître de conférence à l’Université Panthéon Assas. Vice-Présidente de Géostratégies 2000) : Quelles réponses face au vieillissement?

A l’échelle mondiale, on devient vieux à 30 ans. C’est l’âge médian (il y a autant de personnes plus jeunes que de personnes plus âgées).  C’est un bon moyen de mesurer l’âge des populations. En Afrique, il n’y a qu’un tiers des habitants qui dépassent cet âge. En Europe, c’est le contraire, c’est considéré comme jeune. C’est pourquoi l’espérance de vie moyenne se situe, quant à elle, autour de 70 ans. Beaucoup de facteurs ont une influence sur la démographie, comme l’urbanisation, le réchauffement climatique ou encore l’alimentation. Donc, les projections sont à prendre comme des données sérieuses, mais elles sont entourées d’une part de mystère. Comment la planète réussira-t-elle à nourrir 10 milliards d’habitants?

Jean-Pierre Duport (Ancien Préfet Ile de France) : Le pourcentage des non actifs par rapport aux actifs n’est-il pas aussi un enjeu important?

Il faut faire attention aux catégories d’âge dans les évolutions à long terme. Actuellement, la phase de la jeunesse s’étale entre 25 et 35 ans. Mais ces cloisonnements sont arbitraires. Puisque l’on vit de plus en plus longtemps, l’âge où l’on deviendra non actif va évoluer, les repères de 60 ou 65 ans n’auront plus la même signification.

Propos non revus par intervenant

Marie-Clotilde Hingray

 

La Sécurité exterieure et intérieure de la France

 


 

 

 

Le vendredi 13 février, François Heisbourg, Conseiller spécial auprès de la Fondation pour la Recherche Stratégique, a participé dans dans les salons  du Palais du Luxembourg au petit-déjeuner mensuel organisé par Géostratégie 2000. Cet ancien Professeur à Sciences Po Paris, qui a publié en 2012 un ouvrage intitulé « Espionnage et Renseignement : le vrai dossier », a fait le point sur la politique de la France en matière de sécurité et de défense. Il a analysé les nouvelles orientations, les points forts et les limites du dispositif français, dans un environnement international très chaotique et très menaçant, avec des foyers de tension très vive, comme en Ukraine et au Moyen Orient.

Le Livre Blanc 2007-2008, élaboré à la veille de la grande crise économique et financière, a constitué un tournant dans la lecture que l’on fait du monde. Le suivant, en 2012-2013, a ajusté le tir, tout en confortant la notion de sécurité intérieure et extérieure. D’emblée, François Heisbourg donne le ton et décrit les conséquences qui en ont découlé en matière de défense et de sécurité de la Nation. Le Ministère de l’Intérieur s’est doté d’outils de planification et de gestion. Même si un long chemin reste encore à parcourir, les attentats ont, hélas, confirmé la justesse des appréciations, note-t-il. Un Comité du Renseignement a été mis en place, dans le but de donner un coup de frein à la guerre des polices. La DGSE a été renforcée sur le plan quantitatif. La diversification des recrutements a été accentuée. La DGSI, qui a ensuite été créée, dispose de ses propres moyens budgétaires et de ressources humaines. Elle adapte ses embauches en fonction des nouvelles menaces et du contexte, faisant appel, de plus à plus souvent, à des personnes sans expérience dans la police.

Ces Livres Blancs annonçaient clairement ce qui risquait d’arriver au Maghreb, les révolutions arabes ou encore la guerre en Libye. Ils alertaient également sur une situation explosive à l’Est, puisque la Russie retrouvait son libre arbitre. Ce qui pouvait provoquer des problèmes sécuritaires. Trois mois plus tard, l’intervention en Géorgie donnait raison à ces prévisions. En revanche, nuance François Heisbourg, le Livre Blanc n’a pas vu venir la plus grosse rupture stratégique, la grande crise économique et financière.

MIEUX ANTICIPER LES CRISES

Ces réflexions stratégiques ont transformé les schémas en cours, notamment au niveau de la dimension des forces et du contrat opérationnel. On est passé du scénario Golfe Persique, notamment dans le domaine terrestre, à celui d’une participation majeure au sein de l’OTAN.  Depuis un an, on observe une sur-validation de ces thèses. La Russie est devenue un Etat révisionniste, elle ne se satisfait plus des règles du jeu international et les transgresse. Tout particulièrement, en annexant une partie d’un territoire, la Crimée, d’un autre Etat souverain, l’Ukraine. Personne ne l’avait imaginé, cette imprévisibilité bouscule l’ordre européen, qui est désormais derrière nous, souligne François Heisbourg.

