Comptes rendus des dernières manifestations

« Où va l’Afghanistan ? »

Le vendredi 8 novembre 2019, Géostratégies 2000 a reçu David Martinon, Ambassadeur de France à Kaboul depuis 2018, autour d’un petit déjeuner organisé dans les salons du Palais du Luxembourg. Cet ancien collaborateur d’Hubert Védrine au Quai d’Orsay, spécialiste des négociations internationales dans le domaine de l’information et du numérique, a analysé la situation politique et sécuritaire de l’Afghanistan, pour le moins préoccupante. Avec en toile de fond, une question : ce pays peut-il retrouver une unité et se reconstruire dans la paix ?

L’Afghanistan est un pays incroyablement violent. C’est là où le terrorisme et la guerre tuent le plus de monde, là où on compte le plus grand nombre de journalistes assassinés, déclare, en connaissance de cause, David Martinon. Cette contrée de montagnes et de déserts est une zone tampon, coincée entre des empires en compétition (Perse, Ottoman, Russe…). Pendant longtemps, on a observé une forte rivalité anglo-indienne et russe. Ils se disputaient ce territoire, pour mieux se protéger les uns des autres. Mais c’est aussi le « cimetière des empires », britannique et soviétique, et la situation y est actuellement très périlleuse pour l’OTAN.

En 1979, l’URSS envahit le pays pour soutenir le régime pro-soviétique, face à une rébellion islamique. L’occupation est très dure (15 000 soldats de l’Armée Rouge tués, 1,5 millions d’Afghans). La résistance des Moudjahidines, soutenue par les Etats-Unis, les Saoudiens et le Pakistan, oblige les Soviétiques à partir en 1989. S’ensuit alors une guerre civile dans un pays très fracturé entre ses différentes ethnies, jusqu’en 1996, date de l’arrivée au pouvoir des Talibans. Ils y resteront jusqu’en 2001. Après l’assassinat de Massoud, les attentats du 11 septembre et l’offensive des forces américaines et britanniques, Kaboul tombe en cinq semaines et un régime intérimaire est mis en place, avec à sa tête le leader Pachtoune, Karzaï En 2004, une nouvelle constitution est adoptée et Karzaï gagne l’élection présidentielle. il sera remplacé en 2014 par Ghani, qui s’est représenté lors du scrutin de septembre dernier, et qui attend les résultats officiels, qui devraient le confirmer dans ses fonctions. Sinon, il laissera la place à son adversaire, le vice-président Abdullah. Malgré les nombreuses difficultés, le régime se solidifie peu à peu, remarque David Martinon.

ARRÊTER LA SPIRALE DE LA VIOLENCE

La guerre est maintenant dans sa 19ème année et l’épuisement se ressent. Il faudrait faire la paix, mais l’opposition Taleb, qui contrôle 25 à 35% du pays (surtout des zones rurales) défend des valeurs aux antipodes de celles des Occidentaux (comme la lapidation des femmes). Pour l’heure, l’insurrection, très organisée, est aux portes des villes et veut instaurer un émirat « Taleb » Les Américains, quant à eux, veulent en finir avec cet engagement militaire et retirer les 14000 hommes restants. Un accord était sur le point d’être signé, des Talibans invités à Camp David, lorsqu’un attentat, en septembre dernier, a tué un soldat américain. Les négociations ont été suspendues, ce qui n’est pas une mauvaise décision, commente David Martinon, car l’accord qui devait être signé, n’était pas bon et était d’ailleurs critiqué par une majorité du Parti Républicain. Il prévoyait un « self passage » pour les troupes étrangères, mais cela n’aurait jamais été appliqué. Et les Talibans, en position de force, auraient imposé leurs choix au gouvernement légitime. Il faut espérer que les prochaines discussions ne déboucheront pas sur un « accord de façade » et que le futur Président sortira renforcé des élections et pourra peser davantage face aux Talebs. Les Américains ne doivent pas partir trop vite, ils doivent mettre la pression sur les rebelles pour que le pays sorte de ce climat de violence extrême. C’est une condition sine qua non pour arriver à un cessez le feu, conclut David Martinon.

Cet intéressant exposé a été suivi, comme à l’accoutumée, d’un débat riche en échanges et animé par le Président de Géostratégies 2000, Paul Rechter.

Paul Rechter (Président de Géostratégies 2000) Quel rôle le Pakistan joue-t-il en Afghanistan?

Le Pakistan est le « sponsor » de l’insurrection Taleb. L’ingérence est constante. Le Pakistan souhaite le régime le plus islamiste possible en Afghanistan, par fraternité idéologique, mais en même temps, il recherche l’instabilité, ce qui est contradictoire. Il manipule les Talebs.

Le Pakistan a un rôle nocif. Il a toujours soutenu les pires chefs de guerre, et jamais Massoud, par exemple. Il est aussi très actif dans le trafic de drogue et dans le soutien à Daesh et à Al Quaïda.

Oussama Ben Laden y avait trouvé refuge, et c’est là qu’il a été tué par les forces américaines.

François Chevillard (Conseiller en Affaires Publiques et Développement) et Paul Rechter : Quels sont les intérêts de la France en Afghanistan ?

Nos intérêts sont directement liés à des questions de sécurité. Nous voulons lutter contre la menace terroriste. Or, l’immigration afghane est la première en France et nous savons que ce pays est une terre de djihad.
Mohammed Mehra a séjourné en Afghanistan avant de commettre les attentats de Toulouse.

Dans un tout autre domaine, la France creuse son sillon dans le domaine de la coopération archéologique et de la santé, avec l’héritage des « French Doctors ».

Jacques Lutfalla (Contrôleur Général des Armées 2s) : La lutte contre le trafic de drogue est-il une priorité ?

Cette question est très compliquée et il est impossible d’établir une stratégie.

L’Afghanistan est le premier producteur d’opioïdes. 90% du trafic mondial provient de ce pays très pauvre. C’est sa seule industrie.

La drogue est principalement cultivée dans les zones d’insurrection Taleb. Le voisin pakistanais organise le trafic à l’export. L’Iran aussi participe maintenant.

Une bonne partie de la hiérarchie policière et militaire afghane est aussi partie prenante.
C’est un marché très dynamique. Il y a une forte demande domestique, mais aussi de la part de la Russie, de la Chine, de l’Iran…

Philippe Beauvillard (Président du Syndicat de la Presse Culturelle et Scientifique) ; N’est-ce pas une illusion que de prétendre construire une République quand il n’y a pas de Nation ?

Les Afghans seraient le mieux placés pour vous répondre…

L’absence de sentiment national et l’existence d’une République ne sont pas incompatibles.

Il y a déjà une régionalisation de fait avec les Talebs.

Et dans le reste du pays, il y a plusieurs ethnies. Le gouvernement s’adresse à elles dans leur langue, ce qui ne vas pas dans le ses de l’unité.

Quant à la communauté internationale, elle pense que l’Afghanistan doit avoir un président Pachtoune. Or, ce n’est pas forcément le mieux. Une possible victoire d’un Tadjik permettrait peut-être de changer d’époque.
L’Afghanistan est une République indépendante depuis peu, mais elle a derrière elle, une très longue histoire. Les archéologues français ont permis de mettre à jour un passé bouddhique très riche. Par ailleurs, les Afghans sont très fiers du passage d’Alexandre Le Grand.
Il faut absolument développer un programme d’éducation nationale pour tous, cela apporterait un socle commun.

Jean-Louis Pierrel (Relations Universitaires IBM France. Secrétaire Général Adjoint Géostratégies 2000) : Les Américains se sont-ils vraiment attaqués à la culture du pavot? (par la force, en bombardant ou en aidant les cultures alternatives)

Quel rôle joue la Chine?

L’aide au développement économique comme une ressource alternative à l’opium, cela ne fonctionne pas. Aucune culture de substitution ne peut apporter une rentabilité aussi forte.

En 2000, les Talibans avaient décidé un moratoire et cela avait été appliqué.

Mais, ce n’est plus d’actualité ; la Chine a une petite frontière commune avec l’Afghanistan. Cela avait été créé pour que les empires russe et britannique ne se touchent pas. C’est une terre très inhospitalière.

La Chine s’intéresse à l’Afghanistan pour des raisons de sécurité. Elle a donné sa confiance aux Talibans.

C’est le voisin le moins toxique et le plus raisonnable.

Eric Verstraete (Directeur Financier Développement Construction Bouygues TP) : L’OTAN peut-il jouer un vrai rôle ou ce sont les Américains qui décident de tout ?

Je ne vois pas comment l’OTAN peut rester après le départ des Américains.

Thierry Le Roy (Conseiller d’État, Président de France Terre d’Asile) : Que pensez-vous de la diaspora afghane en France ?

Elle existe et elle est très bien intégrée. Il y a de grands écrivains ou réalisateurs français, d’origine afghane. Ils gardent un lien très fort avec leur pays d’origine.

Il n’y a quasi pas d’expulsion d’Afghans, de reconduite à la frontière.

Jean-Claude Richard (Ancien Ambassadeur de France en Asie Centrale) : Lorsque j’étais Ambassadeur dans les pays limitrophes de l’Afghanistan (1995-2006), j’ai constaté que, vu de Paris, le problème afghan restait marginal et ne suscitait qu’un intérêt passif.Cela a-t-il changé dans les faits?

 Le monde (y compris les Américains) est lassé de l’Afghanistan. Ce pays a été le théâtre de la plus longue (19 ans) et de la plus importante opération de l’OTAN. 150 000 hommes y ont participé et pour quel résultat? Le parlement fonctionne mal, la justice est corrompue…
Il y a un faible retour sur investissement. La France a perdu 90 hommes, les Américains, 3000 et ils ont dépensé des milliards de dollars. Sur ce sujet, Obama et Trump étaient sur la même longueur d’onde. Ils voulaient se retirer.
En France, il y a un côté un peu romantique avec les « French doctors », c’est un pays attachant, très beau, mais ce n’est pas notre histoire.

Élèves des Lycées Hélène Boucher et Maurice Ravel, à Paris : En quoi ce métier est il tellement intéressant qu’il prend le dessus sur les risques encourus ?

Ce sont les risques qui rendent le métier intéressant. Les pays en crise font plus sens.
Des écrivains comme Kipling ou Kessel donnent envie de découvrir ces contrées lointaines…

Christophe Bouchez (Avocat au Barreau de Paris) ; Danièle Bourguignon (OCDE) : Quelle est la position de la France sur le sort des anciens interprètes afghans au service de l’Armée française ?

Il y a beaucoup de fausses rumeurs qui circulent à ce sujet.

La France les a accueillis (800 personnes). Cela s’est fait en plusieurs vagues et c’est peut être à cause de cela qu’il y a eu tant de critiques.

Mais la France s’est montrée très généreuse.

Aujourd’hui, ceux qui demandent à être accueillis, ne sont pas en danger. Pas plus que la population afghane dans son ensemble.

Les lettres de menaces qui sont exhibées sont des faux. D’ailleurs, les Talibans ne menacent pas, ils tuent directement.

il n’y a pas un seul PCRL qui a été assassiné, parce qu’il était PCRL (Personnel Civil de Recrutement Local).
La France a assumé ses responsabilités.

Vice-Amiral Jean-Louis Vichot (Vice-Président de Géostratégies 2000) : Pourquoi y a-t-il tant d’Afghans qui veulent rejoindre la Grande-Bretagne ?

Parce qu’il y a une forte communauté qui s’entraide.

Francis Babé ; Adrianna Chapin (Group Compliance) : Pour faire la guerre, il faut des armes et des munitions. Quelles sont les filières ? Comment les combattre ?

Le Pakistan, l’Iran et probablement les Russes fournissent des armes aux Talibans.

Il y a toujours eu des armes en grand nombre et les Afghans sont de très bons tireurs.

Il y a aussi tout le matériel récupéré aux forces gouvernementales.

Danièle Bourguignon (OCDE) : Quel destin pour le fils de Massoud ?

Le nom est important, mais il n’est pas suffisant.

Il est très jeune (30 ans), a suivi une formation militaire à Sandhurst. Il est passionné mais encore immature. Il veut jouer un rôle. Il a créé son parti. Il doit dépasser la dimension de son ethnie.

Il a encore un long chemin devant lui.

il n’est plus sous l’autorité de son père. Ses oncles n’ont pas convaincu. Il a le champ libre.

A lui d’être habile.

Raymond Douyère (Parlementaire honoraire. Président d’honneur de Géostratégies 2000) :

Quel paysage va se dessiner après le départ de l’OTAN ?

Tout dépend de la négociation entre les Américains et les Talebs. C’est une première étape qui conditionnera les discussions intra afghanes pour organiser le pouvoir.

Il faudrait trouver des compromis avec les Talebs pour garder les droits acquis.
Mais, il est certain que les Talibans ne vont pas abandonner leur volonté de pouvoir. il y aura des frictions mais ce sera mieux que la guerre civile actuelle.

Marie-Clotilde Hingray

Propos non revus par les intervenants

« Syrie, Irak, Turquie : face aux périls : quel avenir pour les kurdes ? »

Le vendredi 11 octobre 2019, Géostratégie 2000 a reçu le Président de l’Institut Kurde de Paris, Kendal Nezan, autour d’un petit-déjeuner organisé dans les salons du Palais du Luxembourg, et dans un contexte particulièrement tendu, puisque la Turquie venait de traverser la frontière qui la sépare de la Syrie et de lancer une offensive contre les Kurdes. Engagé très tôt dans la défense de la cause kurde, auteur de nombreux ouvrages et articles sur ce sujet, notre invité nous a brossé un tableau très détaillé de l’histoire du peuple kurde, en conflit depuis des décennies avec le pouvoir d’Ankara. Il nous a éclairé sur la situation réelle sur le terrain et ne nous a pas caché ses inquiétudes, plaidant en faveur d’une protection renforcée de la part des Occidentaux, et de la France en particulier.

Le Kurdistan, qui existe depuis le 12ème siècle, est un territoire aussi vaste que la France.  Avec ses montagnes, ses lacs et la Plaine du Tigre, il est considéré comme le château d’eau du Moyen-Orient. Il possède aussi d’importants gisements de pétrole. Il compte une population de 40 millions d’habitants, répartis entre la Turquie (20 millions) ; l’Iran (12 millions), le Kurdistan (7 millions) ; la Syrie (3 millions) et l’Union Européenne (1,5 millions). Décrit, pendant l’Antiquité comme la Haute Mésopotamie, il est aujourd’hui une région extrêmement stratégique, rappelle dès le départ, Kendal Nezan.

Les Kurdes revendiquent une filiation commune avec les Mèdes, qui en 612, ont mis fin à la grande puissance de l’Etat Assyrien. Ils ont été convertis et islamisés lors des conquêtes du 6ème et 7ème siècle et jouent un rôle non négligeable dans le monde musulman. Puis, après l’invasion des turco-mongols, qui détruisent tout, ils survivent dans les montagnes. Saladin, à qui ils se réfèrent, incarne leurs valeurs, à savoir le respect des croyances des autres et le pluralisme religieux. En 1514, les émirs kurdes signent un Traité avec l’Empire ottoman, qui leur laisse une large autonomie à condition de se mobiliser en cas de guerre contre les Perses. Cette période prospère, également sur le plan culturel et littéraire, se poursuit jusqu’au milieu du 19ème siècle.

A cette époque, les sultans ottomans mènent une politique de centralisation et lancent de vastes campagnes militaires contre les Kurdes, qui vont être le point de départ, vers 1850, de guerres pour l’indépendance du Kurdistan, explique Kendal Nezan. Puis, après le premier conflit mondial et le démantèlement de l’Empire Ottoman, le Traité de Sèvres de 1920 prévoit la création d’un état kurde, qui ne verra jamais le jour…Mustapha Kemal, qui vient d’être élu à la tête de la Turquie, s’y oppose. La France et la Grande-Bretagne se partagent la région. Le Liban et la Syrie, pour les premiers et l’Irak, la Haute Mésopotamie et la Palestine pour les seconds. Et en 1923, le Traité de Lausanne reconnaît la souveraineté de la Turquie, ainsi que ses nouvelles frontières. C’est la fin du Kurdistan indépendant. Les Alliés, en échange de parts non négligeables dans la compagnie exploitant le pétrole de la zone, renoncent… La culture, la langue, l’identité kurdes sont écrasées, les révoltes durement réprimées. Un tiers de la population kurde est déportée.

DES AVANCÉES ENCORE FRAGILES

Une spirale de la violence s’installe, entre indépendantistes et régimes en place. En Irak, en 1990, une répression terrible vise à éradiquer les Kurdes. 90% des villages du Kurdistan sont détruits. En Iran, suite à l’invasion irakienne, Khomeiny déclare la guerre sainte contre les Kurdes, qui résistent et réclament un Iran laïque. Comptant sur la présence des Alliés, suite à la Guerre du Golfe, les Kurdes se soulèvent, mais vu les massacres, 2 millions d’entre eux se massent à la frontière Turquie/Iran. Les Alliés, sous l’égide du Conseil de Sécurité de l’ONU, instaurent une zone de sécurité pour ces réfugiés et favorisent la création d’une région réellement autonome pour les Kurdes, en Irak, avec Kirkouk comme capitale. En 1992, des élections pluralistes sont organisées. Un Kurdistan démocratique, pro occidental voit le jour, avec un Parlement dirigé actuellement par une femme. Une vingtaine d’universités accueillent des étudiants. La langue kurde, qui a des racines indo-européennes, proches du Perse et de la grammaire française, est le ciment de l’identité nationale, qui laisse une large place aux femmes et à la diversité religieuse (kurdes sunnites (à 80%) mais aussi juifs, alevis yezidis et chrétiens), conclut Kendal Nezan.

Le brillant exposé de Kendal Nezan a été suivi d’un débat animé par Paul Rechter, Président de Géostratégies 2000, et très riche en échanges.

Paul Rechter . Président de Géostratégies 2000) : Quel est l’équipement militaire des Kurdes ? Face à la Turquie, quelle est l’attitude des Russes et des Syriens ?

Dans le Kurdistan syrien, en 2011, les Kurdes étaient opposés à la militarisation des manifestations du Printemps Arabe. Mais la Turquie et le Qatar avaient une position inverse. Il n’y avait plus de place pour les opposants modérés.

La Turquie a armé les Frères Musulmans et les djihadistes. Et l’armée syrienne s’est retirée des provinces kurdes. Les Kurdes deviennent une force autonome, mais ils sont attaqués par Daesh.
Aidés par la France et les USA, les Kurdes résistent, notamment dans la ville de Kobané.

11000 kurdes syriens sont tués dans la guerre contre Daesh. Les efforts qu’ils ont consentis pour défendre leur liberté ont été énormes. Ils ont libéré Racca et chassé Daesh d’un territoire aussi grand que la Grande-Bretagne, où vivaient 10 millions d’habitants.

Pendant cette période, le régime turc soutient Daesh. Et maintenant, la décision de faire la guerre contre les Kurdes, est en fait un soutien à Daesh. Pour les Turcs, ce sont les Kurdes qui sont les terroristes. Avec le retrait américain, tout est plus facile et Erdogan peut poursuivre son but, à savoir, envahir, occuper, annexer et arabiser tout le Kurdistan syrien.

Les Kurdes ont des moyens limités. La coalition internationale leur a fourni des armes terrestres, mais rien au niveau anti aérien. Or, dans cette région, la force aérienne est vitale, et elle est entre les mains des Turcs.

Pour la Russie de Poutine, c’est une belle affaire. Elle réussit à faire partir les Occidentaux (via les Kurdes) sans rien faire. Ainsi, l’avenir de la Syrie se décidera sans la présence des Occidentaux.

Cela se négociera à trois, entre la Turquie, la Russie et l’Iran.

Par ailleurs, il ne faut pas oublier que les Kurdes détenaient 72 000 prisonniers de Daesh, qui vont se volatiliser dans la nature. C’est un désastre pour les Occidentaux et un moyen de chantage contre l’Europe. Une véritable bombe à retardement. Et une tragédie pour les Kurdes.

Jean-Louis Pierrel (Relations Universitaires IBM France - Secrétaire Général Adjoint Géostratégies 2000) ; Charles Culbert (Consultant) : Quel est le poids et la position du PKK ? Quels sont les liens entre le PKK et le YPG syrien ? Et plus largement, avec les Kurdes irakiens et iraniens ?

Le PKK a été fondé à la fin des années 1970. En 1984, il se lance dans la lutte armée contre la Turquie. A l’époque, il y avait 110 000 prisonniers en Turquie et énormément de Kurdes tués. Donc, leur slogan était « autant mourir les armes à la main ». Le PKK a alors été déclaré organisation terroriste par la Turquie et les Américains, qui ne voyaient pas d’un bon œil son idéologie marxiste. Personnellement, je déplore cette position, car les Kurdes ne tuent pas les Occidentaux. Ils luttent contre la police et l’armée turque. Un accord était sur le point d’être signé en 2015 entre le PKK et la Turquie, quand Erdogan a tout arrêté. Pourtant, les revendications kurdes sont minimalistes, mais c’est pour lui, une façon de souder son opinion et de rester au pouvoir.

Le PYG est une milice kurde syrienne, qui fait partie des Forces Démocratiques Syriennes (FDS).

Elle a des liens avec le PKK, mais prend ses distances avec l’idéologie marxiste. Elle défend des préoccupations écologiques, ainsi que la parité hommes-femmes. Elle n’a jamais lancé d’attaques contre la Turquie et rien ne justifie donc l’agression actuelle et les représailles des Turcs.

François Chevillard (Consultant en Affaires Publiques et Développement) : Quelle est l’attitude de la France ? Qu’attendent les Kurdes de France ?

Le Président Mitterrand et son épouse Danièle ont joué un rôle décisif en faveur des Kurdes. Cette dernière a convaincu la France en 1991 de saisir le Conseil de Sécurité, lors de l’exode vers la frontière entre l’Iran et la Turquie de 2 millions de Kurdes. Une résolution a alors été votée, prévoyant la création d’une zone sécurisée pour les civils kurdes. Elle a visité de nombreuses fois la région et était présente en 1992 pour la mise en place du gouvernement d’Union nationale du Kurdistan, puis en 2002, pour l’inauguration du Parlement kurde.

En 1992, le Président Mitterrand a plaidé pour un règlement politique de la question kurde, lors de sa visite à Ankara. Le Président Ozal, ébranlé, a amorcé un dialogue avec le PKK , mais en 1993, il a été assassiné par des ultras.

Actuellement, la France s’inscrit dans cette tradition. Elle soutient la résistance kurde. Elle doit entraîner l’Europe sur ce sujet, qui est un enjeu vital pour la sécurité. La guerre contre Daesh passe par une alliance sur le terrain avec les Kurdes, qui sont les meilleurs alliés des Occidentaux, sur la base de valeurs partagées au Moyen-Orient . La France doit prendre la tête d’une Force Européenne d’interposition. Il faut être un acteur dans l’histoire. Ainsi, la Turquie pourrait reculer, comme elle l’a déjà fait avec Poutine. il faut brandir le langage de la force.

De plus, la défense du peuple kurde est l’une des rares causes qui fédère l’ensemble des Français.

Pierre Lepetit (Consultant) : Jean-Claude Richard (Ancien Ambassadeur de France en Asie Centrale) ; Jacques Taranger (Inspecteur du Personnel Civil de la Défense) ; Richard Hallows (Directeur Développement International Cerester. Groupe Beghin Say) :

Il y a t-il un avenir pour un Kurdistan indépendant ?

En 2017, un référendum a eu lieu sur ce sujet. 92,7% des bulletins étaient en faveur d’une indépendance pacifiée avec l’Irak. Mais la Turquie et l’Iran étaient contre et les Occidentaux et la Russie ont laissé faire. Le droit, sans la force, reste virtuel.

L’Iran veut créer un Empire chiite et la Turquie, qui n’a jamais accepté le démantèlement de l’Empire Ottoman en 1918, rêve d’un empire néo-ottoman. Un but quasi impossible, car la Turquie (hormis le Qatar et le Hamas), n’a aucun allié dans le monde arabe. L’Occident, pour sa part, est de plus en plus faible et se retire progressivement des affaires du Proche Orient.
Pourtant, à l’avenir, comme ce fut le cas pour l’Arménie, il y aura un Etat kurde. J’en suis convaincu.

Quid de la question des réfugiés ?

Il y a une région partiellement autonome kurde qui regroupe 5 millions d’habitants. Il y a aussi

1 200 000 personnes déplacées dans des camps.
Il est fort probable que l’arrivée massive de réfugiés kurdes syriens déstabilise le Kurdistan irakien. Et il n’y a aucune aide occidentale.

François-Xavier Martin (Président d’Honneur de Crédit X Mines. Secrétaire général et Trésorier de Géostratégies 2000) : Existe-t-il des liens entre les Kurdes et les Israéliens ?

Les liens affectifs et culturels entre les Kurdes et les Juifs sont très anciens. Ils sont originaires de deux terres bibliques . Il y n’y a jamais eu d’antisémitisme chez les Kurdes. Il y a un quartier kurde à Jérusalem. Israël a défendu le référendum sur le Kurdistan irakien.

Mais, en même temps, Israël et la Turquie normalisent leurs relations.

Pierre Amouyel (Ingénieur général des Mines) : Comment organisez-vous votre lobbying après de l’Union Européenne et des USA ?

« Lobbying » est un grand mot. C’est plutôt la foi des militants kurdes et de leurs amis, très nombreux aux USA. Beaucoup d’universitaires. On retrouve des partisans des Kurdes dans les deux grands partis, Républicains et Démocrates.

En Europe, la diaspora kurde est également très présente. Il y a des élus kurdes.

Claudie Rigault (Ancienne attachée de direction - Sotheby’s) : Quelle est le rôle des femmes dans la lutte ?

Elles ont été formidables dans la résistance contre Daesh. Le film de Caroline Fourest, « Sœurs d’Armes » en est une très belle illustration. Il dénonce la volonté de Daesh de réduire les femmes en esclaves. En 1991, une femme kurde a été élue au Parlement turc. Elle avait été emprisonnée 10 ans mais elle n’a pas plié. Les femmes transmettent le flambeau de la résistance.

Nous traversons une épreuve très difficile. Nous avons besoin de l’appui de nos alliés occidentaux. Nous avons survécu à Saddam Hussein. Nous survivrons à Erdogan.

Marie-Clotilde Hingray

Propos non revus par les intervenants

« La géopolitique de l’art et de la culture »

Le mercredi 11 septembre 2019, Géostratégies 2000 a reçu, autour d’un petit-déjeuner organisé dans le Salon Pourpre du Palais du Luxembourg, Nathalie Obadia, galeriste depuis 1993 à Paris et à Bruxelles depuis 2008 et, depuis 2015, chargée de cours à Sciences Po Paris - Master Marketing et Communication : le Marché de l'Art  Contemporain.

A l’occasion de la publication de son livre Géopolitique de l’Art contemporain*, cette galeriste française spécialisée dans l’art contemporain a présenté les enjeux de l’art comme outil d’influence géopolitique en questionnant notamment la domination du soft power américain et occidental. Par une approche historique, Nathalie Obadia nous a éclairés sur l’évolution de la scène artistique, très largement dominée par les États – Unis et qui s’ouvre peu à peu à de nouvelles puissances. Cet échange fut également l’occasion de revenir sur la place de la France dans le marché de l’art.

QUELQUES CHIFFRES

Le marché de l’art est un secteur économique en pleine expansion depuis une dizaine d’années. C’est avec quelques chiffres que Nathalie Obadia introduit son propos sur la géopolitique de l’art. En 2018, le Fine Art (qui regroupe les œuvres d’art ancien, d’art moderne, l’impressionnisme et l’art contemporain) représente 65 milliards de dollars d’échanges, contre 20 milliards en 2008. Par comparaison, le secteur du diamant représente 80 milliards de dollars. Les États-Unis concentrent 40% du montant de ces échanges, suivis par l’Europe (20%) et la Chine (20%). La France, quant à elle, représente entre 5% et 7% du marché européen.

L’art est un outil de soft power important, rappelle Nathalie Obadia, il représente un instrument à la fois économique et politique efficace pour diffuser la culture d’un pays et en valoriser l’image. Cette présentation est l’occasion d’aborder (1) l’évolution des échanges dans le marché de l’art depuis 1945 et (2) le positionnement de la France au sein de ce marché depuis la fin de la guerre.

LE DÉVELOPPEMENT DU MARCHÉ DE L’ART : HÉGÉMONIE AMÉRICAINE

En 1945, les États-Unis ont vu affluer de nombreux artistes et intellectuelles européens fuyant le nazisme et la situation précaire de la fin de la seconde guerre mondiale. Des artistes européens comme certains artistes du Bauhaus, ou d’autres, comme Marx Ernst ou Dali participèrent grandement à la production artistique outre-Atlantique. Celle-ci permis aux États-Unis de tempérer leurs importations et de développer une nouvelle exportation d’art à l’étranger. Parallèlement à cette tendance, Nathalie Obadia souligne l’émergence d’une nouvelle génération d’artistes américains (Pollock par exemple) qui permit au pays de développer et d’exporter l’art contemporain de son époque et d’influencer ainsi les milieux d’art étrangers. Le cinéma et le dessin animé participèrent également à cette production nouvelle. Par ailleurs les États-Unis introduisent la « grande dimension » avec des œuvres d’art monumentales. Tout cela donne aux États-Unis une image moderne et avant-gardiste.

Usant de cette production comme véritable outil de rayonnement, les États-Unis développèrent leur influence dans les territoires allemands (en RFA) et fournirent une aide financière importante au marché de l’art local. Ce choix motivé par des raisons économiques, l’était également pour des raisons idéologiques et politiques dans un contexte de guerre froide et de lutte contre l’expansion des idées marxistes. Plusieurs exemples viennent illustrer cette tendance. Le MoMA par exemple, note Natalie Obadia, ouvert en 1929, s’installa dans son propre bâtiment conçu par un architecte américain (Johnson) en 1939. Autre point mentionné, le mouvement du messianisme au 20ème siècle aux USA, dont le magnat de la presse, Henry Luce, en fut l’un des figures en appelant ses concitoyens à faire du XXe siècle le " siècle américain " (1941), participa à l’émergence d’un art avant-gardiste (et notamment de nouvelles pratiques artistiques comme la peinture au sol, qui se détache des supports de toiles traditionnels).

Par ailleurs, un nouveau type d’achat se développe à cette époque influencée par de nouveaux propriétaires américains, précise Nathalie Obadia. L’œuvre d’art devient un objet de consommation et évolue. Elle n’est plus seulement tableau, mais aussi objets divers, et est prise dans un mouvement « d’art éclaté » (ex : Andy Warhol). Cet art-là est récupéré par les marchés et les collectionneurs qui les achètent.

Nathalie Obadia précise aussi qu’à cette même époque, on observe une coopération esthétique entre les États-Unis et la RFA. Les œuvres sont exposées côte à côte dans les musées et de nombreuses manifestations renforcent cette collaboration, comme par exemple la création en 1955 de la Documenta ou de la Foire d’art contemporain de Cologne crée en 1967.

La France ne suivra pas cette voie et constituera une première résistance en Europe. La deuxième résistance trouvera son point d’ancrage au Royaume-Unis. Thatcher accorde beaucoup d’importance à l’indépendance de création de son pays et donne des moyens conséquents à la production artistique de l’époque. Dans les années 1980 et 1990, la scène artistique anglaise est en compétition avec celle des États-Unis, chacun proposant ses propres productions ou expositions. L’exposition Sensation, que la galeriste prend pour exemple, présentait des œuvres de la collection d’art contemporain de Charles Saatchi et comprenait de nombreuses œuvres des Young British Artists (YBA). Elle s'est déroulée du 18 septembre au 28 décembre 1997 à la Royal Academy of Arts de Londres, puis à la Hamburger Bahnhof à Berlin et au Brooklyn Museum à New York (mais ne passa pas à Paris).

Parallèlement à cette activité artistique occidentale, l’art contemporain se développe dans plusieurs pays. C’est le cas par exemple au Moyen-Orient note Nathalie Obadia. Le Musée d’Art Contemporain de Téhéran (TMoCA) par exemple, a été inauguré en septembre 1977. Il a été créé pour accueillir les œuvres des artistes iraniens et abriter l’importante collection d’art moderne et contemporain occidental - la plus fournie en dehors de l’Europe et des États-Unis. Nathalie Obadia évoque également la Chine qui tente de se donner une image moderne à partir de 1965 et propose une création contemporaine qui se veut riche et originale. C’est par exemple dans les années soixante que fut créé une zone d’art contemporain, l’espace 798, à Pékin, véritable lieu d’art avant-gardiste. A cette époque, l’État chinois met aussi en place une aide à l’exportation des artistes chinois et permet ainsi de faire exposer ses artistes au Guggenheim à New-York. Néanmoins, contrairement aux États-Unis, la Chine n’a pas su s’ériger en modèle et ne possède pas l’influence des artistes américains à la fin des années 90’s. Par ailleurs, les critères retenus pour les expositions internationales sont souvent des critères américains ou occidentaux et non pas chinois.

Aujourd’hui, les États-Unis exercent toujours une forte influence dans le monde de l’art, résume Nathalie Obadia. Si l’on observe les critères actuels utilisés pour valoriser certains types d’œuvres, ils tournent autour des sujets liés au genre ou aux minorités par exemple, autant de sujet sur lesquels les États-Unis sont très engagés. La diversité est plus marquée (il ne s’agit plus d’art des « White ») et la scène artistique met à l’honneur les femmes, les blacks, les gays, etc. L’influence artistique américaine se caractérise aussi grâce à l’engagement intellectuel qu’elle valorise. La « French Theory » des années soixante, menée par des philosophes comme Derrida ou Foucault, qui ont séjourné aux USA, a été d’une grande influence. Nathalie Obadia précise que les USA ont récupéré cette influence pour développer les social studies (dont Judith Butler est aujourd’hui l’un des visages). La solution pour répondre aux soulèvements sociétaux des années 1960 a été d’intégrer les intellectuels au marché de l’art afin que les revendications sociétales soient encadrées ou qu’elles trouvent, via le marché, un canal d’influence, résume Nathalie Obadia. Le marché américain reste ainsi toujours avant-gardiste et l’on peut évoquer l’Exposition Documenta qui, pour la première fois en 2002, a mis à sa tête le 1er directeur noir américain.

LA FRANCE EN RETRAIT DANS LE MONDE DE L’ART DANS LA DEUXIÈME MOITIÉ DU XXème siècle.

Nathalie Obadia constate que la France s’est décentrée. New-York est un centre d’art très important. Ce retrait progressif de la France du devant de la scène artistique s’amorce fin 1945 lorsque le pays refuse une collaboration artistique avec les États-Unis et choisit de ne pas valoriser les collections d’avant-garde. L’École de Paris exerce une autorité importante et certains artistes en subiront la censure (comme par exemple Gilles Mathieu).

Nathalie Obadia note une première réaction marquante dans les années 1958-1959. Le Ministère de la Culture est un Ministère d’État (géré par André Malraux) et se développent également les Maisons de la culture, ou le CNAC qui reste assez conservateur. La France préfère envoyer un artiste de l’École de Paris à la biennale de Venise alors qu’une nouvelle génération d’artiste tels que Niki de Saint Phalle ou Jean Tinguely émergent et ne seront pas valorisés. En 1964, la Biennale de Venise consacre son prix au peintre américain Robert Rauschenberg, pionnier de ce que l’on appelle déjà le pop art. Alors que ce choix choque la France, elle illustre la réussite totale de l’implication américaine dans le monde de l’art. Nathalie Obadia note néanmoins que dans les années 1980, Jack Lang alors Ministre de la culture, fixe pour objectif d'atteindre le seuil de 1 % du budget de l'État en 1983. A cette occasion, il tente d’élargir le champ artistique en ouvrant au monde de l’art le monde la mode par exemple.

Cette perte de vitesse française est aussi dû au problème de l’ISF, dont les taux très élevés font fuir les riches collectionneurs. L’État devient alors le premier acteur commanditaire et influence les achats d’un certain type d’œuvres, plutôt traditionnelles. Des peintres comme Daniel Buren ou Jean-Pierre Bertrand répondent à des commandes, d’autres comme Gérard Garouste sont peu montrés. Ce mécanisme encadré donne l’image d’un développement d’artistes français « officiels » et ceux-ci sont mal vus aux États-Unis. Notre invitée évoque également un rapport commandé par le Ministère des Affaires Étrangères au sociologue Alain Quemin et remis en juin 2001, sur Le rôle des pays prescripteurs sur le marché et dans le monde de l'art contemporain. Ce rapport conclut à l’absence totale de la France à l’étranger et notamment dans les musées américains. Peu valorisant pour la France, ce travail ne fut pas diffusé.

LA FRANCE REVIENT PARTIELLEMENT SUR LE DEVANT DE LA SCÈNE ARTISTIQUE AU  XXIème SIÈCLE

Alors que l’Allemagne vieillit et ne trouve pas de relais via de nouveaux collectionneurs, la France revient aujourd’hui sur le devant de la scène en usant de son soft power. Le Royaume-Uni n’a pas de potentiel de collection et l’on observe une concurrence relative de la Chine qui investit plus dans la Recherche & Développement plutôt que dans l’art. Par ailleurs, le Brexit produit un effet de déplacement des galeries d’art vers Paris néanmoins, ce mouvement n’est pas total car les galeristes redoutent une situation précaire. La France compte deux grands acteurs, Bernard Arnault et François Pinault tous deux acteurs très importants qui influencent et valorisent l’art français.

Néanmoins, la France a des difficultés à sortir de son positionnement classique. Le Louvre d’Abu Dhabi, utilisé comme une marque, propose des œuvres d’art anciennes, classiques ou modernes et répond ainsi à l’imaginaire du « Louvre » mais ne propose pas d’œuvres d’artistes actuels. Il sera bientôt en concurrence avec le Guggenheim qui va s’installer au même endroit, explique Nathalie Obadia, mais qui lui, a fait le choix de montrer de l’art contemporain.

A Paris, la FIAC représente également un haut lieu d’influence artistique. Le choix de la FIAC valorise les collections avant-gardistes. Néanmoins, même si les 10 grandes galeries parisiennes y sont représentées, la FIAC a tendance à s’internationaliser au détriment des artistes français.

La France conserve cependant des atouts structurels avec notamment l’ouverture d’antennes comme le Pompidou Malaga et Shanghai ou avec l’activité intensive des ambassades et des services culturels (comme les Instituts français). Le seul bémol dans ces services étant que les employés restent souvent seulement trois ans dans ces structures et qu’il est difficile de maintenir des projets de long terme. Par ailleurs, les artistes français s’internationalisent de plus en plus en faisant une partie de leurs études ou de leurs activités à l’étranger.

Néanmoins, Nathalie Obadia conclut que la France a loupé le tournant du 21ème siècle. Nous n’avons pas de « Musée du 21ème siècle » et si le Centre Pompidou présente de l’art moderne et contemporain et propose des activités d’échanges grâce à sa librairie et sa bibliothèque, il n’a que très peu d’espace pour montrer la production française actuelle. Ce musée n’a, par ailleurs, jamais fait l’objet de rénovation. Le budget étant restreint (environ 1,5 millions) il est difficile de faire des entrées avec des artistes vivants et de valoriser la création actuelle. Par comparaison, le MoMA à New-York s’agrandit tous les 15 ans et le Tate à Londres tous les 10 ans, inscrivant ainsi ces musées dans un perpétuel mouvement.

DÉBAT

Christophe Gravereaux (Avocat associé) Les créations contemporaines : œuvres d’art ou objets spéculatifs ?

Les œuvres d’art font partie du marché de l’art. La spéculation se concentre en fait sur un tout petit nombre d’artistes et n’est pas une pratique majoritaire dans l’ensemble du marché de l’art contemporain.

Paul Rechter (Président de Géostratégies 2000) Vous avez évoqué le fait que la FIAC est de moins en moins française. Comment expliquez-vous cela ?

Il existe une concurrence internationale et économique forte et l’enjeu de la FIAC reste de faire des entrées. Les principales galeries françaises y sont quand même représentées. Néanmoins, les galeries internationales sont privilégiées. Le « carré d’or » est à 90% tenu par des étrangers (notamment américains ou allemands). Le moyen pour la France d’exister et de monter des collections importantes est de développer des coéditions avec des artistes étrangers.

Francis Babé (Alumni Sciences Po et IHEDN) Les œuvres d’art présentées dans les musées sont souvent issues des pillages menés au fil de l’histoire. Les pays d’origine, pillés, réclament la restitution d’œuvres de leur culture. Que faire ? restituer ? Conserver ? 

Le Rapport Savoy-Sarr  a longuement réfléchit sur la valeur d’une œuvre d’art et permet ainsi de donner quelques enseignements sur la justification d’une restitution ou non. Il est prévu que des œuvres venant du Bénin soient rendues à leur pays d’origine. Néanmoins, aucun pays n’a demandé de restitution précise. Une autre question reste en suspens : dans quels lieux ces pays africains pourront-ils exposer et conserver ces œuvres d’arts ? Un second problème est celui de la traçabilité car certains objets d’art n’ont pas été pillés mais offerts.

Thomas Chatillon (Consultant en stratégie) Vous dites qu’il n’y a pas de musée d’art du 21ème siècle en France. Quid du Palais de Tokyo (volume, visibilité, audace dans la programmation, intégration des « cultural studies ») ?

Attention, le Palais de Tokyo n’est pas un musée mais un centre d’art. Il n’y a donc pas de collection permanente. Il n’y a pas aujourd’hui de musée du 21ème siècle, dans Paris, et qui exposerait de façon permanente la production artistique contemporaine.

Sharon Alfassi (Artiste plasticienne – Alumni Sciences Po) Comment faire comprendre aux décideurs l’enjeu majeur du soutien à la jeune création et aux jeunes sortis des écoles. N’y a-t-il pas une certaine frigidité dans la sélection ? Il existe beaucoup d’aides pour les jeunes artistes. Le problème est qu’il y a un trop grand saupoudrage et on laisse tomber les artistes qui commencent à se faire connaître. Il faudrait réorienter l’aide pour aider au « décollage » des artistes. Les galeries ont aussi un rôle majeur pour aider à se faire connaître les jeunes artistes qui commencent à émerger.

Jean Mallot (Contrôleur Général - économie & finance-Min.de l’Eco &Finance – Vice-président de Géostratégies 2000) Vous avez beaucoup parlé des USA, de la Chine et de la France, de leurs leaderships. Quid de l’art et de la culture comme « outils » de la construction de l’Union Européenne ? Où en est-on ? Comment s’y prendre pour préparer l’avenir par rapport au reste du monde ?

L’Union Européenne devrait développer une politique culturelle qui permette aux pays européens de devenir un véritable vivier de nouveaux talents.

Jean-Claude Richard (ancien Ambassadeur de France en Asie Centrale). En tant qu’ancien ambassadeur, j’ai constaté qu’il n’y avait pas, en France, une culture du mécénat privé contrairement aux pays anglo-saxons. Y a-t-il une évolution réelle en dehors de Bernard Arnault ?

On se souvient des débats autour du dispositif d’incitation fiscale accordé par la loi sur le Mécénat en 2003. Cette loi favorisait la pratique du mécénat en faveur de toutes les causes d’intérêt général. Aujourd’hui les lois sur le mécénat culturel incitent à la création et au développement de la scène artistique française. C’est très enrichissant sur le plan national. Les industries doivent continuer à soutenir la jeune création française.

* Editions "Le Cavalier Bleu" 2019

Compte rendu réalisé par Juliette Mollo (étudiante dernière année -  École Affaires Publiques - Sciences Po Paris

 

 

« Point de vue des grands gestionnaires d’actifs sur l’Europe »

Le jeudi 20 juin 2019, Géostratégies 2000 a reçu, autour d’un petit-déjeuner organisé dans le Salon Pourpre du Palais du Luxembourg, Jean-François CIRELLI, Président de BlackRock France, Belgique et Luxembourg, l’un des fonds les plus réputés et les plus influents au monde.
Cet ancien Président de Gaz de France puis Directeur Général Délégué de GDF Suez nous a expliqué la réalité et la stratégie de ces fonds, souvent perçus comme puissants et opaques. Il a analysé leur rôle réel ou supposé dans l’économie, décrypté les nouveaux messages lancés aux investisseurs, et nous a éclairés sur les placements financiers à venir.

L’Europe est devenue un risque géostratégique, car une crise peut éclater sans crier gare, mais pour l’heure, ce risque est encore largement sous-évalué, ce qui rassure pour l’instant les investisseurs observe Jean-François Cirelli. Il y a peu de temps encore, la globalisation triomphait, l’économie « drivait » tout, la marge de manœuvre politique était très restreinte. Mais depuis peu, la politique a repris ses droits, et la finance est de nouveau soumise à la géostratégie.

