« Où va l’Afghanistan ? »

Le vendredi 8 novembre 2019, Géostratégies 2000 a reçu David Martinon, Ambassadeur de France à Kaboul depuis 2018, autour d’un petit déjeuner organisé dans les salons du Palais du Luxembourg. Cet ancien collaborateur d’Hubert Védrine au Quai d’Orsay, spécialiste des négociations internationales dans le domaine de l’information et du numérique, a analysé la situation politique et sécuritaire de l’Afghanistan, pour le moins préoccupante. Avec en toile de fond, une question : ce pays peut-il retrouver une unité et se reconstruire dans la paix ?

L’Afghanistan est un pays incroyablement violent. C’est là où le terrorisme et la guerre tuent le plus de monde, là où on compte le plus grand nombre de journalistes assassinés, déclare, en connaissance de cause, David Martinon. Cette contrée de montagnes et de déserts est une zone tampon, coincée entre des empires en compétition (Perse, Ottoman, Russe…). Pendant longtemps, on a observé une forte rivalité anglo-indienne et russe. Ils se disputaient ce territoire, pour mieux se protéger les uns des autres. Mais c’est aussi le « cimetière des empires », britannique et soviétique, et la situation y est actuellement très périlleuse pour l’OTAN.

En 1979, l’URSS envahit le pays pour soutenir le régime pro-soviétique, face à une rébellion islamique. L’occupation est très dure (15 000 soldats de l’Armée Rouge tués, 1,5 millions d’Afghans). La résistance des Moudjahidines, soutenue par les Etats-Unis, les Saoudiens et le Pakistan, oblige les Soviétiques à partir en 1989. S’ensuit alors une guerre civile dans un pays très fracturé entre ses différentes ethnies, jusqu’en 1996, date de l’arrivée au pouvoir des Talibans. Ils y resteront jusqu’en 2001. Après l’assassinat de Massoud, les attentats du 11 septembre et l’offensive des forces américaines et britanniques, Kaboul tombe en cinq semaines et un régime intérimaire est mis en place, avec à sa tête le leader Pachtoune, Karzaï En 2004, une nouvelle constitution est adoptée et Karzaï gagne l’élection présidentielle. il sera remplacé en 2014 par Ghani, qui s’est représenté lors du scrutin de septembre dernier, et qui attend les résultats officiels, qui devraient le confirmer dans ses fonctions. Sinon, il laissera la place à son adversaire, le vice-président Abdullah. Malgré les nombreuses difficultés, le régime se solidifie peu à peu, remarque David Martinon.

ARRÊTER LA SPIRALE DE LA VIOLENCE

La guerre est maintenant dans sa 19ème année et l’épuisement se ressent. Il faudrait faire la paix, mais l’opposition Taleb, qui contrôle 25 à 35% du pays (surtout des zones rurales) défend des valeurs aux antipodes de celles des Occidentaux (comme la lapidation des femmes). Pour l’heure, l’insurrection, très organisée, est aux portes des villes et veut instaurer un émirat « Taleb » Les Américains, quant à eux, veulent en finir avec cet engagement militaire et retirer les 14000 hommes restants. Un accord était sur le point d’être signé, des Talibans invités à Camp David, lorsqu’un attentat, en septembre dernier, a tué un soldat américain. Les négociations ont été suspendues, ce qui n’est pas une mauvaise décision, commente David Martinon, car l’accord qui devait être signé, n’était pas bon et était d’ailleurs critiqué par une majorité du Parti Républicain. Il prévoyait un « self passage » pour les troupes étrangères, mais cela n’aurait jamais été appliqué. Et les Talibans, en position de force, auraient imposé leurs choix au gouvernement légitime. Il faut espérer que les prochaines discussions ne déboucheront pas sur un « accord de façade » et que le futur Président sortira renforcé des élections et pourra peser davantage face aux Talebs. Les Américains ne doivent pas partir trop vite, ils doivent mettre la pression sur les rebelles pour que le pays sorte de ce climat de violence extrême. C’est une condition sine qua non pour arriver à un cessez le feu, conclut David Martinon.

Cet intéressant exposé a été suivi, comme à l’accoutumée, d’un débat riche en échanges et animé par le Président de Géostratégies 2000, Paul Rechter.

Paul Rechter (Président de Géostratégies 2000) Quel rôle le Pakistan joue-t-il en Afghanistan?