Au Moyen Orient, les désordres sont également majeurs. Le monde Occidental, Russie incluse, n’a rien vu venir. Il connaissait l’existence de Daesh, une excroissance d’Al Quaida, mais a été totalement pris au dépourvu devant la naissance d’un nouvel Etat, qui occupe la moitié du territoire irakien et syrien et qui a éliminé la frontière entre ces deux pays. C’est une faillite générale du renseignement, y compris américain, déplore François Heisbourg et cela a déstabilisé notre propre dispositif. La DGSI a dû détourner certaines de ses ressources pour traquer les nouveaux « touristes » de Daesh, et n’a pas été en mesure de suivre les « chevaux de retour » comme les Frères Kouachi et Koulibaly.  Donner la priorité au renseignement a été une bonne décision, mais malheureusement les moyens budgétaires et en ressources humaines ne sont pas à la hauteur.

Nos amis américains ont également fait la preuve de leurs limites. Lorsque le Président Obama déclare, à l’été 2013, qu’il va frapper la Syrie, avant de changer d’avis, cela entraîne un flottement, tant chez ses alliés que ses ennemis. Cela va bouleverser la manière dont tous les interlocuteurs regardent les USA, qui, d’ailleurs, ne s’en sont toujours pas remis. Parallèlement, la part du budget militaire américain par rapport à la Défense mondiale, a chuté de 10% en cinq ans. Elle est passée de 47% à 37%. C’est un basculement, qui va compliquer la gestion des relations avec la Chine. Avec le Moyen Orient, aussi, mais cette région n’est plus aussi vitale, depuis que les Etats-Unis sont devenus auto-suffisants en pétrole, avec leurs exploitations de gaz de schiste.

GERER LES CONTRAINTES BUDGETAIRES

Poutine, quant à lui, ne supporte pas de constater que les USA accordent une importance toute relative à la Russie. Dans cette zone, l’Europe va devoir se débrouiller davantage toute seule. Ce qui n’est pas une tâche facile, car elle est plombée par d’épouvantables résultats économiques. En ce début 2015, elle n’a toujours pas récupéré le niveau économique de 2007. L’Europe, regrette François Heisbourg, est aussi divisée contre elle-même. Il y a des tensions entre pays de la périphérie et ceux du centre, avec la population, à qui l’on promet un retour de la croissance qui n’arrive pas et qui se retourne contre les élites. Alors que, pendant ces huit dernières années, la Chine a vu sa croissance bondir de 60%, l’Inde de 45% et les USA de 12%, l’Europe est restée à 0%, avec un petit bémol pour l’Allemagne qui a atteint 4% de progression, mais avec une dette qui représente 80% de son PIB. Tous les pays de l’Union Européenne sont débiteurs, c’est un fardeau qui les plombe pour augmenter et unir leurs efforts sécuritaires, martèle François Heisbourg, avant d’étudier plus particulièrement le cas de la France. L’inquiétude ne porte pas seulement sur le montant des dépenses de défense, trop faibles, mais surtout sur l’instabilité qui règne dans ce domaine et qui est une particularité bien française. Evidemment, les restrictions trop fortes doivent être évitées, remarque François Heisbourg, car elles mènent à des impasses. La Grande-Bretagne, qui n’a plus aucune aviation de patrouille maritime (un comble pour une île!) doit faire appel à la France pour pister des sous-marins russes… Par ailleurs, il est impossible de connaître réellement le montant de notre budget Défense, personne ne peut s’y retrouver, on vit d’expédients. La vente annoncée de 24 Rafale à l’Egypte devrait apporter un peu d’oxygène et desserrer l’étau budgétaire, précipiter peut-être des achats d’autres pays, se félicite François Heisbourg, mais cela ne va pas régler notre problème majeur, à savoir l’incertitude sur les engagements de l’Etat. De ce fait, les acteurs du secteur financier ne peuvent pas le considérer comme un interlocuteur fiable. Les sociétés de projets, de plus en plus sollicitées, vont, elles aussi, faire payer à l’Etat un loyer très élevé, pour combler le risque de non respect de sa parole.