LE PARI SUR L’EUROPE

Nous avons une vision beaucoup trop négative de l’Europe. Le PDG de BlackRock, lors d’un déjeuner franco-allemand organisé à Davos, a été frappé par le ressenti négatif de ses invités européens qui se voyaient déjà colonie chinoise ou américaine.
Alors que, paradoxalement, l’Europe est un grand marché de capitaux, indispensable après le Brexit ; fluide et profond. Et ce qui compte, ce sont les liquidités.

Certes, les étrangers sont décontenancés par ce Brexit incompréhensible et irrationnel, la montée des populismes et regrettent l’absence de leadership en Europe, remarque Jean-François Cirelli. Le couple franco-allemand est très distendu et l’Italie représente un gros risque, sur le plan économique et financier. Elle détient la troisième dette obligataire au monde. Mais, globalement, l’économie européenne n’est pas si mal en point. L’Europe est toujours perçue comme une zone « safe », car c’est un Etat de droit.

La dette allemande est maintenant à taux négatif, tout comme la dette française, depuis la mi juin. Et l’Italie emprunte à 2,5%, ce qui n’est pas dramatique. Cela ne s’est jamais produit, aucun précédent !!!

Cette politique monétaire expansionniste va se poursuivre car il y a un afflux de liquidités. Les taux d’intérêt sont bas et les actifs réels en hausse (immobilier, entreprises…). Le tout combiné à un taux d’épargne élevé. Quand on est un investisseur, on n’a pas le choix, on est obligé d’investir en Europe, malgré le risque, résume Jean-François Cirelli. Il y a actuellement 11 000 milliards de dettes émis par les Etats à taux négatifs, mais si on ne veut pas perdre en capital, c’est la seule solution. On peut toujours craindre un risque géostratégique qui ferait peur aux investisseurs. Nous sommes dans une période, où l’on sent des problèmes sous jacents, non résolus, mais tant que tout va bien, c’est le statu quo. Mais la donne peut changer comme dans la grande distribution. Il y a 3 ans, elle n’avait aucun problème pour se financer. Mais, Amazon a tout balayé sur son passage et des groupes traditionnels comme Rallye, Casino ou Monoprix, ont des difficultés pour trouver de l’argent.

Si une crise éclate, elle sera grave, car, pour y faire face, il y aura moins d’instruments qu’en 2008, prévient Jean-François Cirelli. Il y a actuellement 160 000 milliards de dollars en circulation dans le monde. La moitié seulement est investie, le reste se trouve dans des comptes bancaires, à vue. BlackRock détient 6500 milliards de dollars, soit 4% du total et pourtant c’est le premier acteur, car nous sommes ici dans un secteur très peu concentré. Il y a aussi trois métiers très distincts.

 - Les fonds d’investissement, qui empruntent pour acheter des entreprises, souvent en difficulté, et revendent entre 4 et 10 ans plus tard, avec une plus value. C’est le cas de Carlyle, Blackstone et Arion en France, filiale du groupe Axa. Nous sommes dans l’économie capitaliste.

 - Les fonds de pension, qui reçoivent chaque jour de l’argent, pour le faire fructifier pour la retraite.
Ils cherchent la rentabilité sans aucun risque. Mais cela devient compliqué d’avoir un retour sur capital avec des taux d’intérêt négatif.

 - L’asset management, ou gestion d’actifs, dominée par les groupes anglo-saxons, comme BlackRock. Mais il y a aussi des Français : Amundi (1500 milliards d’euros) ; Natexis (800 milliards). Nos clients sont des banques, des assurances, des fonds de pension, des grandes fortunes. Ils nous donnent tous des mandats avec des directives. Donc, notre stratégie consiste à diviser les risques et à faire nos placements un peu partout. Nous prenons en compte le risque géostratégique mais nous n’avons pas une vraie influence en la matière.

LE TOURNANT ENVIRONNEMENTAL

Toutefois, vu ces différents impératifs, le monde occidental, qui a l’argent, investit dans sa sphère et cela génère une mauvaise allocation des ressources par rapport aux emplois. Ce sont souvent des investissements à long terme dans des entreprises du CAC 40, surtout celles qui font partie de l’indice, constitué par les actions les plus performantes. Mais, il n’y a pas de volonté d’interférer dans les décisions des groupes cotés en bourse. Nous ne demandons pas de postes d’administrateurs, note Jean-François Cirelli, toutefois, les équipes de direction sont déterminantes. Si un jour, en France, il n’y avait plus de patrons français ou européens, cela poserait la question de la territorialité et cela pourrait entraîner de l’incompréhension, des tensions et donc de la défiance.

Comme personne ne semble intéressé par les trois quarts de la planète, on ne peut pas financer les besoins d’une grande partie de l’humanité, même si cela commence à changer pour des pays comme le Pérou, le Chili, la Colombie, la Thaïlande et la Malaisie. Les Chinois, très présents en Afrique, commencent à hésiter et même à se retirer. Il ne reste plus que la finance islamique et des banques multilatérales, où là, on peut trouver quelques Occidentaux. Mais, il y a un net déséquilibre, une très mauvaise allocation entre épargne et emplois.

Les financiers doivent aussi intégrer une contrainte nouvelle, le monde conservateur et classique est en train de disparaître, les aspects sociétaux, les critères environnementaux prennent une importance considérable. Alors que, jusqu’à présent, seul le rendement était déterminant, la pression monte et les épargnants, ONG, Etats, veulent savoir ce que l’on fait de leur argent. Par conséquent, nous ne finançons plus les centrales à charbon, les activités liées au gaz de schiste. Le pétrole n’est pas encore touché, mais jusqu’à quand ? Nous devons rassurer certains clients en leur assurant qu’il n’y a ni charbon, ni tabac, ni armes dans leur placement. Ce qui, à terme, pourrait être préoccupant pour Thales, par exemple.

Il devient difficile de distinguer investisseurs classiques et activistes. Ces derniers ont une influence plutôt positive, car ils aiguillonnent les entreprises et les managers dans le bon sens, mais à l’inverse, ils utilisent beaucoup trop la menace juridique. Et ce n’est pas parce que l’on dit que le management est mauvais que l’on est un mauvais investisseur. Cela peut être tout simplement de l’objectivité. Néanmoins, cette orientation nouvelle pourrait faire réfléchir certains patrons du CAC 40, qui ont trop souvent tendance à se prendre pour les propriétaires, ce qu’ils ne sont pas, conclut Jean-François Cirelli.

Le débat, riche en échanges et animé par Paul Rechter, Président de Géostratégies 2000, a clôturé cette réunion très intéressante.

Roger Cukierman (R.Cuckierman Conseil) : La faiblesse de la Recherche et Développement en Europe ne freine-t-elle pas l’investissement?

Ce qui me navre en Europe, c’est qu’une majorité des 27 ne partage pas la vision de l’Europe Puissance. J’ai fait partie du Comité « Action Publique pour 2022 » dont l’objectif était la baisse des dépenses publiques. J’ai réaffirmé qu’il ne fallait pas toucher au crédit impôt recherche. D’ailleurs, il faut réveiller l’Europe dans ce domaine. Sanofi vient d’annoncer la suppression de 300 postes dans sa recherche et le transfert de 200 autres !  Avec l’interdiction des aides d’Etat pour la production de batteries, on arrive à une situation absurde. Cela n’incite pas du tout les chefs d’entreprise à se lancer dans cette aventure. Conséquence de la guerre économique entre les USA et la Chine, les relations USA/Europe devraient s’améliorer, car les Américains n’auront pas le choix. L’intelligence artificielle est un sujet chinois et américain, mais pas européen. Nous avons perdu le fil et ne sommes plus dans la course.

Croyez-vous au développement de l’Afrique ?

L’Europe doit absolument agir en faveur de son développement, sachant que les USA ne sont pas du tout intéressés.

Jean-Louis Vichot (Délégué Général de l’UDESCA. Président de l’ADOSM. Vice-Président de Géostratégies 2000) : Quelle est l’influence de la finance islamique ?

Elle est très partielle. Ceux qui veulent un retour sur capital, ne peuvent pas financer n’importe quoi et ne s’intéressent pas à la finance islamique.

Jean Mallot (Contrôleur Général Économique et Financier. Vice-Président de Géostratégies 2000)

Simon Riou (Sciences Po. Ecole d’Affaires Publiques. Master Politiques Publiques) :

Est-ce que BlackRock considère la question environnementale, la transition énergétique, comme un enjeu

stratégique ?

Pendant ces quinze dernières années, il y a eu un vrai gâchis capitaliste, avec un coût considérable pour le contribuable. D’ailleurs beaucoup plus en Allemagne qu’en France. Le coût du KWH Outre-Rhin est de 0,30 euros par ménage, contre 0,14 pour les Français. Les Allemands ont payé un surcoût de 125 milliards d’euros suite aux investissements dans l’énergie renouvelable.

Il y a eu aussi beaucoup de gabegie en France avec le solaire.
Mais quand la subvention se retrouve dans le prix final de votre facture d’électricité, qui augmente chaque année, les gens ne se révoltent pas, même s’ils trouvent cela scandaleux.

Mais cette époque est révolue. Bonne nouvelle, il y a désormais beaucoup moins de gaspillage de capital. Les derniers parcs éoliens sont sortis à moins de 50 euros le mégawatt-heure alors qu’il y a 5 ans, ils étaient autour de 200 euros.

Où était la logique quand on devait verser 20 millions d’euros de subventions pour deux éoliennes offshores, au large de l’Ile d’Yeu, juste pour approvisionner 200 000 foyers ?

Il faut payer un prix du CO2 élevé, mais cela ne suffit pas. Il faut aussi s’attaquer aux bâtiments et aux transports. Mais là, c’est l’électeur qui est en première ligne.

15 000 milliards d’épargne vont bientôt passer entre les mains des « millénial », beaucoup plus impliqués dans la protection de la planète. Cela aura de fortes répercussions sur l’allocation de l’épargne et sur la géostratégie.

BlackRock organise un séminaire tous les 2 ans sur les grands enjeux mondiaux. Il devrait y avoir moins de croissance à cause de la géopolitique, du risque technologique accru entre la Chine et les USA.
Actuellement, la politique réduit les potentialités de croissance de la planète. L’Europe doit se réveiller !

Bruno De Soultrait (Alumni Sciences Po) : Quel est le point de vue de BlackRock sur la France (sa position, son avenir, ses difficultés) ?

Un jugement plutôt positif. Désormais, on se contente de 2% de croissance annuelle. L’investissement est bien reparti et l’impact économique des gilets jaunes, assez faible. D’ailleurs, il faut noter que pour la première fois, les manifestants demandaient de l’argent à l’Etat, et non aux entreprises Nous sommes en fin de cycle. Cela doit être bien géré, sinon cela pourrait déboucher sur une crise. Le grand « boost » fiscal de Trump a fait repartir la machine. Il n’y a pas eu de décrochage, comme certains le craignaient.

Marielle Vichot (Professeur agrégée d’histoire) ; Andrew Lloyd (Ancien d’Oxford) : Facebook lance une nouvelle monnaie qui risque de concurrencer le dollar, l’euro, voire le yen. Cela risque-t-il de désorganiser la finance internationale ou cela reste-t-il un gadget de communication ?

La cryptomonnaie, lancée par une entreprise, est un vrai sujet, sur le plan intellectuel. On vit dans un monde de « disruption » et on peut utiliser de nouveaux outils très pertinents. On peut se demander quel va être l’impact sur la souveraineté des Etats, la politique monétaire et même le blanchiment d’argent.

Paul Drezet (Magistrat (H) à la Cour des Comptes) : « Battre monnaie » a-t-il encore un avenir en termes de souveraineté ?

Oui, regardez le dollar qui est une arme politique terrible ; vous ne trouverez pas une banque française qui ose financer l’Iran. Nous payons le gaz russe en dollars…

François-Xavier Martin (Président d’Honneur de Crédit X Mines. Secrétaire Général et Trésorier de Géostratégies 2000) : Comment expliquez-vous la différence de taux entre les Etats-Unis et l’Europe ?

Nous n’avons ni le même circuit économique, ni la même politique monétaire. Mais, il faut relativiser. Il n’y a pas non plus un énorme fossé. Les politiques monétaires des pays occidentaux restent assez alignées, très laxistes, même si elle l’est un peu moins aux USA.

Pierre Lepetit (Consultant) : Le risque, c’est le grand nombre de « hedge funds » qui n’ont pas de fonds propres. Que pensez-vous ?

Ils ne vont pas très bien. Les trois quarts sont au tapis

Les fonds activistes suscitent aussi beaucoup d’interrogations.

C’est le grand sujet du moment en France. Il y a des missions partout (Sénat, Medef…)

Alain Busnel (Gérant de Société de Production Audiovisuelle) : Quid de la compétitivité de l’industrie française ? Comment financer les fonds propres des PME industrielles ?

Aujourd’hui, la production industrielle italienne est supérieure à la nôtre.

La responsabilité en incombe surtout à la lourdeur administrative et à un afflux de réglementations, qui peuvent être pénalisantes. Il y a dix ans, pour la réfection d’une turbine à gaz, le cahier des charges était de 5 pages. Maintenant, il en compte 80…

Propos non revus par intervenants

Marie-Clotilde Hingray

« La diplomatie vaticane : capacités et limites « 

Le mardi 14 mai 2019, Géostratégies 2000 a reçu, autour d’un petit-déjeuner organisé dans les Salons du Palais du Luxembourg, Philippe Zeller, ancien Ambassadeur près le Saint Siège. Ce diplomate, qui fut également ambassadeur en Hongrie, en Indonésie et au Canada, nous a plongés dans les coulisses du Vatican. Il a retracé l’histoire de cet Etat, petit par la superficie, mais très influent sur la scène internationale. Et a analysé les rouages de sa diplomatie, active et engagée, mais dont l’influence reste à démontrer

« J’en ai engrangé des souvenirs pendant ces deux années auprès du Saint Siège » reconnait, d’emblée, Philippe Zeller, « Notamment lors des trois visites présidentielles françaises ».

François Hollande est venu durant l’été 2016, endeuillé par les attentats de Nice et du Père Jacques Hamel assassiné dans l’église de Saint Etienne du Rouvray, puis un an plus tard, pour les 60 ans du Traité de Rome. Emmanuel Macron, en juin 2018, une semaine avant mon départ et plus d’un an après son élection, ce qui peut sembler un peu tardif, si on le compare à Donald Trump, qui a rencontré le Pape deux mois après son entrée à la Maison Blanche. Mais, en même temps, il a frisé le record de l’entretien le plus long, soit 55 minutes.

LE POIDS DE L’HISTOIRE

Pour mieux éclairer mes propos, je vais replacer l’Eglise catholique dans le monde, à partir d ‘éléments statistiques, déclare Philipe Zeller. Elle compte 1 milliard 300 millions de fidèles, et si l’on ajoute les autres confessions chrétiennes (protestants, anglicans et orthodoxes), cela représente un tiers de l’humanité. Un catholique sur deux est américain (48%). L’Europe arrive à la seconde place (22%) mais l’augmentation est y très faible (1% par an), par rapport à l’Afrique, (+23% entre 2010 et 2016), soit 17% du nombre de catholiques. L’Asie, quant à elle, reste aux alentours de 12% Dans le peloton de tête des grands pays catholiques, on trouve le Brésil (172 millions de baptisés), le Mexique (110 millions), les Philippines (83 millions), les USA (72 millions), l’Italie et la France (48 millions). En Afrique, les pays les plus catholiques sont le Nigéria, l’Ouganda et l’Angola. En Chine, les chiffres sont très bas, moins de 20 millions.

Un million de personnes sont engagées dans l’exercice de la vie religieuse active, dont 500 000 prêtres. En France, il y en a 15 000, mais une grande majorité a plus de 65 ans et le nombre de séminaristes reste à un niveau très faible (100 par an). Il y a aussi 500 000 religieuses, éparpillées dans d’innombrables congrégations et engagées dans les domaines de l’éducation, la santé et l’action sociale. On dénombre 5000 diocèses, et donc 5000 évêques. En France, il y en a 120, ce qui est à peu près l'équivalent du nombre de préfets. Les évêques représentent l’épine dorsale de l’Eglise. Ce sont des acteurs privilégiés de la vie locale, des observateurs de la société, très impliqués également dans la construction européenne.

Le Saint Siège jouit d’une souveraineté morale et spirituelle, mais aussi internationale. C’est d’ailleurs la seule religion qui bénéficie de ce statut et qui lui donne une dimension essentielle, remarque Philippe Zeller. Tout a débuté avec l’accord de Quierzy en 754, lors du règne de Pépin Le Bref. Le Pape a accepté de reconnaître la dynastie Carolingienne (et a donc légitimé le renversement des Mérovingiens) et en échange, Pépin le Bref lui a accordé des terres autour de Ravenne. Un territoire sur lequel le Pape va exercer sa souveraineté temporelle et qui deviendra, jusqu’au milieu du 19ème siècle, les Etats Pontificaux. Ils sont dotés d’un gouvernement civil, avec un Premier Ministre civil et la population approche les 4 millions de personnes. Certains papes vont d’ailleurs jouer un grand rôle diplomatique, comme Alexandre VI, qui, par le Traité de Tordesillas de1494, va partager le Nouveau Monde de la conquête entre Espagnols et Portugais.

Dès 1530, les premiers ambassadeurs auprès du Pape sont nommés par François 1er et Charles Quint. Mais, en 1860, les armées du Roi Victor Emmanuel conquièrent les Etats Pontificaux et en 1870, elles enfoncent le mur Aurélien, le dernier rempart, et entrent dans Rome. Pie IX se considère prisonnier. C’est la fin de la souveraineté temporelle des papes. Cependant, les Etats catholiques continuent d’avoir des relations diplomatiques avec le Saint Siège. La France, qui a la plus ancienne ambassade permanente, va toutefois rompre ses relations diplomatiques en 1904, après le vote de la loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat, dans un climat très anticlérical. Il faudra attendre 1922 pour un retour à la normale et la nomination d’un nouvel ambassadeur, remarque Philippe Zeller, qui a eu 110 prédécesseurs, parmi lesquels Chateaubriand.

Certains papes continuent d’exercer une certaine influence, comme Léon XIII, qui fut médiateur dans un différend territorial entre l’Allemagne et l’Espagne (à propos des Iles Carolines).

En 1922, Mussolini marche sur Rome et en 1929, il signe les Accords du Latran avec le Cardinal Gasparri. L’Italie indemnise le Saint Siège. Un nouveau Concordat est signé, avec reconnaissance de la souveraineté territoriale de l’Etat de la Cité du Vatican et de deux hymnes nationaux. Enfin, Rome devient officiellement la capitale de l’Etat italien.

Immédiatement, le Vatican entre dans des organisations internationales, comme l’Union Postale Universelle et l’Union Internationale des Télécommunications, mais rejette l’idée d’adhérer à la SDN. Après Pie XI, qui combat le fascisme et le nazisme dans ses encycliques, et Pie XII, très contesté pendant la seconde guerre mondiale, Jean XXIII, avec le Concile, fait entrer l’Eglise catholique dans le 20ème siècle. Cette dernière reconnaît que son rôle n’est plus de s’imposer mais de faire siennes les préoccupations de la société. Elle devient observatrice à l’ONU en 1964, puis, en 2004, Etat non-membre, ce qui lui permet de déposer des projets et d’intervenir dans des négociations. Membre de l’AIEA et de l’OSCE, elle a aussi participé à la Conférence d’Helsinki.

LE MESSAGER DES CATHOLIQUES

Parallèlement, le Vatican mène une diplomatie classique avec un Ministère des Affaires Etrangères, dirigé par Monseigneur Gallagher, secondé par une trentaine de personnes, dont une grande majorité de religieux. Il peut aussi s’appuyer sur le réseau des nonciatures, en quelque sorte, les ambassades du Saint Siège, qui ont une double fonction. Politique et diplomatique, mais aussi apostolique, car elles représentent l’Eglise universelle auprès des Eglises locales. Elles sont donc très proches du terrain et « sentent » les évolutions des pays.

Ainsi, au Nicaragua, le Nonce, s’est impliqué très directement dans les négociations pour résoudre la crise politique qui a fait plus de 300 morts, mais sans réel résultat. Au Timor, aussi, le Nonce a présidé des réunions de réconciliation religieuse et civique. On dit que le Vatican a la diplomatie la mieux informée, mais cela reste à prouver, plaisante Philippe Zeller.

Le Vatican a établi des relations diplomatiques avec 183 Etats, auprès de l’Union Européenne et de la Ligue des Etats Arabes. Avec la Birmanie et la Mauritanie, l’officialisation vient d’avoir lieu. Ne sont pas encore sur la liste l’Arabie Saoudite (mais les discussions progressent) ; la Chine, Oman ou encore le Laos.

Hormis la cérémonie des vœux, les accords officiels, les consultations bilatérales, l’un des actes majeurs de cette diplomatie repose sur les voyages et les visites du Saint Père, décrit souvent comme l’ « Aumônier des Chefs d’Etat et de Gouvernement ». Le Pape François, élu en 2013, en a déjà reçu 130 et s’est déplacé dans 45 pays. Presque toute l’Amérique Latine, à l’exception de l’Argentine, l’Asie (Philippines, Corée du Sud, Sri Lanka, Bangladesh, Caucase.), la Centrafrique, qui l’a beaucoup marqué, la Bulgarie, d’où il revient. Mais, pas de grands pays catholiques d’Europe Occidentale, même s’il y a été invité à maintes reprises. Au contraire de Jean Paul II, qui est venu une dizaine de fois en France, il a déclaré d’emblée que sa priorité serait la « périphérie » et il tient parole, observe Philippe Zeller.

La « soft diplomatie » n’est pas oubliée non plus. A travers son encyclique « Laudato Si’» sur la protection de l’environnement, le Pape alerte sur les causes humaines du changement climatique et plaide pour un autre type de développement économique. Des convictions partagées par Nicolas Hulot, qui s’est déclaré en accord total avec ce texte. Le Saint Siège est également très actif au sein de conférences internationales sur le désarmement nucléaire, les crises humanitaires, les migrants. Il abrite une sorte de Ministère de la Coopération, qui œuvre en faveur du développement social, de la paix, de l’écologie. Le choix du pays où se tiennent les JMJ (Journées mondiales de la Jeunesse) est également stratégique. Le Vatican a son propre média « Vatican News » et lors des rencontres hebdomadaires du mercredi et dimanche, sur la place Saint Pierre, le Pape délivre des messages sur la situation du monde. Il reprend des thèmes qui lui sont parfois soufflés par ses Ambassadeurs. Il invite aussi des dirigeants qui ne peuvent s’entendre dans leur pays à venir prier ensemble et se réconcilier. C’est ce qui se passe actuellement avec les autorités du Soudan du Sud. Déjà, en juin 2014, le Palestinien Mahmoud Abbas et l’Israélien Shimon Pères étaient venus prier pour la paix au Vatican, avec le Pape François, conclut Philippe Zeller.

Après cet exposé très intéressant, Paul Rechter, Président de Géostratégies 2000, a animé le débat, très riche en échanges.

Jean-Pierre Duport (Préfet Honoraire) : Un accord préliminaire a été signé entre la Chine et le Vatican sur la nomination des évêques dans ce pays. Mais, il est contesté par une partie des catholiques chinois et provoque des tensions. Quel est votre point de vue ?

En Chine, prioritaire pour la diplomatie vaticane, il existe des divisions internes dans l’Eglise catholique. Il y a l’église « patriotique » contrôlée par le régime et l’église « clandestine », qui ne voit pas d’un très bon œil cet accord. Ces fractures sont très mal vécues par la communauté catholique.
Le Pape François n’a jamais fait mystère de sa volonté de rapprochement avec le gouvernement chinois. Et plus généralement, le Saint Siège est attentif à tout ce qui peut fractionner la communauté catholique à l’intérieur d’un pays, comme au Venezuela, au Nicaragua et en Colombie, où, chez les catholiques, il y avait des « pro » et anti » Farc.

C’est aussi pour cela que le Saint Siège n’a pas rompu ses relations diplomatiques avec la Syrie. Il y a toujours un nonce à Damas. Il faut absolument empêcher que la communauté catholique ne soit emportée par des luttes locales.

Christelle Comair (Doctorante en Science Politique) : Qu’en est-il du rôle de médiateur du Pape ?

Ce rôle est amoindri. Le Pape et ses émissaires ont essayé de rapprocher des points de vue, mais sans véritable succès, comme par exemple, entre la Russie et l’Ukraine. Lors de son voyage au Bangladesh et en Birmanie, le Pape rencontré des réfugiés Rohingyas, mais n’a jamais prononcé le nom de cette ethnie en Birmanie. Dans le Caucase (Arménie, Géorgie, Azerbaïdjan), sa visite semble avoir eu peu d’impact sur d’éventuels rapprochements.

Jean Mallot (Contrôleur Général Economique et Financier- Ministère de l’Economie et des Finances. Vice-Président de Géostratégies 2000) : Quelle est la position du Vatican sur le conflit israélo-palestinien ?

Il y a un dialogue avec Israël et la volonté d’aboutir à un accord sur la protection des communautés religieuses dans ce pays, Toutefois, il y a de moins en moins de catholiques dans la région (à peu près 1%).
Il y a eu des gestes très forts pour tenter de réconcilier les Israéliens et les Palestiniens, mais aucune conférence internationale, sous l’égide du Saint Père, n’a pu être organisée. Il n’y a donc pas de vrais résultats.

Jean-Claude Richard (Ancien Ambassadeur en Asie Centrale) : La diplomatie vaticane est-elle impuissante ?

Quid des Chrétiens d’Orient ?

Aujourd’hui, le Pape François renvoie l’image d’une Eglise non neutre, qui s’implique. L’inquiétude de voir les Chrétiens d’Orient disparaître ou se déchirer entre eux, est très forte. L’Eglise adhère totalement à la lutte contre le terrorisme et l’un des dossiers qui tient particulièrement au cœur du Pape est le désarmement nucléaire. Le Saint Siège a participé activement à la renégociation du Traité de non-prolifération Nucléaire et l’a ratifié très vite, en 2017.

Pierre Lepetit (Consultant) : Le Vatican a-t-il eu une influence importante sur la chute du Mur de Berlin ?

Jean-Claude Richard  : Quelle est l’attitude du Pape François à l’égard des hiérarchies catholiques des pays d’Europe de l’Est ?

Lors de la Conférence d’Helsinki, qui a créé l’OSCE, des Etats d’Europe de l’Est, comme la Pologne et la Hongrie, ont plaidé pour une participation du Saint Siège. Pendant cette période charnière, avec le Pape Jean-Paul II, qui était polonais, l’Eglise était très attentive à tout ce qui se passait dans cette région du monde. Et cette politique n’a pas changé. Les cardinaux polonais (même s’ils sont vieillissants), de Budapest et de Vienne, sont très influents.

Le Pape François, au début, a eu du mal à comprendre l’Europe, le déclin de la pratique religieuse.  Il parle, lors de son discours désastreux de Strasbourg, de l’Europe « grand-mère », « stérile ».. Pourtant, et c’est un paradoxe, il est entouré uniquement de citoyens de l’Union Européenne, et a lui-même, une ascendance lombarde. il a fallu faire remonter dans l’esprit du Pape une image plus positive. Il continue, cependant, à s’interroger sur la laïcité à la française.

Paul Rechter : Quelle est la position du Pape sur la question des réfugiés ?

Il se montre très critique sur cette Europe « qui ne sait pas accueillir les migrants ». La problématique du siècle, la question des migrations, est, selon le Saint Siège, très mal gérée par l’Europe. Le Pape n’a pas hésité à se rendre sur l’île de Lampedusa dans un geste de fraternité avec les réfugiés. il a aussi montré son tempérament « frondeur » en ramenant au Vatican des réfugiés syriens de l’île de Lesbos en Grèce.

Le Vatican s’appuie sur l’Association Sant Egidio, créée en 1968 par de jeunes étudiants chrétiens, pour accueillir les migrants.

François-Xavier Martin (Président d’Honneur de Crédit X Mines. Secrétaire Général et Trésorier de Géostratégies 2000) : L’Eglise catholique est en décalage avec l’évolution du monde actuel sur des points qui touchent à la vie personnelle des individus, comme le contrôle des naissances, l’obligation de célibat pour ses prêtres, la lutte contre le sida…
Peut-on envisager un changement ?

Il y a une incompréhension de plus en plus vive de la part des opinions publiques européennes.

Pourtant, même si le Pape, porteur du message de la « Bonne Nouvelle » se doit de communiquer ces éléments de jugement, au bout du bout, le Vatican respecte toujours la souveraineté des Etats et ne condamne pas quand un Etat légifère sur le Mariage pour Tous ou la PMA.

Mais il ouvre le débat, l’Eglise doit se faire entendre d’une manière plus institutionnelle.

Le discours des Bernardins d’Emmanuel Macron a été bien reçu, notamment sur les questions de bioéthique. Il a notamment expliqué qu’il y avait une forte pression pour légiférer sur ces sujets mais qu’au final, les choix individuels prévalent.

Alain Busnel (Gérant de Société de production audiovisuelle) : La diplomatie vaticane n’est-elle pas confrontée à une impuissance majeure, compte tenu de l’importance des populations catholiques dans les grands pays du monde ?

Sur le plan international, la diplomatie vaticane privilégie désormais le multilatéralisme, notamment pour tout ce qui concerne la protection de l’environnement et des libertés religieuses.

Le bilatéralisme est en nette perte de vitesse.

Jean Mallot  : Il y a quelques années le Saint Siège a refusé la nomination d’un ambassadeur au motif de son homosexualité. N’y a-t-il pas là une rupture avec les traditions de la diplomatie et une contradiction avec la volonté d’ouverture du Pape ?

Je ne connais pas le fin mot de cette histoire. M.Stefanini, qui avait été conseiller à l’Ambassade de France auprès du Saint Siège, avait le profil requis. Il y a déjà eu des précédents, mais ici, il y a eu un bras de fer entre la France et le Vatican. Et lors de la COP 21, le Cardinal Parolin a expliqué au Président Hollande que le Pape n’évoluerait pas sur ce sujet et qu’il fallait présenter un autre candidat.

Marie-Clotilde Hingray

« Les relations internationales au ministère des armées »

Le mardi 19 mars 2019, Géostratégies 2000 a reçu le Vice-amiral d’Escadre Hervé de Bonnaventure, autour d’un petit-déjeuner organisé dans les salons du Palais du Luxembourg.

Directeur Général adjoint de la DGRIS, il nous a présenté les missions de cette nouvelle direction et a insisté sur le rôle clé qui lui était confié, en cette période très incertaine, sur le plan stratégique international. Il a salué également la forte implication de la France au sein de l’OTAN et s’est félicité de la nouvelle impulsion donnée à la défense européenne.

La Direction Générale des Relations Internationales et de la Stratégie (DGRIS), créée le 1er janvier 2015, pilote l’action internationale du Ministère des Armées, en y associant l’État-major des Armées, la Direction Générale de l’Armement (DGA) et le Secrétariat Général à l’Armement (SGA), explique, dès le début de son exposé, le Vice-Amiral d’Escadre Hervé de Bonnaventure.

Ancienne Délégation aux Affaires Stratégiques (DAS), elle compte 210 personnes et répond à une volonté de rénover la fonction « Relations Internationales » et de mieux la coordonner. De la rationaliser également, en renforçant la cohérence, en évitant les doublons et en permettant une meilleure identification des responsabilités au sein du Ministère des Armées. Nous n’empiétons pas sur les compétences des autres acteurs, nous apportons l’étage stratégique. L’État Major des Armées était un peu réticent au départ, car il craignait que les opérations militaires ne lui échappent. Mais nous ne nous immisçons pas du tout dans ces questions et nos relations sont désormais apaisées, déclare Hervé de Bonnaventure. Par exemple, nous avons uni nos forces pour parvenir à un accord de partenariat stratégique pour la construction de 12 sous-marins pour l’Australie, signé en février dernier. La DGA a apporté son expertise. La DGRIS a convaincu Sydney de se doter de cette force, pour des raisons de dissuasion stratégique.

Nous établissons des dialogues avec nos partenaires étrangers et essayons de les influencer en cas de crises. Nous assurons la continuité de la veille stratégique, notamment pour ce qui concerne le cyber espace et nous préparons actuellement la mise à jour du « Livre Blanc sur la Défense et la Sécurité Nationale ». Nous travaillons étroitement avec chaque chef d’État Major et nous imprégnons des cultures différentes, ce qui est très enrichissant. Nous avons aussi autorité sur le réseau des 88 missions de la Défense de l’étranger, soit 300 personnes. Nous jouons également un rôle auprès de l’OTAN, de l’ONU et de l’Union Européenne.

DES POSTURES MENAÇANTES

Notre environnement stratégique se durcit, affirme Hervé de Bonnaventure, avec la montée en puissance des ambitions chinoises, qui sont désormais la priorité des Américains, au même titre que la question de la Corée du Nord et du terrorisme, e gouvernement Trump estimant que les tensions avec la Russie et l’Iran sont désormais sous contrôle. Pourtant, observe-t-il, la Russie a des postures d’intimidation de plus en plus fortes, en Géorgie, en Ukraine, en Syrie et en Libye et aussi dans le cyber espace. La course aux armements a repris de plus belle. Le monde occidental a augmenté ses dépenses de 2,5 % ces 2 dernières années, ce qui est peu, comparé au monde indopacifique (plus 8 % en 3 ans et plus 50 % en 10 ans). En une décennie, le budget militaire chinois a été multiplié par 3. Il est passé de 7 à 13 % des dépenses militaires mondiales. 156 milliards d’euros pour 2019, soit encore 4 fois moins que celui de Washington (715 milliards de dollars). Ces investissements répondent à une volonté de défendre le territoire chinois pied à pied et expliquent leurs différends avec leurs voisins en Mer de Chine Méridionale, même si les tensions diminuent. La liberté de circulation y est toujours ouverte. La Chine obéit à cette même logique lorsqu’elle hausse le ton face aux partisans de l’indépendance de Taiwan, tout en réaffirmant qu’elle n’a aucune politique de conquête. Elle veut également s’ouvrir de nouveaux marchés à l’export pour son armement.

Les sujets d’inquiétude se multiplient, avec la dissémination technologique d’une part, et les ruptures, d’autre part, qui entraînent une érosion de la supériorité occidentale traditionnelle. La multipolarité nucléaire, avec un nombre croissant d’acteurs et la remise en cause du Traité de Non-Prolifération Nucléaire, ne sont pas à prendre à la légère.

Ce contexte a un impact sur notre politique, martèle Hervé de Bonnaventure. On constate une forte augmentation des risques d’escalade et, en parallèle, un affaiblissement du multilatéralisme.

Partout, les arsenaux se renforcent. Toutefois, le risque de déclassement stratégique de l’Europe est réel. Depuis des années, nos budgets de la Défense diminuent. La Grande-Bretagne est à la 5ème place mondiale, la France à la 6ème, l’Allemagne à la 9ème et l’Italie à la 13ème. L’Allemagne, qui s’était engagée à consacrer 1,5 % de son PIB aux dépenses militaires en 2025, revoit ses objectifs à la baisse, en raison du ralentissement économique.

Ceci est d’autant plus alarmant que nous affrontons de nouveaux défis exogènes, des tensions avec la Russie.  La décision américaine de suspendre le Traité du Ciel Ouvert sur la limitation des armements ; la sortie du traité FNI sur le désarmement nucléaire, à la fois par Washington et Moscou, ne vont pas dans le bon sens. L’Europe pourrait même devenir le théâtre d’influence, voire d’affrontement entre les Etats-Unis et la Russie. Même si la France a appelé à un réveil stratégique, les Européens restent trop passifs. Ils doutent de plus en plus de l’automaticité de la riposte de l’allié américain, qui réclame surtout un partage du fardeau. Pour l’heure, les dépenses de défense américaine en Europe n’ont pas baissé, nuance Hervé de Bonnaventure.

Le Président Macron souhaite un objectif d’autonomie stratégique nationale, un leitmotiv ancré en France depuis De Gaulle, mais cela effraie nos voisins qui craignent un affaiblissement de l’OTAN. A tort, car tout ceci est compatible. Nous devons être des partenaires et non des vassaux au sein de l’OTAN. D’ailleurs, la France joue un rôle modèle. Elle déploie 300 soldats au sein du bataillon multinational de l’OTAN dans les Pays Baltes, elle fait partie de la « police du ciel » dans cette région et a décidé de participer, à hauteur de 10 %, à la nouvelle initiative « 4X30 », qui vise à renforcer les capacités de réaction rapide de l’Alliance contre une éventuelle opération militaire de la Russie. Grâce à ce dispositif, l’OTAN devra être capable de déployer 30 escadrons, 30 navires et 30 bataillons en 30 jours.

UNE POLITIQUE VOLONTARISTE

Simultanément, des facteurs endogènes de déstabilisation de l’Europe s’intensifient avec la montée des extrêmes, des populismes (en Italie, en Hongrie, en Pologne…). Le repli nationaliste triomphe (avec le Brexit, l’attrait sécessionniste en Catalogne et en Ecosse) et la manipulation des informations, avec les « fake news » fait rage. Il faut aussi se méfier de certaines coopérations, avec la Chine notamment, et ne pas laisser nos fleurons technologiques nous échapper. De plus, les priorités européennes varient en fonction des pays. Aucun consensus n’a été trouvé pour la « Mission Sophia », cette opération navale européenne dont le but était de lutter contre le trafic des passeurs en Méditerranée et de secourir les migrants. L’achat d’avions F35 par la Belgique a été un très mauvais coup pour la Défense européenne et reflète notre trop forte dépendance vis-à-vis des États-Unis. Par ailleurs, la mise en œuvre du PESCO, un nouveau projet de défense européen, avec une coopération structurée et permanente, déçoit. Pour y remédier, se réjouit Hervé de Bonnaventure, le Président Macron a lancé en 2018 « l’Initiative Européenne d’Intervention », un noyau dur de pays volontaires (10 membres actuellement), pour forger une culture stratégique commune, renforcer les capacités de l’Europe à agir ensemble. L’idée est de se réunir autour d’objectifs concrets et pragmatiques, de partager les travaux (retours d’expérience, exercices d’anticipation) et d’obliger à un dialogue, ce qui devrait accélérer la prise de décision au niveau européen et promouvoir l’autonomie militaire du groupe.

En Afrique, qui compte de nombreuses zones de conflits potentiels, le Maghreb et le Sahel demeurent une priorité, Les gouvernements sont trop faibles, les mouvements terroristes, notamment au Mali, sont une source d’instabilité et ont un impact négatif sur des pays voisins comme le Burkina Faso et le Niger. La grave crise humanitaire qui touche les pays riverains du Lac Tchad est aussi très préoccupante, tout comme la situation en Libye. Le Golfe de Guinée est également à haut risque. Tous les trafics (drogue, armement, médicaments…) passent par là. Il y aura bientôt une pénurie de matières premières. Si rien ne bouge, les stocks de poisson seront décimés d’ici 50 ans, alors que la population aura doublé.

La zone Indopacifique doit aussi être au cœur de notre politique. La France est une « nation indopacifique », avec 1,5 millions de nos ressortissants vivant dans nos collectivités ultra-marines. Nous y possédons aussi une immense zone économique exclusive. En 2018, Paris a proposé un axe « indopacifique » pour développer avec les Etats de la région des interdépendances utiles, des actions communes pour une sécurité commune. Car nous partageons les mêmes priorités stratégiques et devons affirmer notre présence (8600 militaires français) pour contrer les convoitises de la Chine, sa puissance et son influence énormes, qui inquiètent des pays comme l’Australie et le Japon.

La France est une puissance moyenne, mais avec un rayonnement global, conclut Hervé de Bonnaventure. Elle a la volonté farouche de défendre l’autonomie stratégique européenne, non contre l’OTAN, mais en agissant de concert avec cette alliance.

L’intervention du Vice-Amiral Hervé de Bonnaventure a été suivie par un débat animé par Raymond Douyère, Président de Géostratégies 2000.

Claude Frauly (IBM) : Les journaux chinois ont annoncé la participation du porte-avions Charles de Gaulle aux prochaines manœuvres navales chinoises.
Pouvez-vous confirmer ?

C’est un message de désinformation, une manipulation orchestrée par les Chinois. Il faut la plus grande vigilance. La marine chinoise est de plus en plus puissante. Elle se déplace beaucoup, même jusqu’en Arctique, en Méditerranée. Elle a la capacité de se déployer. Elle est aussi très présente à Djibouti, où elle y fait des manœuvres tout à côté des nôtres.

Il faut maintenir le dialogue avec la Chine, c’est indispensable.

François-Xavier Martin (Président d’honneur de Crédit X Mines. Secrétaire Général et Trésorier de Géostratégies 2000) : Que pensez-vous de la proposition de lancer un porte-avion européen ?

Jean-Louis Pierrel (Relations Universitaires IBM France. Secrétaire Général Adjoint Géostratégies 2000) : La France peut-elle se passer d’un deuxième porte-avions ?

Il est certain que la France a besoin d’un deuxième porte-avions, mais les priorités économiques l’emportent. Pour se rassurer, on nous dit que nous avons toujours un porte-avions disponible, puisque nous avons une alliance, dans ce domaine, avec la Grande-Bretagne, mais ce n’est pas très convaincant…L’idée du porte-avions européen est intéressant, mais reste à l’état de projet.
C’est très compliqué. On pourrait commencer par intégrer des pilotes étrangers dans un équipage national, comme on l’a déjà fait pour des hélicoptères, avec des pilotes allemands.

Avant tout, il faudrait mettre sur pied des industries européennes d’armement.

Roger Cukierman (R. Cukierman Conseil) : Verra-t-on un jour une armée européenne, face aux empires américains, chinois et russe?

Alexis Grenier (Président de Moss) : A l’heure du Brexit et du populisme en Europe, l’Europe de la Défense a-t-elle un avenir ?

Je ne crois pas que les Américains vont quitter l’OTAN et laisser les Européens seuls.
Washington est convaincu de l’intérêt de l’alliance.
L’armée européenne peut être une idée pour stimuler les différents partenaires, lancer une dynamique, mais c’est très difficile car l’Europe est une Union de pays et non pas une Fédération avec un commandement unique.

Les Britanniques vont-ils être exclus du système Galileo, programme de navigation par satellite, concurrent du GPS américain, à cause du Brexit ?

Les Britanniques expriment leur indignation, mais c’est légal, car, avec le Brexit, ils ne peuvent plus être un partenaire comme un autre. Cette décision obéit à la loi de protection du secret.

Après le Brexit, il faudra inventer une nouvelle relation avec ce nouvel Etat tiers que sera la Grande- Bretagne.

Toutefois, sur le plan militaire, la Grande-Bretagne est la nation européenne la plus proche de la France. Nous partageons les mêmes intérêts vitaux et ceci a été réaffirmé dans le traité de Lancaster House.

 

Marie-Clotilde Hingray

 

« Les Défis du Transport Aérien Européen »

Le jeudi 21 février 2019, Géostratégies 2000 a organisé, dans les salons du Palais du Luxembourg, un petit-déjeuner autour de l’ancien PDG d’Air France-KLM, Jean-Marc Janaillac, qui a brossé un tableau très détaillé du transport aérien européen. Il a analysé les spécificités de ce secteur, ses atouts mais aussi ses vulnérabilités. Et a insisté sur la nécessité de prendre en compte les nouveaux enjeux qui apparaissent et qui auront un impact majeur sur le développement futur de ce secteur.

Le transport aérien est une activité récente, fragile et peu rentable. C’est en ces termes que Jean-Marc Janaillac aborde son sujet, exemples à l‘appui. En 1914, premier vol avec passagers, en Floride, entre Saint Pétersbourg et Tampa. En 1918, inauguration de la première ligne aérienne régulière (New York-Washington) ; 1919, premier vol de l’Aéropostale et première liaison commerciale internationale (Londres-Paris). Cette même année, KLM est créé, plus ancienne compagnie aérienne au monde.  Avant guerre, le rayon d’action était encore très limité. Avec 30 passagers à bord, la vitesse ne dépassait pas les 300 kilomètres par heure. Et il fallait prévoir au moins deux escales pour traverser l’Atlantique. Mais, après 1945, grâce aux retombées des avancées militaires, les progrès sont fulgurants. Arrivée en 1952 du premier turboréacteur et du Boeing 707 qui vole à 970 kilomètres heure. Son rayon d’action est de 7600 kilomètres (multiplié par 3,5) et il peut emporter 130 passagers.

FORTE CROISSANCE ET CONCURRENCE TRÈS VIVE

Désormais, la vitesse n’est plus une priorité, remarque Jean-Marc Janaillac. Les efforts se portent sur l’efficacité des moteurs et la légèreté de la carlingue. Le Boeing 777, avec ses 370 passagers, consomme 2 litres au 100 kilomètres, soit 20% de moins que la génération précédente.

Les compagnies aériennes qui ont affiché en 2018 un chiffre d’affaires global de 824 milliards de dollars (soit 3,5% du PIB mondial), sont un facteur et un vecteur de la mondialisation.