Le Pakistan est le « sponsor » de l’insurrection Taleb. L’ingérence est constante. Le Pakistan souhaite le régime le plus islamiste possible en Afghanistan, par fraternité idéologique, mais en même temps, il recherche l’instabilité, ce qui est contradictoire. Il manipule les Talebs.

Le Pakistan a un rôle nocif. Il a toujours soutenu les pires chefs de guerre, et jamais Massoud, par exemple. Il est aussi très actif dans le trafic de drogue et dans le soutien à Daesh et à Al Quaïda.

Oussama Ben Laden y avait trouvé refuge, et c’est là qu’il a été tué par les forces américaines.

François Chevillard (Conseiller en Affaires Publiques et Développement) et Paul Rechter : Quels sont les intérêts de la France en Afghanistan ?

Nos intérêts sont directement liés à des questions de sécurité. Nous voulons lutter contre la menace terroriste. Or, l’immigration afghane est la première en France et nous savons que ce pays est une terre de djihad. Mohammed Mehra a séjourné en Afghanistan avant de commettre les attentats de Toulouse.

Dans un tout autre domaine, la France creuse son sillon dans le domaine de la coopération archéologique et de la santé, avec l’héritage des « French Doctors ».

Jacques Lutfalla (Contrôleur Général des Armées 2s) : La lutte contre le trafic de drogue est-il une priorité ?

Cette question est très compliquée et il est impossible d’établir une stratégie.

L’Afghanistan est le premier producteur d’opioïdes. 90% du trafic mondial provient de ce pays très pauvre. C’est sa seule industrie.

La drogue est principalement cultivée dans les zones d’insurrection Taleb. Le voisin pakistanais organise le trafic à l’export. L’Iran aussi participe maintenant.

Une bonne partie de la hiérarchie policière et militaire afghane est aussi partie prenante. C’est un marché très dynamique. Il y a une forte demande domestique, mais aussi de la part de la Russie, de la Chine, de l’Iran…

Philippe Beauvillard (Président du Syndicat de la Presse Culturelle et Scientifique) ; N’est-ce pas une illusion que de prétendre construire une République quand il n’y a pas de Nation ?

Les Afghans seraient le mieux placés pour vous répondre…

L’absence de sentiment national et l’existence d’une République ne sont pas incompatibles.

Il y a déjà une régionalisation de fait avec les Talebs.

Et dans le reste du pays, il y a plusieurs ethnies. Le gouvernement s’adresse à elles dans leur langue, ce qui ne vas pas dans le ses de l’unité.

Quant à la communauté internationale, elle pense que l’Afghanistan doit avoir un président Pachtoune. Or, ce n’est pas forcément le mieux. Une possible victoire d’un Tadjik permettrait peut-être de changer d’époque. L’Afghanistan est une République indépendante depuis peu, mais elle a derrière elle, une très longue histoire. Les archéologues français ont permis de mettre à jour un passé bouddhique très riche. Par ailleurs, les Afghans sont très fiers du passage d’Alexandre Le Grand. Il faut absolument développer un programme d’éducation nationale pour tous, cela apporterait un socle commun.

Jean-Louis Pierrel (Relations Universitaires IBM France. Secrétaire Général Adjoint Géostratégies 2000) : Les Américains se sont-ils vraiment attaqués à la culture du pavot? (par la force, en bombardant ou en aidant les cultures alternatives)

Quel rôle joue la Chine?

L’aide au développement économique comme une ressource alternative à l’opium, cela ne fonctionne pas. Aucune culture de substitution ne peut apporter une rentabilité aussi forte.

En 2000, les Talibans avaient décidé un moratoire et cela avait été appliqué.

Mais, ce n’est plus d’actualité ; la Chine a une petite frontière commune avec l’Afghanistan. Cela avait été créé pour que les empires russe et britannique ne se touchent pas. C’est une terre très inhospitalière.

La Chine s’intéresse à l’Afghanistan pour des raisons de sécurité. Elle a donné sa confiance aux Talibans.

C’est le voisin le moins toxique et le plus raisonnable.

Eric Verstraete (Directeur Financier Développement Construction Bouygues TP) : L’OTAN peut-il jouer un vrai rôle ou ce sont les Américains qui décident de tout ?

Je ne vois pas comment l’OTAN peut rester après le départ des Américains.

Thierry Le Roy (Conseiller d’État, Président de France Terre d’Asile) : Que pensez-vous de la diaspora afghane en France ?