Nos armées sont formidables sur le terrain, mais le moral est au plus bas, la machine est déstabilisée. Vigipirate, tel que décrit dans les Livres Blancs, doit pouvoir s’appuyer sur 10 000 soldats, affectés aux affaires intérieures. Dans le court terme, cela fonctionne, mais dans la durée, c’est impossible. Cela coûte beaucoup d’argent et s’il est aisé d’augmenter les effectifs, il est plus périlleux de les faire baisser. Les attentats de Londres, le 7 juillet 2005, ont eu lieu 15 jours après une réduction du niveau d’alerte. C’est une triste coïncidence difficile à accepter.

Cette gestion dans la durée est très stressante pour la Défense, c’est une première en quelque sorte. Toutefois, conclut François Heisbourg, nos armées font un travail fantastique et la communauté internationale en est tout à fait consciente.

L’intervention de François Heisbourg s’est poursuivie par un débat, animé par Raymond Douyère, Président de Géostratégies 2000 et qui a donné lieu à des échanges très enrichissants.

Bernard Balle (AXA) : Vous avez déclaré que la part des USA dans le budget militaire mondial est passée de 47 à 37%. Quels Etats ont pris la part perdue?

Les USA vont à contre courant, car, pour la première fois depuis la fin de la Guerre Froide, les dépenses militaires mondiales sont reparties à la hausse. La Chine a augmenté son budget militaire d’environ 40%. La Russie l’augmente également, mais dans une moindre mesure : ses dépenses militaires, qui vont grimper de 33%, vont représenter 21% du budget total. En revanche, l’Europe et le Japon ont diminué leurs efforts. Le Japon ne représente plus que 14% des dépenses militaires asiatiques, contre 21% auparavant.

Régis Paranque (Inspecteur Général des Finances H) : Ne faudrait-il pas exiger la sortie du budget militaire du pourcentage de déficit par rapport au PIB? L’astuce ne serait-elle pas d’autoriser cela pour tous les membres de l’UE, ce qui, de toute façon, donnerait de l’oxygène à la France?  

Pour les dépenses d’investissement, cela pourrait être une bonne solution. L’ancien Ministre de la Défense, M.Alain Richard, l’avait d’ailleurs proposé.

De manière générale, le budget de la Défense est très flou, les lignes bougent en permanence.

Docteur  Clément Bouccara: Le Medef (et les autres Medef européens) n’obèrent-ils pas notre esprit de défense européen, et donc notre politique budgétaire militaire, pour préserver des intérêts à court terme?

Je suis très dubitatif. Les différents patronats européens n’ont pas de politique dans ce sens. Le frein est d’abord politique. Les Etats veulent conserver une base de défense nationale. La France n’est pas la plus fautive. L’Allemagne a bloqué la fusion EADS-BAE pour des raisons politiques, et non parce qu’elle craignait des suppressions de postes.

Dans les circonscriptions, les différents élus ne peuvent accepter l’idée de fermetures d’usines. L’esprit de coopération européenne n’existe pas, les préoccupations liées à l’emploi l’en empêchent. La crise ne provoque pas la solidarité. J’appartiens au Comité monétaire du Medef, cette organisation n’intervient pas sur ce plan là.

Général Max Berthier : Daesh, BokoHaram, des actions imprévisibles?

A quelles menaces sommes-nous confrontés, à court et à long terme?

Il y a une fulgurante ascension de groupes armés non étatiques. Les cadres terroristes de Daesh sont très bien formés, ils sont passés de l’artisanat au management moderne. Sur YouTube circule un docu-fiction des Chabab en Somalie qui explique comment ils ont intercepté le sauvetage de notre otage. Leur mise en scène de cet échec est très subtile, très perverse. Ils veulent démontrer combien ils sont désormais professionnels et compétents.

En revanche, les attentats de janvier à Paris sont le fait de « vieux de la vieille ». La bande du 19ème suivie depuis 2004 par la police et les journalistes. Actuellement, il y a une véritable pression de la concurrence, entre groupes terroristes, des luttes entre factions.