Le nombre de passagers explose (4 milliards en 2018) et devrait doubler d’ici 2036. Le trafic aérien suit ainsi une courbe ascendante (entre 4,6 et 4,9%), concentrée surtout sur l’Asie Pacifique (+4%) ; l’Afrique (+6%) et dans une moindre mesure, l’Atlantique Nord (2,5%). En 2022, la Chine dépassera les USA et deviendra le premier marché aérien mondial.

En revanche, la rentabilité reste un point noir. Entre 1945 et 2015, le transport aérien n’a jamais connu deux années de suite de profits. L’année 2016 inverse la tendance, grâce à la baisse des prix du pétrole et à une politique de consolidation interne des compagnies.  En 2018, les bénéfices étaient de 38,4 milliards de dollars (contre 34,5 en 2017) et le taux de remplissage record (81,4%). La rentabilité moyenne avoisine les 6% (12% aux USA et 6% en Europe). Toutefois, nuance Jean-Marc Janaillac, les constructeurs et les motoristes dégagent une plus grande marge. Les compagnies, quant à elles, font face à une très forte concurrence. Il n’y a pas de barrières à l’entrée. Donc, il n’est pas très compliqué de monter un projet. Ensuite, c’est une activité « cash positive » , les passagers paient avant de monter. Mais, à la sortie, il y a souvent des désillusions et les gouvernements doivent soutenir leurs compagnies nationales. Ainsi, Alitalia a coûté 6 milliards d’euros aux contribuables italiens et 1 milliard à ses actionnaires successifs.

Les facteurs extérieurs, notamment économiques, ont un gros impact sur les résultats. Comme le prix du pétrole (25 à 30% des dépenses d’une compagnie) et les taux de change (pour Air France 1/3 des dépenses est facturé en dollars) , qui sont très fluctuants. Mais, il faut aussi prendre en compte les événements politiques (terrorisme, guerres…), liés à la santé publique (épidémies) et au climat (tsunamis, éruption de volcans…).

Le transport aérien est également une activité stratégique très réglementée, rappelle Jean-Marc Janaillac, Il est régi par les Convention de Varsovie (1929) et de Chicago (1944), qui a débouché sur la création de l’OACI, organisation des Nations Unies, basée à Montréal. Deux règles essentielles se dégagent : la totale souveraineté des Etats, la réglementation des droits de trafic, basée sur un système d’accords bilatéraux. Par exemple, pour les liaisons entre la France et le Brésil, tout était précisément fixé :  Les compagnies assurant les vols, les aéroports desservis, le nombre de fréquences, les prix et parfois même, le partage des recettes. Ce système a perduré jusqu’en 1978 aux USA et 1987 en Europe, jusqu’à l’ouverture à la concurrence de ce secteur. Ce mouvement de déréglementation s’est achevé en 1997 en Europe, avec, en parallèle, des « accords à ciel ouvert ». Par exemple, entre les USA et l’Europe, toutes les compagnies peuvent effectuer autant de vols qu’elles le souhaitent, dans les deux sens. En parallèle, les privatisations se sont enchaînées. Les compagnies étatiques étant désormais peu nombreuses (en Chine, Russie, au Moyen Orient). Toutefois, le capital des  nouvelles compagnies privées doit être détenu majoritairement, par des investisseurs nationaux.

Ce qui se comprend puisque de nombreux intérêts économiques, culturels et politiques sont en jeu, précise Jean-Marc Janaillac.

Actuellement, deux grands types d’acteurs se partagent le ciel, les compagnies traditionnelles et les « low cost ». Les compagnies nationales, privées aux USA, plus ou moins publiques ailleurs, ont un réseau international et domestique. Avec un « hub », qui leur permet de remplir leurs long courriers avec des passagers venant de moyen courriers, même si ce modèle évolue, et si de plus en plus de longs courriers viennent alimenter d’autres vols long courrier. C’est le modèle de développement d’Emirates, qui relie Europe, Asie et Océanie. A Roissy, l’un des « hubs » les plus puissants en Europe,1500 avions atterrissent et décollent chaque jour et plus de 100 000 passagers y transitent, dont la moitié en correspondance.

RELEVER LES ENJEUX DU XXIème SIÈCLE

Aux États Unis, après une guerre commerciale sans merci, qui a vu disparaître Pan Am, TWA, Eastern Airlines, une restructuration sévère sous la protection du Chapitre 11, existe aujourd’hui une forte concentration :  77% du marché domestique américain est désormais entre les mains des 5 plus gros transporteurs (American, Delta, United, Southwest et Alaska Airlines). En revanche en Europe, malgré le mariage Air France-KLM (2004), l’absorption par Lufthansa, de Brussels Airlines, de Swiss et d’Austrian Airlines, la naissance d’IAG (British Airways, Iberia, Air lingus, Vueling), la part de marché de ces 3 premiers groupes n’est que de 51%. Cette situation face aux Américains, vient du fait qu’il n’y a pas eu de vraies fusions, explique Jean-Marc Janaillac. pour des raisons sociales (les réglementations sont différentes d’un pays à l’autre ; tout comme les droits de trafic) mais surtout culturelles et politiques. Chaque pays veut à tout prix conserver son transporteur national.

Toutefois, la joint venture Air France-KLM-Northwest est une initiative intéressante. Tout peut y être décidé en commun (les prix, les horaires, le nombre de vols…). Participer à l’une des trois grandes alliances. Sky Team (Air France, KLM, Delta…) ; One World (British Airways, American, Qatar Airways…) et Star Alliance (Lufthansa, United Airlines…) est également indispensable. Cela permet d’exploiter des synergies aéroportuaires, de mettre sur pied un réseau mondial avec des programmes de fidélité et des offres privilégiées pour les clients et de renforcer sa position dans un contexte tumultueux.

En effet, le « Hub » de Roissy risque d’être fragilisé par l’essor des avions plus petits (Boeing 777 et Airbus A320), qui transportent moins de passagers et peuvent proposer des vols directs de plus en plus longs. Par ailleurs, avec l’essor des nouvelles technologies, chacun peut organiser son voyage, ce qui bouleverse la donne. Et les compagnies low cost, méprisées au départ, sont de plus en plus redoutables. South West aux USA, Ryanair (1984) et Easy Jet suivent toutes le même schéma, très simple. Pas de hub, un seul type d’avion, utilisé au maximum et les activités d’escale externalisées. Conséquence : un toucher Easy Jet revient à 1200 euros contre 3000 eurospour Air France ! Ryanair est devenu le premier transporteur européen, avec 15% de part de marché.

Les compagnies du Golfe, outils stratégiques de développement économique de leurs États, sont aussi de sérieux concurrents. Emirates a un chiffre d’affaires de 23 milliards de dollars et 260 avions (seulement 170 pour Air France/KLM). Qatar Airways dispose de 93 avions et Etihad de 100.Toutefois, ces nouveaux géants, qui sont fortement subventionnés par leurs Etats respectifs, n’obéissent pas aux mêmes règles, déplore Jean-Marc Janaillac, qui conclut en insistant sur les trois grands défis actuels.

Celui des infrastructures. Il devient très difficile de construire de nouveaux aéroports (Notre Dame des Landes, sites au Japon). Sous la pression de l’opinion publique, des projets sont abandonnés, excepté en Chine, où n’y a jusqu’à présent aucune limitation.

Celui de la digitalisation, qui va donner un rôle accru aux GAFA, qui pourraient gérer les relations clients directement, en lieu et place des compagnies.

Et celui de l’environnement. Le transport aérien, qui émet 3% des émissions mondiales des gaz à effet de serre, se mobilise pour fabriquer des avions plus "propres"  et les compagnies vont devoir acheter des crédits carbone pour compenser une partie de leur empreinte écologique.

Après cet exposé très intéressant, le Vice-Amiral Jean-Louis Vichot a animé le débat, comme à l’accoutumée, fut riche en échanges.

François-Xavier Martin (Président d’honneur de Crédit X-Mines. Secrétaire Général et Trésorier de Géostratégies 2000)

Jean-Claude Giblin (Directeur Marketing Air France) :

Que pensez vous de l’opportunité et de la faisabilité de taxer le kérosène, au nom de l’écologie et de l’équité fiscale ?

Cela va provoquer une distorsion de concurrence. Si l’on taxe le kérosène, comme le réclame une partie de l’opinion publique, c’est la mort des vols domestiques. Air France est déjà en très lourdes pertes sur ce secteur. La seule ligne rentable est Toulouse.

Ce sera très facile pour les compagnies étrangères de faire le plein à Londres ou Francfort.

Ce sujet est très facile à exploiter politiquement mais les conséquences peuvent être désastreuses.

Francis Babé (Sciences Po- IHEDN) : Claude Frauly (IBM) :

Comment analysez-vous l’arrêt de l’Airbus A 380 ? Est-il irréversible ?

L’exploitation d’un A380 est compliquée : au lancement, le coût au siège était moins important que ses concurrents, donc élément positif mais le risque économique est plus fort : si l’avion ne remplit pas, cela engendre des pertes.

Cela a à peu près bien fonctionné jusqu’à l’arrivée du Boeing 777, qui a un coût au siège plus bas., l’Airbus A380 ne se justifie pleinement que dans des aéroports sursaturés, donc tout cela reste très limité.

 Souhaitez-vous une harmonisation fiscale et sociale en Europe ?

Ce point est fondamental. Actuellement, Ryanair viole sciemment toutes les règles du droit social européen. Le personnel naviguant n’est pas salarié, mais auto-entrepreneur…
Il y a des actions dans différents pays devant les tribunaux, mais cela prend du temps.

Et puis, il y a le problème du coût social en France. Le coût à l’heure des pilotes est supérieur à la quasi totalité de celui des concurrents. Il faut également y ajouter les charges sociales. 42% en France contre 17% en Allemagne. 400 millions d’euros de différence avec l’Allemagne; 1 milliard avec Emirates!

C’est une charge très pénalisante pour une activité que l’on ne peut pas délocaliser.

Vice-Amiral Jean-Louis Vichot :
Va-t-on vers une évolution des règles sociales en Europe ?
Y a-t-il des revendications de droit de trafic de la Chine sur l’Asie du Sud Est ?

Les tribunaux commencent à se saisir du problème des cotisations sociales chez Ryanair mais la base du problème est le financement du modèle social français.

On ne peut pas faire de parallèle avec les revendications de souveraineté en Mer de Chine méridionale. Il n’y a pas les mêmes risques avec le transport aérien, mais il faut reconnaître que l’espace aérien chinois est très réglementé et qu’il y a de fortes restrictions.

Jean Mallot (Contrôleur Général Économique et Financier. Ministère de l’Économie et des Finances) : Que pensez-vous de la privatisation d’ADP ?
Faut-il s’inquiéter des appétits des Chinois, partout dans le monde ?

Les Chinois ne sont pas très présents en Afrique. Et à Toulouse, ils sont repartis.
Je ne pense pas qu’ils soient intéressés par ADP.

L’État français a encore beaucoup de prérogatives sur ADP. Il est plus gourmand que n’importe quel fonds de pension. Les tarifs d’ADP sont parmi les plus chers du monde.
La privatisation devra obéir à des règles. Pour l’instant, on ne connait pas la stratégie choisie. Va-t-on maximiser le chèque de l’investisseur ou donner plus d’oxygène aux compagnies ?

Tout dépend du cahier des charges de l’appel d’offres.

Dominique Lapprand (Lapprand International) : Le transport aérien est soumis au facteur humain (les pilotes).
Ce paramètre va-t-il évoluer avec la massification et l’automatisation
?

Certes, la majorité des accidents vient encore des erreurs humaines.
Des questions commencent à poindre, comme : A-t-on encore besoin de deux pilotes dans un cockpit ? L’aspect psychologique joue un grand rôle. Pour la voiture, le train, la mécanisation est naturelle. Pour l’avion, ce n’est pas encore intégré par les passagers.

Concernant la massification, des limites vont apparaître, mais pour le moment, elle augmente   encore. Ceci est lié au tourisme international (2/3 des vols).
Tourisme et environnement sont étroitement liés, avec la problématique du « sur tourisme ».
Doit-on limiter la fréquentation de certains sites? Mais quand, comment, où?

Jean-Louis Pierrel (Relations Universitaires IBM France. Secrétaire Général Adjoint Géostratégies 2000) :
Quel va être l’impact du Brexit ?
Air France est l’une des compagnies les plus chères, mais elle ne fait pas partie des plus sûres. Qu’en pensez-vous ?

Avec le Brexit, la Grande Bretagne ne fera plus partie du ciel européen, mais les vols ne s’arrêteront pas pour autant.
L’aviation civile britannique devra signer des accords avec toutes les aviations civiles européennes. Mais des problèmes vont surgir. Normalement, après le Brexit, Easy Jet ne devrait plus avoir le droit de faire des vols Paris-Toulouse.
Pour les groupes qui ont des capitaux à majorité européenne, comme IAG, le Brexit va changer la donne et il faudra trouver une solution pour Iberia, par exemple.
Les conséquences seront fortes pour les compagnies britanniques qui volent en Europe et pour celles qui ont des participations britanniques dans leur capital comme Air France et Virgin.

Concernant le coût, certaines compagnies américaines sont plus chères, mais, il est vrai que chez Air France, l’entreprise doit payer à la fois des salaires élevés et la protection sociale.

Pour la sécurité, c’est une question très compliquée. C’est souvent une accumulation de petits éléments qui provoque des accidents.

Marie-Clotilde Hingray

« La justice pénale internationale aujourd’hui »

Le vendredi 1er février 2019, dans les Salons du Palais du Luxembourg, Géostratégies 2000 a organisé un petit déjeuner autour de Marc Perrin de Brichambaut, juge et second vice-président à la Cour Pénale Internationale. Cet ancien Secrétaire Général de l’OSCE (Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe), qui a une double expérience sur les questions juridiques internationales et sur les questions politico-militaires et stratégiques, a évoqué les actions passées et les évolutions actuelles de cette juridiction permanente, indépendante des Etats. Il nous a apporté un éclairage intéressant sur la vision et le fonctionnement de la Cour, sans éluder les critiques dont elle fait régulièrement l’objet.

Aujourd’hui, la Chambre d’appel de la Cour Pénale Internationale (CPI), saisie par le procureur, se prononce sur la libération de Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé, acquittés par la Chambre de première instance, il y a 15 jours. Si nous en avons peu d’écho en France, je peux vous assurer que ce procès, qui dure depuis plus de six ans, est très suivi en Côte d’Ivoire, lance Marc Perrin de Brichambaut. C’est la preuve que cette nouvelle institution permanente, encore fragile et expérimentale, fonctionne.

UN LONG CHEMINEMENT

Le droit pénal international est constitué d’un ensemble de règles de portée internationale visant à proscrire essentiellement les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité. La responsabilité pénale des personnes qui les commettent est engagée, pas seulement celle des Etats.

C’est le Procès de Nuremberg, en 1945, avec à sa tête le Procureur général Robert Jackson, qui a jeté les bases de ce droit mondial, en s’appuyant sur les nouveaux concepts de crime contre l’humanité et de génocide, élaborés respectivement par deux juristes de renommée internationale, Lauterpacht et Lemkin. Ensuite, pendant la Guerre Froide, de nombreux textes comme la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme (1948), la Convention contre le Génocide, puis contre la torture et la Convention de Genève, relative au statut des réfugiés, sont adoptés. Avec, l’idée que tout ceci devait aboutir à la création d’un Tribunal Pénal International.

C’est la guerre des Balkans, en 1993, qui va accélérer le processus. La France et l’Italie obtiennent du Conseil de Sécurité un accord pour créer un Tribunal permanent, financé par le budget des Nations Unies, le TPIY (Tribunal permanent pour l’ex Yougoslavie). S’il fonctionne assez mal au départ, car la guerre fait encore rage, il se met en route en 1995, après les accords de Dayton, et les premières affaires sont traitées dès 1998.

Il marque le début du passage d’une culture de l’impunité à une culture de la responsabilité et les chefs de guerre serbes comme Karadzic et Mladic, sont condamnés pour génocide et crimes de guerre. Le TPIY, qui a fermé ses portes, fin 2017, a mis en accusation 1671 personnes ; 90 ont été condamnées. Il y a eu 4650 témoins et 10 800 jours de procès. « Ce fut une machinerie lourde et coûteuse, mais elle a eu une valeur exemplaire très forte », commente Marc Perrin de Brichambaut.

Pendant cette même période, le Tribunal Pénal International pour le Rwanda a inculpé 93 personnes et en a condamné 61. Des chiffres très faibles, comparés aux victimes (près de 1 million de personnes), mais c’est un choix délibéré : les juridictions nationales doivent traiter de l’essentiel.

En juillet 1998, le Statut de Rome donne naissance à la Cour Pénale Internationale (CPI). Elle repose sur le principe de complémentarité, qui instaure une relation inédite entre les juridictions nationales et la Cour. Toutefois, ce sont les tribunaux nationaux qui ont la primauté et la souveraineté pour engager les démarches.

DES DEBUTS CONTRASTES, MAIS ENCOURAGEANTS.

C’est une Cour restreinte (18 juges) et seules 5 affaires peuvent être traitées en même temps. Toutefois, regrette Marc Perrin de Brichambaut, les Etats-Unis, la Russie, Israël n’ont jamais ratifié le Statut de Rome, et d’autres comme l’Arabie Saoudite ou Cuba ne l’ont même jamais signé.

De plus, ajoute-t-il, il est compliqué de combiner justice et paix. Le Président soudanais El Bechir n’a jamais été arrêté, malgré des mandats d’arrêt pour crimes de guerre et contre l’humanité, car les chefs d’Etat africains refusent d’intervenir lorsqu’il est sur leur sol.

La lutte contre l’impunité doit s’imposer, indépendamment de la souveraineté des Etats, mais c’est encore très compliqué, car non ancré dans les mentalités. La Cour doit naviguer, faire des choix politiques délicats et les juges doivent être impartiaux. Dans le procès de M. Gbagbo, il est très difficile de prouver sa culpabilité. Il avait aussi de faux témoins, mais là, il a été condamné à une amende.

Pour le moment, la majorité des cas vise des affaires africaines, et c’est d’ailleurs le reproche le plus fréquent fait à la Cour, qui ne peut fonctionner sans la coopération active des Etats (ceux où les faits se sont déroulés et ceux qui y ont une influence directe, comme la France en Afrique).

Il n’est pas non plus aisé de faire travailler ensemble des personnes venant de cultures juridiques différentes : la « Common Law » et sa procédure accusatoire, qui prévaut chez les anglo-saxons et le droit civil, plus codifié, avec présence de témoins, que soutient notamment la France.

Il faut reconnaître que sous son impulsion, les Etats intègrent de plus en plus dans le droit national, la poursuite des grands crimes, et font eux mêmes des poursuites (contre le génocidaire rwandais Kandowa, par exemple), se réjouit Marc Perrin de Brichambaut. Les ressortissants français qui ont commis des crimes de guerre en Syrie, entrent dans le champ de compétences de la CPI, mais c’est la France qui va d’abord les poursuivre.

Le « fantôme de la CPI » est un poids sur les épaules des tribunaux nationaux. Comme en Colombie, lors du procès contre les responsables de la guerre civile. La Cour pouvait intervenir si les dossiers n’étaient pas traités correctement. Et les Accords de la Havane en ont tenu compte, en décidant de poursuivre les responsables des crimes commis.

Concernant la Palestine, il y a de nombreuses demandes, le procureur est souvent saisi, mais jusqu’à présent, le pas n’a pas été franchi, car cela implique des décisions politiques aux lourdes conséquences.

La Cour Pénale Internationale suscite de nombreuses attentes et hante les nuits des dictateurs, car sa saisine débouche souvent sur des poursuites pénales, conclut Marc Perrin de Brichambaut, relativement confiant en son avenir.

Après ce passionnant exposé, Raymond Douyère, Président de Géostratégies 2000, a animé le débat, riche en échanges variés.

Raymond Douyère (Président de Géostratégies 2000) : Le sentiment général dans les pays africains est que ce tribunal est très partial.

Qu’en pensez-vous ?

Beaucoup d’affaires africaines, traitées par la Cour Pénale internationale, sont envoyées par des opposants au régime en place, qui contestent sa légitimité. Ce n’est pas à l’initiative du procureur.

Pour certains Chefs d’Etat, la Cour peut devenir gênante. Malgré un mandat d’arrêt ; ils ne se voient pas arrêter le Président du Soudan, El Bechir, lorsqu’il se trouve sur leur territoire.

D’ailleurs, trois pays, le Burundi, la Gambie et l’Afrique du Sud, ont quitté la CPI pour montrer leurs différends.

Il y a actuellement 4 juges africains au sein de la Cour.

François-Xavier Martin (Président d’honneur de Crédit X Mines, Secrétaire Général et Trésorier de Géostratégies 2000) : Quelle a été la position des administrations américaines successives ?

Jean-Louis Pierrel (Relations Universitaires IBM France. Secrétaire Général Adjoint Géostratégies 2000) : Techniquement, Georges Bush aurait-il pu être poursuivi pour les guerres en Irak et Afghanistan ?

J’ai tout tenté pour faire adhérer les USA, car leur présence donne une autorité plus universelle.

Bill Clinton y était plutôt favorable, mais ensuite, il y a eu un refus catégorique de la part de Bush.

Tant qu’un pays n’a pas ratifié le Statut de Rome, ses ressortissants ne peuvent pas être poursuivis et les Américains veulent avant tout protéger leurs militaires engagés sur le terrain, notamment en Afghanistan. Car cet Etat a adhéré à la CPI et certains crimes (peut-être des dérapages américains) sont du ressort de la Cour.

Ils ont même été plus loin et ont demandé des accords bilatéraux de protection de leurs ressortissants contre la Cour. Certains pays ont signé.

Raymond Douyère (Président de Géostratégies 2000) : Quid du Soudan ?

Ce pays n’a jamais été membre.

Au début, il était plutôt favorable. Puis, quand le procureur s’est intéressé d’un peu trop près au rôle du Ministre de la Défense et du Président et qu’il a lancé des mandats d’arrêt, la coopération a été stoppée net. Le Soudan a résisté à la Cour, il a même trouvé des alliés. Tous les coups étaient permis.

Francis Babé : Le terrorisme entre dans le champ des compétences de la CPI ?
La CPI ne pourrait-elle pas jouer un rôle et se substituer à ce qui n’est pas un « Etat kurde » pour juger et condamner les terroristes de Daesh, aux mains des Kurdes ?

Le terrorisme ne figure pas dans les statuts de la Cour. En revanche, si des actes terroristes débouchent sur des crimes, il peut y avoir saisine.
Il y a la question des « revenants ». Ils font toujours l’objet de mandats d’arrêt de leur pays d’origine, qui veulent en savoir plus sur leurs réseaux et leur organisation. Toutefois, pour les crimes en Syrie, la CPI, n’est pas compétente, car la Syrie n’est pas membre. Elle pourrait l’être à la marge, par l’intermédiaire des camps de réfugiés syriens en Jordanie.

Depuis 7 ans, il existe un Mécanisme international impartial, basé à Genève, créé par l’ONU et présidé par une Française Catherine Marchi-Uhel. C’est une belle avancée, car cette structure de recueil de la preuve sanctuarise un vaste ensemble de données et d’informations pour de futurs procès. Notamment pour les crimes de masse commis en Syrie. Mais cela nécessite de fortes ressources, qui font encore défaut.

Vice-Amiral Jean-Louis Vichot (Délégué général de l’UDESCA. Président de l’ADOSM. Vice-Président de Géostratégies 2000) : Le crime d’agression entre-t-il dans les compétences de la CPI ?

Il y a eu une négociation en 2017 pour décider du « sort » de l’agression. Le crime d’agression est entré en vigueur pour ceux qui ont signé un amendement. La France et la Grande Bretagne ont voté contre, car ces deux pays estimaient que cela allait à l’encontre du monopole du Conseil de sécurité. Les pays africains et les petits pays, comme la Suisse et le Liechtenstein, ont ratifié, car ils se sentent mieux protégés ainsi, mais cela crée un clivage très fort au sein de la Cour.

D’ailleurs, la CPI, qui au départ était une instance unique, a désormais en son sein différents tribunaux. Il y en a un pour le Liban, ou encore le Cambodge. Chacun apporte ses propres références. Mais, pour être juge à la CPI, il faut parler anglais, y compris lorsque les accusés et les avocats s’expriment en français…

Raymond Douyère  : Un peuple ou une ethnie peuvent ils engager une action auprès
de
la CPI ?

La réponse juridique est « non », car seuls les Etats et le Conseil de Sécurité peuvent la saisir.
Mais, le procureur, à son initiative, peut engager des enquêtes. Et il envisage de le faire au sujet de la minorité musulmane des Rohingyas en Birmanie. Et il est possible que la Cour ait les compétences requises, car on se trouve ici face à une déportation massive de 800 000 personnes vers le Bangladesh. Question prévue dans le Statut de Rome.

Personnellement, je n’ai pas voulu me prononcer, car tout ceci me semble encore très hypothétique et abstrait.

Pourquoi la CPI n’a émis aucun mandat d’arrêt contre les auteurs du génocide en Tchétchénie,
il y a 20 ans ?

Tout simplement, parce que la Russie n’a pas signé le Statut de Rome et parce que la Tchétchénie ne va pas saisir le Conseil de Sécurité.

Christophe Bouchez (Avocat à la Cour) : La CPI a-t-elle déjà été saisie par une autorité contestée d’un Etat ?

Quid d’une saisine par M. Juan Guaido au Vénézuela?

Tous les événements qui se déroulent actuellement sont suivis de très près.

En janvier 2017, six Etats d’Amérique Latine (dont l’Argentine, la Colombie et le Brésil), plus le Canada ont déjà saisi la CPI pour engager des poursuites contre le Vénézuela . Ce qui est tout à fait possible, puisque le pays de Maduro a signé le Statut de Rome.

Si la répression de l’Etat cause de nombreuses victimes, là, les responsables pourraient avoir à répondre à la Cour.

Ce sont des pays qui ont saisi la Cour, cela donne une certaine solennité.
Ce qui n’est pas toujours le cas. Par exemple, en ce moment, au Nigéria, un candidat à des élections, veut envoyer tous ses opposants à la CPI. Dans les pays de grande violence, l’idée d’envoyer des « responsables » s’expliquer devant la Cour, est souvent évoquée.
C’est le coté « fantasmatique » de la Cour…

Marie-Clotilde Hingray

Propos non revus par intervenant

« Des tensions aux violences sociales, la société française se radicalise-t-elle ? »

Le 6 décembre, Géostratégies 2000 a reçu autour d’un petit déjeuner dans les salons du Palais du Luxembourg, Jean-Daniel Levy, Directeur Général de Harris Interactive, en charge du département « Politique et Opinion » . Il a analysé et mis en perspective politique les tendances profondes qui animent la société française. Il est aussi revenu sur le malentendu de départ entre Emmanuel Macron et une grande partie de la population, qui débouche aujourd’hui sur la crise des « gilets jaunes », sous-jacente toutefois depuis des décennies.

La majeure partie des enquêtes reste confidentielle. Elles sont destinées aux acteurs du monde économique, social, syndical, économique. Ce sont le plus souvent des études qualitatives, qui permettent de suivre un raisonnement à travers des grilles de lecture, explique Jean-Daniel Levy, avant de nous brosser un état des lieux de la « Maison France ». L’État s’est construit avant la Nation, c’est lui qui structure toutes les revendications. De plus, tous les 5 ans, à l’occasion de la présidentielle, une interrogation collective resurgit autour de thèmes comme « Qu’est-ce qu’être Français? » ; « Quel message envoie-t-on au reste du monde » ; « Comment définir la singularité française? » « Quelles sont nos valeurs communes ? »

UNE ADHÉSION DE FAÇADE

En fait, résume Jean-Daniel Levy, la fierté française repose sur deux actes de naissance. La révolution de 1789, souvent connotée positivement autour de la liberté, de l’égalité et de la fraternité et l’immédiat après-guerre (1945-46), qui a vu la création de notre modèle social, un système de solidarité entre ceux qui travaillent ou pas, qui sont malades ou non, entre générations. Il ne faut surtout pas casser cette dimension, cette « identité nationale ».

Lors de la dernière élection, en 2017, tous les pronostics donnaient Fillon vainqueur. Puis, la machine s’est grippée, à cause du « Pénélope Gate », mais pas seulement. Aussi parce que François Fillon laissait entendre qu’il allait remettre en cause le modèle social et les systèmes de solidarité. A première vue, le soutien à Emmanuel Macron semble important (24% au premier tour), mais il doit être relativisé. Hollande avait obtenu 28% et Sarkozy 27%. Par ailleurs, ceux qui lui apportent leur voix, sont plus dans le registre personnel que politique. Il est jeune, dynamique, il rassemble la gauche et la droite, il n’est pas inféodé à un parti et il est optimiste. En revanche, un doute subsiste sur la thématique de campagne, sur le contrat passé. Cette nouvelle orientation posait problème à beaucoup de nos concitoyens. Il n’y avait pas de dimension emblématique, comme avec Chirac, en 1995, autour de la fracture sociale, ou Sarkozy en 2007 qui plaidait pour « le travailler plus pour gagner plus ». Ainsi , malgré son débat raté, Marine Le Pen gagne 13 points entre le premier tour (21%) et le second (34%). Un score inégalé en pourcentage et en voix, qui n’est pas un accident, commente Jean-Daniel Levy. Déjà, lors des élections européennes (2014), départementales et régionales (2015), le FN arrive en tête avec près de 28% des voix. Alors que dans ces scrutins, on vote surtout en faveur de personnes bien enracinées dans le territoire.

LE TEMPS DES DÉSILLUSIONS

Il y a eu une mauvaise interprétation du « moment présidentiel ». On réclamait du dynamisme, on rejetait les vieux partis, mais en même temps, les doutes subsistaient. Il ne faut pas oublier l’abstention record aux deux tours et l’élection de 9 députés FN. Les premières réformes, comme la Loi Travail, le Bac, la SNCF, Notre Dame des Landes, sont passées sans encombre. Le Président faisait ce qu’il disait, il n’y avait pas de trahison. De plus, la mobilisation sociale était très faible et aucune alternative n’était proposée par l’opposition. La perte de confiance est survenue durant l’été 2017, avec la suppression de l’ISF, concomitante avec la baisse de 5 euros sur les APL. On touche ici aux valeurs, note Jean-Daniel Levy. Emmanuel Macron est perçu comme le « Président des Riches », comme « arrogant », qui met en péril le principe d’égalité. De micro événements, comme la commande d’une nouvelle vaisselle pour l’Elysée, la construction d’une piscine à Brégançon, la Fête de la Musique avec des rappeurs, renforcent l’idée qu’il est là, plus pour se servir, que pour servir. On est dans l’ordre des symboles, mais cela lui coûte 7 points, et la critique se renforce. Son principal argument « Vous allez voir les résultats de ma politique économique » , est de moins en moins convaincant. Le chômage et les inégalités ne baissent pas, le pouvoir d’achat n’augmente pas, la croissance est moins élevée que dans les autres pays européens. Son image se fissure, il ne semble plus maîtriser tout ce qu’il fait. Et les démissions de Nicolas Hulot et Gérard Collomb le fragilisent encore davantage.

Taxer des dépenses contraintes, comme celles liées à la voiture, était très risqué, observe Jean-Daniel Levy. Chez beaucoup de nos concitoyens, cela est perçu comme toujours plus d’efforts et moins de reconnaissance.

Fermeture des services publics (les maternités de proximité,  les postes et les gares) ; flambée des prix des loyers et de l’immobilier. Conséquence : il est désormais impossible de choisir son lieu de résidence et impératif de posséder un véhicule, voire deux. De plus, le pouvoir parisien centralisé n’a plus de relais. Les espaces de confrontation traditionnels, comme les syndicats , les partis politiques et les associations ont pratiquement disparu. Le peuple est en première ligne, et malgré les violences, les « gilets jaunes » sont encore soutenus par 70% des habitants.

Ils reflètent le sentiment des classes moyennes inférieures, qui, avec les 35 heures, ont vu leur salaire stagner, voire baisser avec la quasi disparition des heures supplémentaires. Ces catégories désertent les urnes depuis le début des années 2000. Un signe qui ne trompe pas : le candidat PS ne passe pas le premier tour en 2002. Donc, conclut Jean-Daniel Levy, le phénomène « gilets jaunes » n’est pas nouveau, mais il éclate au grand jour avec des mobilisations d’un nouveau genre, orchestrées par les réseaux sociaux, et qui expriment une fracture et une incompréhension profonde. Cette radicalisation est ancrée dans les structures de la société française, mais elle peut devenir très inquiétante, si l’on ne trouve pas de débouchés à toutes ces colères, avertit Jean-Daniel Levy.

Après ce passionnant exposé, Raymond Douyère, Président de Géostratégies 2000, a animé un débat, riche en échanges.

Jean-Louis Pierrel  (Relations Universitaires IBM France- Secrétaire Général Adjoint Géostratégies 2000) : Est-on dans un symbole de fond ou de forme? Sommes nous encore attachés à un bien commun ou l’anticipation de futurs déclassement est elle la plus forte?

La France reste un pays où il y a une idéalisation du collectif, où l’intérêt général doit primer.

Mais, contrairement aux pays anglo-saxons, de tradition protestante, il y a toujours un problème avec la richesse, qui est perçue, comme mal partagée. La notion de solidarité, de bien commun existe encore, mais elle diffère selon les prismes de lecture.

Jean Mallot (Contrôleur général économique et financier. Ministère des finances) : Il y a une inquiétante décomposition des corps intermédiaires. Comment en est-on arrivé là?

Le Président Macron n’est pas responsable pour les corps intermédiaires.

Pendant sa campagne, il a répondu à un reproche qui revient souvent : "Vous ne nous comprenez pas". Les Marcheurs étaient très présents sur le terrain et c’est ce qui a fait la différence.

La clé du succès du Rassemblement National tient à la clarté de son discours. Ils décrivent concrètement (mais aussi de façon très simplificatrice) la situation que vivent les Français, qui ont l’impression d’être écoutés.

Raymond Douyère (Président de Géostratégies 2000) : Les prélèvements obligatoires français sont les plus élevés du monde, en raison notamment de notre protection sociale.

Cela peut-il encore durer?

La France est un pays très politique. On parle plus des finalités que des moyens. On paie toujours trop et on ne gagne jamais assez. Mais comment diminuer les dépenses? il est extrêmement compliqué de définir des zones de priorité.

Les Français sont nuls en économie, mais aussi dans la gestion de leur épargne. Le niveau de l’épargne financière est considérable (deux fois le produit intérieur brut annuel), mais l’optimisation est très mauvaise. Jusqu’en 2007, année où François Bayrou a fait passer le message, les Français ne croyaient guère au poids massif de la dette et aux déficits. Ils pensaient que c’était un argument pour mener une politique libérale. La crise de 2008 a fini de les convaincre. Et ils réalisent qu’il peut y avoir des conséquences sur les services publics; En 2012, lorsque François Hollande est élu, cette thématique est acceptée et prise en compte dans les critères du vote;

Jacques Lutfalla (Contrôleur Général des Armées 2s) : Doit-on tenir compte du facteur religieux?

L’Islam n’a pas la même culture politique.

La France, à l’inverse des pays anglo-saxons, n’est pas communautariste.

Mais la question se pose autour du lien social. Comment exposer dans l’espace public des opinions religieuses. C’est un point central.

Christian Guillot (Avocat à la Cour) : Comment résoudre cette contradiction qui fait que l’on paie toujours plus de taxes, et que l’on ne gagne pas plus, même en travaillant plus ?

Lorsque l’on voit des perspectives, on accepte de faire des efforts.  C’est vrai au niveau individuel, de la famille, mais aussi de l’État.

Une frange de plus en plus importante de la société perçoit la solidarité comme de l’assistanat et la rejette. Et là, il y a opposition;

Beaucoup de ceux qui se révoltent, travaillent, ne reçoivent pas d’aides sociales et font des efforts. Et en dessous d’eux, ils voient des personnes avec quasiment le même niveau de vie ,qui attendent leurs allocations…

Paul Rechter (Vice-Président de Géostratégies 2000) : Jusqu’à quel niveau de renoncement Emmanuel Macron peut-il aller, sans se couper de sa base électorale?

Tout dépend des prochaines mobilisations. De toute façon, sa réponse sera trop tardive.

Il subit et n’impulse plus de dynamique. Il faudra reconstruire, revenir sur le contrat.
Faire très attention à la réforme des retraites, qui risque d’être explosive, si elle creuse des inégalités. Si la réforme des institutions est perçue comme un outil pour renforcer le pouvoir centralisateur, là aussi, ce sera très dangereux.

Christophe Bouchez (Avocat à la Cour) : Parmi les gilets jaunes, il n’y a pas d’habitants de banlieue?

Ce mouvement n’a rien à voir avec celui de 2005, quand les banlieues se sont soulevées, car elles se sentaient stigmatisées. Ici, les enjeux économiques sont surtout liés aux transports individuels. Et les banlieues sont nettement moins concernées que les zones rurales.

Il faut savoir que depuis plus de 20 ans, les préfets font remonter des informations qui laissent poindre un grand nombre d’inquiétudes. Quelles retombées pour ce mouvement? Il est trop tôt pour le dire.

Marie-Clotilde Hingray - Propos non revus par intervenants

« S’engager pour refonder l’Europe »

Le 10 Octobre 2018, Géostratégies 2000 recevait, dans les salons du Palais du Luxembourg autour d’un petit-déjeuner, Philippe Herzog, Président-fondateur de l’association Confrontations Europe, membre du Conseil d’analyse économique auprès du Premier ministre, député européen de 1989 à 2004, puis conseiller spécial auprès de la Commission de 2009 à 2014.

PRENDRE DU RECUL POUR MIEUX COMPRENDRE LA CRISE POLITIQUE ACTUELLE. 

Les Français semblent dépassés par l’Europe que beaucoup ne comprennent pas.

Ceci n’est pas nouveau : à l’époque de l’union de la gauche autour du programme commun (1972), il n’y a pas eu de débat entre les responsables politiques au sujet de la conduite à prendre sur l’Europe.

Par contraste, les philosophes allemands, par exemple ceux de l’école de Frankfurt, avaient travaillé après la seconde Guerre mondiale pour comprendre le nazisme et réintégrer l’Allemagne dans le cercle des Européens en créant une communauté. Ils rejoignaient en cela les personnalistes chrétiens-démocrates. Des dirigeants comme Adenauer et de Gaulle étaient chacun à sa façon des européens, ce que fut également Mitterrand par la suite.

Il est vrai que l’Europe a réussi à se créer avec le soutien et l’initiative des Etats-Unis d’Amérique qui à l’époque se souciaient d’inciter à une coopération internationale. Mais il ne faut pas minorer pour autant l’immense apport séculaire d’intellectuels et de dirigeants. En particulier Kant proposait d’unir les Européens autour d’une ambition de « paix perpétuelle ». Il suffit de lire Robert Schumann pour saisir que construire l’Europe signifiait faire œuvre de civilisation pour la paix mondiale.

Dans les années 1970 le monde et la société ont commencé de changer. La globalisation du capitalisme financier a démarré, 1968 marquait l’avancée d’une société libertaire et la révolution informationnelle voyait ses débuts à l’époque de la cybernétique. Toutes ces mutations se sont accélérées et ont muri, mais dans ce nouveau monde, les citoyens ne se sont pas encore bien approprié les défis qui en découlent.

Depuis plus d’une décennie nous connaissons les premiers impacts d’une crise du capitalisme globalisé, vecteur d’inégalités et d’insécurités profondes. Alors que nos modèles sociaux nationaux se délitent, beaucoup cherchent des boucs émissaires, au premier rang desquels se retrouvent les migrants.

Philippe Herzog n’apprécie guère la notion de populismes ni la façon d’opposer trop simplement les pro-européens aux nationalistes. Stigmatiser les populismes, c’est être condescendant envers des peuples qui souffrent et observent que les actes des élites dirigeantes produisent des effets qui ne correspondent pas forcément aux valeurs qu’elles proclament. Des pro-européens libéraux ont quelques responsabilités dans la montée des inégalités, et les nationalistes ne sont pas toujours ceux que l’on croit. A plus de 60% les peuples européens jugent positivement les apports de l’Union et à 80% ils ne veulent pas la quitter. Il faut voir les peuples derrière les dirigeants qui - comme Orban - proclament la volonté populaire d’une démocratie illibérale.

S’ENGAGER POUR REFONDER UNE UNION EUROPÉENNE

L’Europe a besoin d’un nouveau récit qui suscite l’espoir et l’engagement. Il faut créer une communauté politique dotée d’une capacité de puissance publique, sinon l’Europe sera broyée et appauvrie. Il s’agit de relever deux défis : transformer l’Union en un Acteur global capable de régénérer la coopération internationale, et inventer un nouveau mode de développement écologique et solidaire. Ceci doit être appuyé par un vaste effort stratégique et de prospective.

Le monde a changé sous nos yeux sans que l’Europe n’en ait pris la mesure. La Chine est désormais une grande puissance qui s’organise pour dépasser les Etats-Unis en l’espace d’une génération. Ceux-ci réagissent à la manière de Trump et maintenant s’engage une période de rivalité des puissances, sans oublier les puissances régionales ou qui aspirent à l’être. Du nouveau monde, l’Europe divisée n’a pas d’autre vision que celle qui persiste à y projeter ses valeurs et ses règles. Si nous voulons espérer contribuer à façonner l’ordre mondial dans l’esprit de la reconnaissance mutuelle entre les peuples et des biens communs, l’Union doit se doter des attributs d’une puissance publique : redéfinir sa puissance économique à l’ère du numérique, faire de l’euro une monnaie internationale, créer une défense commune ce qui suppose aussi une vision stratégique… Profondément dépendante des États-Unis au plans financier, technologique, militaire et dans le cadre de l’alliance atlantique, elle doit progressivement acquérir une autonomie pour agir à l’extérieur, avec de nouvelles conceptions pour la paix et le développement. Pour ce faire, elle doit diversifier ses liens et trouver de nouveaux partenaires : avec la Chine qui joue sa place dans la globalisation et avec qui nous avons des cartes à jouer, avec l’Asie et l’Amérique latine… La priorité absolue doit être l’Afrique qui est la jeunesse du XXIème siècle, riche de potentiels, chez qui des investissements massifs sont absolument nécessaires à l’appui d’une croissance endogène. Non moins vitale est la nécessité de retrouver le dialogue avec la Russie, avec la Turquie et plus généralement celle de nous rapprocher de nos voisins en créant un cercle des amis.

En même temps, la réinvention du multilatéralisme est à l’ordre du jour. L’Europe qui truste plusieurs places dans les institutions mondiales doit faire la place aux pays émergents, agir pour faire rentrer la finance en société, et rénover les institutions internationales créées après la guerre qui sont toutes en difficulté. L’accueil des migrants, conçu dans une stratégie de circulation des Hommes pour l’emploi et la formation, est un test majeur.

Inventer un nouveau mode de développement s’impose quand la stagnation s’installe, alors que le mode de croissance actuel va se heurter rapidement à un mur avec la montée des mers et l’ampleur du réchauffement climatique. La difficulté est de faire face à l’impératif écologique tout en préservant la protection sociale et en recréant des perspectives positives pour le travail et l’activité. Ceci implique des solidarité intra-européennes et internationales sans précédent. Au-delà de COP21 qui fixe des objectifs aux États dont les moyens sont profondément dissymétriques en termes de puissance sans que des solidarités ne soient bâties, il faut inventer une nouvelle économie politique. Le libre-échange a voulu bannir l’intervention publique sur le marché, elle redevient au contraire nécessaire, en particulier par la création d’infrastructures sociales et productives et de partenariats public-privé dans lesquels on mutualisera les ressources et les travaux.

L’espace européen est pertinent pour avancer rapidement, à condition de donner une priorité aux investissements humains (ainsi par exemple l’insuffisance des compétences est partout dénoncée). Au-delà du plan Juncker, nous avons besoin de créer une union de financement et d’investissement, avec une division intra-européenne du travail ancrée dans les régions qui devront multiplier les coopérations entre elles. Ceci implique une stratégie macroéconomique dans laquelle le budget – car l’euro sans budget est intenable – doit être un budget d’investissement et non pas seulement de transferts purs et simples.

Bâtir une communauté politique plurinationale autour de ces objectifs répondrait aux attentes des citoyens, mais ceci implique de repenser notre conception de la démocratie. Si la gouvernance de l’Union est aujourd’hui technocratique, c’est parce que nos États-nations l’ont voulu ainsi. Déjà en France, dans un État jacobin dont la structure n’a guère bougé depuis Napoléon, il y a visiblement un excès de délégation des pouvoirs au détriment de l’implication des forces vives dans toutes nos régions et de la recréation d’un ascenseur social. Dès lors que ce sont les gouvernants des États qui prennent les décisions à Bruxelles, l’Union est une démocratie délégataire au carré. Philippe Herzog a fait plusieurs rapports pour la participation des citoyens à la vie de l’Union, qui vise à les aider à vivre l’Europe quotidiennement par leurs échanges, leurs mobilités et leur capacité de faire des projets transfrontières.