Elle existe et elle est très bien intégrée. Il y a de grands écrivains ou réalisateurs français, d’origine afghane. Ils gardent un lien très fort avec leur pays d’origine.

Il n’y a quasi pas d’expulsion d’Afghans, de reconduite à la frontière.

Jean-Claude Richard (Ancien Ambassadeur de France en Asie Centrale) : Lorsque j’étais Ambassadeur dans les pays limitrophes de l’Afghanistan (1995-2006), j’ai constaté que, vu de Paris, le problème afghan restait marginal et ne suscitait qu’un intérêt passif.Cela a-t-il changé dans les faits?

 Le monde (y compris les Américains) est lassé de l’Afghanistan. Ce pays a été le théâtre de la plus longue (19 ans) et de la plus importante opération de l’OTAN. 150 000 hommes y ont participé et pour quel résultat? Le parlement fonctionne mal, la justice est corrompue… Il y a un faible retour sur investissement. La France a perdu 90 hommes, les Américains, 3000 et ils ont dépensé des milliards de dollars. Sur ce sujet, Obama et Trump étaient sur la même longueur d’onde. Ils voulaient se retirer. En France, il y a un côté un peu romantique avec les « French doctors », c’est un pays attachant, très beau, mais ce n’est pas notre histoire.

Élèves des Lycées Hélène Boucher et Maurice Ravel, à Paris : En quoi ce métier est il tellement intéressant qu’il prend le dessus sur les risques encourus ?

Ce sont les risques qui rendent le métier intéressant. Les pays en crise font plus sens. Des écrivains comme Kipling ou Kessel donnent envie de découvrir ces contrées lointaines…

Christophe Bouchez (Avocat au Barreau de Paris) ; Danièle Bourguignon (OCDE) : Quelle est la position de la France sur le sort des anciens interprètes afghans au service de l’Armée française ?

Il y a beaucoup de fausses rumeurs qui circulent à ce sujet.

La France les a accueillis (800 personnes). Cela s’est fait en plusieurs vagues et c’est peut être à cause de cela qu’il y a eu tant de critiques.

Mais la France s’est montrée très généreuse.

Aujourd’hui, ceux qui demandent à être accueillis, ne sont pas en danger. Pas plus que la population afghane dans son ensemble.

Les lettres de menaces qui sont exhibées sont des faux. D’ailleurs, les Talibans ne menacent pas, ils tuent directement.

il n’y a pas un seul PCRL qui a été assassiné, parce qu’il était PCRL (Personnel Civil de Recrutement Local). La France a assumé ses responsabilités.

Vice-Amiral Jean-Louis Vichot (Vice-Président de Géostratégies 2000) : Pourquoi y a-t-il tant d’Afghans qui veulent rejoindre la Grande-Bretagne ?

Parce qu’il y a une forte communauté qui s’entraide.

Francis Babé ; Adrianna Chapin (Group Compliance) : Pour faire la guerre, il faut des armes et des munitions. Quelles sont les filières ? Comment les combattre ?

Le Pakistan, l’Iran et probablement les Russes fournissent des armes aux Talibans.

Il y a toujours eu des armes en grand nombre et les Afghans sont de très bons tireurs.

Il y a aussi tout le matériel récupéré aux forces gouvernementales.

Danièle Bourguignon (OCDE) : Quel destin pour le fils de Massoud ?

Le nom est important, mais il n’est pas suffisant.

Il est très jeune (30 ans), a suivi une formation militaire à Sandhurst. Il est passionné mais encore immature. Il veut jouer un rôle. Il a créé son parti. Il doit dépasser la dimension de son ethnie.

Il a encore un long chemin devant lui.

il n’est plus sous l’autorité de son père. Ses oncles n’ont pas convaincu. Il a le champ libre.

A lui d’être habile.

Raymond Douyère (Parlementaire honoraire. Président d’honneur de Géostratégies 2000) :

Quel paysage va se dessiner après le départ de l’OTAN ?

Tout dépend de la négociation entre les Américains et les Talebs. C’est une première étape qui conditionnera les discussions intra afghanes pour organiser le pouvoir.

Il faudrait trouver des compromis avec les Talebs pour garder les droits acquis. Mais, il est certain que les Talibans ne vont pas abandonner leur volonté de pouvoir. il y aura des frictions mais ce sera mieux que la guerre civile actuelle.

Marie-Clotilde Hingray

Propos non revus par les intervenants