Au niveau étatique, le comportement de Poutine est totalement imprévisible. A Moscou, au printemps dernier, j’ai eu une « épiphanie ». Dans les rues, après la victoire en Crimée, le sentiment dominant était la joie, comme en Allemagne, dans les années 30. On ne ressentait pas la peur, comme pendant la Guerre Froide. Mais, la population ne s’attendait pas à ce coup de force.Cette stratégie fait partie de la panoplie des outils de Poutine, mais elle a un coût budgétaire.

Vice-amiral Jean-Louis Vichot (Délégué Général de l’UDESCA) : Le comportement russe actuel n’est-il pas une déclinaison de la posture chinoise (comportement en Mer de Chine)?

Jean-Louis Pierrel (Relations universitaires IBM France - Secrétaire Général Adjoint Géostratégies 2000) : N’y a-t-il pas un risque d’isoler la Russie, de la pousser dans les bras de la Chine?

Il y a 18 mois, j’ai été invité à Moscou pour assister à une réunion intitulée « Puissance et Influence dans le monde moderne ». Le but était intellectuel et académique, mais pour des praticiens. Il y avait avec moi un Américain, un Chinois, et face à nous tout un aréopage de hauts gradés militaires russes. En fait, cette conférence était centrée sur les relations entre les USA et la Russie. Poutine continue d’avoir pour benchmark, pour rival, les Etats-Unis. En revanche, l’ordre des priorités pour les Américains est radicalement différent. La Russie n’arrive qu’en 11ème ou 12ème position, le virus Ebola passe avant.

Si ce séminaire avait eu lieu à Paris, la discussion aurait été beaucoup plus centrée sur la Chine.

Un accord Chine/Russie ne se fera pas d’égal à égal. La Russie ne représente qu’ 1/10ème de la population chinoise, 1/5ème de son PIB et les dépenses militaires sont beaucoup plus faibles

D’ailleurs, l’accord gazier sur 30 ans, signé entre les deux puissances, est en faveur de la Chine. Elle a obtenu ce qu’elle recherchait depuis 15 ans. La Russie a cédé à la plupart des ses exigences.

Francis Babe (Directeur des études à l’Association régionale des auditeurs IHEDN) : Peut-on faire confiance à M. Poutine? Comment gérer cette personnalité complexe?

Pierre Lepetit (Consultant) : Comment résoudre le conflit entre les forces de l’OTAN et la Russie?

Christian Fournier (IIM Ltd, Director) : Si l’on se fait l’avocat du diable, quels titres la Russie historique a-t-elle envers l’Est de l’Ukraine?

Le référendum organisé en Crimée sur le retour dans le giron russe a été un plébiscite, près de 98% de oui. Comme l’annexion de l’Autriche à l’Allemagne en 1938. La Crimée n’est pas l’équivalent du Kosovo, ce sont plus l’Ossétie du Sud et l’Abkhazie qui s’en rapprochent.

Dans le cas de la Crimée, il y a eu annexion d’un territoire d’un Etat souverain par un autre Etat souverain. Les Russes sont conscients de l’ampleur de leur transgression, ils savent qu’ils ont franchi un seuil inacceptable. L’Union Européenne doit poursuivre sa politique de sanctions sur les investissements en Crimée. Je ne sais s’il faut faire confiance à Poutine. Nicolas Sarkozy disait que dans la vie diplomatique, il faut traiter avec des personnalités non recommandables, on n’a pas le choix.

Les sanctions européennes ont réussi au-delà de toute espérance, la mise en œuvre administrative a été très rapide. La forte baisse des prix du pétrole, imprévue, a décuplé leur puissance. Toutefois, il faut être prudent. Car, les sociétés gazières et pétrolières russes sont aux abois. Elles ont besoin d’emprunter, mais n’ont plus accès aux marchés financiers. Donc, la Russie est obligée de vendre massivement des roubles, dont le cours s’effondre. Si cette tendance persiste, dans deux ans, la Russie pourrait faire défaut financièrement et ce serait très grave.

Ces sanctions pénalisent la Russie, mais n’apportent aucun soutien à l’Ukraine. Il faut renforcer les mesures d’aide. Dans ce contexte, le nouveau package du FMI en faveur de l’Ukraine, décidé en parallèle des Accords de Minsk, est déterminant.

Pierre Lepetit (Consultant) : Comment va se résoudre le conflit entre les forces de l’OTAN et la Russie?