Par ailleurs, il ne s’agit plus aujourd’hui de viser à créer des Etats-Unis d’Europe : ceci impliquerait de créer une nouvelle nation, alors que les vieilles nations d’Europe veulent perdurer par elles-mêmes. Il s’agit donc de les rapprocher. Or c’est impossible si l’on pense à créer une fédération d’États car la coopération entre nos Etats est particulièrement faible. Philippe Herzog propose l’hypothèse d’une Union politique différenciée (et non pas à plusieurs vitesses). Les peuples devront choisir les politiques qu’ils acceptent de partager dans des domaines de biens communs fondamentaux : l‘éducation, l’industrie, la défense et l’action extérieure… Ceux d’entre eux qui acceptent d’avancer ainsi dans tel ou tel domaine pourront le faire sans que les autres y mettent de veto. Cependant, il faut en même temps dépasser la gouvernance actuelle de l’Europe qui abuse de plus en plus du recours à des règles, sans souci de la diversité et des asymétries de forces, et créer un gouvernement pour l’Union que la Commission a vocation à être.

Pour conclure, Philippe Herzog fait appel à un combat culturel pour régénérer les valeurs, lier responsabilité à liberté, repenser l’éducation et créer un espace public européen d’information et de communication.

Après l’exposé de Philippe Herzog, plusieurs questions ont été posées.

Alain BUSNEL (Gérant Rosebud Productions) : dans le contexte prospectif que vous présentez, quelle seraient les mesures immédiates à prendre après les élections ?

D’abord le lancement d’une stratégie européenne pour mettre en commun les défis de l’éducation, de la formation et du développement des compétences. Ensuite la transformation du plan Juncker en Union pour le financement et l’investissement. Enfin l’ouverture du débat avec les Africains pour un développement massif d’investissement humain et productif à l’appui de leurs efforts.

Jean-Louis PIERREL (Relations IBM France, Secrétaire général adjoint Géostratégies 2000) « Le grand jeu » est essentiel à l'équilibre du Monde, mais la géopolitique est rarement prisée par les peuples. Comment intéresser les populations à ces problématiques ?

Lorsque l’on consulte les Eurobaromètres, on constate que les Européens mettent en tête la sécurité collective. Or les stratégies de Trump et de Xi nous obligent comme jamais à nous interroger sur les projets politiques d’ampleur que nous devons engager, qu’il s’agisse de fiscalité, de commerce, de défense et aussi de diplomatie.

Jean MALLOT (Contrôleur général économique et financier) : Le Brexit est sur le point de devenir une réalité concrète. Sera-t-il un coup fatal (ou un élément majeur dans un processus fatal) porté à la construction européenne ? Peut-il être ou devenir un point 'appui pour la consolidation, voire la relance de la construction européenne ?

Le Brexit ne sera pas le coup fatal mais c’est certainement un choc majeur pour la construction européenne. Comme je l’ai dit plus tôt, tous les peuple du continent veulent demeurer dans l’Union. Celle-ci peut amortir les impacts du Brexit mais elle ne pourra pas combattre d’autres risques de décomposition si elle n’engage pas un processus de refondation pour créer les solidarités qui nous ont fait défaut jusqu’alors. Et après la sortie du Royaume-Uni, nous devons veiller à associer les peuples britanniques à des efforts intenses de coopération dans leur intérêt comme dans le nôtre.

Pierre LEPETIT (Consultant) :  L'esprit européen peut-il être sauvé grâce au développement, pour notre jeunesse, d’universités européennes et de programmes tels que Erasmus ?

Erasmus est toujours cité comme un modèle, mais ce programme ne touche qu’une petite minorité d’étudiants qui ne s’engagent d’ailleurs pas tous pour autant dans la construction de notre Europe. La stratégie commune pour l’éducation et la formation que je souhaite doit prendre les choses à la base : échanges systématiques de maîtres et d’élèves dès l’école primaire, programmes européens d’apprentissage pour tous faisant appel à une mobilité, création d’un réseau européen d’universités technologiques en appui.

Léna KOWALSKI (élève terminale ES Lycée Maurice Ravel – Paris) Comment la jeunesse peut-elle s'engager concrètement dans les changements en faveur de l'Europe ?

Pour votre information, commencez par fréquenter les associations européennes qui existent. Mais vous pouvez aussi créer vous-mêmes de petits cercles entre ami(e)s, et mobiliser vos réseaux sociaux. Au-delà, dans les entreprises, dans les collectivités où vous serez appelé(e)s à travailler, vous pourrez prendre des initiatives et vous inscrire dans des réseaux trans européens.

Les coopérations telles que le partenariat Euromed ont-elles encore un avenir ?

Les initiatives prises il y a plus de dix ans sont un échec car les Printemps arabes n’ont pas abouti et au contraire le djihadisme et la guerre au Moyen-Orient se sont développés. A l’évidence la coopération entre les Etats concernés ne fonctionne pas et ne peut pas fonctionner. C’est pourquoi, tout en poursuivant les efforts diplomatiques, voire les interventions nécessaires, il faut travailler davantage bottom-up, c’est-à-dire développer des réseaux d’entreprises et d’associations en cherchant à rapprocher des peuples qui souffrent de leur situation actuelle et qui auraient pu espérer une autre attitude de l’Europe.

 Vous souhaitez valoriser les peuples et non les Etats, c’est très difficile…

C’est très difficile parce que nous avons pris l’habitude de déléguer les choix collectifs à nos représentants élus et à nos gouvernements. Mais l’avenir est à une démocratie de participation. Une régénération des mouvements européens et la formation d’une société civile européenne sont à l’ordre du jour et appellent un vaste effort de la vie associative. Ceci ne s’oppose pas à des progrès au niveau de la représentation mais impliquera la formation de partis politiques véritablement européens alors que ceux qui actuellement se désignent ainsi ne sont que les conglomérats de partis nationaux.

 L’inquiétude est grande envers les résultats des élections européennes à venir. Qu’avez-vous à dire à ce sujet ?

Les partis qualifiés de « populistes » vont certainement progresser au point où nous en sommes, mais ils ne feront pas majorité. En revanche, ils joueront un rôle nettement plus important au Parlement européen. Mais pour que les « pro-européens » fassent un résultat satisfaisant, il ne faut pas croire que la peur des populistes suffira à mobiliser. Il faut avant tout proposer des programmes susceptibles de toucher les gens, pas simplement sur le mode de la protection mais surtout pour leur vie quotidienne et la réduction des inégalités, et sachant les dérives et les limites de la gouvernance actuelle, lancer la perspective d’une refondation.

.         .

.

Philippe Herzog est  l'auteur de nombreux ouvrages parmi lesquels :

 D'une révolution à l'autre - Mémoires (2018  éditions du Rocher)

 Une tâche infinie (2010)

L'Europe après l'Europe (2002)

Prévisions économiques et comptabilité nationale (1968)

« L’immigration, réalité et fantasme : menace pour l’Europe ? »

Le mardi 3 juillet, avant la trêve estivale, Géostratégies 2000 a reçu dans les salons du Palais du Luxembourg, et autour d’un petit- déjeuner, François Héran, Professeur au Collège de France et titulaire depuis 2018 de la chaire « Migrations et Sociétés ». Cet ancien directeur de l’INED, auteur de plusieurs ouvrages sur l’immigration, nous a apporté son éclairage de chercheur, et nous a démontré que les migrations actuelles, perçues comme des dangers, tenaient plus du fantasme que de la réalité. Il a plaidé pour plus de rationalité dans les discours politiques et pour l’élaboration d’une véritable politique européenne sur ce sujet.

Il est dommage que les hommes politiques ignorent encore trop souvent les données fournies par Eurostat sur l’asile, déplore, dès le début de son intervention, François Héran. Elles sont pourtant très fiables, car les Etats fournissent des chiffres très précis, comparables d’un pays à un autre. En 2016, par exemple, l’Allemagne a reçu 800 000 demandes d’asile et 440 000 ont reçu une réponse positive. La même année, la France a traité 130 000 dossiers et 27% ont été acceptés. Il faut raisonner « per capita », par rapport à la population du pays d’accueil. Par exemple, en 2016 et 2017, c’est la Suède qui se révèle la plus accueillante, avec 10 200 personnes pour 10 millions d’habitants. Elle est suivie de l’Allemagne, de l’Autriche, mais aussi de Chypre et Malte, exposés à l’afflux de demandeurs. Avec moins d’un million d’habitants, ils ont accueilli respectivement 1000 et 1400 migrants. La France, proportionnellement à sa population et à son PIB, se trouve au 16ème rang. Le Royaume-Uni se situe derrière nous, tout comme l’Espagne et le Portugal, tous deux traditionnellement pays d’émigration qui ont connu une forte immigration dans les années 2000, période de grande prospérité économique, avant d’être secoués par une grave crise, qui a renversé la tendance.

Les pays de l’ancien Bloc de l’Est, quant à eux, ont connu l’isolement communiste et n’ont jamais été habitués à une immigration de travail. Ils n’ont pas non plus un passé colonial qui pèse sur les voies de l’immigration. Et le nationalisme anti musulman y est très ancré. Le catholicisme et l’orthodoxie forment un rempart contre l’immigration.

La Pologne se démarque quelque peu, avec une forte immigration de travail, qui vient d’Ukraine et qui est temporaire, remarque François Héran, qui ne peut que constater la forte division de l’Europe.

UNE PEUR INFONDÉE

Certes, le nombre de migrants recensés dans le monde est en augmentation, mais la proportion reste faible, d’autant plus que la population mondiale s’accroit depuis 1990. Et 95% de la population mondiale n’a jamais bougé. Les géants démographiques que sont la Chine et l’Inde (38 à 40% de la population mondiale) émigrent très peu (seulement 2% de Chinois), tout comme le Brésil ou le Nigéria. En Afrique de l’Ouest, on observe une migration inter régionale. Beaucoup de Burkinabés sont partis en Côte d’Ivoire. Il y a également une très forte émigration interne au Proche Orient. Les pays du Golfe attirent beaucoup, notamment depuis les pays d’Asie du Sud, comme l’Inde, le Sri Lanka, les Philippines, le Bangladesh ou le Pakistan. Ces flux migratoires sont les premiers au monde en quantité. 80% de la population des Emirats est émigrée, sans regroupement familial. L’autre grand couloir migratoire part de l’Amérique Centrale, direction l’Amérique du Nord, avec 11 millions de Mexicains aux USA.

Contrairement aux idées reçues, la proportion d’Africains émigrant en Europe est faible, à l’exception du Maghreb dont 3,5 millions d’habitants sont partis en Europe de l’Ouest, 1 million en Europe du Sud et de plus en plus au Proche Orient (2,8 millions). L’Afrique subsaharienne circule très peu (seulement 0,4% des migrants dans les pays de l’OCDE actuellement, et une prévision, à terme, de 2,4%). C’est une évidence, martèle François Héran, pour migrer, il ne faut pas être trop pauvre. La migration internationale est très basse dans les pays les plus défavorisés. Il faut lutter contre le préjugé selon lequel c’est « toute la misère du monde qui émigre ». Cette affirmation ne repose sur rien de rationnel. Lorsque l’on naît dans un pays pauvre, l’opportunité de migrer vers un pays plus riche est extrêmement faible. Près de la moitié des migrants de pays pauvres partent vers des pays aussi pauvres que le leur.

Face à ces flux migratoires, quelles sont les capacités d’accueil, s’interroge François Héran. Sur quels critères, économiques, démographiques, socio-politiques, se base-t-on ? S’il n’existe pas de définition scientifique, on se heurte, en revanche, très vite à du concret. En France, il y a un manque d’anticipation, contrairement à ce qui se passe aux Pays Bas ou en Allemagne, très impliqués en amont, explique-t-il, avant de revenir sur notre histoire migratoire.

UN PAYSAGE EUROPÉEN CONTRASTÉ

En France, depuis le début des années cinquante, les migrants arrivent. Ce sont les « Trente Glorieuses », il y a une corrélation très nette entre la croissance économique et le nombre de migrants. Puis, en 1962, un million de rapatriés d’Algérie affluent à leur tour. L’année 1973 sonne la fin du Baby Boom, avec la guerre du Kippour et le prix du pétrole multiplié par quatre. Le gouvernement interdit alors la migration de travail et les Algériens décident de rester et de faire venir leur famille. On découvre que le migrant n’est pas seulement un travailleur, mais aussi un sujet de droit…

En Allemagne, le contexte est différent. Le Baby Boom est tardif et plus bref, et le nombre des décès dépasse depuis quelque temps, celui des naissances. Autre particularité, l’Allemagne a accueilli un grand nombre de réfugiés de tous les conflits du Sud Est de l’Europe. En 1992, plus de 800 000 personnes émigrent en Allemagne, dont 400 000 originaires des Balkans. Elle a donc déjà expérimenté de fortes migrations. A chaque crise, la France accepte 8 à 10 fois moins de réfugiés, en brandissant l’excuse de son éloignement géographique des conflits…

L’Espagne, après son entrée dans l’Union Européenne en 1986, connait un fort développement économique et immobilier. Dans les années 2000, elle devient le plus grand pays européen d’émigration, mais la crise de 2008 stoppe net cette évolution et l’émigration repart.

Les profils des pays européens sont tous différents, constate François Héran, mais l’attribution de titres de séjour suit la même logique. Ils sont de moins en moins durables et fluctuent avec la situation économique. Leur nombre est assez stable en France (en 2016, le niveau est le même qu’en 2008). Parmi les pays qui en délivrent le plus, on retrouve le Royaume Uni et l’Allemagne, mais aussi la Pologne, avec les travailleurs ukrainiens. En revanche, le niveau est plus bas en Espagne et en Italie, pays où le marché du travail est moins attractif.

Au delà de l’Europe, le Canada, l’Australie et la Nouvelle Zélande ont une immigration de travail très forte et qualifiée. Les postulants doivent parler couramment l’anglais, avoir un diplôme d’études supérieures et un métier à forte valeur ajoutée. Au Canada, on ne parle pas de « quotas », mais « d’ objectifs ». Aux USA, on retrouve un peu le « profil à la française » moins qualifié, un peu comme en Allemagne.

il est urgent et impératif de définir les grandes lignes de notre politique d’immigration, conclut François Héran.

Après ce passionnant exposé, Raymond Douyère, Président de Géostratégies 2000, a animé le débat, riche en échanges.

Jean Mallot (Contrôleur Général Économique et Financier. Ministère de l’Économie et des Finances) : Votre discours, cohérent et rationnel, est très clair. Mais, un gouvernement qui le reprendrait, serait certain de perdre les élections et de laisser la place à des partis jouant sur la peur. Comment sortir de ce piège ?

La classe politique doit-elle faire une politique d’opinion ? Je ne le pense pas, car ce n’est pas de la démocratie. Le bon sens ne suffit pas. Les hommes politiques devraient faire preuve de moins de démagogie et de plus de pédagogie. Ils doivent s’appuyer sur des éléments factuels et statistiques pour nourrir le débat. La rationalité doit dominer. Tout discours doit être dosé en fonction de l’audience.

On assiste à un chassé croisé entre la droite et la gauche sur deux sujets ; : le temps de travail et les flux migratoires. Chacun a ses marqueurs identitaires et dénonce les effets pervers des bonnes intentions de l’autre. Mais, ne devraient-ils pas aussi réfléchir aux arguments, se demander si ce qui vaut pour un domaine, ne vaudrait pas aussi pour un autre ?

L’homme politique devrait faire preuve de moins d’ « ethos », avoir moins envie de produire une impression favorable, au profit de plus de « logos », s’appuyer sur un discours rationnel, logique et argumenté.

Yves Montenay (Démographe vulgarisateur) : A-t-on connaissance de l’activité professionnelle, de l’âge, de l’origine des migrants ?

Il y a une enquête « emploi » en France. Chaque année, 100 000 personnes sont interrogées.
Cela nous donne des informations sur les secteurs où travaillent les émigrés de première génération (nettoyage, entretien, sécurité…), mais aussi ceux de la seconde génération, souvent plus qualifiés. Il faut savoir exploiter ces données, qui se trouvent dans les publications périodiques de l’Insee.

Jean-Pierre Duport (Préfet honoraire): Y a-t-il des travaux sur le lien entre le taux de fécondité et les stratégies migratoires ?

Selon les projections démographiques de l’ONU, la population de la Suède augmente. En France et au Royaume Uni, elle est stable. En Allemagne, elle baisse (-24%), tout comme en Italie, en Espagne et en Europe Centrale. Il est à noter que le taux de fécondité français, assez élevé, demeure une exception.

Ce qui est intéressant, c’est de regarder ce qui se passerait dans 50 ans, sans migration. L’Allemagne connaîtrait une baisse de 42% de sa population et la France de 10%, et non pas de 1%, comme ce qui est prévu. Une émigration de complément est donc nécessaire en France.

La part des émigrés dans le taux de fécondité en France est exagérée. En fait, leur surcroit est très faible : la présence de femmes étrangères fait passer le nombre moyen d’enfants par femme vivant en France de 1,8 à 1,9.
D’ailleurs, dès la seconde génération, il y a un alignement sur le taux national de fécondité.

Aurélien Lambert (Directeur sureté/sécurité :groupe Axa), Patrice Olech (Professeur d’Histoire/Géographie EMC) et Jean-Claude Richard (Ancien Ambassadeur de France en Asie du Sud Est) : Comment recenser les immigrés clandestins ?

L’AME (Aide Médicale de l’Etat) constitue le meilleur outil. En France, nous approchons des 500 000 immigrés clandestins, un chiffre beaucoup plus bas que celui des Etats-Unis.
Il faut aussi noter que 30 à 40% des personnes en situation régulière maintenant, ont été des clandestins avant. Il n’y a pas de proportion fixe, c’est un mouvement continuel.

Raymond Douyère (Président de Géostratégies 2000) : Quelle est votre opinion sur les futures migrations climatiques ?

Que se passerait-il si on attribuait les 2 millions de logements libres en France aux émigrés ?

Il faut d’abord se demander quelle sera la part de la migration internationale, et elle sera faible.

Avec la montée progressive des eaux, beaucoup de côtes vont être grignotées, mais cela débouchera principalement sur des exodes internes.
C’est l’occasion pour moi, d’alerter sur ces discours catastrophiques qui ne reposent sur aucune base.

En France, c’est l’extrême concentration des migrants sur notre territoire qui pose problème. Ils sont attirés par la présence de la diaspora et la possibilité de logement, moins par l’emploi. Il faut revoir cela.

Pour les chercheurs américains, il y a un lien entre le dynamisme économique des villes et la concentration de migrants. Ils sont attirés par des régions prospères.

La seule exception demeure les Noirs américains qui vivent encore dans des ghettos et ne se fondent pas aussi vite que toutes les autres ethnies dans l’ensemble de la population.
Souvent, et dans tous les pays, la seconde génération qui a gravi l’échelle sociale, quitte la zone où elle a grandi et qui compte une forte concentration de migrants.

Marie-Clotilde Hingray

Propos non revus par l'intervenant.

« Le transhumanisme fait-il peur ? »

Ce sujet qui est d’actualité suscite des peurs parfois incontrôlées. Faut-il vraiment en avoir peur ? L’homme a toujours rêvé d’être réparé, augmenté jusqu’à vouloir abolir la maladie et la mort. C’est l’origine de la doctrine du transhumanisme qui annonce que l’homme pourra atteindre l’immortalité. Géostratégies 2000 recevait le 22 mai Christophe HABAS, professeur de médecine spécialisé dans les neurosciences à l’hôpital des Quinze-Vingts. Peut-il répondre à notre interrogation : devons-nous avoir peur ou non de cet homme augmenté, devons-nous être méfiants ou optimistes face à cette évolution ?

 Le professeur Christophe Habas a été Grand Maître du Grand Orient de France et il souhaite apporter ici une vision humaniste du transhumanisme. Il souligne que c’est un sujet sur lequel la France a 50 ans de retard. On ne peut que constater l’inertie de la « vieille Europe » face aux États-Unis, au Japon, à la Corée du Sud et à l’Inde emportés par le transhumanisme qui a aujourd’hui quitté le registre de la philosophie pour entrer dans le registre de la politique. Il s’agit d’un grand récit qui organise les forces sociales et politiques du pays, c’est une révolution civilisationnelle.

Comment est-on passé d’un courant seulement philosophique à un courant politique ?

La transhumanisme est un courant philosophique qui fait sien la perfectibilité de l’être humain, un être qui n’a aucune essence particulière, qui a pris conscience qu’il pouvait dépasser sa condition humaine. Cette philosophie exprime la liberté, utilise l’esprit critique et la raison d’où le nombre de courants auxquels le transhumanisme peut se référer.

Quels sont donc ces courants d’où dérive le transhumanisme ?

Il y a d’abord le courant rationaliste et scientiste : l’approche de l’existence humaine est basée sur la raison mais aussi :

  • le courant technophile dont le chef de file est Auguste Comte, ce courant reconnait trois âges successifs : l’âge religieux où le monde est expliqué par l’existence de forces supra naturelles, l’âge métaphysique où les grandes idées structurent la société et l’âge positiviste qui s’appuie sur la notion de progrès. La philosophie du progrès permet d’affirmer la perfectibilité de l’être humain ;
  • le courant matérialiste athée ou au moins gnostique : l’esprit dérive de la vie qui dérive de la matière, donc il n’existe pas d’opposition entre l’esprit et la matière et donc on peut artificialiser la vie et l’esprit ;
  • le courant mélioriste : l’avenir de l’humanité s’appuie sur l’augmentation des capacités de l’être humain en convoquant les nanotechnologies, les biotechnologies, les technologies de l’information, les sciences cognitives (NBIC); l’ensemble de ces domaines NBIC doivent converger d’un point de vue scientifique et politique pour se mettre à disposition de cette philosophie de l’être humain.
  • le courant futurologique : il s’agit d’explorer l’existence des scenarii qui permettront l’augmentation des capacités humaines ;
  • le courant politique : le transhumanisme est un des grands récits du capitalisme : cette vision de l’être humain sert de philosophie à ce qui n’était qu’un mécanisme aveugle des grandes forces de production ; le courant politique est porté par les firmes transnationales (FTN) en particulier les Google Amazon Facebook Apple (GAFA) sans oublier leurs équivalents chinois.

Ces FTN ont un pouvoir de financement considérable et une puissance technique inégalée qui peuvent en remontrer aux Etats comme Apple en Californie. Les FTN travaillent avec les Etats car leurs technologies sont utilisées par les armées, la police et le renseignement, l’intelligence artificielle exploitent les données du renseignement. Ainsi Google et Facebook développent des algorithmes qui permettent d’anticiper des actions notamment avec le Deep Learning. Le transhumanisme est structuré depuis une trentaine d’années. Dans les années quatre-vingt, nous retrouvons Max Moore, David Pierce, Nick Bostrom et Ray Kurzweil qui a développé l’université de la singularité à Palo Alto qui accueille des chefs d’entreprises, des banquiers, des politiques pour sensibiliser ces décideurs aux avancées technologiques au service de l’algorithmisation de la société et de l’arrivée du transhumanisme. Le transhumanisme s’affirme dès lors comme un courant techno-messianique prônant l’avènement d’un être nouveau. C’est un courant prométhéen et démiurgique.

Le mythe fondateur du transhumanisme est le courant libéral mais y participent aussi des courants socio-démocrates qui promeuvent une organisation sociale plus distributive. Le transhumanisme prospère dans le cadre d’une humanité en transition. Pour l’instant cette transition s’exprime dans les laboratoires, dans le domaine de la recherche fondamentale et de la médecine. La recherche s’appuie sur la volonté d’éradiquer la maladie, la vieillesse et la mort toutes choses vues comme des handicaps. Il s’agit donc d’éradiquer tout élément de faiblesse et de permettre à l’être humain de se retrouver dans une situation d’ataraxie.

Les techniques utilisées sont nombreuses : si le génome est décrypté et compte de 25000 à 30000 gènes, son fonctionnement est plus compliqué à comprendre.

Il existe aujourd’hui la technologie appelée CRISPR/Cas9 qui est un système simple, rapide et efficace pour couper l’ADN à un endroit précis du génome, dans n’importe quelle cellule. Or, il existe environ cinquante gènes pour l’intelligence et il est tentant pour un transhumaniste d’agir sur ces gènes pour augmenter les capacités mentales de l’individu. De même il est tentant pour lui d’intervenir sur le processus de vieillissement en modifiant ce gène et les cellules qui programment l’obsolescence. Des expériences sont actuellement menées sur des cellules de souris. Cela revient à utiliser un nano-robot pour pénétrer dans la cellule et pour y court-circuiter le processus de son renouvellement.

Les neurosciences offrent aussi la possibilité de contrôler par la pensée le fonctionnement d’un bras de robot ou encore d’un ordinateur. On peut donc envisager de permettre à un tétraplégique d’investir un robot qui deviendrait un avatar de sa personne. Ceci permettrait de décrypter de manière indirecte le contenu de l’état de conscience : à quel objet pensez-vous ? - donc de mesurer la plausibilité de l’état de conscience.

La dernière étape envisagée est le passage de l’usage médical à fins de réparation à un usage médical à fins d’augmentation des capacités humaines. Rendre la vue à un aveugle peut se faire de deux manières : soit en utilisant des cellules souches, soit en utilisant la technique de déprogrammation des cellules pour reconstituer les cellules lésées. On peut aussi imaginer une imprimante 3D qui reconstruise un organe en l’imprimant avec des tissus biologiques. Des chercheurs chinois ont ainsi reconstitué une oreille humaine. On peut enfin utiliser des prothèses par hybridation technologique : il s’agit de placer un microprocesseur sur la rétine, de relier des lunettes à ce microprocesseur puis de stimuler la rétine ; le cerveau renvoie des images et le sujet recommence à voir. Dans ce cas, la voie normale de la vision est utilisée. Mais on peut aussi aujourd’hui se brancher directement sur le cerveau avec la technique dite de l’optogénétique. Il existe en effet des algues qui disposent d’une protéine capable de capter la lumière utile pour leur photosynthèse. On va chercher le gène qui code ce pigment, on l’insère dans la cellule nerveuse qui devient sensible à la lumière à son tour. En activant ou en désactivant une source de lumière par l’intermédiaire d’une fibre optique sur des zones de cellules du cerveau d’une souris ainsi modifiées, un chercheur peut faire aller ou venir une souris selon sa volonté. Une expérience comparable a été menée sur des souris héroïnomanes ou encore dépressives pour combattre leurs maux en agissant sur les zones correspondantes de leur cerveau.

Ces techniques montrent la puissance de cet outil et une certaine capacité de contrôle des mécanismes inconscients du cerveau.

Cette méthode peut aussi être utilisée pour contrôler l’expression des gènes dans le génome sans avoir besoin de substituer un gène donc sans intervention mécanique. Ainsi pour la vision, il faut cibler les régions du cerveau qui la déterminent, les relier via des diodes luminescentes à des caméras neuromorphiques capables de détecter les mouvements. On va donc vers la détection neuromorphique dans le cerveau. De telles caméras pourraient élargir le spectre de la vision en permettant de voir aussi les ultraviolets comme les infrarouges. Cela augmenterait les capacités de l’être humain qui verrait comme une abeille.

Si on envisage de tels dispositifs nanométriques au niveau des cellules du cerveau (un cerveau= 100 milliards de neurones), ces dispositifs seront annexés par les cellules mais on brouille ainsi les frontières entre l’artefact et le naturel, ce qui pose la question éthique de la frontière entre l’humain et la machine.

Aujourd’hui nous avons la capacité technologique d’imaginer l’augmentation de l’être humain.

Les transhumanistes cherchent donc à faire passer ces technologies de la recherche fondamentale à la production industrielle pour que chacun puisse se reconfigurer et accroître ainsi ses capacités physiques et mentales. Ainsi l’implantation de prothèses permettra d’accroître les capacités au-delà des capacités humaines et cette intrication entre l’humain et la prothèse sera telle que l’on pourra parler d’un nouvel être !

Nous passerons alors du transhumanisme au post humanisme avec un cyborg animé par une intelligence artificielle d’origine humaine. Un nouvel être prend forme et l’être humain devient une scorie de l’humain.

Cette évolution est le résultat de trois mouvements successifs :

  • la mécanisation du corps avec la prothèse,
  • l’humanisation de l’intelligence artificielle : le projet de l’intelligence artificielle est né en 1956 et s’est renouvelé aujourd’hui avec le concept de deeplearning : l’intelligence artificielle est capable de travailler mieux, de généraliser, de reconnaître, d’abstraction, d’apprendre sans que l’homme lui dicte ce qu’elle doit faire. Elle a accès au langage, à la sémantique.
  • Ces deux démarches peuvent se retrouver dans la robotique. Il s’agit d’une mécanisation de l’humain, l’intelligence artificielle acquiert de l’autonomie pour le déplacement dans l’espace par exemple et émerge une entité autonome, c’est l’hybridation entre l’être humain et la machine.

Conclusion.

Ce que veulent les transhumanistes, c’est se substituer à l’évolution naturelle et devenir le moteur volontariste et conscient de leur évolution en reconfigurant l’humain, en créant une nouvelle espèce.

L’évolution naturelle a permis l’émergence du vivant mais le corps est une incarcération de l’esprit ; il faut donc désincarcérer l’esprit, aller au-delà des limites du corps et mettre la conscience sur une clé USB que l’on pourra brancher n’importe où. On aboutit à une détestation du corps et à une volonté de se débarrasser du corps biologique (cf. la gnose chrétienne du IIème siècle).

Cette vision de l’être humain autosuffisant est hyper-individualiste. Le transhumanisme converge avec une vision ultralibérale de l’être humain. Il n’y a plus d’humanisme car le but du transhumanisme est la démesure et l’absence de limites, ce qui aboutit à la disparition de l’humanisme des lumières dans les limites de la raison humaine (cf. E. Kant). Le transhumanisme divinise l’être humain.

Quel que soit le bien fondé des anticipations technologiques, il s’agit d’une vision philosophique et sociale qui est en train de nous amener au bord d’une révolution de civilisation : y-a-t-il une augmentation des capacités mentales ou une simplification de l’individu qui n’existerait plus que par l’intermédiaire de prothèses ?

Après cette conclusion de l'orateur, un échange s'est installé avec l'assistance.

François-Xavier Martin (Secrétaire général, trésorier de Géostratégies 2000) : La société n’a pas besoin d’individus ayant tous les mêmes capacités. Comment faire le choix entre individus devant bénéficier de telle ou telle augmentation de capacités ?

Mme Marcelle Kermorvant (Médecin général de santé publique (ER)-Auditeur IHEDN) : Qu’en est-il du respect de l’éthique (par qui et comment sera décidée l’attribution des progrès ?

Le risque est l’homogénéisation de la société qui se traduit par la fin de la diversité dans une société planifiée ; il y a un risque d’eugénisme et donc de darwinisme social (Max Moore) : ceux et celles qui ne veulent pas entrer dans ce système auront mérité leur sort ; on se place dans une optique de la responsabilité. Mais il existe d’autres courants plus modérés : il faut selon ces courants une structure providence qui assure une redistribution du progrès. Néanmoins les comités d’éthique actuels sont incapables de faire face aux GAFA. Il est difficile d’encadrer d’un point de vue éthique les multinationales et la Chine d’autant que les FTN fonctionnent avec les Etats et que la Chine refuse tout contrôle.

Jean-Claude Damerval (Consultant en stratégies internationales) : Que deviennent dans le cours de ces développements le libre-arbitre et la personnalité de l’être humain ? Quels sont les risques de manipulation par certains pays comme la Chine des êtres humains et de « production de nouveaux esclaves » ?

Andrew Lloyd (Alumni Oxford) : Vous parlez d’un être augmenté. Ne s’agit-il pas plutôt d’un être diminué car beaucoup plus facilement manipulé et contrôlé par d’autres (personnes, machines, régimes) ?

Il y a une ambivalence dans l’usage des technologies qui vont de plus en plus s’invibiliser. Il existe déjà des tatouages électroniques, des bio-puces qui rendent la vie plus confortable mais qui rendent aussi plus dépendants d’autant plus que leur contrôle est difficile. Cela peut aboutir à la disparition de la vie privée, ce qui pour certains transhumanistes est une aberration.

D’autre part le libre-arbitre est l’idée que nous sommes capables de donner une vision globale du monde. Si nous déléguons cette vision à une prothèse il y a un risque d’appauvrissement de l’univers mental, il faut donc garder des capacités d’interprétation du monde. C’est là l’enjeu.

Dans la médecine prédictive, préventive et personnalisée, les paramètres vitaux sont enregistrés. Cela peut être positif pour l’individu mais les mutuelles et les assurances peuvent aussi le contraindre à un code de vie qui le dépossède de sa liberté. Il s’agit d’une aliénation par les technologies. Aux États-Unis, au Royaume Uni et en Allemagne, on utilise des réseaux neuronaux pour reconnaître les émotions sur les visages, les gestes incontrôlés dans les aéroports. Cela aide à la sécurisation des aéroports mais cela introduit aussi un contrôle sur les individus.

Jean-Louis Pierrel (Relations universitaires IBM) : L’Histoire nous a enseigné que l’humanité finit toujours par utiliser les innovations technologiques quels que soient leurs inconvénients. Il est probable qu’une partie de l’humanité va diverger en acceptant une hybridation technologique et une modification de son génome. Pensez-vous qu’ils pourront cohabiter avec la partie du monde qui refuse ces changements ?

Vice-amiral (2S) Jean-Louis Vichot : Vous présentez une vision pessimiste du pouvoir politique. En Chine, Baidu compose avec le pouvoir politique qui a gardé la main dessus. Le pouvoir politique peut-il encore encadrer, le RGPD encadre-t-il en Europe ?

Certes c’est une vision pessimiste pour sensibiliser les populations. La Chine est un régime totalitaire et utilisera ces techniques.

La globalisation du capitalisme cognitif va au-delà des États qui n’ont pas les mêmes moyens ; le transhumanisme veut aussi lutter contre les États et les faire disparaître.

D’où une humanité à deux vitesses ? Le coût des technologies diminuera et leur accès en sera plus facile pour tous ceux qui pourront se les offrir. Il y aura donc des inégalités sociales mais que dire de ceux qui refusent les recherches sur ces sujets ? Il y a eu des actions violentes contre des laboratoires et des envois de colis piégés contre les chercheurs impliqués dans ces projets : l’illettrisme des techniques peut annoncer un rejet violent de ces recherches.

Raymond Douyère (Président de Géostratégies 2000) : En ce qui concerne l’enjeu économique, en particulier en ce qui concerne les GAFA, les États ne peuvent-ils pas contrôler les GAFA, ne peut-il y avoir une volonté collective pour empêcher cet état de fait ? Les technologies employées par les GAFA sont-elles sans limites ?

Cela est compliqué à contrôler car chacun est devenu le protagoniste de ce développement en utilisant de manière addictive ces technologies. Les technologies sont un élément de confort et d’aliénation. Dans la société libérale que nous connaissons, les GAFA rachètent toutes les start-ups. Le but n’est pas le contrôle ni l’éthique mais la nécessité de ne pas prendre de retard dans le domaine de l’intelligence artificielle. Il faut donc créer « un Google européen » mais vouloir insuffler de l’éthique dans ce mouvement est un combat perdu d’avance.

Elisabeth Couffignal (Consultant) : Les patrons des GAFA aujourd’hui offrent un contre-exemple de vie connectée et interdisent par exemple à leurs enfants l’accès au réseau. De plus des recherches sont menées pour savoir pourquoi il y a une telle densité de centenaires dans certains endroits du globe. Ne faut-il pas aller dans ce quotidien pour vivre mieux ?

Les patrons donnent un contre-exemple mais la majorité ne vit pas comme eux. Le modèle qui domine est celui du modèle transhumaniste homogénéisé, compatible avec une certaine dose d’éthique.

Jean-Louis Pierrel : IBM est hostile à l’université de la singularité et a refusé de soutenir son installation en France. La présentation que nous avons eue de QWANT et le RGPD ne permettent-ils pas de penser qu’il existe quelques espoirs ?

Jean-Pierre Dupuy définit ainsi le « catastrophisme éclairé » : nous savons la catastrophe imminente mais nous n’y croyons pas. Il faut rendre la catastrophe crédible pour que nous mettions tout en œuvre pour l’empêcher. La technique nous donnera la solution mais la temporalité de la technologie n’est pas celle de la catastrophe annoncée.

L’intelligence artificielle fait peur mais il faut la développer. Nous allons vers l’idée que l’intelligence artificielle doit être plus performante que l’être humain, qu’elle puisse trouver une solution sans que l’homme ne l’ait programmée.

Il y a un changement du rapport à la science avec la volonté de créer une entité autonome. Le « syndrome de Frankenstein » existe mais il ne faut pas craindre le progrès même si l’on peut craindre que l’entité créée par le progrès échappe au contrôle de son créateur.

.       .

 .

Marielle VICHOT Professeur agrégée d'Histoire (ER) - Membre du Conseil d'administration de Géostratégies 2000.

Propos non revus par intervenants

 

« Les enjeux de sécurité en Afrique »

Le jeudi 5 avril, Géostratégies 2000 a reçu autour d’un petit déjeuner organisé dans les salons du Palais du Luxembourg, le Général d’armée Didier CASTRES, Inspecteur Général des Armées - Terre, venu nous livrer ses réflexions sur l’avenir du continent africain, Cet ancien adjoint au Chef de l’Etat-major particulier du Président Nicolas Sarkozy a analysé les grands défis à relever et proposé des axes en matière de sécurité, face aux percées inquiétantes des djihadistes. Il a réaffirmé la nécessité d’une coopération globale avec l’Union Européenne, dans l’intérêt de toutes les forces démocratiques.

Quand on pense « Afrique », il faut s’extraire de trois ornières idéologiques, rappelle d’emblée le Général Castres.  Il ne faut pas céder à « l’afro pessimisme » ;  surestimer le poids de la « France Afrique » , une expression inventée en 1955 par Houphouët-Boigny, mais qui ne représente plus grand chose. En tout cas qui est bien loin des milliers d’acteurs conscients ou inconscients imaginés par Stephen Smith. Et enfin, se laisser bercer par une « afro-béatitude », entretenue par des utopistes, qui annoncent une croissance exponentielle et un horizon radieux.

UN CONTINENT COMPLEXE

Mes perceptions sont plutôt celles d’un continent en marge des affaires du monde et de la grande politique. Sous la Présidence Hollande, Laurent Fabius, son ministre des Affaires Étrangères, s’y est très peu rendu, se déchargeant sur Jean-Yves Le Drian, le ministre de la Défense.

L’Afrique est aussi une dérivative stratégique, un ring décalé où s’affrontent les pays dans les domaines économiques, politiques et religieux. Le Qatar et la Turquie utilisent l’Etat Islamique pour mettre le feu à la Libye ; les Émirats Arabes Unis tentent de déstabiliser la Tunisie.

C’est aussi « un libre-service ». Depuis toujours, elle constitue une réserve de richesses, de matières premières rares. Celles-ci étant plus ou moins épuisées, on assiste actuellement à un dépeçage en règle des ressources basiques, des terres agricoles. 130 millions d’hectares (deux fois la superficie de la France) ont été vendus ou loués à l’Inde, la Chine, la Corée. Les Africains ne peuvent plus exercer leur souveraineté, déplore le Général Castres, qui évoque également « l’Afrique menace », contre laquelle il faudrait se barricader. Une dangereuse option !

Les analyses et les approches françaises, tour à tour paternalistes, romantiques, idéologiques, ne fonctionnent plus. Le complexe du colonisateur, du « fardeau de l’homme blanc » est déraisonnable. L’Afrique redevient un continent avec des enjeux. Sa croissance économique était de 5% en 2015 (voire 7% dans les pays les plus riches). La Grande-Bretagne, Israël, la Chine, les Pays du Golfe y arrivent en force. Nos échanges commerciaux ne sont pas si élevés que cela comparés à ceux des pays émergents (passés de 23 à 36% en 10 ans) ou ceux de la Chine qui ont été multipliés par dix pendant la même période. A Djibouti, la Chine est en train d’investir 2,4 milliards (contre 240 millions pour la France). La « Route de la Soie » est une réalité concrète.

La France doit mener une politique étrangère cohérente avec ses intérêts nationaux, avec pragmatisme et sans cynisme, explique le Général Castres. Car elle est une « citoyenne de l’Afrique ». En 1638, des colons français ont fondé Saint Louis du Sénégal ; en 1793, Jean-Baptiste Belley fut le premier parlementaire noir et ensuite, Blaise Diagne, né à Gorée au Sénégal, fut un homme politique français, nommé sous-secrétaire d’Etat aux Colonies. Nos liens sont étroits, il y a encore 250 000 Français en Afrique et 2 millions d’Africains en France.

DES DÉFIS DE TAILLE

Nous devons faire face à trois enjeux de sécurité, qui, tous, ont un impact sur nos valeurs et notre façon de vivre. Tout d’abord, la prolifération des trafics, qui passent par le Golfe de Guinée. Anodin, comme celui des cigarettes, mais qui a quand même généré 400 millions d’euros en 2015 ! Mais aussi, de plus grande ampleur. En 2016, 700 tonnes de cannabis on été saisies, et 21 tonnes de cocaïne (soit 42% de la quantité qui devait entrer en Europe). Ces trafics, qui incluent également les armes et les médicaments, génèrent 3 à 4 milliards d’euros, soit l’équivalent du budget d’un Etat comme le Mali et déstabilisent les Etats Africains, surtout ceux de l’Ouest. En France aussi, ils ont des conséquences. En 2016, on a compté 34 morts par armes de guerre pour trafic de drogue (à peu près le même nombre que celui de nos soldats tués en Afghanistan!).

Ensuite, il y a les migrations. En 2015 et 2016 confondus, plus de 800 000 migrants ont traversé la Méditerranée et plus de 5000 sont morts noyés. Cette misère génère des trafics, y compris celui de l’esclavage, s’insurge le général Castres, qui remarque qu’en même temps, 22000 personnes ont accosté à Mayotte, d’où les troubles récents liés à l’insécurité grandissante dans ce territoire.

La problématique n’est pas de savoir comment stabiliser les populations africaines, ou quels quotas fixer. En revanche, il faut avoir conscience que les migrations en cours sont les prémices de ce qui se prépare. En 1950, il y avait 250 millions d’habitants en Afrique, aujourd’hui, ils sont 1,2 milliards et en 2050, ils seront 2,5 milliards. La population aura été multipliée par 10 en un siècle, elle représentera 25% des habitants de la planète et la moitié aura moins de 20 ans !

Enfin, nous sommes confrontés à l’inquiétante traînée de poudre islamo-djihadiste qui s’étend au-delà du Sahel. Le Burkina Faso fait face à un islamisme radical, qui arrive aussi en Côte d’Ivoire.

De l’autre côté, les Chebabs (le groupe terroriste le plus meurtrier au monde) sèment la terreur en Somalie et au Kenya. Ces groupes s’affranchissent de toute logique de continuité territoriale, ils s’entraident, coopèrent et trouvent des arrangements opérationnels pour progresser. Le Yémen finance certains de ces groupes, comme le Qatar qui aide actuellement les rebelles au Tchad.

Toute cette constellation djihadiste est quatre fois plus nombreuse que les talibans en Afghanistan et deux fois plus proche de nos sanctuaires, ce qui est très alarmant, observe le Général Castres.
De plus, la menace change. Il y a une extension de la zone d’évolution (2,4 millions de kilomètres carrés, soit quatre fois la France, au Sahel). Le périmètre d’action est beaucoup plus vaste, les groupes réagissent plus vite et les crises ne sont plus séparées, même si elles sont cloisonnées géographiquement. Il faut aussi prendre en compte la très forte adaptabilité de nos adversaires.
Comme la tentative de créer un État au Sud Mali a été un échec, les djihadistes se tournent vers une territorialisation souterraine, comme à Djenné sur les rives du fleuve Niger, où ils ont attaqué le chantier de construction d’un barrage et provoqué d’importantes destructions.

DÉVELOPPER LES STRATÉGIES DE COOPÉRATION

Nous devons nous forcer à faire preuve de lucidité et de modestie. L’éradication de la misère et de l’idéologie qui s’en nourrit, sont hors de portée militaire. Mais les problèmes de l’Afrique sont aussi nos problèmes et nous devons trouver des solutions tous ensemble. Il faut élaborer une stratégie d’action générale, être opérationnel sur le plan international. Il faut cloisonner les « zones infectées », pour que la « cocotte-minute n’explose pas ». Mettre en place des embargos, empêcher les livraisons d’armements, de matériel, les services de formation et aider tous ceux qui combattent nos ennemis.

