Le vendredi 11 octobre 2019, Géostratégie 2000 a reçu le Président de l’Institut Kurde de Paris, Kendal Nezan, autour d’un petit-déjeuner organisé dans les salons du Palais du Luxembourg, et dans un contexte particulièrement tendu, puisque la Turquie venait de traverser la frontière qui la sépare de la Syrie et de lancer une offensive contre les Kurdes. Engagé très tôt dans la défense de la cause kurde, auteur de nombreux ouvrages et articles sur ce sujet, notre invité nous a brossé un tableau très détaillé de l’histoire du peuple kurde, en conflit depuis des décennies avec le pouvoir d’Ankara. Il nous a éclairé sur la situation réelle sur le terrain et ne nous a pas caché ses inquiétudes, plaidant en faveur d’une protection renforcée de la part des Occidentaux, et de la France en particulier.
Le Kurdistan, qui existe depuis le 12ème siècle, est un territoire aussi vaste que la France. Avec ses montagnes, ses lacs et la Plaine du Tigre, il est considéré comme le château d’eau du Moyen-Orient. Il possède aussi d’importants gisements de pétrole. Il compte une population de 40 millions d’habitants, répartis entre la Turquie (20 millions) ; l’Iran (12 millions), le Kurdistan (7 millions) ; la Syrie (3 millions) et l’Union Européenne (1,5 millions). Décrit, pendant l’Antiquité comme la Haute Mésopotamie, il est aujourd’hui une région extrêmement stratégique, rappelle dès le départ, Kendal Nezan.
Les Kurdes revendiquent une filiation commune avec les Mèdes, qui en 612, ont mis fin à la grande puissance de l’Etat Assyrien. Ils ont été convertis et islamisés lors des conquêtes du 6ème et 7ème siècle et jouent un rôle non négligeable dans le monde musulman. Puis, après l’invasion des turco-mongols, qui détruisent tout, ils survivent dans les montagnes. Saladin, à qui ils se réfèrent, incarne leurs valeurs, à savoir le respect des croyances des autres et le pluralisme religieux. En 1514, les émirs kurdes signent un Traité avec l’Empire ottoman, qui leur laisse une large autonomie à condition de se mobiliser en cas de guerre contre les Perses. Cette période prospère, également sur le plan culturel et littéraire, se poursuit jusqu’au milieu du 19ème siècle.
A cette époque, les sultans ottomans mènent une politique de centralisation et lancent de vastes campagnes militaires contre les Kurdes, qui vont être le point de départ, vers 1850, de guerres pour l’indépendance du Kurdistan, explique Kendal Nezan. Puis, après le premier conflit mondial et le démantèlement de l’Empire Ottoman, le Traité de Sèvres de 1920 prévoit la création d’un état kurde, qui ne verra jamais le jour…Mustapha Kemal, qui vient d’être élu à la tête de la Turquie, s’y oppose. La France et la Grande-Bretagne se partagent la région. Le Liban et la Syrie, pour les premiers et l’Irak, la Haute Mésopotamie et la Palestine pour les seconds. Et en 1923, le Traité de Lausanne reconnaît la souveraineté de la Turquie, ainsi que ses nouvelles frontières. C’est la fin du Kurdistan indépendant. Les Alliés, en échange de parts non négligeables dans la compagnie exploitant le pétrole de la zone, renoncent… La culture, la langue, l’identité kurdes sont écrasées, les révoltes durement réprimées. Un tiers de la population kurde est déportée.
DES AVANCÉES ENCORE FRAGILES
Une spirale de la violence s’installe, entre indépendantistes et régimes en place. En Irak, en 1990, une répression terrible vise à éradiquer les Kurdes. 90% des villages du Kurdistan sont détruits. En Iran, suite à l’invasion irakienne, Khomeiny déclare la guerre sainte contre les Kurdes, qui résistent et réclament un Iran laïque. Comptant sur la présence des Alliés, suite à la Guerre du Golfe, les Kurdes se soulèvent, mais vu les massacres, 2 millions d’entre eux se massent à la frontière Turquie/Iran. Les Alliés, sous l’égide du Conseil de Sécurité de l’ONU, instaurent une zone de sécurité pour ces réfugiés et favorisent la création d’une région réellement autonome pour les Kurdes, en Irak, avec Kirkouk comme capitale. En 1992, des élections pluralistes sont organisées. Un Kurdistan démocratique, pro occidental voit le jour, avec un Parlement dirigé actuellement par une femme. Une vingtaine d’universités accueillent des étudiants. La langue kurde, qui a des racines indo-européennes, proches du Perse et de la grammaire française, est le ciment de l’identité nationale, qui laisse une large place aux femmes et à la diversité religieuse (kurdes sunnites (à 80%) mais aussi juifs, alevis yezidis et chrétiens), conclut Kendal Nezan.