Après les accords de Minsk, il est vital que l’Ukraine ne s’effondre pas économiquement et politiquement. Si cela arrivait, la Russie a le projet d’en faire un Etat fédéral. Les symboles de souveraineté extérieure resteraient à Kiev, mais Poutine établirait des relations directes entre la Russie et chacune des provinces ukrainiennes. Nous devons alléger l’arme des sanctions, elle devient très violente et cela me fait peur. Récemment, Poutine a envoyé deux messages, qui sont loin d’être sibyllins. Il a déclaré, d’une part, que le « rat acculé peut mordre », et d’autre part, que « la seule chose qui reste à l’ours russe en danger, ce sont ses dents nucléaires ». La France a parfaitement compris les enjeux, puisqu’elle a annoncé une modernisation de sa force de dissuasion. Le contexte est anxiogène, mais, c’est un fait, le nucléaire revient sur le devant de la scène.

Raymond Douyère (Président de Géostratégies 2000) :

Y a-t-il des terroristes potentiels dans l’armée et la gendarmerie?

On trouve, plus qu’on ne le voudrait, comme des pyromanes chez les pompiers. En termes de logique, la rencontre entre un terroriste et des armes n’est pas aberrant. Nous avons des exemples, avec certaines déconvenues de nos forces en Afghanistan. Cela s’est aussi produit chez les Américains.

Paul Rechter (Vice-président de Géostratégies 2000) : Des organisations terroristes seraient financées par l’Arabie Saoudite et le Qatar. Est-ce un mythe ou la réalité?

La France a d’abord été un Etat, avant de devenir une Nation. Le Qatar et l’Arabie Saoudite ne sont pas encore devenus des Etats, ce sont  des dynasties.

Lors de ventes d’armes, en Arabie Saoudite, 15 à 18% de la part des commissions ont été réparties entre les princes de la famille Saoud. Ce comportement est-il le fait d’un Etat? Je ne le pense pas.

Ce financement d’organisations terroristes ne serait pas surprenant. Même si cela est très tentant (il y a l’argument des créations d’emplois), il est toutefois dangereux et peu intelligent de se mettre sous la coupe d’entités terroristes.

Jacques Benoist-Méchin, dans sa biographie sur la dynastie saoudienne, rappelle l’épisode de la création du Parti des Frères Musulmans au Caire, dans les années 20, qui est calqué sur le modèle bolchévique. Ils font des adeptes en Arabie Saoudite, mais ils sont sévèrement réprimés. Depuis lors, le combat n’a pas cessé. En revanche, les Qataris, qui sont aussi des wahhabites, soutiennent les Frères Musulmans.

En Libye et en Syrie, ces deux pays se livrent bataille. C’est à celui qui fournira le plus d’armes aux entités les moins recommandables. Daesh est tout simplement le produit de cette concurrence. C’est un enfant mortifère

L’Arabie Saoudite vit dans la crainte maladive de toute libération de forces hostiles au régime. C’est un paramètre qui peut expliquer leur politique par rapport aux femmes. En 1979, la dynastie Saoud a failli s’effondrer, lorsque la Grande Mosquée a été prise d’assaut par près de 500 sunnites radicaux, qui reprochaient, entre autres, au roi de trop s’ouvrir politiquement à l’Occident. L’intervention du GIGN leur a permis de la reprendre, mais ils n’ont pas oublié le traumatisme.

Marie-Clotilde Hingray

Propos non revus par intervenant

 

 

 

« Islam de convivance ou Islam de combat ? »

 

Le jeudi 12 mars, Géostratégies 2000 a reçu dans un des salons des restaurants du Palais du Luxembourg, Christian Lochon, Professeur à l’Institut Ghazali de Formation des Imams de la Grande Mosquée de Paris, autour d’un petit déjeuner consacré à un sujet brûlant et complexe : l’islam.  Cet érudit, chargé de cours à Panthéon Assas, a démontré le rôle des différentes lectures et interprétations du Coran, véhiculées au cours des temps, et leur impact sur les orientations prises aujourd’hui au nom de l’islam. Et il s’est efforcé de nous convaincre que les appels au combat de certains musulmans au nom du Coran provenaient d’un manque de connaissance historique du contexte dans lequel ces appels ont été émis.