Il faut aussi confiner le plus possible les « cellules cancéreuses » et renforcer les pays fragilisés. Et intégrer une nouvelle dimension dans l’espace de bataille, qui est l’espace informationnel. Avec, notamment, l’utilisation des réseaux sociaux à des fins de propagande contre les Etats malien et français. Ce nouveau paramètre leur permet aussi de recourir à des modes d’action asymétriques et de contourner notre avance technologique. Par exemple, pendant la bataille de Mossoul, Daesh a envoyé 1000 drones achetés en Chine, en libre-service sur internet. Destinés aux enfants, ils ont été armés avec des explosifs. Ces évolutions réduisent les Etats et les organisations internationales (ONU, OUE, UE) à l’impuissance. Ils n’ont, ni la flexibilité, ni la réactivité suffisante, pour gérer ce genre de menaces.

Ils doivent trouver d’autres ripostes et notamment renforcer la crédibilité politique, économique et sociale des Etats assaillis. Les aider à se doter de constitutions « robustes » qui les mèneront vers une vraie alternance politique, note le général Castres qui plaide pour un rapprochement entre l’Afrique et l’Union Européenne, qui doit s’impliquer davantage. Autre direction à suivre, relier et coordonner les stratégies élaborées au Nord et au Sud. Et enfin, faciliter l’intégration Sud/Sud, avec déjà une initiative intéressante, le G5 Sahel. La création de coalitions comme celle-ci (avec le Niger, Tchad, Mali, Mauritanie, Burkina Faso) est une bonne solution pour résoudre les problématiques locales, Il y a déjà des structures équivalentes pour lutter contre Boko Haram et les pirates de la Corne de l’Afrique, se félicite le Général Castres.
Les grands discours ne suffisent plus. Il faut trois critères « willing, fighting,funding » pour qu’une coalition marche. Tous les pays doivent accepter le principe d’envoyer des troupes et ne plus se satisfaire d’une aide matérielle et financière.

La France continuera à jouer un rôle particulier, car rien ne peut se faire sans elle, mais elle devra aussi assumer les critiques qui lui seront adressées, conclut le Général Castres.

Ce brillant exposé a été suivi d’un débat riche en échanges comme à l’accoutumée et qui a été animé par le Vice-amiral (2s) Jean-Louis Vichot, vice -président de Géostratégies 2000.

Christophe Bouchez (Avocat-Cabinet Veil-Jourdes) : Au Mali, l’armée française est-elle prise entre le marteau et l ‘enclume, les Touaregs et les islamistes ?

Comment voyez-vous l’issue de l’opération Barkhane ?

Avant le lancement de l’opération Serval, trois points me semblaient essentiels pour aboutir à une solution. L’Algérie avait un rôle clé à jouer, un accord de paix devait être mis en œuvre et le robinet idéologique, les armements qui venaient de Libye devaient être fermés. Or, cinq ans plus tard, rien n’a été satisfait. Il faut reconnaître qu’il y a eu aussi beaucoup de mauvaise volonté de la part du gouvernement de Bamako.

En dépit de cela, Serval, sur le plan tactique, a été un succès extraordinaire. Nous avons désarticulé toute la structure terroriste.

Serval a été remplacé par Barkhane. Dans cette seconde phase, ce sont les forces armées maliennes qui sont en première ligne, mais cela ne fonctionne pas. Les autorités maliennes ne maîtrisent pas la situation. Elles ont perdu 400 soldats dans une attaque contre les Touaregs et leurs troupes ne veulent pas mourir pour leurs chefs corrompus.

Il y a un grave problème de confiance vis à vis du pouvoir politique et militaire.
Qui n’existe pas avec les Forces Spéciales Française. Avec elles, les Maliens sont repartis se battre.

Quid de la mission de l’ONU en République Démocratique du Congo ?

C’est la plus grosse opération de l’ONU menée à ce jour (avec des chars lourds et des drones). Mais la situation s’enlise, il y a trop d’intérêts divergents. La situation est restée inchangée depuis 10 ans, avec toujours des foyers de rébellion.

Vice-Amiral(2s) Jean-Louis Vichot : Quelles sont les ambitions d’Israël et de la Chine ?

Général Léné (Conseiller opérationnel - Dassault Aviation) : Quel rôle et quelle stratégie pour la Russie ?

Pour Israël, c’est la logique « business » dans le domaine de la sécurité et de la défense, qui prévaut. Israël est très présent au Cameroun, où il équipe, arme et entraîne les armées.

La Chine, quant à elle, poursuit une stratégie à long terme. Elle investit dans l’agriculture, finalise sa « Route de la Soie », avec la construction d’entrepôts gigantesques à Djibouti, où seront concentrés tous les produits manufacturés en partance vers l’Afrique et l’Europe.
En 2030, la Chine sera la première puissance économique mondiale. Elle doit sortir de son pays. L’Afrique lui offre un débouché économique et aussi des ressources vivrières.
La Chine est également le premier contributeur aux opérations de maintien de la paix de l’ONU. Elle revendique une position hégémonique en Mer de Chine et affirme sa puissance partout dans le monde.

La Russie exploite de l’or et des minerais dans le Nord du Centrafrique. Si elle ne montre aucun intérêt particulier pour l’Afrique, en revanche son message est clair.  Qu’il s’agisse de la Crimée, de la Syrie ou du Donbass, elle montre clairement que l’avenir du monde ne se fera pas sans elle.

Elle reprend toute sa place dans l’organisation des relations internationales et a reconstruit en 15 ans une armée globale, très bien équipée, avec de la haute technologie, qui peut conduire des opérations intégrales. La Russie est revenue militairement et diplomatiquement sur le devant de la scène, tout comme la Turquie et la Chine. On assiste au retour des Empires.

Jean-Pierre Duport (Préfet Honoraire) : Comment voyez-vous les évolutions dans la Corne de l’Afrique ? Quid de la Somalie et du Mozambique ?

Dans la Corne de l’Afrique, l’Union Africaine a mis en place un dispositif pour tenter d’enrayer les conflits. Des équipes pluridisciplinaires établissent les forces et faiblesses de chaque pays visité, proposent une feuille de route puis tirent un bilan. Cela fonctionne assez bien au Kenya. Bien sûr, la Somalie ne peut en faire partie, mais pour le moment, l’insécurité et les attaques terroristes ne débordent pas trop de ses frontières.

La Tanzanie est un pays qui n’est pas protégé du terrorisme. Le premier gros attentat anti américain y a été perpétré. Pour la France, la Tanzanie, tout comme le Mozambique ou le Sud Soudan, ne font pas partie de ses priorités. Elle les considère comme appartenant à la sphère britannique et américaine. Nous sommes le produit de notre culture historique.

Paul Drezet (Magistrat à la Cour des Comptes) : La francophonie est-elle une chance pour l’Afrique, pour la France et donc, pour l’Occident ?

La RGPP (Révision Générale des Politiques Publiques) a fait beaucoup de mal à notre francophonie. Le Quai d’Orsay a payé une addition très lourde, dans la réduction des budgets, notamment auprès des centres culturels. Donc, l’apprentissage du français a été touché de plein fouet. Or, la capacité d’un pays à peser sur le monde dépend de sa démographie, de son économie, de son outil militaire, mais aussi de sa culture et de sa langue. Or, ce rayonnement se rétrécit. De moins en moins de personnes parlent correctement le français en Afrique, c’est un recul.
Malheureusement, je ne suis pas sûr que la francophonie soit encore une priorité, ce qui va encore accentuer cette perte de vitesse.

Marie-Clotilde Hingray
Propos non revus par intervenants

« L’école entre crise d’autorité et crise culturelle : quelles solutions ? »

Le mardi 20 mars, Géostratégies 2000 a organisé dans les Salons du Palais du Luxembourg, un petit déjeuner autour de Barbara Lefebvre, une des figures des débats sur l’école, qui vient de publier : Génération " j’ai le droit" (Éditions Albin Michel), un ouvrage qui résume un constat largement partagé : la faillite de notre éducation. Cette enseignante, qui connait parfaitement le terrain, a témoigné de son expérience et a apporté un éclairage pertinent sur les raisons de ce gâchis Elle a dénoncé les utopies qui remettent en cause l’autorité et la mission culturelle de l’école et a également alerté sur les enjeux qui dépassent la sphère strictement scolaire, comme le mépris des valeurs humanistes. Avant d’appeler à un sursaut radical, autour de quelques propositions phares.

Le dernier rapport PISA, publié par l’OCDE, sur le niveau scolaire des élèves de 15 ans dans 71 pays, place la France en 27ème position en sciences, avec 495 points, juste un peu au-dessus de la moyenne de l’OCDE, déplore, d’entrée de jeu, Barbara Lefebvre. Mais, ce qui est encore plus préoccupant, ajoute-t-elle, c’est que la performance française a baissé de 14 points sur 15 ans.

Et si l’on analyse les résultats de la compréhension de l’écrit, c’est à dire la capacité à interpréter des textes plus ou moins complexes, la chute est encore plus brutale, moins 22 points en 15 ans.

L’étude TIMSS (Trends in Mathematics and Sciences Study), qui évalue des élèves de CM1, est loin d’être rassurante. Là aussi, la France, avec ses 488 points en maths et ses 487 points en sciences, a un niveau inférieur à la moyenne internationale (500) et européenne (525). Elle arrive d’ailleurs au dernier rang du classement des pays de l’Union Européenne, loin derrière Singapour, le Japon, ou encore la Russie, qui affichent les meilleurs scores.

L’évolution est la même pour le TIMSS Advanced, qui concerne les élèves de Terminale S, moins 100 points en 20 ans. Seulement 1% des élèves atteignent le niveau le plus haut, alors qu’ils étaient encore 15% en 1995. Pour justifier cette médiocrité, le Ministère explique que notre filière n’est pas sélective et est ouverte à tous les élèves qui ont des notes correctes, dans un souci d’égalité des chances, soupire Barbara Lefebvre. Et les réformes annoncées, avec notamment la création d’un tronc commun, ne vont pas dans le bon sens. C’est le rêve du lycée unique, de l’interdisciplinarité, avec la création « d’humanités scientifiques et numériques ». Mais cela cache, en fait, la destruction des disciplines fondamentales.

LE TRIOMPHE DES UTOPIES

Conséquence directe de ces dérives, à l’entrée au collège, j’ai un tiers, voire la moitié de mes classes en grande difficulté. La France a abandonné les classes moyennes et ouvrières. Seuls les enfants des milieux sociaux professionnels supérieurs, et ceux des enseignants (qui connaissent les rouages du système) s’en sortent, s’insurge-t-elle. Il y a une déconstruction des savoirs. On ne transmet plus une connaissance historique et littéraire commune, qui constitue le socle de la Nation. Et cela génère une crise de l’autorité de l’adulte en général, qui détient pourtant une légitimité naturelle, conférée par la société. Or, les institutions remettent en question la confiance et la reconnaissance accordée à l’enseignant. L’élève a désormais le droit de contester, de désobéir, d’être son propre maître. Le pouvoir hiérarchique a été détruit, comme tous les rapports de domination, sous l’effet de la « beat génération », des hippies et de Mai 68. On traite l’enfant comme son égal. Or, pour élever quelqu’un, on doit être en position haute, les rapports doivent être verticaux. Et comme ce n’est plus le cas, l’individualisme de masse triomphe, l’ego devient primordial, comme on le constate avec l’explosion des réseaux sociaux qui accentuent la domination du « je » tout puissant, tempête Barbara Lefebvre.

La mission culturelle de l’école s’amenuise, tout comme l’objectif social et civique, au profit du but utilitaire. Cela remonte aux années 60 et trouve même ses origines à la fin du 19ème siècle, avec l’ « Education nouvelle » qui prône les méthodes actives (Montessori, écoles en forêt, avec un maître qui anime le groupe et organise des travaux pratiques). Trop utopiques, elles ne peuvent être mises en œuvre, mais elles influencent certains « pédagogistes » et débouchent sur le Plan Langevin-Wallon, en 1947. Deux professeurs, membres du Parti Communiste, qui veulent mettre fin à l’élitisme et à l’intellectualisme et supprimer le cloisonnement disciplinaire.
Ces thèses séduisent et vont dominer les recherches de l’IPN, devenu depuis l’INRP, qui va institutionnaliser cette nouvelle pédagogie, servie, en parallèle, par une augmentation massive du nombre des élèves. Décision est prise de revoir les méthodes et le contenu de l’enseignement.

UNE VOLONTÉ POLITIQUE

Mise au ban de la dictée en 1970 et priorité à l’oral. L ‘écrit, jugé trop discriminant, devient très limité et la grammaire structurale est mise en place, tout comme les maths modernes, qui, vu le fiasco, sont abandonnées durant la décennie 1990.

Cette institutionnalisation des sciences de l’éducation ouvre la porte aux « pédagogistes » qui verrouillent tout, y compris la formation des maîtres, qui vont reproduire ce modèle, souligne Barbara Lefebvre.
Cette volonté de fonder une « école nouvelle » est soutenue par les Ministres de l’Education Nationale. Alain Peyrefitte, pour qui l’enseignant est un animateur, au service des enfants. Puis, Edgar Pisani, pour qui le rôle de l’école ne se limite pas à la transmission des connaissances.

Une révolution culturelle est en marche. On remet en cause le principe d’autorité, on privilégie les méthodes actives et on supprime les cours magistraux. On parle de bilans et non plus d’examens, on évalue par cycles et non plus par année. En juillet 1968, Edgar Faure décide de repousser à la 4ème l’apprentissage du latin (expulsé par Najat Vallaud-Belkacem mais réhabilité par son successeur, même si le Capes de Lettres Classiques reste, pour l’heure, supprimé),

C’est la fin des compositions trimestrielles obligatoires, des classements, des notations de 0 à 20, remplacées par des lettres, de A à E. Les représentants des parents d’élèves entrent dans les conseils d’écoles. A la rentrée 69, 3 heures disparaissent en primaire. Il n’y a plus que 15 heures pour le français et les maths, et en revanche on accorde 12 heures aux disciplines d’éveil.

C’est le français, clé de voûte du système, qui subit les plus vives attaques. Il y a une volonté de déraciner la littérature française et l’histoire, pourtant génératrices d’intégration, martèle Barbara Lefebvre. 600 heures d’enseignement du français ont disparu. C’est catastrophique. les apprentissages fondamentaux régressent, sans pour autant profiter aux autres disciplines. En 6ème, les enfants n’ont aucune connaissance historique !

Pour pallier l’évidente baisse de niveau, on diffère les apprentissages par cycles, on étale l’apprentissage de la lecture jusqu’au CE2, alors qu’avant, cela était réglé à la fin du CP.

D’ailleurs, si Najat Vallaud-Belkacem a décidé de rattacher la 6ème à l’école primaire, c’est parce que les fondamentaux n’étaient toujours pas acquis à la fin du CM2.

Il est temps de remettre les savoirs au cœur de l’école, et de stopper cette politique de déconstruction, insiste Barbara Lefebvre. Depuis le départ, il y a eu des résistances mais elles étaient très difficiles à exprimer, car les enseignants craignaient les réactions de leurs chefs d’établissement et les inspecteurs. Or, tout cela est dangereux car l’enseignant a besoin d’une liberté intellectuelle, il ne doit pas être formaté !

Après ce brillant exposé, le débat, animé par Raymond Douyère, Président de Géostratégies 2000, a été l’occasion de nombreux échanges.

Raymond Douyère (Président de Géostratégies 2000) : Vous avez été qualifiée de « réac publicaine ». Quelle a été votre réaction ?

Cela vient d’un collègue que je pourrais décrire comme « pédago gauchiste » ;

Cela ne m’impressionne pas dans le contexte « politiquement correct » actuel.

Mais, je tiens à préciser que je ne suis pas non plus une « fan » de Jules Ferry et de son patriotisme revanchard.

Il ne faut pas trop d’intrusivité dans les rapports entre les parents et l ‘école.
Avec son enseignant, l’enfant a l’identité d’un élève dans un espace public. Il devient un citoyen.
Nous devons tous être les gardiens de l’ordre républicain et de la civilité.

Michel Troïkouroff (Juriste) : Peut-on dire que l’apprentissage des faits génère automatiquement l’intelligence et la compréhension ?

Il y a une intelligence naturelle de l’enfant et je suis d’accord avec Céline Alvarez, il faut prendre en compte les découvertes dans le domaine des sciences cognitives. Les neurosciences permettent de comprendre les mécanismes d’apprentissage et montrent que chaque enfant fonctionne différemment. Grâce aux neurosciences, on peut déceler très tôt les enfants qui ont des problèmes, mais il ne faut pas en faire la nouvelle phobie de l’enseignement.

Cela aide car on peut accompagner les enfants de manière individualisée, avec des maîtres spécialisés, comme en Italie, où les enfants avec des handicaps sont intégrés dans les classes.

Ce sont les méthodes d’enseignement qui doivent changer et non pas les effectifs. Je ne suis pas favorable au dédoublement de certaines classes de CP, mesure mise en œuvre en septembre dernier. Cela n’entre pas dans une vision à long terme de refondation de l’éducation.

Vice-Amiral Jean-Louis Vichot : Que pensez-vous des relations parents-professeurs ?

Quid de la multiplication des options ?

Pour les options, je suis d’accord, il y a trop de dispersion.

Ma priorité, c’est l’école primaire, qu’il faut reprendre en main.

70% du temps scolaire doit être consacré au français et aux maths.

Il faut laisser de côté les méthodes actives, avec en son centre, «l’élève enquêteur »

Il faut un enseignement explicite, avec le professeur qui doit guider.

Je conteste la prééminence du travail de groupe (car c’est le bon élève qui fait tout…) pour apprendre les savoirs fondamentaux.

L’idée que l’enfant apprend mieux de ses pairs que de l’enseignant doit être combattue.

Elisabeth Couffignal (Consultant) : La Finlande est souvent citée en exemple. Qu’en pensez-vous ?

La Finlande est un petit pays avec une forte homogénéité culturelle, alors que la France est très diversifiée. Le modèle français n’est pas un modèle pour un certain nombre d’autres pays européens, anglo-saxons, protestants. Nous sommes centralisés, monarchiques, avec un inconscient collectif très français, nous nous voyons comme un phare culturel et donc, copier l’école finlandaise ou canadienne serai aussi une erreur, car cela serait contraire à nos racines.

Jean-Louis Pierrel (Relations Universitaires IBM France. Secrétaire Général Adjoint Géostratégies 2000)

Edward Bryant (Conférencier. Ex DRH PriceWaterHouse Cooper) :

L’évolution rapide des technologies, notamment le numérique, implique également une prise en compte de l’Education Nationale. Quelle méthode adopter ?

Oui, l’école doit s’adapter, mais elle ne doit pas courir derrière les avancées technologiques. Aux USA, les grands patrons d’Apple, d’Amazon ou Google mettent leurs enfants dans des écoles où il n’y a pas de numérique. Cela fait réfléchir !

Ils ont compris que l’on pouvait éveiller l’esprit de l’enfant autrement et certainement d’une meilleure façon. Il faut laisser le temps aux évolutions numériques de faire leurs preuves.

Les tableaux numériques interactifs sont une belle avancée, mais je ne suis pas favorable à l’utilisation de tablettes par les enfants.

Il faudrait déjà leur apprendre à tenir correctement un crayon, or, les maîtres n’ont pas eu l’apprentissage de la graphie et cela se ressent sur les élèves qui ont énormément de mal à écrire longtemps.

En revanche, je milite pour l’enseignement de la musique, du solfège, dès le CP, comme en Chine. C’est un travail de mémorisation et aide à l’apprentissage des fondamentaux.

C’est cela l’élitisme républicain et cela ne doit pas être réservé à quelques « protégés », triés sur le volet, qui peuvent intégrer les CHAM (Classes à Horaires Aménagés Musique).

Que pensez-vous de l’usage des portables ?

Les portables sont interdits par la loi dans les écoles primaires et les collèges. Mais, dans les faits, il n’en est rien. Cela devient l’usage.

Les parents font également preuve d’une grande irresponsabilité en achetant des smartphones à leurs enfants. Ils ont de multiples applications qui vont jusqu’à des sites pornos…

Un téléphone sert à prévenir ses parents, un point c’est tout.

Annick et Jacques Lutfalla (Professeur agrégé de Mathématiques-ER ; Contrôleur Général des Armées 2°s) : Comment expliquez-vous que la France soit seconde en Médaille Fields, malgré la baisse du niveau des mathématiques ?

L’enseignement supérieur français est très bon, car il y a eu la sélection des meilleurs. C’est terrible, mais ensuite, en entreprise, c’est encore pire.
Le fait de reculer toujours plus loin la sélection crée la frustration. Il faudrait un discours beaucoup plus clair sur la nécessité de la sélection.

Une mention « très bien » au Bac n’a plus la même signification qu’avant. Les fautes d’orthographe et de syntaxe ne sont plus sanctionnées. En maths, si le résultat est faux, mais si le raisonnement est bon, on obtient des points…

Roger Cukierman (Président d’honneur du CRIF) : Quid de l’instruction civique et de la laïcité ?

Cette question de la laïcité est instrumentalisée à l’école. Elle sert le politiquement correct, le « bien penser ». Mais, ce n’est pas enseigné, car ce n’est ni une valeur, ni une philosophie.

Cela s’incarne à travers l’enseignant. C’est une pratique sociale qui repose sur une base juridique.

Ce qu’il faut expliquer, c’est que chacun a le droit d’exister en tant que citoyen au sein d’un établissement scolaire, avant d’être reconnu comme catholique, musulman, juif…

C’est pourquoi je juge inacceptable les « striptease islamiques », avant d’entrer dans les lycées ou les collèges. Les jeunes filles enlèvent leurs voiles et certains vêtements mais gardent d’autres signes religieux à l’insu de leurs parents, qui, généralement, ne soutiennent pas ce comportement.

Marie-Clotilde HINGRAY

Propos non revus par intervenants

 

 

« La sécurité en France et en Europe » avec Bernard Cazeneuve, ancien Premier ministre, ancien ministre de l’Intérieur

Une vision personnelle et une action, tels sont les propos introductifs de Raymond Douyère, président de Géostratégies 2000, qui présente, ce 14 février 2018, l’action de Bernard Cazeneuve qui fut ministre de l’Intérieur puis Premier ministre de l’ancien président de la République François Hollande.

Les Français peuvent-ils avoir des craintes sur leur sécurité, quels sont les moyens mis en œuvre, quelle est l’aide de l’Europe sachant que la menace terroriste est toujours présente et dans le monde ?

Bernard Cazeneuve traite de ces questions en s’appuyant sur sa double expérience de Premier ministre et de ministre de l’intérieur, postes occupés de 2014 à 2017. Il revient d’abord sur la difficulté à convaincre le Parlement et à faire accepter des mesures exceptionnelles. Depuis son départ de Matignon d’ailleurs, il s’est d’ailleurs attaché à ne jamais critiquer les décisions prises par ses successeurs même s’il n’est pas toujours payé de retour.

UNE SITUATION DE MENACE ÉLEVÉE

Nous sommes face à un niveau de menace élevé tant à l’extérieur qu’à l’intérieur.

A l’extérieur, le terrorisme est le fait d’un groupe érigé en califat en Syrie qui organise des attentats en Europe réalisés par des personnes téléguidées par l’état-major de Raqqa mis aujourd’hui hors d’état de nuire. En Syrie, en Iraq et au Mali, l’engagement a porté ses fruits. Les attentats sont moins fréquents ; les progrès dans la cryptologie réalisés avec les Allemands ont permis d’entrer dans les messages cryptés des individus hostiles en respectant le cadre judiciaire.

A l’intérieur, la violence de groupes d’extrême gauche et sur les réseaux sociaux fait aussi peser une menace sur la France. Ainsi lors des manifestations contre la loi sur le travail, près de 500 policiers et gendarmes ont été blessés et B. Cazeneuve exprime sa considération aux forces de l’ordre confrontées à cette violence, il est indigné par la théorisation de la consubstantialité de la violence dans la police. Sur les réseaux sociaux, des messages appellent à la violence, à l’antisémitisme, à l’extrémisme. Ces messages portent atteinte à la sécurité et à la cohésion du vivre ensemble.

Bernard Cazeneuve s’est trouvé confronté à cette violence. Suite à la loi du 24 octobre 2014 qui autorise des mesures de police administrative, le ministre a été l’objet de critiques venant de la droite et de la gauche : il était accusé de porter atteinte à la neutralité du net et de vouloir en limiter la liberté d’expression. Il souligne alors la contradiction de ceux qui protestent contre les propos antisémites sur la voie publique et qui militent pour la liberté dans l’espace numérique permettant d’y exprime les mêmes propos ! Pour lui, face à ce phénomène de violence extrême qui pose des questions de sécurité, il faut « une main ferme qui ne tremble pas ». Une telle attitude explique l’ensemble des décisions prises alors et qu’il ne renie pas.

Des décisions simples et claires concernant la sécurité et le renseignement tant au niveau national qu’européen sont mises en œuvre.

            L’urgence était d’assurer la sécurité du pays en prenant en compte le fait que les forces de sécurité avaient perdu 13 000 emplois entre 2007 et 2012, soit 24 unités de forces mobiles.

Trois plans de redressement des effectifs ont été réalisés : à partir de 2012, 500 emplois par an ont été créés sur 5 ans, en 2015, les effectifs ont été augmentés de 3000 personne après les attentats contre Charlie et contre le Bataclan. Au total 9000 emplois ont été créés. Bernard Cazeneuve infirme la position du ministre de l’Intérieur actuel et affirme qu’il s’agissait d’emplois net et non de renouvellement suite à des départs à la retraite. L’Inspection des finances qui a réalisé l’inventaire demandé à la fin du quinquennat confirme la création de ces 9000 postes. Le gouvernement actuel a raison de poursuivre cet effort en voulant créer 10 000 nouveaux emplois nets.

            Une partie de ces emplois créés a été affectée aux services de renseignements, environ 2500 emplois répartis dans les différents services de la DSI, laquelle a vu ses crédits de fonctionnement augmentés de 27%.

            La réorganisation des services de renseignements a été réalisée : les réformes de 2008 (suppression des renseignements généraux) avaient fait perdre les capteurs de renseignements sur le terrain. B. Cazeneuve décide de rattacher la DGSI au ministère de l’Intérieur, renforce les moyens de la gendarmerie en revoyant les schémas d’intervention des forces spéciales (GIGN, RAID BRI) qui sont réparties sur le territoire national de telle sorte qu’une intervention en moins de vingt minutes soit possible en cas de tuerie de masse.

A ces mesures de réorganisation des services s’ajoutent des mesures législatives qui accroissent les moyens de police administrative.

Les lois anti-terroristes permettent des mesures d’interdiction de sortie du territoire à l’encontre des nationaux désireux de combattre en Syrie, et inversement des mesures d’interdiction d’entrée sur le territoire, des mesures de fermeture de sites qui appellent au terrorisme ainsi que l’autorisation de pénétrer les sites douteux sous pseudonyme.

L’état d’urgence pris le 13 novembre 2015 a permis des mesures de police administrative autorisant les perquisitions hors des heures légales, des astreintes à résidence, des fouilles. Aujourd’hui de nombreuses mesures de cet état d’urgence sont incluses dans le droit commun et Bernard Cazeneuve est en accord avec le gouvernement actuel qui a acté ces mesures avec un réexamen prévu en 2020.

En ce qui concerne le renseignement, les services s’adaptent à l’évolution technologique et des mesures de contrôle sont mises en place : la création de la CNCTR (Commission Nationale de Contrôle des Techniques de Renseignement) a facilité ce contrôle ainsi que l’augmentation du contrôle juridictionnel du Conseil d’Etat qui peut désormais saisir le juge quand il constate une infraction des services dans le cadre des actions menées.

Des mesures au niveau européens étaient aussi nécessaires car les terroristes voyagent.

Le système européen présentait quelques déficiences : l’absence de contrôle aux frontières a été palliée par le développement de l’agence FRONTEX avec un budget renforcé et des créations d’emplois.

La réforme du code européen dans le cadre des accords de Schengen était nécessaire pour contrôler les Européens aux frontières intérieures de l’Union. Le contrôle des voyageurs dans les aéroports a été mis en place avec difficulté dans le cadre du projet « Passenger Name Recall » (PNR) qui a introduit une traçabilité du passager. Le Parlement européen était opposé à un tel projet et il a fallu user de pédagogie notamment vis-à-vis des Verts du Nord de l’Europe pour obtenir la mise en place de ces mesures. Le Parlement a adopté le projet en 2016.

De même la législation sur l’usage des armes à feu qui piétinait a été obtenue après les événements du Bataclan ; la Commissaire européenne a proposé une révision des règles sur les armes à feu dès novembre 2015 mais il a fallu attendre décembre 2016 pour obtenir un accord politique sur la proposition de Directive sur les armes à feu de la part du Parlement européen et du Conseil. L’amélioration de la communication au sein de l’espace Schengen était et est encore aujourd’hui une nécessité comme en témoignent les dysfonctionnements de la transmission des informations au sujet de Saddam Abdeslam.

Des actions dans la lutte contre la cybercriminalité sont aussi à mener en accentuant le contrôle international. Une rencontre avec les GAFA est indispensable : si 15 à 33% des propos violents sont retirés, on ne peut que souhaiter poursuivre l’augmentation du retrait des propos très violents sur internet et les réseaux sociaux. Ces décisions devraient être reprises au niveau européen afin d’obtenir une plus grande effectivité des décisions concernant les GAFA.

Commence alors une discussion sur des questions de sécurité plus actuelles.

  • Dans le cadre de la ZAD de Notre Dame des Landes (NDDL), pourquoi n’a-t-on pas agi plus vite ? Questions de Francis Babé et Eric Verstraete.

Bernard Cazeneuve n’était pas favorable à l’évacuation en 2016-2017 car à cette date le niveau de menace terroriste est élevé et accapare les ressources du ministère. Il faut rappeler que seulement 50% des150 unités de force mobile sont disponibles (les autres sont en repos ou en formation) et qu’à cette date 33 unités sont mobilisées dans le cadre de la protection des frontières ; on compte alors 10 000 migrants à Calais et les « no-boarders » poussent à des manifestations violentes. Pour évacuer NDDL, 33 unités sont nécessaires pendant six mois pour assurer l’évacuation de la ZAD et des zadistes ainsi que le contrôle des axes fermés. Il faut donc choisir entre l’évacuation ou la protection des Français. Le choix s’est porté sur la deuxième proposition : il ne convenait pas de disperser les forces mais de les consacrer à la lutte anti-terroriste. Bernard Cazeneuve assume encore ce choix aujourd’hui et ne veut pas donner des leçons au gouvernement actuel qui a choisi de ne pas évacuer à ce jour la ZAD.

  • En ce qui concerne la zone de Calais, le BREXIT change-t-il la donne ? Les Anglais vont-ils déplacer la frontière ? Questions d'Edward Bryant

Sur cette question franco-britannique et sur les accords du Touquet, Bernard Cazeneuve ne mâche pas ses mots et considère que l’on entend beaucoup de fausses vérités. Quand il arrive, il existe un campement de 10000 migrants, il obtient que le gouvernement britannique dégage 140 millions d’euros pour sécuriser les installations et accepte les mineurs isolés. A cette date, certains pensent qu’il faut renégocier les accords du Touquet ouvrir la frontière avec le Royaume-Uni et y envoyer tous les migrants en attente. Il faut dit-on renégocier sans délai sans respecter le délai de trois ans. Mais les Britanniques n’ont aucun intérêt à renégocier les accords du Touquet pas plus que nous car on ne peut risquer d’encourager les passeurs et d’augmenter leurs trafics, Bernard Cazeneuve rappelle qu’il faut surtout s’attaquer aux filières de passeurs car un migrant vaut 12 000 euros pour ces derniers. Il veut des mesures pragmatiques, d’effet immédiat sur les mineurs isolés, les infrastructures de transport.

La question du BREXIT est importante, les Britanniques ne se sont pas rendu compte des conséquences en ce domaine : ils se coupent d’un ensemble d’informations liées à l’appartenance à l’UE, notamment celles obtenues par le système PNR.

Bernard Cazeneuve confesse qu’il est frappé entre ce qui est et ce qui est relaté par voie de presse dans l’espace politico-médiatique : cela nuit à la compréhension et à la rationalité du raisonnement.

  • Comment gérer la radicalisation des banlieues ? Comment gérer les personnes radicalisées ? Comment gérer les Français qui reviennent ? A partir de quel moment s’arrête la liberté d’expression de l’individu sur internet au profit de la lute anti-terroriste ? Questions de Jean-Louis Pierrel, Susan Onyela.

La radicalisation est liée à la liberté d’expression sur internet ; néanmoins une infraction pénale ne peut être impunie même sur internet. Sur l’espace numérique si on accepte ce qui renvoie à la haine, il y a peu d’espoir sur l’avenir du vivre ensemble. Donc une fermeté implacable doit être exercée contre ces discours.

La radicalisation renvoie à l’État laïc. La laïcité est le droit de croire ou de ne pas croire. L’État ne reconnaît aucun culte mais donne sa protection à celui qui croit. Donc Bernard Cazeneuve a essayé de protéger les lieux de culte et relate les mots d’une mère, après l’attentat de Montrouge, sur sa peur de ne pas retrouver son enfant sain et sauf le soir après l’avoir laissé le matin à l’école. Ce désarroi n’a pas laissé insensible le ministre de l’Intérieur qu’il était.

La laïcité en revanche ne peut être instrumentalisée comme dans l’affaire des menus de substitution. La laïcité est une valeur du vivre ensemble, elle refuse l’enfermement et doit amener l’État à rester très vigilant sur la transmission des savoirs notamment dans les écoles coraniques. Ces territoires sont à reconquérir avec une parole ferme. Les Musulmans de France doivent le dire avec force : l’Islam de France n’est pas l’Islam consulaire.

Sur internet, il faut travailler à un discours pour mobiliser les enseignants et les agents des collectivités locales sous l’autorité des préfets pour affirmer la laïcité française. La déradicalisation est un travail difficile, de longue haleine.

  • Quels sont les moyens de FRONTEX ? Comment lutter contre la manipulation de l’identité des migrants ? Questions de Jean-Claude Richard et Charles Culbert.

Il existe un contrôle aux frontières de l’UE mais quand existent la peur, la faim, la désertification des sols, les fils de fer barbelés ne résolvent pas le problème. Or il n’existe pas de politique européenne de développement pour la bande sahélienne.

FRONTEX joue son rôle avec ses 1700 agents (dont 15% sont français). FRONTEX monte en puissance, avec une aide apportée aux hotspots (Grèce, Italie). Mais il faut aussi une politique de contrôle avec des mécanismes précis. La définition des détails pratiques est technique donc peu attrayante pour le grand public.

  • Que pensez-vous des mesures des peines alternatives pour désencombrer la justice ? Question d'Yves Montenay

Il ne faut pas donner à ceux qui sont passibles de prison un sentiment d’impunité. La justice a besoin d’un « plan Marshall ». Il faut une volonté au long cours pour rehausser les moyens de la justice.

CONCLUSION

Cet échange s’est déroulé  avec une personne qui a vécu et agi au ministère de l’Intérieur. Bernard Cazeneuve a exprimé à nouveau sa volonté de ne pas donner à haute voix son opinion pour ne pas compliquer la tâche du ministre actuel. Il renouvelle son admiration pour les forces de sécurité de notre pays.

Marielle VICHOT, membre du Conseil d'Administration de Géostratégies 2000

Propos non revus par intervenants

« QWANT, confiance, sécurité, neutralité »

Géostratégies 2000 recevait le 31Janvier 2018, Eric Léandri, ingénieur expérimenté en sécurité informatique à l’origine de la définition d’un moteur de recherche européen qui permet de concilier les deux concepts de sécurité et de respect de l’environnement.
Vice-Président en 2016, il est aujourd’hui président de cette société qui développe sa propre technologie de l’indexation du web fondée sur le respect des droits des personnes, des administrations et des entreprises, le respect de la vie privée et de la liberté d’entreprendre. Il n’y a pas avec ce moteur de collecte organisée du renseignement. Sur les 2,6 milliards de requêtes quotidiennes, QWANT souhaite obtenir 5 à 10% d’un marché dominé aujourd’hui par le GAFA (Google, Amazon, Facebook, Apple).

 Trois aspects sont abordés :

  • le positionnement de QWANT,
  • les enjeux stratégiques,
  • le rôle de l’UE dans ce domaine.

LE POSITIONNEMENT DE QWANT

QWANT est un moteur de recherche éthique et européen, un levier d’innovation et un accélérateur de croissance. Il existe huit principaux moteurs de recherche selon les pays : YANDEX (Russie) qui représente 55% du marché local, NAVER (Corée du Sud), YAHOO Japan(Japon), BAIDU (RPC), SEZNAM (République tchèque), GOOGLE (EUA) et QWANT !

Un moteur de recherche ne doit pas être confondu avec un navigateur de recherche qui permet d’aller sur internet ; le navigateur ne fait pas de la recherche d’information : ainsi Google paie 3 milliards de dollars àApple pour être le moteur de recherche de Safari.

Il existe donc 4 navigateurs et 8 moteurs de recherche principaux dans le monde.

La domination incontestable de Google entre 2009-2012 est assurée par Eric Schmidt, PDG d’ALPHABET, qui a créé un véritable univers, imposant ses normes et ses décisions sur le web. Mais cette position peut être contestée ; Madame Margrethe Vestager, commissaire européen n’a pas hésité à faire condamner Google qui accordait une place prépondérante à son propre comparateur de prix Google shopping, rétrogradant ainsi les autres comparateurs de prix dans les résultats de la recherche. Ceci permettait à Google shopping d’obtenir plus de clics et ainsi de générer plus de gains que ses concurrents.

Pour contrer cette position dominante, l’idée naît en Europe de créer un web social c’est-à-dire un web qui ne collecte pas les données de ceux qui le regardent.

Entre 2011 et 2013, des brevets sont déposés en ce sens et le lancement de ce moteur a lieu le 4juillet 2013. En 2014, le groupe allemand Springer entre au capital pour développer la société dans le monde. QWANT junior est lancé en 2015-2016 ; le moteur est destiné au 6/12ans, ne comporte aucun site adulte ni aucune image de violence. Cela est plus efficace que le contrôle parental classique. Puis est développé QWANT en augmentant le nombre de serveurs ce qui fait qu’aujourd’hui 97% des requêtes sont satisfaites.

En 2016, pour aider au développement d’un moteur de recherche européen, la Banque Européenne d’Investissement (BEI) entre dans le capital de QWANT à concurrence de 25 millions d’euros et l’année suivante la Caisse des dépôts et consignations française investit pour garantir ce projet sur le long terme.

La société compte aujourd’hui environ 150 personnes et aspire à représenter entre 5 et 10% du marché européen en 2020.

Contrairement à Google, QWANT se veut un moteur de recherche éthique selon l’article 12 de la déclaration des droits de l’Homme de 1948 qui interdit de lire la correspondance et de connaître la vie privée d’autrui. Or, GOOGLE bafoue ces éléments de protection de la vie privée. C’est pourquoi le règlement européen sur la protection des données (RGPD) demande l’application de cet article et une protection par défaut (opt in-opt out) ; jusqu’en mai 2017 les Etats-Unis choisissent l’opt-in et les Européens l’opt-out. Cela explique pourquoi QWANT a choisi de ne pas collecter les données personnelles, donne des réponses neutres comme dans web actualités, est absent des réseaux sociaux et ne place aucun cookie, ne conserve aucun historique de recherche.

LES ENJEUX STRATÉGIQUES

Pour exister QWANT doit se développer d’où ses déclinaisons : QWANT junior, QWANT music, QWANT games.

Trois objectifs sont visés : la cyber-sécurité, l’internet des objets et l’intelligence artificielle.

L’index du web est comparable à un index de bibliothèque ; la question est de savoir ce que l’on veut faire entrer dans ce référencement. En Europe, il n’existe pas d’index alors que l’américain GOOGLE en possède un. L’objectif est donc de créer un index.

Deux stratégies sont possibles, le B2B et le B2C

  • le B2B (Business to business) est le fait la société SAP, champion du monde, utilisé par exemple par les sociétés Thalès, Ingenico, Airbus qui a développé un programme qui prend les data, calcule et donne les résultats.
  • Le B2C (Business to consumer).

Si le B2B est intéressant à court terme car il peut générer des profits rapides (8 fois le chiffre d’affaires), le B2C permet quatre fois plus de profits (32 fois le chiffre d’affaires); ce dernier concept augmente la valeur globale de l’entreprise, augmente la croissance et multiplie les emplois. L’application « Doctolib » s’appuie sur cette pratique : aujourd’hui 2500 docteurs l’utilisent et cette application connaît une croissance de 200%. Le BtoC est donc un accélérateur de croissance

L’utilisation de QWANT pour les comptes bancaires est en route.

Les objets connectés : en cherchant la météo sur QWANT les utilisateurs du moteur de recherche ont désormais accès à de multiples données météorologiques brutes : des données provenant des Stations Météo Individuelles, des Pluviomètres et des Anémomètres Netatmo.

QWANT mène des actions avec des sociétés environnementales sans néanmoins pratiquer le charity business. Ces actions ont lieu pour donner un sens global à l’économie dans le cadre par exemple des programmes de l’AGYP (Programmes pour la Croissance et la Jeunesse Active / Active Growth&Youth Programs (AGYP) Afrique-France).

L’audience de QWANT augmente car elle s’appuie sur Atout France, la clientèle junior et la musique. QWANT augmente aussi les possibilités de liaison entre les appareils avec l’application MASQ, qui est un système de connexion d’appareils permettant la sauvegarde de données en temps réel d'un appareil à l'autre sans que les données ne soient récupérées ou stockées. De même pour QWANT PAYqui permettra d'effectuer des paiements sécurisés, non tracés et éthiques.

Ce moteur de recherche est aussi utilisé dans les domaines et les lieux les plus divers :dans l’agriculture, QWANT s’efforce de donner des informations sur les qualités des terroirs, en Côte d’Ivoire Le moteur de recherche français QWANT s'est associé avec la start-up tricolore Be-Bound, experte dans la couverture de l'Internet mobile et l'Internet des Objets (IoT), et des startups ivoiriennes, autour d’un projet commun avec La Poste de Côte d’Ivoire et l’Union postale universelle (UPU), institution spécialisée des Nations unies pour le secteur postal.

La 1ère question permet de développer le 3ème point sur le rôle de l’UE aujourd’hui dans le développement de QWANT.

Laurent LAMY (Chef de projets transverses) : Qu’est-ce qui nous garantit la pérennité et la véracité du positionnement de QWANT ?

  Les investisseurs n’ont pas besoin d’argent et dans les statuts de la société, il n’est pas créé un droit pour écouter les informations ; de plus, en France, la CNIL a des exigences qu’il faut respecter, ainsi le code est en open source et indique ouvertement ce qu’il fait et ce qu’il ne fait pas ; il existe aussi un contrôle administratif et policier (GDPR). Rappel : aux Etats-Unis conformément au FreedomAct, les données peuvent être communiquées aux autorités ; hors de l’UE, il n’existe pas de solution pour garantir la vie des data

Philippe Beauvillard (Président du syndicat de la presse culturelle et scientifique): dans votre application presse, la rémunération des éditeurs est-elle organisée de façon plus acceptable que par les GAFA ?

En Allemagne, les éditeurs sont payés par VGMedia, en France, 150 millions sont donnés par Google, en Espagne il n’existe pas de GOOGLE Press.Une autre solution existe : I-Press qui est un produit pour éviter de recourir à GOOGLE.

Luisa Hartung (Elève terminale - Lycée Maurice Ravel – Paris) : Peut-on retracer des informations si les autorités en ont besoin ? Toutes les données sont-elles sécurisées ?

Il est impossible de retracer les informations sur QWANT selon les principes de sécurité et de contrôle. Dans le cadre d’un contrôle gouvernemental, le plus important est de contrôler les sites du Darkweb.

Jean-Pierre Pierrel (Responsable relations universitaires IBM, Secrétaire général adjoint Géostratégies 2000) : Quels sont les rapports de votre société avec les pouvoirs publics et plus spécialement avec le monde de l’éducation ?

Les rapports sont bons mais pas excellents.

Il y a en France quatre millions de fonctionnaires qui ne sont pas automatiquement connectés par QWANT. L’administration financière et la Défense sont sur QWANT. Google paie 400 millions d’euros au navigateur FIREFOX pour être son moteur de recherche. De même, sur le site des impôts, QWANT était bloqué par un firewall, il a fallu six mois pour débloquer l’ensemble des trésoreries. Dans le domaine de l’éducation, il n’y a pas de signature de partenariat entre le ministère et la société QWANT. QWANT envisage d’ailleurs un recours en justice. GOOGLE est installé sur presque tous les ordinateurs. Il faut donc se battre pour installer QWANT dès l’origine.