Le brillant exposé de Kendal Nezan a été suivi d’un débat animé par Paul Rechter, Président de Géostratégies 2000, et très riche en échanges.
Paul Rechter . Président de Géostratégies 2000) : Quel est l’équipement militaire des Kurdes ? Face à la Turquie, quelle est l’attitude des Russes et des Syriens ?
Dans le Kurdistan syrien, en 2011, les Kurdes étaient opposés à la militarisation des manifestations du Printemps Arabe. Mais la Turquie et le Qatar avaient une position inverse. Il n’y avait plus de place pour les opposants modérés.
La Turquie a armé les Frères Musulmans et les djihadistes. Et l’armée syrienne s’est retirée des provinces kurdes. Les Kurdes deviennent une force autonome, mais ils sont attaqués par Daesh. Aidés par la France et les USA, les Kurdes résistent, notamment dans la ville de Kobané.
11000 kurdes syriens sont tués dans la guerre contre Daesh. Les efforts qu’ils ont consentis pour défendre leur liberté ont été énormes. Ils ont libéré Racca et chassé Daesh d’un territoire aussi grand que la Grande-Bretagne, où vivaient 10 millions d’habitants.
Pendant cette période, le régime turc soutient Daesh. Et maintenant, la décision de faire la guerre contre les Kurdes, est en fait un soutien à Daesh. Pour les Turcs, ce sont les Kurdes qui sont les terroristes. Avec le retrait américain, tout est plus facile et Erdogan peut poursuivre son but, à savoir, envahir, occuper, annexer et arabiser tout le Kurdistan syrien.
Les Kurdes ont des moyens limités. La coalition internationale leur a fourni des armes terrestres, mais rien au niveau anti aérien. Or, dans cette région, la force aérienne est vitale, et elle est entre les mains des Turcs.
Pour la Russie de Poutine, c’est une belle affaire. Elle réussit à faire partir les Occidentaux (via les Kurdes) sans rien faire. Ainsi, l’avenir de la Syrie se décidera sans la présence des Occidentaux.
Cela se négociera à trois, entre la Turquie, la Russie et l’Iran.
Par ailleurs, il ne faut pas oublier que les Kurdes détenaient 72 000 prisonniers de Daesh, qui vont se volatiliser dans la nature. C’est un désastre pour les Occidentaux et un moyen de chantage contre l’Europe. Une véritable bombe à retardement. Et une tragédie pour les Kurdes.
Jean-Louis Pierrel (Relations Universitaires IBM France - Secrétaire Général Adjoint Géostratégies 2000) ; Charles Culbert (Consultant) : Quel est le poids et la position du PKK ? Quels sont les liens entre le PKK et le YPG syrien ? Et plus largement, avec les Kurdes irakiens et iraniens ?
Le PKK a été fondé à la fin des années 1970. En 1984, il se lance dans la lutte armée contre la Turquie. A l’époque, il y avait 110 000 prisonniers en Turquie et énormément de Kurdes tués. Donc, leur slogan était « autant mourir les armes à la main ». Le PKK a alors été déclaré organisation terroriste par la Turquie et les Américains, qui ne voyaient pas d’un bon œil son idéologie marxiste. Personnellement, je déplore cette position, car les Kurdes ne tuent pas les Occidentaux. Ils luttent contre la police et l’armée turque. Un accord était sur le point d’être signé en 2015 entre le PKK et la Turquie, quand Erdogan a tout arrêté. Pourtant, les revendications kurdes sont minimalistes, mais c’est pour lui, une façon de souder son opinion et de rester au pouvoir.
Le PYG est une milice kurde syrienne, qui fait partie des Forces Démocratiques Syriennes (FDS).
Elle a des liens avec le PKK, mais prend ses distances avec l’idéologie marxiste. Elle défend des préoccupations écologiques, ainsi que la parité hommes-femmes. Elle n’a jamais lancé d’attaques contre la Turquie et rien ne justifie donc l’agression actuelle et les représailles des Turcs.
François Chevillard (Consultant en Affaires Publiques et Développement) : Quelle est l’attitude de la France ? Qu’attendent les Kurdes de France ?
Le Président Mitterrand et son épouse Danièle ont joué un rôle décisif en faveur des Kurdes. Cette dernière a convaincu la France en 1991 de saisir le Conseil de Sécurité, lors de l’exode vers la frontière entre l’Iran et la Turquie de 2 millions de Kurdes. Une résolution a alors été votée, prévoyant la création d’une zone sécurisée pour les civils kurdes. Elle a visité de nombreuses fois la région et était présente en 1992 pour la mise en place du gouvernement d’Union nationale du Kurdistan, puis en 2002, pour l’inauguration du Parlement kurde.