 

L’enseignement du fait religieux est indispensable, car l’ignorance est terrible et source de conflits, prévient d’emblée Christian Lochon, qui cite l’exemple du Liban. Dans ce pays, ce sont les musulmans qui sont des croyants convertis, et non pas les chrétiens, comme on le croit trop souvent, note-t-il.

Le Coran n’est pas organisé comme la Bible, en respectant un ordre chronologique. Il a été mis en volume pendant de longues années, et ceux qui notaient, au bout de 20 ans, ont décidé de collecter les Sourates par ordre de grandeur, des plus longues aux plus courtes. L’environnement culturel a joué un rôle important, c’était l ‘époque des poètes.  Le ton oratoire, semblable à celui de la poésie pré islamique, prédomine. Or,certains musulmans contestent cette présentation du Coran, remarque Christian Lochon, qui rappelle, par ailleurs, que, dans les sourates, Mahomet se comporte le plus souvent en prophète, faisant appel à la charité et à la solidarité. Mais, parfois, on trouve des versets conjoncturels, en rapport avec son existence personnelle. Il est ainsi allé à Médine, une ville oasis, où sont installées trois tribus juives. Il essaie de les renverser pour prendre le pouvoir, et à cette occasion, on trouve des versets avec une forte connotation anti juive. Ils relatent un épisode de sa vie et non sa pensée profonde. En tout cas, résume, Christian Lochon, la fiabilité de tous ces textes est affirmée et confirmée. Cela a été la même chose pour le christianisme, les Pères de l’Eglise ont reproduit les paroles de Jésus dans quatre Evangiles. Mais cela a été le fruit d’âpres discussions. D’ailleurs, les Coptes ont imposé un cinquième Evangile, celui de Barnabé, note Christian Lochon, avant de se pencher sur les Hadiths, c’est à dire tout ce que le Prophète a dit. Ils sont très nombreux (entre 10 et 15 000) et ont été publiés même après sa mort. Ils ont suscité de nombreuses controverses, qui ont abouti à différentes perceptions théologiques.

 

UNE MULTITUDE DE COURANTS

 

Globalement, on distingue quatre Ecoles, explique Christian Lochon.  Chez les Hanafites, la coutume et la parole des compagnons du prophète ont une grande importance. Ils sont très libéraux, l’opinion personnelle compte beaucoup. Les Malékites, eux aussi, mettent l’accent sur l’avis des compagnons du prophète, et accordent une grande place aux coutumes et aux normes juridiques, mais celles-ci ne doivent pas contredire la loi divine.  Les Shâfiites, qui se positionnent entre ces deux courants, insistent sur le nécessaire consensus de la communauté. Et enfin, il y a les Hanbalites, qui proclament que tous les Hadiths sont valables, et qui exigent l’obéissance au leader musulman, qui détient la vérité.  Ces Ecoles ont constitué la base du droit musulman, jusqu’à l’arrivée au 19ème siècle, du mouvement salafiste wahhabite, plus radical, qui veut ramener l’Islam à sa pureté primitive, qui rejette toute tradition écrite et orale et qui s’en tient à la seule source du Coran. La chute de l’Empire Ottoman, en 1924, a beaucoup renforcé cette idéologie, inspirée en grande partie par les travaux d’Ibn Taymiya, qui a vécu au 13ème siècle à Damas, souligne Christian Lochon. Dans ses écrits, on retrouve un nombre extraordinaire de fatwas, appelant à combattre les juifs, les chrétiens, les mongols, les chiites, les ismaéliens et les druzes. Il vante l’application stricte de la charia et veut imposer l’autorité de l’islam par le djihad A l’heure actuelle, pour justifier leurs actions, beaucoup d’idéologues islamistes se référent à lui, tels les leaders d’Ai Quaida et de Daesh, trouvant des analogies entre cette période et le monde d’aujourd’hui.

De toute façon, comme le proclame l’imam de Marseille, il y a une charia par génération, on prend dans le Coran les passages qui correspondent le mieux aux défis et aux préoccupations en cours.