 Yves Alexandre (Conseil en organisation et stratégies) : Etes-vous concerné par la question des déserts/fractures numériques territoriales ? Si oui, que faites-vous pour « changer le logiciel » et essayer de combattre la tendance à la croissance des fractures numériques ?

Sur un ordinateur il est facile d’installer QWANT ; cela est plus difficile sur Androïd : il existe un blocage sur Chrome ou un ralentissement des performances. Au CES de Las Vegas, si QWANT est installé sur les Androïd, Google ne donne pas suite à des demandes de recherche provenant de ces appareils. Google refuse la concurrence et ce refus relève de la Commission européenne.

L’UE est dans le capital de QWANT. Il existe un plan européen pour développer la fibre vers les déserts numériques mais il faut du temps pour débloquer les fonds : ainsi il a fallu un an pour obtenir les 30 millions alloués par l’UE. Il faut rappeler que les gouvernements sont indépendants dans l’UE, qu’il faut donc passer des accords avec les autorités comme par exemple l’accord passé entre QWANT et le ministère de l’éducation roumain.

Simon Keller (Elève terminale Lycée Hélène Boucher – Paris) : D’où viennent vos revenus ? En quoi consistent vos partenariats ? Est-ce le modèle de GOOGLE avant 2008 ? Comment assurer à la fois la neutralité et la gratuité du web et les revenus de votre entreprise ?

Monsieur Laurent Acharian (Marketing & Communications Director- The Boston Consulting Group : Quel est votre « business model » ?

Prenons le cas de la FNAC, entre 1997 et 2004, les magasins rémunèrent Google en fonction du nombre de clients envoyés par les moteurs de recherche. Aujourd’hui on utilise davantage le « real time bidding » qui est une technologie qui consiste à vendre en temps réel et au plus offrant une impression publicitaire donnée. Booking génère 4,1 milliards de dollars pour Google, Expedia 2 milliards de dollars.

Dans l’UE le traitement de l’information est égal pour tous ; aux Etats-Unis le concept « whooper neutrality burger king » peut s’appliquer, cassant ainsi la neutralité du net et créant des nets à plusieurs vitesses selon le prix payé.

Le site Booking établit une différence entre « plein » et « cher ». L’hôtel lié à Booking ne peut pas vendre moins cher que les prix pratiqués sur le site sinon il s’expose à perdre 40% de ses réservations même si l’hôtel n’est pas plein et que l’hôtelier veut remplir ses dernières chambres.

La question qui se pose est celle de la pérennité de la neutralité du net.

Jean-Claude Richard (Ancien ambassadeur Asie du Sud-Est) : Qu’est-ce qu’un « malware « ? Quels sont ses risques ?

Alain Viallix (Nokia corporation Director strategic initiatives) : la page d’accueil de QWANT est bien touffue ? N’avez-vous pas intérêt à simplifier cette page d’accueil ?

Le malware est un virus qui infecte les ordinateurs. D’où la notion de ransomware qu’il faut payer pour débloquer l’ordinateur. Cela impose de placer des anti-virus, de ne pas aller sur des sites débiles et de respecter les conseils de l’ANSSI (agence nationale de sécurité des systèmes d’information).

La page d’accueil est simplifiée dans la nouvelle version.

 

Marielle VICHOT - Membre du Conseil d'administration de Géostratégies 2000

Propos non revus par intervenants.

« Repenser la politique arabe de la France ? »

Le jeudi 30 novembre 2017, Géostratégies 2000 a reçu, autour d’un petit-déjeuner organisé dans les salons du Palais du Luxembourg, Hakim El Karoui, essayiste et consultant français, ancien conseiller de Jean-Pierre Raffarin à Matignon. S’appuyant sur le dernier rapport de l’Institut Montaigne, dont il est l’auteur, il nous a dressé le portrait de la nouvelle politique que la France devrait mettre en place dans la région, et notamment au Maghreb. Pour redevenir un acteur crédible, la France, actuellement en perte d’influence, doit, selon lui, réagir et élaborer une stratégie axée sur trois piliers, la sécurité, le développement économique et la présence culturelle.

La politique arabe de la France repose sur un héritage historique, mais il n’y a pas de véritable vision prospective, déplore d’entrée de jeu Hakim El Karoui, qui prend pour exemple une remise de la Légion d’honneur au Ministre des Affaires Étrangères d’Arabie Saoudite, et le même jour, une condamnation du salafisme. Largement réactive, elle est marquée par des incohérences qui brouillent nos messages et altèrent notre crédit. Conscient de traiter un sujet passionnel, il a choisi de se baser sur une méthode initiée par l’Institut Montaigne, l’analyse de 600 séries statistiques - des flux humains, économiques, financiers, culturels et sécuritaires, présents et passés, entre la France et les Pays Arabes, pour tenter d’analyser objectivement la nature et la densité de ces relations.

DE MAUVAIS CHOIX

L’idée d’une politique arabe est un mythe, affirme-t-il. Au départ, en 1967, pendant la guerre des 6 jours, il y a le discours pro arabe du Général De Gaulle. Tous les Présidents qui ont suivi sont restés plus ou moins sur la même ligne. Une voix indépendante, une relation plus distante avec Israël que celle des autres pays occidentaux. Mais, de plus en plus, la France est perçue comme un acteur inconstant, alors qu’elle doit être reconnue comme une puissance d’équilibre.

La politique arabe est un fait social. il y a plus de franco-arabes que de franco-européens dans notre pays et six millions de personnes vivant en France ont un lien identitaire avec cette région.

Ces deux mondes s’interpénètrent et s’influencent mutuellement. Un demi-million de Français vivent dans les pays du monde arabe, et la plupart sont binationaux. On y compte un francophone sur 6.

Avant 2011 et le « Printemps Arabe », notre politique reposait autour de trois idées : la défense de nos intérêts sur le plan de la sécurité, de l’économie et des valeurs. C’est ainsi qu’au Maghreb on soutient toutes les dictatures. Le prix à payer pour la stabilité. Dans les pays du Golfe, priorité au business. On ferme les yeux sur la question des droits de l’homme et de l’exportation de l’islam fondamentaliste Et quand il n’y a aucun enjeu, comme en Syrie, alors, on plaide en faveur de plus de démocratie.

Mais cela ne marche plus. La France s’est décrédibilisée en protégeant Ben Ali jusqu’au bout. En Libye, elle est incapable de gérer le chaos qu’elle a contribué à mettre en place. Et il y a une discordance absolue entre les grands discours sur les droits de l’homme et l’accueil des réfugiés, notamment syriens. Sur le nucléaire iranien, notre position est très dure, en partie, pour ne pas froisser l’Arabie Saoudite.

Par conséquent, regrette Hakim El Karoui, notre influence décroit dans une région en pleine transformation et dans une dynamique de modernisation brutale.

L’évolution du statut de la femme est évidente. La démographie est en chute libre, notamment en Iran et dans les Émirats. De plus en plus de femmes ont accès à l’enseignement supérieur et elles sont souvent plus nombreuses que les hommes dans les universités. De plus, l’âge moyen pour se marier s’élève. On assiste à une extraordinaire évolution des mentalités. En Arabie Saoudite, les fractures sont très profondes. Le système social est corseté, mais les idées venues de l’extérieur gagnent de plus en plus de terrain. C’est là qu’il y a le plus de comptes Facebook, mais aussi de films pornographiques regardés, et plus d’obésité…

RÉINVENTER UN DISCOURS COHÉRENT

Tout ceci entraîne également des incertitudes, car le monde arabe est un monde de tribus. Jusqu’alors, le pouvoir régulait tout cela, soit par le biais de cadeaux financiers, soit par la violence. Mais ce système est en train de craquer et nous devons redéfinir notre politique.

Sur le plan économique, nos liens sont importants. Nous réalisons 20% de notre commerce extérieur avec le monde arabe. En 2015, nos échanges étaient de 27 milliards d’euros avec le Maghreb et de 19,3 milliards avec le Golfe, mais limités à trois secteurs : l’armement, l’aéronautique et l’énergie. Dans ce domaine, notre dépendance a nettement diminué. Elle n’est plus que de 25%, contre 85% en 1973. Le levier politique a quasiment disparu, et d’ailleurs, l’économie des pays du Golfe est désormais tirée par l’Asie, qui représente plus de 80% de leurs exportations.

En revanche, la France est très présente militairement. 50% de nos prises de commande d’armement se font avec le Golfe. Notamment, avec l’Arabie Saoudite (beaucoup de volume, mais peu de matériel stratégique) et le Qatar (Rafales).

Toutefois, mis à part les ventes d’Airbus, les relations commerciales ne sont guère développées. Que ce soit avec l’Égypte, l’Iran ou Israël (2 à 3 milliards d’échanges contre 40 milliards pour les USA).

Sur le plan culturel, le « soft power » français a également tendance à s’affaiblir, regrette Hakim El Karoui. Certes, la France rayonne toujours grâce à sa langue, parlée par 55% de Tunisiens et par 1/3 des Marocains et des Algériens. C’est un pôle d’attractivité pour les échanges universitaires. Les étudiants venant de cette région forment le premier contingent étranger.

Mais, de plus en plus, le monde arabe a une influence culturelle dans notre pays. 8% des Français sont musulmans, soit 5,5 millions de personnes. L’islam est devenu la première religion et il y a 50% de plus de pratiquants musulmans que de pratiquants catholiques. Le fait qu’ils soient concentrés sur certains territoires et qu’ils soient plus jeunes que la moyenne française (il y a 10% de moins de 25 ans) accentue le phénomène, mais on ne peut le nier.

La France doit reconnaître son imbrication avec le monde arabe, son approche doit être réaliste. Elle doit adopter une position claire contre l’islam politique et, en parallèle, répondre au défi migratoire. Cela doit se faire en coopération avec les pays du Maghreb, indispensable pour gérer les énormes mouvements de population à venir d’Afrique subsaharienne.

Enfin, conclut Hakim El Karoui, elle doit redéfinir sa place dans la région, appuyer des projets comme le Traité de libre-échange entre l’Union Européenne et le Maghreb, encourager de nouveaux modèles d’intégration économique et s'imposer comme pilier culturel pour mieux lutter contre l’islamisme.

Après ce brillant exposé, Raymond Douyère, Président de Géostratégies 2000, a animé le débat, riche en échanges ;

Nadia Darwazeh (Avocate) : Comment voyez-vous l’alliance qui semble se former entre Israël et l’Arabie Saoudite face à l’Iran. Quel impact sur la région ?

L’Iran est le pays le plus moderne de toute la région. L’Arabie Saoudite est entrée en turbulence. Son modèle social craque et ce n’est plus un pays riche si l’on prend en compte le PIB par habitant. Elle doit faire bouger son modèle économique, basé sur la rente pétrolière, chercher des diversifications dans les services, les parcs d’attraction. Et faire travailler sa population (30 millions d’habitants), y compris les femmes d’où le prochain verrou qui va sauter : elles vont avoir le droit de conduire.  On assiste également à une transformation politique. C’est la nouvelle génération des trentenaires qui accède au pouvoir. Le Prince héritier a fait un coup de force récemment, en emprisonnant des opposants et en installant un régime autoritaire au sein de sa famille.

Le but est de souder le régime sur le plan intérieur. il a donc besoin d’ennemis extérieurs (comme le Qatar ou le Yémen). Un nouveau front vient de s’ouvrir au Liban, contre le Hezbollah, allié de l’Iran, avec la prise en otage du Premier Ministre.

La France n’a pas intérêt à soutenir tout cela. Pendant longtemps, sa priorité a été la sécurité du Liban et d’Israël, qui, pour le moment, n’est pas en jeu.

Les Saoudiens, avec l’appui des Américains, veulent isoler l’Iran et frapper des pays tiers, comme le Liban, qui soutiennent l’Iran. C’est, selon moi, une très mauvaise idée d’ouvrir un nouveau front au Liban, qui, par ailleurs, accueille un très grand nombre de réfugiés syriens.

Jacques Taranger (Inspecteur du personnel civil de la Défense) : Quid de la politique arabe de la France et de la construction européenne ?

Quelle réalité et quel avenir pour la politique méditerranéenne de la France ?

Je n’ai jamais cru à l’Union pour la Méditerranée. Le spectre géographique est beaucoup trop étendu, tant au niveau européen que méditerranéen. Les Allemands n’ont jamais soutenu ce projet, car cela entraînerait de trop fortes contributions financières. De plus, cela a bloqué toutes les politiques qui avaient une vocation régionale. De toute façon, les politiques qui concernent les migrations et l’islam, devraient être européennes. L’Europe a un rôle à jouer dans la modernisation de l’islam. Et ce sont surtout les pays qui sont bordés par la Méditerranée, comme la France, l’Italie et l’Espagne qui devraient s’impliquer pour développer les relations commerciales.

Anne Gadel (Directrice du Programme Géopo de l’Afrique du Nord et du MO - Institut Open Diplomacy) : Quelle est la stratégie d’Emmanuel Macron au Proche et au Moyen Orient ?

Il a affirmé qu’il fallait arrêter de toujours s’aligner du côté des Saoudiens et que le départ de Bachar El Assad était un objectif et non un préalable. Ces deux points me semblent un bon départ.
Il a essayé une médiation dans le conflit entre l’Arabie Saoudite et le Qatar, mais cela n’a débouché sur rien.
Il a fait sortir Hariri d’Arabie Saoudite, mais cette victoire est à nuancer, car, il y a encore quelques années, quand la France avait une plus grande influence au Liban, cette prise d’otage n’aurait pas pu avoir lieu.

Raymond Douyère (Président de Géostratégies 2000) : Vous nous avez dit qu’il y avait 6 millions de franco-arabes en France. Mais quid des migrants africains ?

Sur les 5,5 millions de musulmans en France, 3/4 viennent du Maghreb, 10% de Turquie et 10% d’Afrique subsaharienne (là où sévit encore la polygamie).

Ce sont les Turcs qui sont les moins intégrés, car ils sont pris en charge par l’administration turque et ils ont leurs propres imams. Il y en a 200 en France, salariés par l’État turc.
De ce fait, la dynamique d’intégration est bloquée, loin du modèle républicain.

Paul Rechter (Vice-President de Géostratégies 2000) : Le salafisme reste-t-il marginal ou va-t-il se propager ?

D’après une étude de l’Institut Montaigne, la moitié des musulmans sont dans une logique d’intégration. Un quart sont conservateurs et un autre quart (à peu près 28%, mais 50% de moins de 25 ans) utilisent la religion pour manifester un désir de rébellion.

Pour les Salafistes, les Frères Musulmans, le système de valeur religieux prime sur celui de la vie terrestre. Ils ont une vision du monde complotiste. Pour eux, les musulmans sont des victimes et ils développent un antisémitisme très structuré. Tout cela se diffuse de plus en plus.

100% de l’offre « islam » sur internet est islamiste ou salafiste. Tarik Ramadan, avant ses ennuis, avait 2 millions de "followers".
Il y a une offensive idéologique et culturelle décentralisée, menée par des groupes de copains, parfois par la famille, sur internet. L’imam n’est pas la personnalité centrale.

Tout ceci rend très difficile le travail des autorités publiques et les musulmans intégrés ne se sentent pas concernés. Tous les Français de confession musulmane devraient se mobiliser et s’emparer du sujet.

Raymond Douyère : Faut-il revoir la formation des imams ?

Oui, mais il ne faut pas oublier l’aspect économique. Il faut de l’argent pour payer les imams.
Pour le moment, leur statut n’est pas attractif et il y a une crise des vocations.
C’est aux Musulmans à prendre en charge leur destinée, à mettre en place un système de financement pour former et salarier les imams. Grâce au business halal (estimé à 5 milliards d'euros en France) et aux pèlerinages, cela est tout à fait possible.

François-Xavier Martin (Président d’Honneur de Crédit X Mines - Secrétaire Général et Trésorier de Géostratégies 2000) : En fait, vous préconisez un rapprochement avec le Maghreb ?

Je ne le préconise pas mais je le constate. Il y a une complémentarité démographique, mais aussi dans une moindre mesure, énergétique.
J’aimerais également que l’on aille vers une intégration des services, avec le marché de la santé et des retraités. Aussi, par le biais du tourisme. Nous avons déjà 10% de médecins français maghrébins.
Mais cette évolution ne sera pas possible sans sécurité. Et, pour le moment, on ne sait pas gérer le fondamentalisme musulman. Comme, d’ailleurs, les dirigeants du Maghreb. Sur ce terrain-là, on peut aussi se retrouver

Christophe Segar (Analyste de l’énergie chez CAIE) : Quelle est la politique de la France envers l’Irak ?

Il n’y a plus de politique. Les échanges politiques et économiques sont extrêmement faibles.

Jean-Yves Aubert (Chargé de mission à la Mairie de Paris) : Comment voyez-vous l’avenir de la Tunisie ?

Il est très compliqué. C’est le seul pays qui a su stabiliser sa révolution, mais sur le plan économique, la situation est mauvaise. La politique publique est une catastrophe. Le régime achète la paix sociale (le salaire des fonctionnaires représente 15% du PIB) et vit avec la perfusion du FMI.  Sur le plan politique, c’est inquiétant. Il n’y a pas de débats publics, de défense de l’intérêt général…

Jean-Pierre Duport (Ancien Préfet d’Ile de France) : Comment faire pour encourager l’investissement du monde culturel, économique et social musulman en France ?

Il y a bien le Conseil français du Culte Musulman (CFCM), mais il ne sert à rien. Il n’a que 30 000 euros de budget. Il n’a pas non plus encouragé l’interventionnisme turc ou algérien.
L’idée que les pays d’origine vont organiser ces musulmans est de la pure folie, ils ne veulent pas en entendre parler.
Les musulmans français commencent à prendre conscience que la situation est intenable. Ce n’est plus une affaire privée, mais publique.
Le rôle du gouvernement français serait de légitimer les initiatives privées. Comme la création d’une structure, qui lèverait des fonds, à partir de l’argent du business hallal, des pèlerinages et de la gestion des dons.

Jean-Louis Pierrel (Relations Universitaires- IBM France. Secrétaire Général Adjoint Géostratégies 2000) : Vous avez parlé de l’antagonisme sunnites/chiites. A votre avis, quel impact sur une politique arabe française ?

Le conflit sunnites/chiites est d’abord un conflit entre l’Arabie Saoudite et l’Iran.
En France, j’y crois assez peu. D’ailleurs, il n’y a pas de chiites dans notre pays.
Le président Macron aimerait plutôt jouer un rôle d’intermédiaire.

Jean-Claude Richard (Ancien Ambassadeur de France en Asie Centrale) : Le grand problème de notre politique arabe n’est-il pas que la politique étrangère est encore une annexe de la politique intérieure ?

Dans ce domaine, les deux politiques, étrangère et intérieure, sont imbriquées et visent un même but : la stabilité du Maghreb.
Il y a une continuité entre la politique intérieure et la politique étrangère.

Marie-Clotilde Hingray
Propos non revu par intervenant

TERRORISME 2.0

Le mardi 17 octobre, Rémy Février était l’invité du petit déjeuner de Géostratégies 2000, organisé dans les Salons du Palais du Luxembourg. Cet ancien officier supérieur de gendarmerie, spécialiste en intelligence économique et en sécurité des systèmes d’information, a dénoncé le grave danger, que représente pour nos sociétés, la montée en puissance du cyber terrorisme.

Un terrorisme, beaucoup moins spectaculaire que les attentats suicides, les voitures bélier ou autres explosions, mais qui est en grande expansion et étend ses tentacules dans tous les domaines. Rémy Février a dévoilé les stratégies très élaborées, mises en œuvre par des experts de la communication, pour déstabiliser le monde occidental, et a insisté sur la nécessité d’une contre offensive rapide.

Les terroristes s’adaptent. Leurs chefs nous connaissent par cœur, ce qui, en revanche, est loin d’être le cas de notre côté, assène d’entrée de jeu Rémy Février. L’expression « le Djihad » a perdu son sens premier, celui d’une lutte sérieuse et sincère, à la fois spirituelle, sociale, économique et politique, contre de mauvaises passions. Elle est brandie pour justifier une guerre sainte, qui sert d’alibi au terrorisme.

UNE GUERRE TOTALE

Le terrorisme, via les systèmes d’information, est en pleine expansion. Après Charlie Hebdo, 23 000 sites français ont été hackés par des islamistes. C’était une attaque de stade 1. Les niveaux 2 et 3 concernent le vol d’informations à caractère personnel, et il y a également le « filet dérivant », qui balaie des sites pour utiliser les failles les plus connues. Les défaillances des webmasters sont aussitôt détectées et les pirates peuvent s’engouffrer dans la brèche. Le groupe le plus connu les « Anonymous » lutte, entre autres, contre Daesh et publie régulièrement des vidéos présentant ses coups d’éclat. Mais, parmi ces acteurs, on trouve également le crime organisé, des concurrents économiques et des attaques d’origine étatique. Al Qaïda est un pionnier du terrorisme numérique, suivi par le Hamas et le Hezbollah, souligne Rémy Février.

Les cibles sont des systèmes industriels, des entreprises, des opérateurs d’importance vitale, mais aussi de simples citoyens. Les vecteurs utilisés sont les réseaux sociaux (prise à distance d’un ordinateur portable), mais il y a aussi les attaques directes, via les téléphones portables.

Al Qaïda, en menant une cyber attaque contre les ordinateurs du gouvernement israélien, puis contre les institutions financières américaines, est un précurseur. L’arme fréquemment utilisée est la stéganographie. Cet art de la dissimulation consiste à faire passer inaperçu un message dans une vidéo, soit dans un texte écrit, soit sur une image. Les cartels de la drogue colombienne ont été parmi les premiers à y avoir recours. Ils diffusaient souvent des photos de manoirs avec des allées de gravier, qui se prêtent facilement à la transformation des pixels. Si l’on se sert d’1 pixel sur 8, sur les 1 440 000 que contient une image, on peut parvenir à ses fins. Le Hezbollah et le Hamas font la même chose dans leur guerre contre Israël.

La cible majeure des terroristes islamistes est sans conteste l’économie occidentale. La revue « Inspire » distribuée sur Internet dans la péninsule arabique, dirigée par Al Quaïda, donne toutes les astuces pour devenir un bon terroriste, mais en parallèle, elle diffuse l’idée que les actes terroristes sont d’excellents retours sur investissement. Dans l’un de ses titres « 4 200 dollars », elle expliquait que c’était le prix à payer pour tenter de faire sauter un avion. Elle rappelle également que les 500 000 dollars dépensés pour les attentats du 11 septembre ont entraîné une perte de plus de 500 millions de dollars pour les Américains et que 19 hommes, à eux seuls, ont tué plus de 3000 personnes.

De plus en plus, ils prônent la stratégie des « 1000 entailles ». Ces opérations petites et disparates sèment le trouble, elles obligent les États à creuser les déficits pour ajuster leurs politiques de sécurité. Il y a une disproportion entre les moyens mis en œuvre par nos gouvernements et ce que cela coûte aux terroristes.

Ils adaptent également la méthodologie militaire à leur propre cause. En 2005, Daesh a rendu public le plan suivant, qui démontre qu’ils ont une ligne clairement définie et qu’ils n’y dérogent pas en fonction des évènements.

2001-2003:  Le Réveil

2003-2006:  Opening Eyes

2006-2013:  Focus on Syria

2010-2013 :  Printemps Arabe

2013-2016 :  Le Califat

2016-2020 : Total Confrontation

Ce schéma fait penser à une charte d’entreprise, avec un essaimage à l’international, observe Rémy Février. Al Qaïda est beaucoup moins dans cette logique hiérarchique.

Bien sûr, la confrontation a également lieu sur le terrain, notamment en Syrie. Chacun des acteurs y défend ses propres intérêts. Les Russes, par exemple, ne veulent pas que la Syrie saute, car c’est là que se trouve leur seule base navale en Méditerranée. Ils veulent aussi éviter que les combattants tchétchènes ne reviennent au pays. Par ailleurs, le repli de Daesh sur la Libye est problématique, car cet État est très proche des côtes européennes…Et Daesh n’est pas encore vaincu, il peut compter sur une fortune de près de 2 milliards, tirée du pétrole, du coton, de la traite des femmes, du trafic d’œuvres d’art et d’autres rackets…

En parallèle, il y a une autre guerre dans la guerre, celle de l’Iran contre l’Arabie Saoudite, des chiites contre les sunnites. La question du pétrole joue aussi un rôle, car la principale zone pétrolifère du royaume wahhabite se trouve en territoire chiite.

Si Internet permet l’exportation de la terreur, il est également un vecteur de justification et de radicalisation pour Daesh. Il permet de lever des fonds, recruter du personnel qualifié, comme des médecins ou des ingénieurs informatiques. Il procure une formation avec des conseils pour « hacker » un drone, créer son propre missile sol/air, sa bombe, savoir lancer une grenade à main ou utiliser un téléphone potable comme détonateur.

Les attaques de Nice, Londres, Barcelone ne sont que la translation de modes opératoires utilisés depuis longtemps sur zone, remarque Rémy Février.

DES MÉTHODES SOPHISTIQUÉES

Les terroristes ont désormais des compétences dignes des services secrets. Ils doivent être des agents dormants menant une double vie, cacher leur identité. C’est la « Taqiya ». Ils dissimulent leur foi sous la contrainte et se fondent dans la population, quitte à enfreindre certaines règles de l’islam, comme la consommation d’alcool ou la fréquentation des femmes.

Internet est aussi un moyen de communication stratégique et opérationnel.  Ainsi, Daesh a une « appli » sur Google Play et utilise TOR pour sécuriser ses échanges. il transmet des messages codés, quasi indéchiffrables via Telegram. Il a son propre Twitter. Tous ces outils ont été centraux pour la préparation et la mise en œuvre des attentats de novembre 2015 à Paris. De plus, ils mènent une veille stratégique continuelle.

Autre volet important, la propagande :

-à caractère militaire, avec des vidéos de combattants prêtant allégeance à Daesh, des films d’entraînement, avec une place toute particulière pour les Forces spéciales (où l’on retrouve beaucoup d’anciens officiers de l’armée irakienne) et les victoires remportées.A caractère sociétal et religieux : « rejoignez-nous, vous retrouverez tous les avantages que vous avez en Occident, vous serez pris en charge par nos services sociaux. »

-à caractère culturel,  elle glorifie la destruction des idoles, à travers les grandes œuvres d’art. Mais elle cible aussi de futurs sympathisants à la cause, à travers des jeux vidéo comme « Call of islamic Duty » ou la version Daesh de « Flappy Bird » pour les enfants, note Rémy Février, qui précise que les créateurs de ces logiciels sont des Occidentaux, payés à prix d’or !!!

Daesh compte de nombreux spécialistes de la communication, qui utilisent le micro cravate sans fil et savent exploiter le sentiment de la terreur. Ils sont obsédés par des lieux emblématiques comme la Tour Eiffel, Westminster ou encore le Colisée et sont passés maîtres dans l’art de la provocation. Par exemple, ils ont posté sur Internet, un selfie du terroriste de Nice avec Christian Estrosi, un autre, le montrant à côté de son camion, 48 heures avant l’attentat. On trouve également de nombreuses attaques filmées et diffusées en direct (souvent pour se faire valoir auprès d’autres djihadistes). Ils mettent en exergue les « loups solitaires », alors que ce phénomène n’existe pas en tant que tel, il y a toujours des réseaux derrière.

Ils ont également créé des superproductions numériques, qui glorifient les premiers temps de l’islam. En fait, rectifie Rémy Février, il y a là une réécriture de l’histoire, la refondation d’un mythe qui n’a jamais existé. Leurs forces spéciales sont traitées en héros (comme le RAID ou le GIGN chez nous) et les « dix meilleures vidéos » (en fait, les plus horribles) sont visibles quelques minutes sur le Net normal, mais font les beaux jours du Dark Net. Ils publient des menaces d’exécution, des demandes de rançon (pour des prisonniers chinois, norvégiens…) et vendent des DVD dans leurs territoires. En fait, résume Rémy Février, ils raisonnent à l’occidentale en matière de communication, d ‘économie et de marketing.

Internet est un outil clé dans la guerre asymétrique. Par le biais du « hacking ». ils ont réussi à pénétrer les systèmes informatiques des Iraniens (qu’ils détestent) et ont essayé de déstabiliser le réseau électrique des transports américains. Lorsqu’un hacker a livré sur Internet les données personnelles de 3000 militaires américains, Daesh a saisi cette opportunité et a établi une « Kill List ».

Il y a aussi la technique du « spoofing » qui permet l’usurpation d’identité. Et la prise de contrôle de logiciels Scada, qui vise l’attaque à distance de sites industriels, via un virus. Un réseau électrique en Ukraine a déjà été atteint par ce biais, et les premiers à avoir fait les frais de cette technique sont les Iraniens, avec un virus injecté par les Américains et/ou les Israéliens dans les systèmes Siemens des centrifugeuses du programme nucléaire.

La prise de contrôle d’un système avionique est également envisageable. Pour cela, il faut pénétrer le système ACARS, qui permet l’envoi de données en plein vol ; l’échange d’informations codées entre l’appareil et le sol et en même temps, prendre les commandes de Flight Radar, une application qui permet de savoir où l’avion se trouve en temps réel. Si ces deux conditions sont remplies, alors on peut prendre le contrôle de l’avion, avertit Rémy Février.

Enfin, Internet joue aussi un rôle crucial pour les financements. Ainsi, c’est un prêt à la consommation de 5000 euros souscrit en ligne qui a permis de réaliser l’attentat de l’hyper casher, notamment la location de la voiture. Daesh propose également un savoir faire pour les escroqueries en ligne, ce qui est très utile, car ainsi les flux financiers restent anonymes et ne peuvent pas être surveillés. Les monnaies virtuelles, comme le Bitcoin, sont aussi utilisées. Le Dark Net est le royaume des cyber terroristes et donc, entre autres, de Daesh. Accessible via TOR, il donne accès à tout un système de blanchiment, indispensable pour acheter des drogues, des armes …

Toutefois, le contre terrorisme 2.0 s’organise. Les Américains reconnaissent lancer des attaques cyber contre Daech et citent « Glowing Symphony » une opération de sabotage de vidéos de Daesh.  Il y a beaucoup d’interceptions menées par la NSA, qui a, par ailleurs, mis en place le programme ultra secret Skynet, qui permet, à partir d’une masse de « métadonnées » de cibler et tuer des terroristes à distance, depuis les États Unis, grâce à des drones.

Même si des attentats seront encore perpétrés, nous nous dirigeons de plus en plus vers des actes de terrorisme 2.0, conclut Rémy Février.

Seules quelques questions ont pu être posées, à la suite de l’intervention de Rémy Février, très longue et très détaillée.

Vincent Canda (Elève Terminale ES. Lycée Maurice Ravel. Paris) : Quels sont les enjeux du « Deep Web » et pourquoi les terroristes ont-ils intérêt à l’utiliser ?

Seuls les membres de communautés très fermées peuvent y avoir accès.
Cela permet de stocker des documents compromettants dans le but de déstabiliser des dirigeants d’entreprises, des personnes détenant un pouvoir ou même des États.

Edward Bryant (Conférencier. Ex DRH PriceWaterhouse Cooper) : Il semblerait qu’il y ait de plus en plus de femmes impliquées dans la préparation d’attaques terroristes ? Et dans les services de renseignement ? Qu’en est-il ?

Il n’y en a pas encore suffisamment, alors qu’elles font preuve de beaucoup de sérieux et de rigueur.

Jean-Louis Pierrel (Relations Universitaires IBM France. Secrétaire Général Adjoint Géostratégies 2000) : Quelle est la réalité d’une cyber menace de la part de la Corée du Nord et de la Russie ?

Je pense que l’on fait porter une trop grosse « chapka » à la Russie…La Corée du Nord, quant à elle, a réussi à pirater Sony et est impliquée dans d’autres projets de déstabilisation.

Marie-Clotilde Hingray

Propos non revus par intervenant

« La Russie aujourd’hui »

Pour son petit-déjeuner de rentrée, le mardi 26 septembre, Géostratégies 2000 a reçu Andreï Gratchev, ancien conseiller et dernier porte-parole de Mikhaïl Gorbatchev. Ce journaliste et politologue russe a brossé un tableau complet, et parfois inquiétant, du contexte international et a particulièrement insisté sur la nouvelle donne entre la Russie et l’Occident. Il nous a aussi livré les clés nécessaires pour mieux comprendre les affirmations de puissance de Poutine, qui entend rester un acteur majeur dans ce monde multipolaire.

« La Russie est un pays dont on peut dire n’importe quoi, mais ça peut être vrai » Cette remarque de Churchill est toujours d’actualité, remarque d’emblée  Andreï Gratchev, avant quelques rappels historiques. Il est important, pour comprendre le comportement du gouvernement et de la société russes, de savoir que ce pays a des rapports particuliers avec son passé, qui l’empêchent de partir vers l’avenir. La Russie d’aujourd’hui doit être définie avec des négations. Elle n’est pas, elle n’est plus, elle n’est pas encore. C’est un ex empire, une ex super puissance, pas encore une démocratie. Est-ce vraiment une économie de marché? Comment va-t-elle évoluer?  Autant d’ambiguïtés qui font planer de nombreux doutes, note Andreï Gratchev.

UN GÂCHIS DÉMOCRATIQUE

Sous l’ère Gorbatchev, on avait le sentiment que la Russie rompait avec son double héritage tsariste et soviétique, autoritaire et totalitaire pour rejoindre l’Europe et le monde. Une force démocratique était en marche. La politique extérieure était placée sous le signe du désarmement unilatéral nucléaire, du désengagement de l’Afghanistan et de l’Europe de l’Est, du divorce à l’amiable avec le Pacte de Varsovie. La Charte de Paris de l’OSCE (Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe) signée en novembre 1990, invitait activement les anciens pays du Bloc de l’Est à rejoindre l’Occident. Il y avait comme une euphorie à l’idée de l’avènement d’un nouveau monde, se souvient Andreï Gratchev. Malheureusement, 25 ans plus tard, on a l’impression que la tendance s’inverse. On assiste à une nostalgie grandissante pour l’époque soviétique, il y a même des bustes de Staline qui réapparaissent !!!

Au départ, Poutine semblait enclin à poursuivre la ligne de la pérestroïka. Même si son autre facette, celle de l’officier du KGB, prend de plus en plus d’importance, il est très difficile de l’enfermer dans une case. Il est avant tout « a idéologique », pragmatique, froid, bon stratège et excellent joueur d’échec. Il est le chef, la personnification de la politique de la Russie. Il exprime la frustration et le malaise de la société, qui espérait beaucoup et qui a été doublement déçue. D’abord, parce qu’elle na pas trouvé la « terre promise », après l’abandon du système communiste Parce qu’elle a dû composer avec le modèle occidental jugé dur, violent et injuste qui s’est abattu sur elle et qui a fait voler en éclat la stabilité et les garanties auxquelles s’était habituée la population, même au prix terrible du manque de liberté, explique Andreï Gratchev. L’éclatement de l’Union Soviétique a également provoqué son lot de violences, avec des conflits autour des frontières  et des religions, qui, auparavant, étaient maîtrisés sous couvert de l’Empire. La transition économique compliquée s’est accompagnée d’un déplacement de populations dans les ex Républiques Soviétiques.

Ensuite et surtout, la Russie a très mal vécu la perte de statut, de la dignité gagnée au prix d’horribles sacrifices. Grand vainqueur en 1945, elle est désormais traitée comme un pays vaincu, qui a perdu la Guerre Froide, et dont l’existence géostratégique est négligée. Elle s’est sentie rejetée, presque expulsée par l’Europe, qui n’a pas osé profiter de cette chance pour définir une nouvelle version de l’OstPolitik. Au contraire, elle s’est réfugiée derrière le parapluie américain, alors que la menace n’était plus justifiée. L’Europe n’a pas joué son rôle de levier vers la modernité, déplore Andreï Gratchev, et Poutine s’est tourné vers l’Est et l’Asie. C’est un revirement préoccupant, car il rompt avec une tradition héritée de Pierre le Grand qui faisait de l’Europe l’horizon de la politique intérieure et extérieure.

UN JEU DANGEREUX

L’ambiguïté actuelle découle du clash de deux paranoïas. Celle de Poutine, qui s’abrite derrière l’alibi de la protection pour construire des barricades autour de la Russie tout en profitant des faiblesses et des fautes du monde occidental. Lequel voit en Poutine un expansionniste  dont le rêve est  la reconstruction de l’Empire russe. Cette paranoïa enfle avec l’ancrage à l’Ouest et l’adhésion à l’OTAN des anciennes démocraties populaires et des Etats baltes. Ce nouvel atlantisme est une erreur. La fin de la Guerre Froide découle d’un abandon volontaire du modèle soviétique, ce n’est pas une reddition provoquée par une victoire militaire.

Avec l’arrivée de Donald Trump à la Maison Blanche, l’Europe découvre qu’elle ne peut pas avoir à la fois le parapluie américain et une liberté totale dans sa politique extérieure. Ce qui pourrait peut être l’obliger à reconsidérer sa place sur la carte internationale, espère Andreï Gratchev.

Dans ce monde multipolaire, aux nombreuses menaces (Etat Islamique, Iran, Corée du Nord…), l’administration américaine privilégie toujours la même stratégie de dissuasion vis à vis de la Russie. Si la nouvelle politique de Moscou tolère certains choix, comme la coopération en Syrie contre des poches de l’Etat Islamique, elle est en revanche intraitable sur un point crucial, l’inviolabilité de l’espace vital qui entoure ses frontières. D’où les tensions américano-russes de plus en plus vives, provoquées par une montée en puissance de l’OTAN dans cette zone (Ukraine, Etats Baltes) .

La volonté de Poutine de s’appuyer sur la grandeur passée, de célébrer les héros, d’ériger la Russie en forteresse assiégée, ne va pas dans le bon sens. Les « Gorbatchéviens », favorables à une alliance naturelle avec l’Europe, sont de plus en plus marginalisés. Un contexte inquiétant, qui pourrait faire penser à un nouvel « avant-guerre », conclut-il.

L’intervention de M. Gratchev, suivie par une très nombreuse assistance, a ensuite laissé place à un débat, animé comme à l’accoutumée par Raymond Douyère, Président de Géostratégies 2000,et qui a donné lieu à de nombreux échanges.

Dominique Bromberger (Ecrivain-Journaliste) ; Eric Verstraete (Directeur financier Développement Bouygues TP) ; Paul Drezet (Magistrat (H)à la Cour des Comptes) : La politique de Poutine, basée sur la force et le déploiement militaire en dépit de la crise économique et des sanctions internationales, peut-elle continuer?

Le peuple russe peut-il accepter cette situation indéfiniment?

A Cuba, en Iran et même en Irak, les politiques de sanction n’ont pas vraiment été couronnées de succès. Les résultats ne sont pas automatiques, surtout dans un pays aussi vaste que la Russie qui dispose de nombreuses ressources naturelles. Elles peuvent même être contre productives.

L’embargo décidé par Carter à la suite de l’invasion de l’Afghanistan a eu un faible impact sur l’URSS et Ronald Reagan a vite décidé d’annuler les sanctions sur le blé, car elles pénalisaient en priorité les agriculteurs américains. Sur le court terme, elles n’affaiblissent pas le régime et n’ont donc pas l’effet souhaité. Une chose est sûre, la Russie aimerait revenir à des rapports naturels avec ses voisins.

Raymond Douyère (Président de Géostratégies 2000) : Sur le long terme, la crise économique ne peut-elle pas faire bouger l’opinion publique?

Certes, pour l’heure, l’économie russe est entravée, mais cela n’entraîne pas de répercussions politiques. Poutine peut compter sur le sentiment de frustration de la population, sur sa volonté de sortir de l’humiliation infligée par le monde occidental. il ne faut pas oublier que 80% des citoyens russes soutiennent Poutine !

Laurent Lamy (Chef de projet en transverse. Capitaine (R) de la Marine Nationale) : Comment la Russie justifie-t-elle sa présence en Géorgie? Est-elle favorable à l’entrée de la Géorgie dans l’Union Européenne ?

Les relations entre ces deux pays sont historiquement en faveur d’une alliance. Pour des raisons stratégiques, ils sont des alliés naturels et indispensables, face aux territoires du Caucase du Nord, à forte majorité musulmane, qui constituent une bombe à retardement.

Pour comprendre la guerre de 2008, il faut revenir au discours de Munich de Poutine en 2007. Il annonce que la Russie va reprendre sa place sur l’échiquier international. A cette époque, les prix du pétrole tournent autour de 100 dollars le baril, ce qui donne une réelle force économique à la Russie, qui espère alors s’imposer comme une super puissance énergétique. Mais c’est une illusion qui s’évanouit vite et il ne reste donc que la force militaire.

En 2008, à l’occasion de la venue de Georges Bush, la Géorgie annonce son intention d’adhérer à l’OTAN (et non à l’Union Européenne, ce qui n’aurait pas été un facteur d’irritation). Poutine saute sur cette opportunité et se sert des maladresses du Président Géorgien dans sa gestion « à la Milosevic » du problème des minorités  d’Ossétie du Sud et d’Abkhazie pour franchir la frontière.

Après cinq jours de conflit, la Russie impose l’indépendance de ces deux régions séparatistes et démontre que l’équilibre des forces est en sa faveur dans la région.

Poutine a gagné le bras de fer géostratégique, mais les relations avec son environnement immédiat se dégradent. De même, en s’emparant de la Crimée, il perd l’Ukraine.

Marielle Vichot (Professeur agrégée d’histoire) : Comment interpréter le sens des manœuvres de l’OTAN à 150 kilomètres des frontières russes et le sens des manœuvres russes et biélorusses concomitantes?

Affirmation de puissance ? De la gesticulation ou un avertissement à l’Occident?

Les Russes veulent montrer qu’ils sont capables de faire des démonstrations de force à la soviétique. Une aubaine pour les Polonais qui veulent convaincre la communauté internationale que la Russie ne change pas et qu’elle est un mal permanent à contenir.

Tout ceci alimente les peurs et les campagnes de propagande de deux côtés, avec un risque d’engrenage. En Syrie aussi, un accident pourrait arriver. Les missiles russes, américains et israéliens traversent l’espace aérien et pourraient se rencontrer. On se retrouve, en quelque sorte, dans un contexte de guerre froide, mais cette fois, il n’y a pas de symétrie. La Russie pèse beaucoup moins lourd. Les Américains ont un budget militaire dix fois plus important, et comptent 10 super porte avions contre seulement 1 pour la Russie. Cela pourrait provoquer une « arrogance de la faiblesse », la mise en avant de l’argument nucléaire.
Tout ceci est précaire et dangereux.

Georges Grosz (Consultant-Associé Corp.Development International. Président d’honneur des Anciens de L.S.E en France) : L’Ukraine peut-elle avoir un avenir en dehors de la Russie?

La doctrine Brejnev, qui a servi à justifier à postériori l’intervention soviétique à Prague en 1968, s’applique tout à fait à la situation actuelle en Ukraine. Poutine réaffirme le droit auto attribué à la Russie pour limiter la souveraineté des pays qui sont dans son espace vital.

Christophe Bouchez (Avocat au Barreau de Paris - Cabinet Veil Jourde) : Comment analysez-vous la position de Poutine sur la crise nord-coréenne?

La Russie fait profil bas, elle se tient à l’écart, comme avec Staline pendant la guerre de Corée. Elle laisse les Américains « s’embourber » avec les doctrines « va-t-en guerre » de Trump, ce qui les met en position délicate avec la Chine, le Japon et la Corée du Sud.

La Russie n’a aucun intérêt à voir un conflit se déclencher avec la puissance nucléaire qu’est la Corée du Nord . Vladivostok est proche de la frontière nord coréenne. Si une guerre éclatait et détruisait la Corée du Nord, les troupes américaines s’implanteraient dans cette zone et les Nord Coréens déferleraient vers la Chine et la Sibérie.

De plus, il y a deux projets de construction de gazoduc et de chemin de fer entre la Sibérie et la Corée du Sud, qui doivent passer par la Corée du Nord. Donc, aucun intérêt à alimenter les tensions.

Pour l’heure, tout le bénéfice est pour Kim Il Jong, qui, grâce aux gesticulations de Trump, hausse son pays  au niveau des grandes puissances. Il peut crier au « loup américain » et justifier ainsi toutes les difficultés économiques.

Pierre Sabatié-Garat (Gérant Euratlantique) ; Dominique Bromberger: Comment percevez-vous les relations entre Poutine et Monsieur Xi?

C’est un jeu stratégique. Après l’échec du rapprochement avec l’Occident, Poutine veut montrer qu’il peut se tourner vers l’Est. Mais, ce n’est pas simple. L’économie chinoise est avide des ressources de Sibérie. De plus, la frontière terrestre la plus longue de la Russie est avec la Chine, et de nombreuses frictions ont déjà eu lieu. Ils ont même failli entrer en guerre, sous l’ère soviétique. On est loin de l’alliance éternelle. Mais Poutine et M. Xi sont pragmatiques. Peut-on imaginer un nouveau Yalta sous la houlette de Poutine, Trump et Xi?