En 1992, le Président Mitterrand a plaidé pour un règlement politique de la question kurde, lors de sa visite à Ankara. Le Président Ozal, ébranlé, a amorcé un dialogue avec le PKK , mais en 1993, il a été assassiné par des ultras.
Actuellement, la France s’inscrit dans cette tradition. Elle soutient la résistance kurde. Elle doit entraîner l’Europe sur ce sujet, qui est un enjeu vital pour la sécurité. La guerre contre Daesh passe par une alliance sur le terrain avec les Kurdes, qui sont les meilleurs alliés des Occidentaux, sur la base de valeurs partagées au Moyen-Orient . La France doit prendre la tête d’une Force Européenne d’interposition. Il faut être un acteur dans l’histoire. Ainsi, la Turquie pourrait reculer, comme elle l’a déjà fait avec Poutine. il faut brandir le langage de la force.
De plus, la défense du peuple kurde est l’une des rares causes qui fédère l’ensemble des Français.
Pierre Lepetit (Consultant) : Jean-Claude Richard (Ancien Ambassadeur de France en Asie Centrale) ; Jacques Taranger (Inspecteur du Personnel Civil de la Défense) ; Richard Hallows (Directeur Développement International Cerester. Groupe Beghin Say) :
Il y a t-il un avenir pour un Kurdistan indépendant ?
En 2017, un référendum a eu lieu sur ce sujet. 92,7% des bulletins étaient en faveur d’une indépendance pacifiée avec l’Irak. Mais la Turquie et l’Iran étaient contre et les Occidentaux et la Russie ont laissé faire. Le droit, sans la force, reste virtuel.
L’Iran veut créer un Empire chiite et la Turquie, qui n’a jamais accepté le démantèlement de l’Empire Ottoman en 1918, rêve d’un empire néo-ottoman. Un but quasi impossible, car la Turquie (hormis le Qatar et le Hamas), n’a aucun allié dans le monde arabe. L’Occident, pour sa part, est de plus en plus faible et se retire progressivement des affaires du Proche Orient. Pourtant, à l’avenir, comme ce fut le cas pour l’Arménie, il y aura un Etat kurde. J’en suis convaincu.
Quid de la question des réfugiés ?
Il y a une région partiellement autonome kurde qui regroupe 5 millions d’habitants. Il y a aussi
1 200 000 personnes déplacées dans des camps. Il est fort probable que l’arrivée massive de réfugiés kurdes syriens déstabilise le Kurdistan irakien. Et il n’y a aucune aide occidentale.
François-Xavier Martin (Président d’Honneur de Crédit X Mines. Secrétaire général et Trésorier de Géostratégies 2000) : Existe-t-il des liens entre les Kurdes et les Israéliens ?
Les liens affectifs et culturels entre les Kurdes et les Juifs sont très anciens. Ils sont originaires de deux terres bibliques . Il y n’y a jamais eu d’antisémitisme chez les Kurdes. Il y a un quartier kurde à Jérusalem. Israël a défendu le référendum sur le Kurdistan irakien.
Mais, en même temps, Israël et la Turquie normalisent leurs relations.
Pierre Amouyel (Ingénieur général des Mines) : Comment organisez-vous votre lobbying après de l’Union Européenne et des USA ?
« Lobbying » est un grand mot. C’est plutôt la foi des militants kurdes et de leurs amis, très nombreux aux USA. Beaucoup d’universitaires. On retrouve des partisans des Kurdes dans les deux grands partis, Républicains et Démocrates.
En Europe, la diaspora kurde est également très présente. Il y a des élus kurdes.
Claudie Rigault (Ancienne attachée de direction - Sotheby’s) : Quelle est le rôle des femmes dans la lutte ?
Elles ont été formidables dans la résistance contre Daesh. Le film de Caroline Fourest, « Sœurs d’Armes » en est une très belle illustration. Il dénonce la volonté de Daesh de réduire les femmes en esclaves. En 1991, une femme kurde a été élue au Parlement turc. Elle avait été emprisonnée 10 ans mais elle n’a pas plié. Les femmes transmettent le flambeau de la résistance.
Nous traversons une épreuve très difficile. Nous avons besoin de l’appui de nos alliés occidentaux. Nous avons survécu à Saddam Hussein. Nous survivrons à Erdogan.
Marie-Clotilde Hingray Propos non revus par les intervenants