Cette lecture du Coran était déjà en vogue vers  l’an 800, lorsque les grands intellectuels et philosophes se retrouvèrent à Bagdad et  fondèrent l ‘Ecole du Motazilisme. Un lieu de tolérance et de diversité confessionnelle, où les savants les plus érudits traduisent en arabe toute la science de l’Antiquité grecque et la font parvenir jusqu’en Espagne. Toutefois, un certain esprit contestataire s’y développe aussi, observe Christian Lochon. Ils déclarent que le Coran est fait pour une période limitée, mais pas pour l’éternité. Le Coran a été donné par Dieu à une époque où la civilisation arabe était une civilisation bédouine, qui n’avait rien à voir avec leur mode de vie citadin. La grille de lecture varie selon les époques. Elle peut être écologique, si l’on prend en compte des versets où l’homme est décrit comme gérant de la faune et de la flore, mais aussi beaucoup plus directive, si l’on s’attarde sur les versets recommandant l’obéissance à Dieu, maître suprême. A partir du 11ème siècle, le Motazilisme sera banni, les livres brulés. On retrouve toutefois encore quelques disciples, notamment en Egypte et au Maroc.

 

PLAIDOYER POUR UN ISLAM ECLAIRE

 

Un autre élément clé, pour bien comprendre l’Islam, est l’importance du confrérisme, insiste Christian Lochon. Les premiers rassemblements s’organisent dès le 8ème siècle.  Ils donneront naissance aux dynasties almoravide et almohade. C’est l’émergence des grandes confréries, celle des Qadirlyya et celle des Chaziliya, qui auront de nombreuses ramifications, comme celle des « Derviches Tourneurs » et qui ensuite, seront souvent à l’origine des mouvements nationalistes anticolonialistes. Interdites par les Frères Musulmans et les mouvements radicaux, elles sont un lieu de proximité et de convivance entre personnes en haut de l’échelle sociale et gens du peuple. Des personnalités politiques, économiques  et universitaires s’y ressourcent, dans une atmosphère religieuse, où chacun est l’égal de l’autre. Si une solidarité panislamique s’y développe, le respect pour les non musulmans y est également prôné. L’émir Abdelkader, qui appartenait à la Qadiriyya, en Algérie, a ainsi participé au sauvetage de quelque 10 000 chrétiens contre les Turcs, à Damas.

Au 19ème siècle, un esprit libéral souffle sur l’islam. De petits groupes, dont certains appartiennent à la franc-maçonnerie, sont reçus dans les Ministères, à Paris et à Londres. En 1925,  cette tradition se perpétue avec Ali Abderraziq, Dans son livre, « l’Islam et les Fondements du pouvoir », ce théologien égyptien, défenseur de l’orthodoxie donne une réponse modérée à la suppression du Califat en Turquie et se pose en réformateur. Il soutient la séparation du politique et du religieux, du temporel et du spirituel. La jeunesse doit connaître cette littérature, qui prouve que l’islam est compatible avec la démocratie, martèle Christian Lochon. Le terme de Calife, pris par les successeurs du prophète, avait une forte connotation religieuse, mais ceci est erroné. Dans le Coran, il est juste en charge de la nature. Lorsque le patron de Daesh s’auto proclame « Calife », ceci est une imposture. Tout est artificiel, sa vraie identité n’est pas Abu Bakr Al Baghdadi mais Ibrahim Al Husayni, et ses connaissances religieuses très limitées. La situation est très confuse, elle s’apparente quelque peu à la « fitnah », période de chaos et de guerre civile, qui a suivi la mort de Mahomet en 632.

Deux écoles se sont alors affrontées. La première, qui regroupe les sunnites, pense que la relève doit être assurée par le compagnon de toujours, Abou Bakr. Il est désigné premier calife, c’est le retour aux traditions tribales. La seconde, qui représente les chiites, veut que le successeur appartienne à la famille. Ali, cousin du prophète, marié à sa fille Fatima, est désigné.  Après l’assassinat du troisième calife, puis d’Ali, en 661, la scission entre les deux courants devient définitive. Les chiites sont quasiment éliminés, ils réapparaissent sous les Abbassides, jusqu’à la fin du 10ème siècle, puis sont exterminés par les Turcs sunnites. En 1500, ils reviennent en Iran et en 1979, après la chute du Shah et le coup d’Etat de l’ayatollah Khomeiny, ils reprennent la lutte contre les sunnites.

En fait, conclut Christian Lochon, c’est la guerre entre chiites et sunnites qui a mis à feu et à sang le Moyen Orient. Daesh, qui détruit l’image de l’islam dans le monde, poursuit un but majeur : anéantir les chiites d’Irak, les alaouites en Syrie et le Hezbollah au Liban.