Les Chinois sont en position de force. On peut parler d’un miracle économique face au désastre russe. Mais, ils ont plus de main d’œuvre et au départ, la société chinoise était agricole à 80% et comptait 60% d’illettrés. Donc, il n’y a rien d’étonnant à leur développement fulgurant.
Les Occidentaux ont toujours ménagé les Chinois face aux Russes. Pourtant, ils ont un régime totalitaire beaucoup plus féroce. Mais, il ne fait pas peur, car il n’a jamais été considéré comme une alternative pour le bloc de l’Ouest, contrairement à l’URSS. Lorsque Gorbatchev enterre l’expérience soviétique, elle meurt de sa mort naturelle.

Les Occidentaux auraient-ils accepté le même massacre que celui de Tiananmen sur la Place Rouge? La réponse est Non.

Le conflit du 21ème siècle attend encore sa définition. Cela ne sera plus Est/Ouest mais plutôt civilisation occidentale/non occidentale. Tous les défis sont devant nous, la Chine développe d’énormes ambitions stratégiques.

Georges Grosz : Et l’Islam?

L’Islam ne vient pas de faire son apparition en Russie. Les Moghols et les Tatars y sont installés depuis le 13ème siècle. Les musulmans représentent 20% de la société russe, mais jusqu’à présent, c’est le modèle tsariste autoritaire qui prévaut dans la gestion de la société. Les Tatars de la Volga représentent la seconde ethnie du pays et revendiquent de plus en plus leur identité. Kazan, conquise par Ivan le Terrible, abrite désormais la seconde plus grande mosquée de Russie. La première étant en Tchétchénie, un Etat en pleine ébullition. Les Tchétchènes ont d’ailleurs organisé une manifestation de grande ampleur dans les rues de Moscou en septembre pour montrer leur solidarité avec la minorité birmane des Rohingyas, massacrée par le régime. Cela a résonné comme un rappel de la force de l’islam au sein de la société russe.

Poutine reste très prudent sur la question de l’islam, car il sait que la cohabitation va être de plus en plus difficile. Cela explique aussi son comportement ambigu avec l’Iran. il a choisi de s’allier avec les Occidentaux dans le bras de fer pour l’arrêt du programme nucléaire. il ne veut pas brûler tous les ponts, car il est conscient que l’avenir de la modernisation de la Russie repose sur des relations naturelles et pacifiées avec l’Europe. Ce qui ne sera jamais le cas avec les USA, les vestiges de la rivalité stratégique sont encore trop présents.

Quelle est la situation des minorités politiques?

Les « Occidentalistes », considérés comme des agents d’influence de l’Occident, sont marginalisés et poussés à quitter le pays.

Cent ans après la Révolution bolchévique de 1917, la Russie de Poutine veut faire triompher une Révolution conservatrice, qui aura pour relais les forces nationalistes en Europe.

Marie-Clotilde Hingray
Propos non revus par intervenant

« Terrorisme, face cachée de la mondialisation »

Le mercredi 5 juillet, pour son dernier petit déjeuner avant la trêve estivale, Géostratégies 2000 a reçu Richard Labévière, ancien rédacteur en chef à RFI, à l’occasion de la sortie de son dernier ouvrage «Terrorisme, Face cachée de la Mondialisation », dans lequel il essaie de démonter les rouages du terrorisme moderne. Privilégiant une approche pluridisciplinaire, s’appuyant sur des connaissances très vastes et très pointues, il évolue en permanence du concept au fait, du global au terrain et nous éclaire sur une réalité complexe et multiforme qui prospère grâce à une imbrication de montages financiers  « souterrains » qui ont souvent la même origine : les pétromonarchies sunnites.

J’ai derrière moi des années et des années de reportages de terrain et d’enquêtes. Cela fait trente ans que je vais en Syrie. J’ai même interviewé Assad Père. Cette longévité me permet d’avoir plus facilement accès aux informations clés, de bien cerner les différents acteurs, lance d’entrée de jeu, Richard Labévière, avant de commenter la récente décision de l’Arabie Saoudite et de ses alliés de rompre les relations diplomatiques avec le Qatar, l’accusant de soutenir le terrorisme.  Un comble, selon lui, puisque l’Arabie Saoudite finance l’islam radical depuis plus de trente ans. Autre bizarrerie, le Conseil de Sécurité de l’ONU, qui normalement adopte des sanctions sévères, comme celles qui frappent la Russie et la Syrie, ne bouge pas. On observe juste quelques déclarations des chancelleries occidentales. En fait, c’est un simulacre, et cela fait écho à un autre scoop mondial, il y a 6 mois, celui du scandale des Panama Papers, qui met en lumière les financements transnationaux du terrorisme et qui est vite oublié, note Richard Labévière, qui pointe du doigt un traitement de l’information, extrêmement critiquable.

L’EMPRISE TERRORISTE

C’est l’argent qui structure et détermine tout, note-t-il. En poste aux Nations Unies à Genève pendant les décennies 80 et 90, je voyais partir des valises d’argent liquide vers les maquis du GIA en Algérie et en Egypte. Tout a basculé avec le meurtre d’un ami dans la guerre civile , puis avec l’attentat de Louxor en 1997 (63 touristes tués, dont de nombreux Suisses). Détaché sur place par la Télévision Suisse Romande, j’ai pu établir que cet acte criminel avait été financé par « Al Taqwa », dénommé aussi « La Piété » un fonds d’investissement, basé à Lugano et aux Bahamas, qui est la devanture des Frères Musulmans (interdits en Egypte depuis 1983) et qui travaille étroitement avec de grandes banques saoudiennes, elles-mêmes en partenariat avec des établissements suisses et hollandais (Amro). Autre étrangeté, 1045 avocats sont inscrits au barreau de Genève, une ville moyenne de 350 000 habitants. Or, seuls 45 exercent réellement leur profession. Les autres réalisent des montages off shore, qui voyagent entre Jersey, Singapour et les Bahamas et contribuent à la plasticité de ces sociétés qui servent, en fait, de masques. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si la holding financière de Ben Laden Group (une sorte de Bouygues du Moyen Orient) y a son siège social.

Avec les attentats contre les ambassades américaines de Nairobi et Dar El Salam, en 1998, un pas supplémentaire est franchi. Or, le FBI, en analysant des poussières d’explosifs, découvre que le matériel utilisé provient de l’armée américaine. Tout cela a été organisé par des Afghans, recrutés et formés par les services américains  pour combattre les Soviétiques entre 1979 et 1989 et qui se sont retournés contre leurs « maîtres ». Cela provoque le « Ben Laden Gate », une guerre des polices entre la CIA et le FBI, mais finalement l’affaire est étouffée.

On assiste donc, depuis le début des années 1990, à la montée en puissance d’attentats fomentés par des groupes sunnites radicaux, financés par les Saoudiens, prémices du 11 septembre 2001, martèle Richard Labévière. Ils suivent tous le même cheminement. Il y a une cartographie opérationnelle à partir de 3 foyers. La Jordanie, un « hub » de formation et de passage, l’Afghanistan et le Pakistan et enfin le Maghreb et l’Afrique Sub Saharienne.

L’organisation n’est pas pyramidale, mais « rhizomatique », c’est à dire, en recomposition permanente. De plus, il faut savoir que le financement du passage à l’acte n’est pas très cher (500 000 dollars pour le World Trade Center). Ce qui pèse lourd, en revanche, c’est l’amont, c’est à dire, le recrutement, la formation et l’endoctrinement; et l’aval : la prise en charge des familles, les opérations de chirurgie esthétique au Brésil et au Liban pour faciliter les changements d’identité des terroristes.

UN ENVIRONNEMENT MENAÇANT

En parallèle, se développe également une économie politique, un ensemble de modes de production du capital, très opérationnel, observe Richard Labévière. Dès 1979, Al Qaïda a bénéficié des largesses de Ben Laden Group et de la fortune de la famille. Quant à Daesh, pour éviter de parler des vrais financements qui émanent des Pays du Golfe, on a réussi un tour de passe passe astucieux. On crée la fiction d’un auto financement local, provenant du pétrole, du coton, du trafic d’œuvres d’art et même d’un impôt religieux prélevé sur la population. Et quand Daesh sera éradiqué à Racca et Mossoul, cela ne signifiera pas son extinction. Il y a déjà un redéploiement au Caucase, dans le Nord Ouest Chinois (3000 Chinois combattent en Syrie), dans la Corne de l’Afrique, la zone Sahélienne et le Sud de la Libye.

Hormis les financements classiques qui perdurent et qui émanent notamment du Qatar, on voit de plus en plus interagir les syndicats du crime, les cartels de la drogue, les Etats faillis et les groupes terroristes dans des logiques constitutives d’une économie politique, dont s’accommode parfaitement l’économie globale. On assiste également à une convergence hybride entre les mouvements islamistes et les populations locales, qui alimentent le trafic de l’ivoire en braconnant éléphants et rhinocéros. Les Etats concernés, comme la Mauritanie, le Mali, le Niger, le Burkina sont très fragiles et souvent complices, car très corrompus, déplore Richard Labévière.

Après chaque nouvel attentat, les pays occidentaux produisent, à leur tour, une économie politique du contre terrorisme. Et même si on ne bombarde pas une idéologie, on prévoit l’augmentation des budgets de la Défense, bridés à cause de l’endettement, mais très vite, les réalités de Bruxelles l’emportent et on privatise des secteurs régaliens, en faisant appel à des sociétés militaires privées, des mercenaires, des entreprises de gardiennage, on installe des caméras partout. Dans des villes comme Londres ou Paris, on est filmé jusqu'à 50 fois par jour, mais ces données sont peu exploitées. Le but étant d’abord de rassurer les populations. Les officiers de renseignement privé d’intelligence économique se multiplient et cela crée un secteur économique à part entière qui emploie plus de 350 000 personnes et qui est désormais plus important que notre pôle automobile.

Voilà pour la « phénoménologie », mais quelle est la signification conceptuelle, s’interroge Richard Labévière. Il faut cesser d’analyser le terrorisme contemporain en termes de crise, d’accident ou de pathologie. Il faut le voir comme un processus banalisé, normalisé, nécessaire à la continuation des logiques de nos économies qui se sont mondialisées. La fin de la Guerre Froide a provoqué le démantèlement des Etats Nation, la disparition des services publics, la diminution de la redistribution sociale. Tout ceci s’accompagne d’une révolution numérique commune à tous. Le terrorisme profite de cette révolution dont personne ne maîtrise les effets et qui échappe à tout contrôle. Georges Bataille, spécialiste des civilisations pré colombiennes, a publié en 1957 un ouvrage intitulé la « Part Maudite ». Il explique que chaque processus d’expansion économique a sa « part maudite » de gaspillage, de destruction, qu’il appelle la « consumation ». Dans nos sociétés, le terrorisme est devenu cette part de « consumation » du capitalisme mondialisé, affirme Richard Labévière qui choisit de conclure sur une dernière provocation. Tout comme Lénine parlait de l’impérialisme comme stade suprême du capitalisme, je pense que l’on peut voir le terrorisme comme le stade suprême de la mondialisation…

Après ce brillant exposé, Raymond Douyère, Président de Géostratégies 2000 a animé un débat, riche et très intéressant.

Jean-Louis Pierrel (Relations Universitaires IBM France. Secrétaire Général adjoint de Géostratégies 2000) : Depuis les « Luxleak » et « Panama Papers », il semble que l’OCDE se soit lancée dans une limitation des paradis fiscaux. Pensez-vous qu’il soit possible de restreindre réellement les flux opaque

J’ai fait partie d’un groupe de travail à l’OCDE, où je m’occupais de la traçabilité des mécanismes de financement des réseaux terroristes. D’ailleurs, les Américains ont décidé de quitter ce groupe de travail…

C’est utile, car cela permet de chiffrer la fraude fiscale, de mieux cerner les zones off shore. Mais, c’est tout. Cela ne permet pas de progresser.
Par exemple, la Suisse est de moins en moins un paradis fiscal. Conséquence, les financements prennent un autre chemin. Il y a toujours une activité économique au départ (comme la construction de mosquées en Albanie) et à un certain moment, on perd toute trace.
Le problème vient aussi des outils à disposition pour le suivi opérationnel. Avant les enquêtes des juges anti terroristes, les pièces à conviction s’envolent…

Raymond Douyère (Président de Géostratégies 2000) : La Suisse n’est pas aussi transparente qu’elle le proclame. Qu’en est-il des 45 000 comptes que la France voudrait rapatrier?

C’est lent mais cela se fait peu à peu. Il ne faut pas non plus fonder trop d’espoirs. C’est un système opaque. Beaucoup de banquiers ont déjà déménagé leur savoir faire vers de nouvelles places comme Singapour ou le Liban.

Bernard Ouillon (Attaché de direction- RTE S-G) : Comment expliquer le silence du monde occidental face au financement du terrorisme ?

Quid des missions des organismes comme Tracfin? Pourquoi n’y a-t-il pas de coordination?

Pour démanteler ces mécanismes, il faut du temps. Je veux rendre hommage à Tracfin, qui n’est ni fluide, ni rapide, mais qui fonctionne bien.
Et souvent, ses réussites ne sont pas médiatisées. On se heurte trop souvent à la difficile coopération européenne, sur le plan de la justice. Les extraditions sont trop souvent rejetées ou retardées, notamment par le Royaume Uni qui s’abrite derrière l’Habeas Corpus. il a fallu attendre 15 ans pour pouvoir interroger un des responsables de l’attentat du RER à Saint Michel en 1995.

Europol n’est pas opérationnel, Interpol est très efficace.
Pour la police et le renseignement, on a pris une très bonne direction.

Devant toutes les nouvelles lois anti terroriste, je suis perplexe. On légifère beaucoup, mais est-ce efficace? Au delà de l’effet d’annonce, il est primordial d’être sur le terrain!

Paul Rechter (Vice-président de Géostratégies 2000)

Marielle Vichot (Professeur agrégée d’histoire. Lycée Janson de Sailly):

Quid du Hezbollah?

Qu’en est-il du financement de l’Iran qui se pose en challenger du contrôle de la région du Moyen Orient?

L’Iran véhicule également beaucoup de fantasmes. La révolution islamique de 1979, les otages de l’ambassade américaine, tout cela a créé un traumatisme, la peur d’une propagation.

C’est en partie pour ce motif que les pays occidentaux ont poussé Saddam Hussein à entrer en guerre contre l’Iran. Pendant la guerre civile libanaise, l’Iran a financé des attentats sur le sol français (la rue de Rennes) et au Liban, avec le Drakkar (46 soldats tués). il y a eu aussi de nombreuses prises d’otages. C’était pour lutter contre le soutien de la France à l’Irak. Il y a quand même eu 6 Super Étendard sous cocarde irakienne mais avec des pilotes français qui ont bombardé des villes iraniennes…

L’Iran a aussi utilisé le bonus du terrorisme pour assassiner de nombreux opposants, mais cela s’estompe dès 1989 avec la fin de la guerre au Liban. Ils ont compris que ce n’était pas la meilleure manière de promouvoir leurs intérêts à l’étranger.
C’est à parti de la guerre de du Golfe de 1990 que l’on observe une montée en puissance du djihadisme sunnite, contre les USA.

Le Hezbollah a été créé en 1983, quand Israël a envahi le Sud Liban. Il s’est vite imposé comme une organisation militaire et politique solide, notamment après l’assassinat de l’Ambassadeur de France, Louis Delamare, dont il a commandité l’action.

Aujourd’hui, les chiites sont majoritaires au Liban mais le Hezbollah s’appuie sur une armée très efficace. Il peut mobiliser ses forces spéciales qui comptent entre 3000 et 5000 hommes et qui ont d’ailleurs détruit, en 2006, plusieurs centaines de chars et d’hélicoptères israéliens [des sources dignes de foi donnent des chiffres très différents : destruction d’une vingtaine de chars Merkava et de quelques hélicoptères. NDLR]

Pendant longtemps, la France n’a pas voulu que le Hezbollah soit reconnu comme une organisation terroriste sur les listes européennes. Tout simplement, parce qu’il faisait tampon entre nos Casques Bleus de la FINUL et les groupes terroristes. Il stabilise la région, négocie et sert de médiateur avec l’Iran. Il a notamment joué un rôle décisif dans la libération de l ‘étudiante française emprisonnée à Téhéran.Les analystes français de terrain ont compris qu’Al Qaïda aurait pris Tripoli, et peut être Tyr et Saïda sans le barrage du Hezbollah, à partir de 2013.

C’est une situation très complexe, où les forces spéciales d’Israël en arrivent à aider les djihadistes de Cosa Nostra, car ils sont engagés contre le Hezbollah, perçu comme la menace principale dans la région, avec ses missiles de longue portée.

François-Xavier Martin (Président d’Honneur de Crédit X Mines. Secrétaire Général et Trésorier de Géostratégies 2000) : A quoi attribuez-vous la décision américaine de déclencher la seconde guerre du Golfe?

L’Irak, au départ, a accueilli un terrorisme d’Etat, avec notamment, l’OLP, qui a organisé de nombreuses attaques terroristes, dont la plus emblématique fut celle des Jeux olympiques de Munich en 1972. Il a également, avec la Libye, soutenu Carlos et  Abu Nidal.
Saddam Hussein a donc un passé sulfureux. Mais ce sont les Occidentaux qui l’ont poussé à faire la guerre contre l’Iran. Mais, cela a coûté cher et les dettes de guerre restent impayées. Donc, pour riposter, il met la main sur le Koweït, ce qui déclenche l’intervention occidentale, menée par les USA et la Grande Bretagne [1ère guerre du Golfe à laquelle la France participe – opération Daguet NDLR] : justifiée par la présence d’armes de destruction massive, qui n’ont toujours pas été trouvées [justification fallacieuse donnée par les USA et le RU pour la 2ème guerre du Golfe, à laquelle la France a refusé de participer .NDLR]…. Il a fallu avoir recours à des mensonges d’Etat pour lancer cette guerre qui a contourné le Conseil de sécurité et qui a été très critiquée par la France, notamment lors du discours de Dominique de Villepin à l’ONU. Une posture très gaulliste…

Parmi les motivations, il y a certes le pétrole, mais cela n’a pas été décisif. En fait, les Américains voulaient construire une plate - forme inter armées en Irak, pour endiguer l’expansion de la Chine, ce qui est une véritable obsession de la diplomatie américaine. Ils veulent avoir des moyens de projection, à partir de l’Irak, voire de l’Iran. Ce qui explique pourquoi Obama a tant insisté pour finaliser l’accord sur le nucléaire. Les USA veulent mener un redéploiement stratégique à partir de l’Asie Centrale. Parallèlement au redéploiement maritime en cours avec la marine japonaise.

Michel Troïkouroff (Juriste):Quel est l’intérêt pour des pays comme l’Arabie Saoudite et le Qatar de financer le terrorisme?

Les pays concernés sont des pays wahhabites, les plus conservateurs de l’islam sunnite. Il faudrait revisionner Lawrence d’Arabie, les révolutions arabes de 1916. Au départ, en Arabie Saoudite, les dirigeants étaient des Hachémites. Les Saoud vivaient dans le désert, en tribu. Mais, alors que l’on promet à Fayçal un grand royaume arabe, dans le même temps on procède au démantèlement de l’Empire Ottoman.  Les accords Sykes-Picot, qui prévoient un découpage du Proche Orient, sont signés. En même temps, il y a la Déclaration Balfour en faveur de la création d’un Etat pour Israël. il est clair que les Hachémites vont devenir gênants. Les Américains et les Britanniques sortent alors de leur chapeau les Saoud, mais ceux ci n’ont aucune légitimité, notamment sur La Mecque et les lieux saints. En rentrant de Yalta en février 1945, le Président Roosevelt rencontre le roi Ibn Saoud sur le cuirassé Quincy. Un pacte est signé. Les Américains garantissent au monarque et à se successeurs une protection sans faille en échange d’un accès aux gisements pétroliers. Aramco obtient un monopole d’exploitation. Accord signé pour 60 ans et qui sera d’ailleurs renouvelé en 2005 par le Président Bush, dans la plus grande discrétion….La dynastie Saoud veut acheter, à tout prix, sa légitimité, en finançant tout et n’importe quoi, des associations caritatives mais aussi des groupes radicaux comme les Frères Musulmans. C’est la diplomatie du chéquier qui vise à assurer l’hégémonie de l’islam sunnite. Ainsi, la dynastie Saoud peut se déclarer être le gardien du vrai islam.

Les Qataris, qui sont aussi wahhabites, ont la chance d’être assis sur la plus grande nappe de gaz off shore. Mais, lorsqu’en mai, ils signent un accord de 15 milliards de dollars avec Gazprom pour moderniser leur exploitation, cela rend les Américains furieux. Simultanément, en Iran, Hassan Rohani est réélu pour poursuivre la politique d’ouverture et de réforme. C’est un scrutin clair et démocratique. Ce même jour, le 20 mai, Donald Trump est en visite officielle en Arabie Saoudite, à qui il vend pour 100 milliards de dollars d’armement, et en échange, le Prince héritier s’engage à investir autant aux USA. Forts de cet appui américain, les Saoudiens montrent alors au Qatar qu’ils vont redevenir le vrai patron dans la région.

Alain Busnel (Gérant Rosebud Production) Y a-t-il un avenir politique (voire territorial) pour le peuple kurde?

Les Kurdes jouent un rôle important dans l’issue du conflit en Syrie et en Irak. Cette guerre superpose 4 niveaux de conflictualité. Les Américains contre les Russes, l’Arabie Saoudite contre l’Iran, les Turcs contre les Kurdes et le djihadisme local contre un djihadisme plus global. La question kurde est transversale. Il y a une entité kurde en Iran, plus ou moins achetée par le régime et assez calme, malgré quelques « poussées de fièvre », des mouvements contre des postes frontière, perpétrés par le PJAK, un mouvement pour l’indépendance kurde.
Il y a aussi le Kurdistan irakien, assez largement autonome, qui traite directement avec les Américains et Israël. La zone frontalière entre la Syrie et la Turquie, le plus gros morceau, en semi autonomie . Assad leur a promis un accord de partition fédérale après la guerre.et toute la partie turque. Les Kurdes sont la première composante des forces démocratiques qui assiègent Racca, Les Américains leur livrent des tonnes de blindés, ils sont aidés par l’aviation russe et également par la Syrie, mais ils craignent d’être les « dindons de la farce », car il semble difficile pour les Kurdes de rester à Racca, une fois la ville libérée.

Il y a une instrumentalisation des Kurdes par les Américains et cela irrite fortement Erdogan. Les Américains soufflent le chaud et le froid, car ils veulent aussi le ménager et garder la Turquie dans l’OTAN.

Raymond Douyère (Président de Géostratégies 2000) : Pourquoi avez-vous intitulé votre ouvrage « Terrorisme, face cachée de la mondialisation »? Le terrorisme ne se sert-il pas de la mondialisation?

Ce n’est pas aussi mécanique. Quelle que soit l’analyse que l’on fait de la mondialisation, on ne peut nier sa réalité. Elle fragilise les États Nation, accentue la fragmentation territoriale, politique et économique et favorise une reprivatisation. Une évolution qui permet aussi le développement de ces grands groupes « rhizomatiques » comme Google, Facebook….Il y a des similitudes de process dans les logiques de redéploiement économique, territorial et géostratégique, qui visent à affaiblir, voire détruire les Etats Nation. Car ces derniers empêchent encore une universalité du capital sans frein et sans régulation.

Raymond Douyère : Il y a donc plus un parallélisme entre mondialisation et terrorisme qu’un rapport de cause à effet ?

C’est consubstantiel, on avance ensemble.

Cette nouvelle course à l’argent génère des reconfigurations économiques, politiques et sociales et de nouvelles menaces terroristes.

Que pensez-vous de la Lettre ouverte rédigée par une centaine d’intellectuels et adressée à Emmanuel Macron, critiquant son revirement sur la Syrie ?

La France a toujours soutenu la ligne « ni Daesh, ni Assad ». Or, le Président Macron vient de déclarer que le départ de Bachar El Assad n’était plus un préalable non négociable dans la résolution du conflit. J’approuve cette prise de position. Je ne soutenais pas la posture précédente.
Que cela nous plaise ou non, Bachar El Assad sera réélu. Il a le soutien des Alaouites, des chrétiens, des druzes et d’une grande partie de la bourgeoisie. Il faut être réaliste. De plus, s’il est tué, il sera remplacé par un clone. Il ne faut pas fragmenter, tribaliser les États Nation.
Les journalistes font trop souvent de la morale plutôt que de l’information.

La Syrie a une histoire nationale, des pouvoirs régaliens.

La fermeture de l’Ambassade de France à Damas, en 2012, par Alain Juppé, a été une grave erreur. C’était un moyen de suivre les gamins tentés par Daesh. Ils ont ensuite été perdus de vue.

Aujourd’hui, il y a quelques forces spéciales sur le terrain, mais globalement, nous sommes aveugles et sourds. Les services secrets syriens nous ont quand même permis d’éviter un attentat qui aurait pu être très sanglant…

Dans un premier temps, la nomination d’un chargé d’affaires à Damas pourrait être judicieuse.

Marie-Clotile Hingray
Propos non revus par intervenants

En italique dans le texte 3 NDLR : précisions émanant de Géostratégies 2000

« Les défis économiques qui attendent le nouveau Président »


 

Le jeudi 15 juin, Géostratégies 2000 a organisé un petit déjeuner dans les Salons du Palais du Luxembourg, autour d’Olivier Passet, Directeur des synthèses économiques chez Xerfi. Cet économiste, passé par l’OFCE et le Commissariat Général au Plan, a analysé les différents défis économiques qui attendent Emmanuel Macron. Se voulant neutre et impartial, il nous a livré une grille de lecture plutôt optimiste, même s’il n’a pas caché son inquiétude face au manque global de compétitivité des entreprises. Il a insisté sur l’impérieuse nécessité d’une spécialisation sur des créneaux haut de gamme, tout en regrettant que cette dynamique ne soit pas assez au cœur des réformes du nouveau Président.

Je n’ai jamais appuyé la thèse du déclinisme ou de la faillite française, je juge tout cela excessif et contre productif, déclare, d’entrée de jeu, Olivier Passet, avant de se livrer à un « check up » de l’économie de notre pays. Notre croissance est inférieure à celle de beaucoup de pays développés, et le PIB par habitant décroche. C’est un élément inquiétant mais qui doit être relativisé, car l’indicateur phare, selon moi, est le rapport du PIB à la population active en âge de travailler. Et là, la donne n’est plus la même. Cela augure d’une dynamique à long terme (c’est aussi le cas pour le Japon et les USA), malgré des difficultés à court terme.

FORCES ET FAIBLESSES

La vraie rupture a eu lieu en 2008, à cause d’un mauvais timing budgétaire. Le gouvernement a injecté seulement 2,5 points dans le budget, contre 8 pour le Danemark et environ 5 au Royaume Unis. Nous avons une incapacité à gérer nos finances de façon contra cyclique, déplore Olivier Passet, à cause de nos rigidités. En revanche, nous savons affronter la mondialisation, surtout dans le secteur de la finance, et le pilotage des grandes entreprises. Nous sommes très bien placés, par exemple, dans le domaine des fusions-acquisitions.

Toutefois, 2008 est la crise que la France a le mieux traversée en terme de dynamique de l’emploi.

Actuellement, le taux de chômage atteint des pics, et pourtant, sous la Présidence Hollande, 700 000 emplois ont été créés. Certes, il y a un grand nombre d’auto entrepreneurs, nuance Olivier Passet, mais le marché du travail fonctionne mieux que dans les années 1990. Il a été réformé à la  marge, sur fond de bricolage. Les entreprises ont su introduire une forme de flexibilité, en contournant la loi. Malgré tout, le taux de chômage structurel ne va pas descendre en dessous de 7%, même si l’emploi repart plus vite que prévu après une crise.

Pendant longtemps, l’endettement public n’a pas été ma première préoccupation, je ne partageais pas le point de vue alarmant du Rapport Pébereau, car la dette des ménages et des entreprises restait très raisonnable. Ce qui expliquait les très bonnes notes données par les agences de rating. Or, désormais, elle s’envole, le taux d’endettement est proche de 90%.. Cela devient plus dangereux, mais il ne faut pas non plus exagérer, nous sommes tout à fait capable de faire baisser la dette publique de 100 à 60% d’ici 10 ans, sans thérapies de choc, prises dans l’urgence.

En revanche, le commerce extérieur constitue un « gros point rouge », martèle Olivier Passet.
La dégradation tendancielle du déficit commercial, hors énergie, est liée à un manque de compétitivité par rapport aux autres pays. Et si l’on observe une certaine stabilisation, celle ci s’est faite au prix d’une compression sur les coûts. Nous souffrons également d’un problème de spécialisations. La France a disparu des radars des biens de consommation (petit équipement ménager, textile, automobile délocalisée…). Il faut absolument nous orienter vers une économie de services exportables haut de gamme, comme l’ingénierie, où nous sommes très performants.

Par ailleurs, nos grands groupes multinationaux compensent nos faiblesses. Ils sont délocalisés, externalisés et ont beaucoup atténué le choc sur l’emploi, car ils vivent aussi sur des marchés qui n’ont pas été touchés par la crise. C’est un paramètre à prendre en compte, tout comme notre croissance démographique qui est supérieure à notre environnement européen. Cela relativise notre croissance, car notre PIB s’aligne sur cet environnement et cache, en fait, un décrochage du PIB par habitant. Il faut donc absolument gagner des parts de marché, et dépasser nos voisins en termes de croissance. C’est un défi nouveau qui s’ajoute à tous ceux que doit relever le Président Macron, relève Olivier Passet.

UNE OBLIGATION DE RÉSULTAT

La question de la compétitivité est centrale. La France n’a pas démérité en termes de coûts unitaires. Seule l’Allemagne a de meilleurs résultats. Mais pour rester dans la course, il a fallu faire de gros efforts, et ce n’est pas une économie de bas coûts qui résout tous les problèmes. Il faut aussi se démarquer sur des spécialisations haut de gamme, réinventer un discours de politique industrielle, et exploiter notre portefeuille d’activités de services aux entreprises. Nous devons conforter nos bases pour résister au pôle rhénan, et ne pas seulement laisser jouer le marché. L’idée de la « destruction créatrice » m’inquiète, car ces deux étapes ne sont pas simultanées. Intellectuellement, nous ne sommes pas armés, nous manquons de vision stratégique et de toute façon, nous ne remonterons pas notre handicap par rapport à l’Allemagne, notamment en terme de profitabilité des entreprises, reconnaît Olivier Passet.

Sur le plan financier, tous les pays sont logés à la même enseigne. La France a même l’avantage de ne pas avoir de dettes cachées, comme l’Allemagne avec ses travailleurs pauvres. Notre modèle est robuste, car il trace toutes les dépenses de santé, d’assurance et d’éducation. Cela entraine moins de risques de dérives et donc de débudgétisation. Mais on ne peut pas nier une certaine lourdeur liée à notre dette publique qui atteint les 100%.

Le programme d’Emmanuel Macron est basé sur la flexi-sécurité, c’est à dire, alléger le droit du travail, et en même temps, assumer l’assurance collective, financée par l’impôt. Il ne va pas réduire la voilure de l’Etat, mais il aura un vrai choix budgétaire à faire, des un contexte très serré, car, pour l’heure, toutes ses propositions ne sont pas entièrement financées. Si la reprise s’accélérait, cela aiderait à financer la transition. Car toute réforme a un coût, elle a souvent un impact sur la croissance au départ. De plus, avec 4% de déficit public, il n’hérite pas d’une situation exceptionnelle… Et là-dessus, vient se greffer la question de l’emploi. La nouvelle Loi Travail doit être très bien gérée. C’est un chantier nécessaire, mais risqué, et il ne va pas régler les problèmes des PME-TPE, alors que ces dernières sont déjà très pénalisées, en terme de provisionnement des coûts et des délais, par rapport aux grands groupes.

Derrière son visage neuf, Emmanuel Macron s’appuie sur les idées de 2008 de Jacques Attali, conclut Olivier Passet. La question est de savoir s’il saura relever les enjeux liés aux nouvelles formes de travail, comme l’ «uberisation », et s’il sera à la hauteur du grand chantier de la transition numérique.

L ‘exposé d’Olivier Passet a été suivi d’un débat, animé comme à l’accoutumée, par Raymond Douyère, Président de Géostratégies 2000, qui a permis d’approfondir les différents thèmes abordés.

Quel est le programme d’Emmanuel Macron en matière de formation professionnelle?

La réforme de la formation professionnelle est l’un des piliers de son programme. Il l’a d’ailleurs « pompée » en grande partie sur le modèle danois.
Il y a probablement des passerelles entre les réformes du marché du travail et de la formation. Les circuits de financement de cette dernière pourraient être un atout pour négocier avec les syndicats. Une sorte de « donnant-donnant » qui pourrait expliquer le calme relatif de la CGT.

Si tout cela aboutit à une vraie réforme des systèmes de formation, alors, il faudra une véritable reconversion des syndicats, qui devront être associés aux résultats, comme dans les pays du Nord. Ils pourraient gérer la formation, la reconversion, l’équilibre des caisses de chômage, mais avec une obligation de résultats.

Jean-Louis Pierrel (Relations Universitaires IBM France- Secrétaire Général Adjoint Géostratégies 2000)

Alain Busnel (Gérant Rosebud Production)

La France a de grands groupes internationaux et un vrai réseau de start up , mais comment fortifier et développer les entreprises de taille intermédiaire?

La France va-t-elle réussir sa révolution numérique, se développer sous l’impact de « l’innovation destructrice »?

Il est vrai que les grandes entreprises internationales ont déjà provisionné le coût des nouvelles lois travail. De plus, elles ont un vaste portefeuille de pays qui leur permet de lisser les résultats.

Le contexte n’est pas le même pour les sous-traitants. Les PME, soumises aux délais de paiement et de livraison, souffrent.

Si l’ »uberisation » entre en pirate, elle sera diabolique. Il faut anticiper au maximum pour éviter cela. Mais de toute façon, nous nous dirigeons vers un système de flexibilité technologique, qui va affaiblir le pacte social.

François-Xavier Martin (Président d’Honneur de Crédit X Mines, Secrétaire Général et Trésorier de Géostratégies 2000) : On souligne souvent le manque d’ambition de beaucoup de patrons de PME françaises , comparés à leurs homologues allemands ou italiens. Qu’en pensez-vous?

Le discours plaintif des PME, comme quoi il est difficile de survivre, existe dans tous les pays du monde. En fait, les PME sont surtout implantées localement et elles ont un marché limité, ce qui est normal. Seules 5% de ces entreprises ont un projet de développement national, voire international, et cela est la norme partout en Europe.

Jacques Taranger (Inspecteur du Personnel Civil de la Défense) : Que pensez-vous de la croissance verte?

La croissance verte est un concept « valise ». Chacun a sa définition et attend un miracle.

Il faut d’abord développer des pôles de compétitivité, où l’on baisse les coûts et où l’on monte en gamme. Il faut aussi accepter la mobilité, ne pas toujours avoir le même produit phare.

La croissance verte doit s’intégrer dans une vision globale, avec des choix structurants et réfléchis.
Si on pense la croissance verte comme une politique industrielle, alors oui, il faut miser dessus et la décliner avec des programmes spécifiques.

Carol Amouyel-Kent (Présidente de la Oxford University of Paris : Comment expliquer la forte croissance relative de la Grande-Bretagne après la crise de 2007/2008?

Après les années Thatcher, la Grande-Bretagne était en retard. Il y a eu un rattrapage par rapport au PIB par habitant de la France. Cet effet « bouchon » qui saute a généré de la croissance facile.
Mais, il ne faut pas sous estimer le déséquilibre des paiements qui est assez lourd. En revanche, il y a une bonne gestion de la politique monétaire, contra cyclique et pragmatique.
Toutefois, on observe aussi une dégradation de la qualité des emplois, de plus en plus de cadres sont embauchés comme auto entrepreneurs et il n’y a pas vraiment de souffle de productivité.

Jean-Claude Richard (Ancien Ambassadeur de France en Asie Centrale) : Après le Brexit, quid des  300 000 Français qui travaillent à Londres et n’ont pas envie de revenir?

Pour le moment, il y a une résilience de l’économie britannique. Il ne semble pas y avoir d’effet massif sur les emplois londoniens.

L’économie rencontrera des difficultés , mais la City va se maintenir, elle saura se réinventer. Les incitations à y travailler sont toujours d’actualité.

Raymond Douyère (Président de Géostragies 2000) : Dans quels secteurs la France doit-elle se spécialiser? Comment? Par le biais d’investissements étatiques?

Nicolas Sarkozy a posé de bonnes bases avec sa politique des pôles et la création du Commissariat Général à l’Investissement. L’Etat doit se transformer en « capital-risker » et essaimer. Nos points forts sont l’aéronautique, le luxe. L’agro alimentaire est à la peine mais devrait revenir sur le devant de la scène. Il fut aussi développer de nouvelles pistes, comme l’ingénierie, les biens d’équipement. Tout ce qui touche au « B and B »

Il est tout à fait légitime que l’Etat identifie des points forts dans des bassins d’emploi et co-finance des projets porteurs. Mais, il est impossible d’homogénéiser tout un territoire, donc, il faut des politiques qui compensent les déséquilibres.
Il ne faut pas non plus propulser des services à faible compétitivité, les emplois du bas, comme les aides à la personne. C’est une erreur, car tous les pays le font. Il faut un moteur. En Allemagne, l’automobile et les biens d’équipement représentent un tiers de l’économie et tirent tout le reste. En France, c’est seulement un quart des activités qui sont porteuses.

Raymond Douyère (Président de Géostratégie 2000) : La Chine est devenue leader dans le domaine de l’énergie renouvelable. La France pourrait elle la rattraper?

En France, nous souffrons de la faiblesse de notre modèle énergétique. Nous n’avons pas provisionné le coût des choix précédents. Nous avons un héritage fécond, mais il a une durée de vie limitée et les coûts de démontage et nettoyage vont être énormes. C’est l’exemple type d’une mauvaise gestion inter- temporelle. Nous ne sommes pas compétitifs dans la production d’énergies renouvelables, nous nous faisons doubler par la Chine et l’Allemagne. Il y a urgence.

En revanche, l’équilibre des budgets sociaux semble mieux assuré à long terme en France qu’en Allemagne (avec les nouveaux emplois à bas salaire) et en Europe du Sud .

Quel impact vont avoir deux des mesures d’Emmanuel Macron, à savoir la hausse de la CSG et les retraites à point?

Je pensais que tout ceci constituerait le psychodrame de la campagne.Mais, la retraite à points est à très long terme et elle a aussi un côté positif. Cela permettrait un équilibre permanent, qui n’est pas garanti actuellement, avec un simple ajustement sur l’inflation. En revanche, on assume une certaine paupérisation des retraités, ce qui n’est pas anodin. Mais, avec cette orientation, on remet l’intéressement aux fruits de la croissance au cœur des retraites et on cesse l’hypocrisie actuelle.

Pour ce qui est de la CSG, c’est une grande continuité. Je n’ai pas de réelle conviction entre augmentation de la CSG ou de la TVA. Avec la première, ce sont les retraités qui paient ; avec la seconde, ce sont les plus pauvres.
La CSG a permis une fiscalisation de la protection sociale qui a été plutôt positive pour l’emploi.
Mais on ne peu pas subventionner les seuls emplois peu qualifiés. Les industries exposées à la concurrence ne sont pas concernées et c’est très regrettable. C’est là une déception par rapport au programme d’Emmanuel Macron.

Marie-Clotilde Hingray

Propos non revus par intervenant

« Chômage des jeunes : réalités, conséquences, remèdes »

Intervention de François-Xavier MARTIN, Secrétaire général et Trésorier de Géostratégies 2000 le 19 avril 2017.

Il existe un large consensus pour considérer que l’amélioration de la situation de l’emploi des jeunes est une priorité absolue. Mais l’affirmation selon laquelle en France 24 % des jeunes seraient au chômage ne correspond pas à la réalité : l’INSEE indique qu’en 2016  640 000 personnes de 15 à 24 ans étaient en recherche d’emploi, alors que la population totale de ces tranches d’âge est d’environ 8 millions d’individus. Tenir compte de ces chiffres est un préalable indispensable à tout plan permettant d’améliorer de façon radicale la situation des jeunes face à l’emploi.

Demandez à des Français pris au hasard quel est le principal problème qui se pose aux jeunes, ils vous répondront certainement : « le chômage ». Demandez ensuite combien sont chômeurs : la réponse standard, inspirée par ce que répètent à longueur d’année politiques et médias, sera pratiquement toujours « 24 % ».

Mais si vous insistez : « Combien de personnes sont concernées ? » alors, sauf si vous tombez sur un spécialiste de l’emploi, vous n’obtiendrez pratiquement jamais de réponse.

Or, les conséquences d’une connaissance limitée à ce seul 24 % sont désastreuses :

  • sur le plan psychologique, car ce chiffre donne l’impression aux Français que l’ampleur du chômage des jeunes est tellement importante qu’il s’agit d’un problème insurmontable, qu’aucun gouvernement, quelle que soit sa couleur politique, ne pourra jamais régler. Ce « 24 % » n’incite pas les responsables gouvernementaux à expliquer de façon simple quelles améliorations rapides seraient possibles, quels objectifs seraient raisonnables et crédibles, quels moyens humains et financiers devraient permettre de les atteindre,
  • il donne de notre pays une image catastrophique dans des comparaisons internationales souvent biaisées, alimentant ainsi un pessimisme ambiant souvent exagéré dans notre pays.

LA RÉALITÉ DU CHÔMAGE DES JEUNES EN FRANCE

Si on poursuit avec persévérance la recherche du nombre de jeunes au chômage, on finit par trouver la réponse dans un tableau du site de l’INSEE : Ce tableau donne les chiffres recherchés : parmi les 15-24 ans, 643 000 sont chômeurs (353 000 hommes et 290 000 femmes), ce qui représente 24 % de la population active de cette tranche d’âge (qui comprend donc environ 2,7 millions d’individus).

En % population active Milliers
Personnes au chômage 9,6 % 2 767
15-24 ans 23,7 % 643
Hommes 10 % 1 487
15-24 ans 24 % 353
Femmes 9,3 % 1 280
15-24 ans 23,2 % 290
Taux de chômage BIT en France métropolitaine (INSEE, enquête emploi 2016)

Chaque classe d’âge récente comprenant environ 800 000 individus, on a donc, parmi les 8 millions de 15-24 ans : 5,3 millions de lycéens, d’étudiants et de personnes ne cherchant pas d’emploi, soit 66 % des 15-24 ans ; un peu plus de 2 millions de personnes ayant un emploi (dont 650 000 en CDD), soit 26 % ; et 643 000 chômeurs, soit 8 %.

La réalité est donc que, parmi les Français âgés de 15 à 24 ans, un sur quatre a un emploi ; pour un sur douze, cet emploi est un CDD (soit un emploi sur trois, alors que pour le reste de la population, c’est moins d’un sur dix !) ; et seul un sur douze est chômeur (et non un sur quatre, comme beaucoup le pensent, suite à l’ « information » reçue des médias).

Ces chiffres ont deux conséquences. Tout d’abord, alors que les gouvernements successifs affirment avoir pour objectif prioritaire de réduire le chômage des jeunes, en faire sortir de façon permanente 300 000 suffirait à amener le pourcentage de nos 15-24 ans au chômage à un des meilleurs niveaux mondiaux (4 %).

En second lieu, la précarité dans leur emploi concerne autant de 15-24 ans que le chômage, ce qui contribue puissamment au pessimisme de ces tranches d’âge. Parallèlement à la réduction du nombre de 15-24 ans au chômage, il serait donc important de limiter la pratique des contrats de travail à durée déterminée aux seuls cas pour lesquels ils ont été instaurés (pointes de travail, remplacements de salariés absents pour congés, maternités, etc.) alors qu’actuellement ils sont également utilisés par certains employeurs pour échapper aux risques qu’ils estiment courir en embauchant des 15-24 ans en contrats à durée indéterminée.

LA DÉSINFORMATION PAR LES MÉDIAS

Pour des raisons qui tiennent soit de l’ignorance, soit de la mauvaise foi, le pourcentage des jeunes Français au chômage (8 %) n’est pratiquement jamais cité : on parle presque toujours, en particulier dans les médias français, du taux de chômage des jeunes (24 %), qui est trois fois plus élevé.

Ainsi, l’association française des anciens élèves des écoles polytechniques suisses de Lausanne et Zürich affirme sur son site : « Taux de chômage des 15-24 ans : Suisse 3 %, France 23 %. » Il s’agit vraisemblablement d’une reprise d’un article du Monde du 3 juillet 2014, qui a publié un article sur le système d’enseignement suisse dont le titre était : « En Suisse, le taux de chômage des 15-24 ans n’est que de 3 % contre 23 % en France. »

Or, si on consulte les statistiques officielles suisses, on constate que, depuis plus de dix ans, le taux de chômage suisse des 15-24 ans oscille autour de 8 % et non 3 %.