 

Après cet exposé très documenté, Raymond Douyère, Président de Géostratégies, a animé un débat aux échanges très enrichissants.

 

 

François-Xavier Martin (Président d’honneur de Crédit X - Mines. Secrétaire Général, Trésorier de Géostratégies 2000) : Quand Daesh traite les coptes ou les chrétiens d’Irak qu’il exécute de « croisés », s’agit-il d’un mensonge délibéré ou le fait-il par ignorance?

 

C’est de l’ignorance. Malheureusement, les tueries de chrétiens ne datent pas de Daesh.
A la chute de l’Empire Ottoman, l’Islam rencontre de graves difficultés. Les chrétiens sont massacrés. Cette année, en 2015, nous célébrons le centenaire du génocide assyrien. En 1900, il y avait encore un chrétien pour quatre citoyens ottomans. Mais ensuite, I million 200 000 arméniens et 300 000 assyro-chaldéens furent exterminés.

 

 

Carol Amouyel-Kent (Senior Credit Policy Manager - Royal Bank of Scotland) : Quelle issue voyez-vous pour la lutte entre chiites et sunnites, et quelles implications pour l’Occident?

 

Il y a une chiitisation de la jeunesse sunnite en France. En Belgique aussi, surtout chez les Marocains. Chez certains musulmans, l’islam se limite à la prière, au ramadan et au port du voile. Il n’y a pas la richesse de la spiritualité. Or, dans ce domaine, les chiites ont une littérature abondante, traduite en français, qui exerce un grand attrait. Derrière tout cela, il y a les services secrets iraniens qui tirent les ficelles et essaient de pénétrer la société européenne.

 

Jean-Louis Pierrel (Relations universitaires IBM France - Secrétaire Général Adjoint Géostratégies 2000)

Jean-Claude Richard (Ancien Ambassadeur de France en Asie Centrale) :

Combien de temps faudra-t-il pour rendre compatible islam et laïcité, comme avec le christianisme qui semble s’en être accommodé?

Est-ce envisageable, du fait que l’islam propose une vision globale de la société, et notamment des règles de gouvernement?

Comment opposer nos valeurs à celles de gens convaincus des leurs, dans la confrontation en cours?

 

La France est le seul Etat européen à confondre laïcité et laïcisme. Dans les pays voisins, il y a un enseignement de l’islam, comme de toutes les religions. C’est une marque de respect, une notion que les musulmans n’admettent pas.

La charia (qui a inspiré Napoléon pour le Code Civil français) est faite par les hommes, et non par Dieu. Elle institue une société très hiérarchisée, où les musulmans ont tous les droits. Par exemple, si je suis chrétien, je dois me convertir pour épouser un musulman

Si je suis copte, je ne peux pas devenir gynécologue. Mais, une loi se change, en fonction de l ‘évolution de la société. Or,  Daesh a remis au goût du jour des versets sur l’esclavage, qui existaient à l’époque du prophète, mais qui n’ont plus leur place dans notre civilisation. Il y a une dichotomie entre notre univers et la législation.

La société est également très machiste. Au Moyen Orient, les mariages sont confessionnels et non civils. Les musulmans, les juifs et les chrétiens se marient dans leur communauté et héritent de cette communauté. Par exemple, chez les orthodoxes du Liban, une fille hérite d’une part, mais son frère de deux parts. Tout ceci est imposé par la charia et n’a rien à voir avec la religion.

 

Raymond Douyère (Président de Géostratégies 2000) : Pourquoi ce déferlement de haine, après les caricatures de Mahomet?

 

En Iran, on peut voir partout des figures d’Ali et du prophète.  Chez les chiites, la réaction n’est pas la même.

Certes, chez les ignorants, cela peut provoquer de l’inquiétude. En fait, l’islam est une religion, qui a été influencée, par le judaïsme d’abord (avec la lapidation et les interdictions alimentaires), mais aussi par la chrétienté. Les cinq prières musulmanes se sont établies peu à peu, en suivant le rythme des monastères chrétiens (4heures du matin, midi, les vêpres, avant le dîner et avant le coucher) présents dans la région. Il y a eu des relais.

La religion est universelle, il ne faut pas la communautariser.

Marie-Clotilde Hingray