La situation française reste certes nettement plus mauvaise que la Suisse, mais pas dans ce rapport terrifiant entre 3 % et 23 % qui risque d’inhiber l’action, et qui vient vraisemblablement du fait que Le Monde, suivi par l’association des anciens des écoles polytechniques suisses, compare des choux (proportion de jeunes Suisses au chômage) et des carottes (taux de jeunes Français au chômage au sens du BIT).

Il en est de même pour la comparaison France-Allemagne :  Le Monde publiait en première page le 9 avril 2014 : « Emploi : un jeune Français sur cinq condamné au chômage ; 22 % des moins de 25 ans n’ont pas trouvé d’emploi trois ans après leur sortie du système scolaire…Cet échec français est d’autant plus criant qu’il n’est pas inéluctable : seuls 5 % des jeunes Allemands sont au chômage. »

Si on lit attentivement l’article, on apprend que c’est un Français sur cinq sorti du système éducatif qui est au chômage, et qu’en Allemagne « en 2013, sur 100 jeunes de 15 ans à 25 ans, 44 % poursuivaient leurs études, 31 % avaient un emploi, 16 % poursuivaient une formation professionnelle, 5 % étaient au chômage et 4 % échappaient à toute définition précise ».

Si en Allemagne sur 100 jeunes 60 % poursuivent leurs études ou sont en formation, seuls 40 % (et même 36 % si on tient compte des 4 % inclassables) constituent la population active. Le taux de chômage des jeunes y était donc situé à l’époque de l’article entre 12,5 % (5/40) et 13,9 % (5/36) à comparer aux 22 % français (si les Allemands considèrent que les apprentis font partie de la population active, le taux était situé entre 9 % et 9,6 %).

C’est nettement mieux qu’en France, mais pas du tout quatre fois mieux, comme voudrait le faire croire le titre du Monde.

« TAUX DE CHÔMAGE DES JEUNES AU SENS DU BIT » : UN INDICATEUR NON PERTINENT

De plus, il faut noter que le « Taux de chômage des jeunes au sens du BIT » est un indicateur très peu significatif et même trompeur, puisqu’à pourcentage des jeunes au chômage égal, il dégrade l’image des pays qui investissent dans la formation de leur jeunesse, comme le montre l’exemple suivant.

Considérons deux pays : A et B, ayant par hypothèse le même taux de jeunes au chômage, pris ici égal à 6 %.

Dans le pays A, un tiers (33 %) des jeunes est en formation : lycéens, étudiants ou apprentis. Il en résulte que le pourcentage de jeunes ayant un emploi est de 61 % (100 – 33 – 6). Pour une population jeune active de 67 % (emploi 61 + chômage 6), le taux de chômage au sens du BIT y est de 9 % (6/67).

Dans le pays B, ce sont les deux tiers (66 %) des jeunes qui sont en formation. Le même calcul donnera un taux de chômage des jeunes au sens du BIT de… 18 % !

Et pourtant, malgré son taux de chômage des jeunes deux fois plus élevé, la situation du pays B est bien meilleure que celle du pays A. Mais la comparaison entre les seuls « taux de chômage des jeunes au sens du BIT » donne l’impression inverse, car les médias répètent que « en B près d’un jeune sur 5 est au chômage alors qu’en A c’est un sur 10 ».

QUELQUES PROPOSITIONS POUR REDONNER CONFIANCE AUX 15-24 ANS.

Il est important de ne pas attendre un éventuel retour de la croissance initié par les pouvoirs publics pour entrer dans le cercle vertueux : redémarrage de la croissance – retour de l’optimisme et de la confiance – décisions d’investissements par les acteurs économiques privés – accélération de la croissance résultant de ces investissements, car actuellement les moyens traditionnels de relance monétaire et budgétaire peuvent très difficilement l’amorcer (les taux d’intérêt sont déjà au plus bas, et le financement d’une relance significative par l’emprunt augmenterait les intérêts de la dette et obligerait donc à restreindre les autres dépenses publiques).

L’amorçage du cercle vertueux décrit plus haut ne peut reposer que sur un rétablissement préalable de la confiance, et tout particulièrement celle des jeunes. Or des mesures relativement peu coûteuses devraient permettre d’améliorer considérablement la manière dont ces derniers perçoivent leur situation.

Une de ces mesures serait d’éliminer du discours public et des médias les sempiternelles références au « taux de chômage des jeunes au sens du BIT » qui, comme nous l’avons montré plus haut, est un indicateur très peu pertinent (dans un pays où toute une tranche d’âge serait en formation, à l’exception d’un unique chômeur, ce taux de chômage serait égal à 100 % !).

LA MESURE CLE : 300 000 PLACES SUPPLEMENTAIRES POUR LA FORMATION DE CHÔMEURS DE 15 A 24 ANS

Un accueil permanent supplémentaire pour 300 000 personnes de 15 à 24 ans dans l’ensemble du système éducatif (apprentissage compris) ne demanderait qu’une faible augmentation de sa capacité totale. Mettre en place des mesures suffisantes pour inciter les 15-24 ans au chômage à suivre une des formations proposées jusqu’à ce que ces 300 000 formations soient saturées ferait passer le pourcentage de 15-24 ans au chômage de 8 % à 4 % (l’un des plus bas du monde).

Pour rétablir la confiance des jeunes, il serait essentiel de communiquer mensuellement sur ces chiffres, et de montrer la décroissance très rapide du nombre (en valeur absolue) de chômeurs chez les 15-24 ans qui résulte de cette mesure.

Enfin, il faudrait réunir les organisations patronales des entreprises (surtout les plus petites) et les syndicats de salariés pour qu’ils négocient les dispositions d’un contrat de travail à durée indéterminée destiné à remplacer pour les 15-24 ans les CDD qui ne correspondent pas aux cas pour lesquels ils ont été instaurés, en prenant soin grâce à des dispositions à imaginer que l’offre actuelle de CDI classiques aux 15-24 ans ne migre pas vers une offre basée sur ces nouveaux contrats.

Un bon compromis devrait tout à la fois permettre aux salariés d’échapper aux enchaînements de CDD et aux employeurs (surtout les petits) de connaître à l’avance, sans possibilité d’aléa juridique, le montant de l’indemnité qu’ils devraient verser à leurs salariés s’ils souhaitaient s’en séparer. Ces contrats se transformeraient automatiquement en CDI classiques lorsque le salarié atteint 25 ans. Des pénalités spécifiques dissuaderaient l’employeur de licencier des salariés peu de temps avant qu’ils atteignent 25 ans.

François-Xavier Martin

 

« Impunité fiscale : la France, exception en Europe ? »


 

Le jeudi 23 mars, Géostratégies 2000 a organisé un petit déjeuner autour de Katia Weidenfeld, historienne du droit, juriste et directrice d’études à l’Ecole Nationale des Chartes. Auteure avec Alexis Spire d’un ouvrage intitulé « L’impunité fiscale : quand l’Etat brade sa souveraineté », elle nous a expliqué sa démarche et nous a livré son éclairage sur le fonctionnement des administrations fiscales et judiciaires. Estimant que les dernières réformes vont dans le bon sens, elle a démontré qu’il était possible d’agir efficacement pour plus de moralisation et de justice.

 Une décennie en arrière, la fraude fiscale semblait enterrée, puis les affaires des comptes au Lichtenstein, ou encore les « Swissleaks » ont remis la question à l’ordre du jour, même si aucune réponse politique ne pouvait être apportée, face à l’impunité des paradis fiscaux, [lance Katia Weindenfeld, avant de plonger dans le vif du sujet.] A savoir, comment les fraudeurs sont-ils punis quand ils sont détectés, quelle est la réponse institutionnelle? Sur 17000 contribuables inquiétés seuls 1000 sont poursuivis, et aucun, pour le moment, n’est en prison. En grande partie, parce qu’au pénal, il faut une raison matérielle et ici, tout est couvert par le secret fiscal

A la fin du 19ème siècle, la justice pénale était le marqueur des valeurs, elle représentait un étalon de l’importance accordée par la société au respect de l’impôt. Mais, depuis, il y a eu des évolutions, [concède Katia Weindenfeld, qui a mené son enquête, en tandem avec Alexis Spire, en rencontrant, en France et au Royaume Uni, en 2011, tous les acteurs concernés.] A partir de 570 jugements non biaisés, elle a cerné les profils sociologiques, les types de fraude et les a reliés à l’histoire de la fraude et de la sanction. [Elle reconnaît que l’affaire Cahuzac a provoqué un séisme et que depuis cet épisode, les peines ont été alourdies, mais selon elle, l’impact a tendance à être un peu exagéré.]

UN MANQUE D’EFFICACITE

Avant les réformes de 2010, il y avait en France deux institutions distinctes, l’administration fiscale et la justice. Or, cette superposition temporelle, spécifique à la France, rendait plus compliquée la mise en œuvre des sanctions  sur les fraudeurs détectés, [déplore-t-elle.]

Au niveau fiscal, c’est le Ministre du Budget qui saisit le Procureur, mais cela arrive relativement rarement. En raison du verrou de Bercy. En fait, cette administration sélectionne ceux qui sont poursuivis. Son but étant de recouvrer l’impôt et de réprimer en fonction de ses propres objectifs. Elle privilégie la coopération et la bonne volonté, car, dans ce cas, elle peut monnayer et faire rentrer l’argent dans les caisses, alors que la voie pénale semble plus risquée.

C’est ce qui s’est passé avec l’affaire Wildenstein. Les avocats ont réussi à prouver l’optimisation fiscale et ont obtenu un non lieu. Ce type de jugement pèse dans l’autocensure de l’administration fiscale. Les directions qui notifient le plus de redressements sont celles chargées du contrôle des grandes entreprises et des grands patrimoines. En revanche, il y a une très forte représentation au pénal de PME du BTP et de gardiennage. Ces contribuables ne sont pas armés pour négocier. Il y a, parmi eux, 23% d’étrangers (alors que la totalité des personnes poursuivies représente 6% de la population), ce qui rend compliqué le dialogue. Généralement, il n’y a pas de déclaration et pas de réponse aux avis de redressement, [constate Katia Weindenfeld.]

Autre caractéristique française, le Ministère du Budget doit, avant de porter plainte, passer les filtres de la Commission des infractions fiscales, qui doit donner un avis favorable. Seuls 6% des cas sont refusés. Par ailleurs, les poursuites ne sont effectuées qu’au delà du montant de 100 000 euros. Si les fraudes sont répétées des dizaines, voire des centaines de fois, elles ne sont pas proposées pour poursuites car elles n’excèdent pas ce seuil. Les conseils fiscaux qui proposent des plans d’optimisation fiscale frauduleuse, y échappent également.

Le Procureur de la République poursuit les affaires en quasi totalité. Car les cas qui lui arrivent sont très solides et les dossiers sont bouclés. Mais, ils sont très anciens, ils remontent à 5 ou 6 ans et les preuves ont eu le temps de disparaître. Par conséquent, les intermédiaires, c’est à dire les « esprits » de la fraude ne sont pas inquiétés. Ceux qui le sont souvent des lampistes et rarement les principaux profiteurs. Le jugement débouche, à 90%, sur une condamnation. Souvent des peines de prison avec sursis, ce qui n’a aucun sens, [relève Katia Weindenfeld,] car ce n’est pas de la délinquance de droit commun et il y a rarement de la récidive. Chez nos voisins, il y a des mesures comme le travail d’intérêt général (ce fut le cas en Italie pour Berlusconi, au Brésil pour des footballeurs) et aussi des interdictions professionnelles. En fait, les magistrats se trouvent face à un dilemme éthique, les fraudeurs devant eux ne sont pas forcément les plus coupables, ce qui explique les peines relativement clémentes.

DES PROGRES LIMITES

Mais, depuis 2010, la donne a changé. Il y a eu une volonté de rendre la main à la justice dans la sélection des fraudeurs. La Commission des infractions fiscales est désormais saisie en amont, en début de contrôle, lorsqu’il y a des doutes ; cela a une incidence temporelle, puisque l’administration judiciaire peut travailler tout de suite avec des moyens que l’administration fiscale n’a pas, comme les gardes à vue et les perquisitions. Ainsi, le Procureur peut diligenter des enquêtes musclées et trouver plus de preuves. Cette nouvelle procédure, qualifiée de « blanchiment de fraude fiscale » contourne la sélection de l’administration fiscale et est de plus en plus utilisée.

Parallèlement, des instances spécialisées ont été créées. Le Parquet national financier et une Police fiscale, qui travaillent de concert avec les inspecteurs des impôts et les officiers judiciaires et ont donc une double compétent technique.

Ces innovations sont encourageantes, [confirme Katia Weindenfeld,] mais la proportion des dossiers traités est minime, seulement 100 sur les 1000 concernés par la justice pénale. Les pouvoirs politiques n’ont pas doté ces instances des moyens humains suffisants. Seulement 15 magistrats pour le Parquet national financier (23 étaient prévus initialement), contre 40 pour le Parquet anti corruption espagnol. De plus, tout est basé à Paris, il n’y a pas d’antennes en province et il est donc difficile de couvrir tout le territoire.

Autre bémol, l’outillage est encore insuffisant, surtout pour les enquêtes dans les grandes entreprises. La saisie de matériel informatique chez Google France en 2016 va occuper les services pendant trop longtemps. Enfin, il semblerait que l’institution judiciaire se convertisse peu à peu aux objectifs de l’administration fiscale, c’est à dire, renflouer en priorité les caisses de l’Etat.

De plus en plus, les grands groupes acceptent de payer de grosses sommes en échange de l’arrêt des poursuites. Ils sont ainsi lavés de toute culpabilité et peuvent à nouveau souscrire à des appels d’offre publique.

En revanche, dans les affaires de stupéfiants, ce n’est pas cette logique qui prévaut, la réponse est presque toujours pénale et répressive.

En fait, [conclut Katia Weindenfeld,] l’administration judiciaire essaie de plus en plus de trouver un juste milieu entre le coût et la rentabilité.

Après cet exposé très intéressant, un débat animé par Raymond Douyère, Président de Géostratégies 2000, a donné lieu à de nombreux échanges.

Jean-Claude Richard (Ancien Ambassadeur de France en Asie du Sud Est) :
Votre exposé donne l’impression que la recherche de la fraude coûte plus cher que la fraude. Qu’en pensez-vous?

Tout cela est difficile à mesurer. Il faut décourager les fraudeurs, ils doivent craindre les poursuites.
Globalement, le respect de l’impôt doit faire partie de nos valeurs essentielles. Derrière la justice pénale, on trouve la construction de tout un système de valeurs. Au cours du 19ème siècle, c’étaient les infractions aux biens, et non pas aux personnes, qui étaient poursuivies. Car la propriété était une valeur sociale dominante. Il a fallu attendre le début du 20ème siècle pour que la délinquance sexuelle soit considérée comme grave….

Raymond Douyère (Président de Géostratégies 2000) : Le Ministère des Finances a annoncé le retour de 6 milliards d’euros dans ses caisses, provenant de la lutte contre la fraude fiscale. Qu’en pensez-vous?

Il faut nuancer ces sommes, qui découlent souvent de transactions et sont le gage d’absence de poursuites.

Pierre Lepetit (Consultant) : La pénalisation de la fraude fiscale est plus importante dans les pays anglo-saxons. Peut-être parce que les Américains n’ont pas le même regard sur la valeur de l’argent?

La culture protestante domine chez les Anglo-saxons. Ils n’éprouvent pas de culpabilité par rapport à l’argent et ne sont pas hostiles à l’enrichissement personnel, contrairement aux Français.
En revanche, s’il y a fraude, c’est un délit qui peut entraîner la prison.

Manuel Ceva (CEO Insight Signals) : Les différences de niveau des fraudes entre pays européens sont-elles liées à des facteurs culturels ou structurels, c’est à dire liés à la mise en place effective d’institutions de répression?

L’évolution du Royaume-Uni est intéressante. Dans les années 1990, il y avait peu de poursuites. La fraude fiscale bénéficiait d’un traitement indulgent. Les intermédiaires, les entreprises étaient très rarement mis en cause. Mais, depuis 2008, il y a une véritable volonté de poursuivre les fraudeurs, également les avocats. Des personnalités sont ciblées, les sanctions (souvent des peines de prison) doivent servir d’exemple. Donc, on pencherait plus pour le structurel.

Jean-Pierre Leroux (Ancien maire adjoint du 10ème arrondissement de Paris) : Quid de la suppression du verrou de Bercy? De l’optimisation fiscale?
Qu’en pensent les candidats à la présidentielle?

Cela est très peu évoqué pendant la campagne. Le candidat qui semble s’y intéresser le plus est peut être Benoît Hamon. Techniquement, c’est l’administration fiscale qui détecte la fraude en premier. Elle est donc réticente à laisser lui échapper le menace de poursuites judiciaires.
Surtout qu’elle détient là un argument de poids pour récupérer de l’argent.
La solution serait de privilégier une meilleure coopération avec la justice.
Quant à l’optimisation fiscale, à partir du moment où l’impôt n’est pas seulement un outil budgétaire mais aussi un instrument de politique économique, elle est inéluctable.
Le citoyen échange quelques services contre de l’impôt. C’est une question politique.

Cibler des personnes connues. S’écarter de l’esprit des lois, est-ce vraiment le droit?

En tout cas, c’est ce qui freine les magistrats, très imprégnés de l’idée de l’égalité de tous devant la justice.
Nous sommes actuellement dans une situation ambiguë. Le Parquet national financier s’inspire de l’exemple anglais. Il met en scène la répression, se montre velléitaire dans ses poursuites. Il y a des cas de sévérité exemplaire, comme avec Jérôme Cahuzac. Mais, si ces peines sont importantes sur le papier, pour l’heure, elles sont toujours virtuelles, car il n’y a pas de mandat d’arrêt.
Une peine plus faible mais réellement exécutée me semblerait plus judicieuse.

Jacques Taranger (Inspecteur du personnel civil de la Défense) : Que dire de la dimension européenne, voire mondiale, dans la lutte contre la fraude fiscale?

L’administration fiscale française, seule, ne dispose pas de moyens suffisants. Elle doit pouvoir s’appuyer sur la coopération avec d’autres pays, mais celle-ci peut s’avérer délicate, comme avec la Suisse. C’est un élément qui peut conduire à ne pas poursuivre les plus puissants, mais il ne faut pas se retrancher derrière ce paravent international. Il y a également des dossiers qui concernent uniquement notre droit interne et nous n’intervenons pas encore assez.

Raymond Douyère : Quelles devraient être les propositions des candidats à l’élection présidentielle?

Je pense qu’il faut renforcer les services créés, comme le Parquet national financier et le service d’enquêtes, et les décentraliser. Ils ont déjà montré une certaine efficacité.
Il ne faut pas une logique purement financière, mais une logique répressive, qui manifeste notre système de valeurs. L ‘enjeu ne devrait pas être la recherche de rentabilité.

Claudie Rigault (Attachée de direction Sotheby’s (ER)) : Pourriez-vous revenir plus en détail sur l’affaire du marchand d’art milliardaire Wildenstein?

Je vais d’abord faire un commentaire juridique. La loi pénale s’en tient au principe d’interprétation stricte. S’il n’y a pas de loi condamnant le déni, on ne peut pas condamner. Dans l’affaire Wildenstein, à l’époque des faits, aucune loi n’interdisait les trusts. Donc, même s’il y a eu recours à des trusts pour éluder l’impôt, il ne peut pas y avoir de condamnation pénale.
Tout ceci est logique, mais je pense qu’il aurait pu y avoir une autre façon de mener le raisonnement et donc d’interpréter les faits.

Georges Grosz (Consultant. Associé Corporate Development International. Président d’honneur des Anciens de LSE en France) : Quelle est l’importance de la délation dans la solution des enquêtes?
Comment sont recrutés les membres du Parquet national financier?

La délation joue un rôle pour déclencher un contrôle, mais très peu pour les poursuites pénales. Seules 10% des personnes contrôlées ont été dénoncées.
Les magistrats du Parquet national financier sont soit des juges du siège (juges d’instruction, juges civils), soit des juges du parquet.
Ils sont nommés par le gouvernement, ce qui peut laisser planer une certaine suspicion sur  leur politisation et sur leur indépendance réelle.

Marie-Clotilde Hingray
Propos non revus par intervenants

Les États-Unis à l’épreuve de « la post-vérité » et des « faits alternatifs »


Le jeudi 23 février, dans les salons du Palais du Luxembourg, Géostratégies 2000 a organisé un petit déjeuner autour de Pap Ndiaye, Normalien et spécialiste de l’histoire sociale des États- Unis. Cet universitaire, directeur du département d’histoire à Sciences Po Paris, qui a également enseigné en Pennsylvanie et à New York, nous a apporté son éclairage sur le nouveau Président américain et sur les raisons qui l’ont porté à la Maison Blanche. Il a également démontré que  ses « propos décoiffants » allaient être difficiles à appliquer, vu l’importance des contre pouvoirs existants dans ce pays, viscéralement démocratique

Le 8 novembre, à l’annonce des résultats, Donald Trump n’a pu cacher sa propre surprise et cela illustre parfaitement le caractère imprévisible de cette élection, [lance Pap Ndiaye,] avant de s’interroger sur les raisons de cette victoire.] Tout d’abord, [explique-t-il], il y a la campagne ratée d’Hillary Clinton, beaucoup trop technocratique. A Chicago, dans les quartiers pauvres, les habitants n’ont jamais rencontré un seul militant démocrate. Cette faible mobilisation a entraîné une baisse de la participation et c’est ainsi que trois Etats clés, la Pennsylvanie, le Wisconsin et le Michigan ont basculé du coté de Trump, de justesse. A chaque fois, il manquait à peu près 60 000 électeurs pour renverser la tendance.

Trump, pour sa part, a récolté les votes républicains classiques, mais aussi ceux de nouveaux électeurs, des blancs issus des couches moyennes inférieures dans les vieux États ouvriers. Pourtant, reconnait-il, la situation économique actuelle n’est pas désastreuse. A l’origine de cette évolution, il y a deux grands courants historiques qui s’entremêlent. D’une part, depuis le début des années 60, la désindustrialisation et la perte de pouvoir des syndicats ouvriers. Ces forteresses se défont avec la fermeture des usines, principalement automobiles. C’était un monde protégé, très bien payé, avec de très bonnes couvertures sociales et des retraites élevées. Mais qui n’existe plus. Depuis 2011, l’industrie automobile a redressé la tête, de nouveaux emplois ont été créés, mais les salaires sont deux fois moins hauts, tout comme les pensions. Cette relative bonne santé cache une réalité plus sombre, avec moins de pouvoir d’achat et des avantages acquis qui diminuent. L’économie « fordiste », qui a atteint son apogée dans les années 50, en est la grande victime. Trump a senti ce désarroi, c’est pourquoi il a promis le retour de « bons emplois », la réouverture des mines des Appalaches, fermées depuis qu’une grande partie du charbon est importé du Brésil.

UN PRÉSIDENT DÉROUTANT

Parallèlement, on assiste à une transformation sociale et culturelle des États-Unis. Avec la réouverture des frontières, à partir de 1965, les Asiatiques et les Hispaniques arrivent en masse.

Dans le même temps, sous l’impulsion du mouvement pour les droits civiques, les minorités obtiennent des droits, notamment celui de voter en 1964, et c’est la fin de la ségrégation officielle. La société américaine est en ébullition, avec pléthore de nouvelles associations pour le droit des femmes, des homosexuels et de bien d’autres encore. Ce qui marginalise les hommes blancs, appartenant aux couches privilégiées. C’est le triomphe de l’Amérique multi culturelle dans les grandes villes et Obama en est en quelque sorte le produit. Toutefois, tout ceci masque une autre facette de l’Amérique, plus conservatrice, plus arc boutée sur l’ordre ancien, qui nourrit des ressentiments face à ces changements perçus comme néfastes. Cette frange de la population ne reconnaît plus son pays et pense que le «Rêve américain » est désormais inaccessible. Les gens s’insèrent devant vous dans la file d’attente et donc vous n’avancez plus, protestent-ils.

Trump a su rallier au delà du socle républicain classique, [résume Pap Ndiaye,] mais est-il vraiment un idéologue? il est avant tout un homme d’affaires, embauché dès 1969 par son père, influent promoteur immobilier à New York, [observe-t-il]. Sur le plan fiscal, il est peu transparent, assez sulfureux. D’ailleurs, il n’a jamais voulu publier ses avis d’imposition. Politiquement, son cœur penchait plus pour les Démocrates, il se disait favorable à l’avortement, opposé à la peine de mort et semblait plus intéressé par les casinos et les femmes que par la Bible. A priori, il ne s’inscrit pas dans les courants religieux qui ont renouvelé le Parti conservateur depuis 1990. C’est avant tout un opportuniste politique, qui a trouvé son créneau et affiche donc désormais des convictions religieuses, [martèle Pap Ndiaye,] à l’inverse de son vice-président, Mike Pence, ancré dans l’histoire conservatrice américaine. Trump louvoie constamment et il est bien difficile de voir en lui un homme politique avec une idéologie constante. Il peut changer, il y a peut-être là une lueur d’espoir, [note-t-il].

Son élection a été très serrée et très déficitaire en nombre d’électeurs, avec 2,8 millions de voix de moins qu’Hillary Clinton. Cela s’est déjà produit mais dans des proportions moindres. Il ne manquait que 400 000 voix à George Bush face à al Gore. Depuis 1964, le Parti Démocrate a perdu le vote blanc. Carter et Clinton ont rassemblé environ 47% de ces électeurs, Obama à peu près 43%. En revanche, depuis 1968, c’est le parti Républicain qui est le plus souvent au pouvoir.

Les Démocrates gagnent quand il y a une sur- mobilisation des minorités et de la jeunesse. C’est un électorat porteur, car démographiquement très dynamique, mais cette fois, cela n’a pas fonctionné,  à cause d’ un cruel manque d’affinités avec Hillary Clinton.

Trump est maintenant Président depuis cinq semaines et l’improvisation semble encore totale, [observe Pap Ndiaye.] Tous les débuts sont hésitants, c’est normal. Il y a des transferts de pouvoir, il faut se familiariser avec les rouages. Les Présidents n’ont que très rarement une expérience gouvernementale. Ils sont généralement d’anciens gouverneurs, excepté Kennedy et Obama qui étaient sénateurs. Mais, cette fois, cela prend une proportion un peu inquiétante. Son conseiller à la Sécurité nationale, Michael Flynn, a dû démissionner, suite à des relations inappropriées avec la Russie, fin décembre, alors qu’Obama était toujours en fonction. Et qu’il a dans un premier temps, niées…

UNE MARGE DE MANŒUVRE LIMITÉE

Par ailleurs, les décisions prises par décret et signées à tour de bras, ont surtout une fonction théâtrale, visant à affirmer l’autorité du nouveau Président. Or, un acte de l’exécutif ne peut pas abroger une loi. A propos du mur qui doit être construit entre les États-Unis et le Mexique, il n’y a rien de prévu quant au financement, qui devrait s’élever à 20 milliards de dollars. Or, seul le Congrès peut le voter. C’est la même chose pour la suppression de l’ "Obama Care". Seule une nouvelle loi peut abroger l’ancienne.

Enfin, il faut prendre en compte le pouvoir judiciaire, qui se révèle être un grand adversaire. Ce qui peut étonner, car beaucoup de juges fédéraux ont été nommés par des Présidents républicains (Bush père et fils). Ils se sont déjà dressés contre certains décrets. Ainsi, un juge fédéral de l’État de Washington, républicain qui plus est, a aboli le décret gelant l’accès au territoire américain aux ressortissants de pays musulmans. A la Cour Suprême, on dénombre quatre juges centristes, démocrates. Tous sont nommés à vie. Or, l’histoire est pleine de rebondissements et les juges conservateurs peuvent devenir progressistes. Ainsi, Earl Warren, qui a présidé la Cour Suprême de 1969 à 1986, a pris des décisions majeures considérées comme des avancées sur l’avortement, la peine de mort et la déségrégation scolaire. Sous son mandat, la Cour Suprême est passée de la défense du droit de la propriété à la défense du droit humain. Le juge Scalia, décédé l’année dernière, a lui aussi privilégié l’intérêt général du pays. C’est un pôle potentiel de résistance, [reconnaît Pap Ndiaye,] tout comme le pouvoir législatif. Il y a certes une majorité républicaine, mais elle est loin d’être alignée sur les positions protectionnistes de Donald Trump.Cela ne sera pas facile d’obtenir l’accord du Congrès, assez largement favorable au libéralisme économique, pour sortir de l’Alena, l’accord de libre échange entre les États-Unis, le Canada et le Mexique.

La société civile, elle aussi, se réveille et exprime ses désaccords, les élus se font apostropher à propos de la suppression de l’ « Obama Care ». Les tensions avec la presse sont violentes. Trump tente de créer un canal d’informations parallèle aux médias, qui le relierait directement au peuple.

Cela a toujours plus ou moins existé, avec par exemple, les causeries au coin du feu de Roosevelt, mais là, la manière est inédite. Trump est le champion des tweets qui claquent comme des coups de fouet. Il veut court-circuiter les canaux habituels de la grande presse, majoritairement démocrate et veut uniquement faire confiance aux média amis. Steve Bannon, nouveau Haut conseiller stratégique de la Maison Blanche est ainsi l’ancien directeur du site ultra conservateur Breitbart News, qui fut la meilleure arme de propagande de Trump, pendant sa campagne. Toutefois, la très conservatrice chaîne Fox News n’est pas disposée à devenir le porte parole du nouveau Président et s’est montrée très sévère à son égard lors de l’attentat imaginaire en Suède.

Les États-Unis sont une démocratie vivante, où le Président n’est pas le seul maître à bord, [rassure Pap Ndiaye.] Les limites de son pouvoir vont se faire de plus en plus sentir. Les élections au Congrès en 2018 pourraient rogner sa majorité républicaine. On peut également envisager la procédure de l’ « impeachment », qui l’obligerait à quitter son mandat. Plus anecdotique, il y a l’article 23 de la Constitution américaine qui prévoit d’écarter le Président en cas de troubles mentaux… Quoiqu’il en soit, une bonne partie de ses déclarations tapageuses sont là, uniquement pour rassurer ceux qui le soutiennent, soit environ 40% des Américains. Ce socle est « réduit aux acquêts » et c’est inédit. Généralement, le Président nouvellement élu attire une large frange de la population, bien au delà de ceux qui ont voté pour lui. Ainsi, Obama, après sa prise de fonctions, recueillait près de 80% d’opinions favorables! Il déploie un activisme de façade, mais son bilan risque fort d’être très maigre. Et c’est mieux ainsi, car son hostilité face à la construction européenne, ses ambiguïtés vis à vis des différentes alliances militaires ont de quoi inquiéter.

En fait, il remet en cause l’ordre mondial hérité de l’après guerre, mais pendant ce temps, son Vice Président et son ministre des Affaires Étrangères font du rétro pédalage, notamment en ce qui concerne l’OTAN. Trump peut continuer à s’agiter sur la scène nationale et internationale, si dans les coulisses, on s’active pour neutraliser ses déclarations, [ironise Pap Ndiaye, en guise de conclusion.]

Jean-Louis Pierrel (Relations Universitaires IBM France. Secrétaire Général Adjoint Géostratégies 2000): Donald Trump pourra-t-il longtemps aller contre le big business américain qui est  résolument contre le protectionnisme et la fermeture des frontières?

Eric Verstraete (Expert Financier Développement - Bouygues TP) : Pour mettre en œuvre sa politique économique de relance intérieure, Trump ne va-t-il pas buter sur la structure fédérale décentralisée des USA?

Pendant sa campagne, Trump a fustigé le monde des affaires, qui redoute le protectionnisme.
Toutefois, tout ceci n’est pas homogène. Il y a une économie ouverte, dynamique, notamment en Californie avec les géants de l’informatique (Google, Apple..) et l’industrie du cinéma. Également les services financiers, qui ont des oreilles attentives au Congrès… Tous ces secteurs ont énormément à perdre et ils sont vent debout contre Trump. Mais, il y a aussi tout un pan de l’industrie, moins sévère vis à vis de sa politique, car moins en prise avec les marchés étrangers. C’est le cas de l’automobile, qui n’est pas opposée au fait de taxer les industries étrangères, tant elle a été attaquée par les concurrents asiatiques, notamment japonais et coréens.

On ne peut nier le caractère décentralisé de l’État Fédéral, qui n’a pas la main sur la police, par exemple. Il y a, dans le pays, 16000 départements de police. En revanche, il est seul maître à bord pour la signature des traités internationaux ou les lois sur le protectionnisme.

Carol Amouyel-Kent (Présidente de la Oxford University Society of Paris): La Federal Reserve pourra-t-elle être un contre pouvoir, comme l’appareil législatif et judiciaire?

C’est certain. Des tensions apparaissent entre la FED et les intentions économiques et financières du nouveau gouvernement. La présidente de la FED a reconnu être hostile à la politique de Trump mais son mandat se termine bientôt. Trump va nommer un nouveau Président à la tête de la FED, qui sera certainement plus maniable.

Francis Babé (Sciences po - IHEDN) : On évoque souvent la procédure d’ « impeachment » pour mettre fin prématurément à l’expérience Trump. Qu’en pensez-vous?

C’est une procédure lourde. Quand la menace s’est précisée, Nixon a préféré démissionner de lui même. il faut pouvoir démontrer que le Président a failli gravement dans ses fonctions. Pour Nixon, c’était l’affaire du Watergate.

Avec Trump, la question du conflit d’intérêt peut surgir. Entre, d’une part, ses intérêts privés, confiés à ses deux fils et sa fonction présidentielle. La séparation est fragile, toute communication reste possible.

Ses liens avec la Russie peuvent également être évoqués. Les gages éventuels qu’il aurait donnés à Poutine en échange d’une déstabilisation de la candidate démocrate. Cela peut faire l’objet d’une enquête du Congrès.

Christophe Gravereaux (Avocat associé. Président du groupe Professions Juridiques Libérales et de Conseil Sciences Po Alumni) : L’élection de Trump va-t-elle changer la politique de défense des États-Unis à l’égard de l’Europe?

Pendant sa campagne, Trump a répété que les engagements militaires des Américains dans le monde entraînaient de trop grosses dépenses. Il souhaiterait une participation financière moindre pour son pays, mais plus élevée pour ses alliés, qui juge-t-il, se reposent trop sur les USA. Ce qui, il faut l’admettre, n’est pas totalement faux. En matière de défense, Trump a une vision financière. Par exemple, il remet en cause l’avion de combat F35, considéré comme trop onéreux. Cette approche comptable n’implique pas une remise en cause totale de l’Alliance.

Il n’y a pas de nouvelle stratégie mais des pistes qui sont lancées, comme un appel à l’Allemagne pour contribuer davantage sur le plan financier.

François-Xavier Martin (Président d’Honneur de Crédit X Mines. Secrétaire Général adjoint et trésorier de Géostratégies 2000): A quoi attribuez vous la bienveillance systématique que Donald Trump semble manifester à l’égard de la Russie?

En tant qu’homme d’affaires, Trump connaît bien la Russie, il y a de nombreux intérêts.
Il y a eu des négociations pendant la campagne électorale, mais difficile de savoir quel en était le contenu. Toutefois, on ne peut nier que le rapprochement avec la Russie constitue un élément central dans sa ligne politique. Une stratégie qui est aux antipodes de l’ère Obama marquée par de vives tensions. La question est de savoir si Poutine est vraiment favorable à cette évolution.
Ces deux chefs d’État ont encore beaucoup de divergences et il n’est pas sûr que ce rapprochement se concrétise. D’ ailleurs, le nouveau Ministre des Affaires Étrangères, Rex Tillerson, ne s’est pas caché pour critiquer la politique de la Russie vis à vis de l’Ukraine.

Philippe Beauvillard (Directeur Electre) : Les contre pouvoirs que vous avez rappelés ne sont-ils  pas assez inopérants en matière internationale?

Jacques Lutfalla (Contrôleur Général des Armées) : Selon le journal Le Monde, Trump se serait aliéné les services de renseignement, danger potentiel pour son avenir. Qu’en pensez-vous?

Les services de renseignement constituent un frein au pouvoir exécutif. Depuis 1945, L’État fédéral a une très grande puissance. Il y a énormément de fonctionnaires à Washington. Depuis la prise de fonction de Trump, tous les Ambassadeurs ont été rappelés. Dans l’administration, c’est le grand vide, tout comme dans les services de renseignement. Le même scénario que pendant le Macc arthysme. Beaucoup d’éminents spécialistes quittent leurs fonctions car ils pensent que les prochaines décisions ne correspondront pas à ce qu’ils préconisent. Les services de renseignement sont très dubitatifs et le départ des meilleurs est à craindre car ils seraient remplacés par des opportunistes.

Pierre Amouyel (Ingénieur Général des Mines honoraire):
L’imprévisibilité de Trump n’implique-t-elle pas un risque plus grand dans le domaine international?

En Chine, par exemple, depuis l’entrée en fonction de Trump, les relations se sont adoucies. Il semble être revenu sur l’idée de la coexistence de deux Chine. Son coup de fil à la Présidente de Taïwan n’est plus d’actualité. La continuité semble l’emporter mais beaucoup de spécialistes de la Chine au ministère des Affaires Étrangères ont préféré partir.

Avec Israël, le nouvel ambassadeur, l’avocat d’affaires David Friedman, s’est d’abord prononcé contre une décision de paix à deux États, pour une expansion des colonies et pour le déménagement de l’ambassade à Jérusalem. Mais, lors de son audition au Sénat; il s’est excusé et est revenu sur ses précédentes déclarations.

Il est certain que l’on va assister à un rapprochement  entre Trump et le gouvernement de Netanyahu (qui avait de très mauvaises relations avec Obama),mais le Département d’État semble rester sur la politique américaine affirmée depuis des années. D’ailleurs, la visite de Netanyahu à Washington n’a pas vraiment fait bouger les lignes. Et dernièrement, l’administration Trump a critiqué le nouveau programme de colonisation.

Lycée Jacques Feyder : Qu’en est-il pour les Afro-américains aux USA? Constituent-ils un obstacle pour Trump?

Ils ont voté massivement contre Trump, mais globalement, leur participation au scrutin a été plus faible que d’habitude. Une des clés de la défaite de Clinton. Elle n’a pas assez organisé sa campagne autour des plus défavorisés. Les propos de Trump vis à vis des Afro-américains sont caricaturaux. Il relie le monde noir aux ghettos et aux grandes catastrophes. Il a une approche très condescendante. Cette communauté s’inquiète à juste titre. Trump a été poursuivi en justice pour ségrégation dans ses différentes entreprises. Mais, c’est un peu tard.

Le nouveau Ministre de la Justice, Jeff Sessions, ancien sénateur de l’Alabama, inquiète. Il est décrit comme « discriminant et xénophobe » et a inspiré la politique anti immigration de Trump.

Dans certains State, déjà, la loi de 1965 sur le droit de vote, est de plus en plus grignotée. Cela ne plaide pas en faveur d’une politique égalitaire.

Luc de Noyelle (CHEar) : Le « spoil system » descend jusqu’à quel niveau dans la haute administration ?

Tout dépend de l’ampleur de la transition. Lorsqu’elle a lieu entre les Républicains et les Démocrates, ou vice-versa, elle est forte, mais cette fois, elle est maximale. On assiste à un basculement qui descend très bas, à des niveaux inhabituels. Cette grande vacance de postes à pourvoir est très grave, cela rappelle le Maccarthysme, et surtout lorsqu’il s’agit de secteurs comme la diplomatie ou les renseignements, où l’expérience est capitale.

Dimitri Tellier (Professeur agrégé de philosophie- Lycée Condorcet - Montreuil) : L’élection de Donald Trump ne manifeste-t-elle pas simplement la montée des populismes dans nombre de pays démocratiques?

C’est exact. Il y a des correspondances qui sautent aux yeux entre la sociologie de l’électorat de Trump (des Blancs, pauvres et désabusés) et celui qui a voté pour le Brexit en Grande-Bretagne. On relève le même phénomène en France avec le Front National et aussi en Europe Centrale. Mais, il y a des limites. Dans notre pays, Trump et Poutine ne sont pas très populaires, ils ne représentent pas des têtes d’affiche attrayantes pour l’électorat français.
Tout cela nous interroge sur l’arc démocratique à construire pour s’opposer à ces phénomènes.
Il faut réfléchir et tirer des leçons des fractures sur lesquelles jouent les populistes qui sont aussi de grands opportunistes. Les populistes xénophobes semblent avoir le vent en poupe, mais il y a aussi un caractère théâtral dans leurs déclarations. Lorsque Trump a décidé, par décret, de bloquer l’entrée des ressortissants de pays musulmans, il a été désavoué par un juge fédéral. Il ne faut pas perdre de vue que la loi de 1965 sur l’immigration est toujours en vigueur. S’il veut mettre en place une nouvelle politique, avec obligation de visas ou autre, il ne pourra le faire sans l’accord du Congrès. Et cela est loin d’être gagné!!

Marie-Clotilde Hingray
Propos non revus par intervenants

« L’échéance présidentielle de 2017 et les enjeux de politique européenne et internationale »

 


 

 

Le mardi 17 janvier, Géostratégies 2000 a reçu dans les salons du Palais du Luxembourg, et autour d’un petit-déjeuner, Pascal Perrineau, politologue et spécialiste de sociologie électorale.
Le nouveau Président de l’Association des Anciens de Sciences Po a analysé les mouvements profonds et sous-jacents de l’opinion publique, au regard de la nouvelle donne internationale et du comportement des électeurs. Une réflexion qui a permis de mieux comprendre pourquoi l’efficience des sondages était souvent mise à mal ces derniers temps.

Dans un monde désormais multipolaire, où les puissances s’affirment, où le libéralisme est remis en cause, où le terrorisme s’étend, on observe une perte de confiance dans toutes les démocraties, une désorientation des populations, assène d’emblée Pascal Perrineau, Et ce phénomène n’épargne pas la France, ni la prochaine élection présidentielle.

Si elle est entrée dans les mœurs depuis 1965, elle recèle, cette fois, de nombreuses inconnues.

Quel sera le candidat PS et y en aura-t-il vraiment un? François Bayrou se présentera-t-il?

De plus, et c’est une première, le Président sortant ne se représente pas. Un héritage ambigu et vacant, car son capital électoral, depuis 2012, est en voie d’éclatement. Les autres partis semblent mieux contrôler leurs troupes, mais les votes mobiles sont en forte augmentation. Les comportements s’individualisent, ce qui peut réserver de grosses surprises. Il faut également prendre en compte le vote sanction, qui atteint des niveaux élevés. En 2012, les Français ont plus voté contre Nicolas Sarkozy que réellement pour François Hollande. C’est exactement la même chose aux USA avec la victoire de Trump, en Grande-Bretagne avec le Brexit et en Italie avec le référendum perdu de Matteo Renzi, note Pascal Perrineau qui enseignait pendant l’été 2016 dans une université du Vermont, un Etat traditionnellement démocrate, et qui a parfaitement ressenti le malaise ambiant. Sur le campus, Hillary Clinton était plébiscitée par les élites universitaires et les étudiants, mais 800 mètres plus loin, 60 à 65% des personnes interrogées, soutenaient Trump. Il y a bel et bien un clivage social et culturel, un vote rejet du système et de Washington, note-t-il. C’était un peu, « tout, sauf Hillary Clinton ».

DE NOUVELLES RÈGLES DU JEU

En France, la campagne se déroule sous l’état d’urgence, une nouveauté, dans un contexte de très fortes tensions internationales et de scepticisme vis à vis de l’Union Européenne. Mais, comme partout ailleurs, ce sont les enjeux nationaux qui constituent les priorités. Avec, en tête, la lutte contre le terrorisme, le chômage, l’immigration, l’avenir de la protection sociale. Viennent ensuite les inégalités, la relance de l’activité économique, la pollution et, tout à la fin, la dimension internationale. Il est vrai que ces questions ont toujours fait l’objet d’un consensus assez large. Elles ne sont pas clivantes et donc non mobilisatrices. Elles sont aussi très éloignées des préoccupations quotidiennes, reconnait Pascal Perrineau qui explique que trois grandes enquêtes ont été mises en place pour mieux comprendre les attentes des Français.

Tout d’abord, le baromètre de confiance politique, qui mesure et cerne la confiance vis à vis des institutions économiques, politiques, sociales et administratives. Sur le plan politique, le paysage est sinistré. Les institutions politiques locales sont les seules qui surnagent. En revanche, il y a un rejet majeur vis à vis des institutions supra nationales comme l’Union Européenne, les G20, l’OMC, ou encore la Banque mondiale. Les maires et leur conseil municipal sont encore très appréciés. il ne faut surtout pas s’attaquer à ce tissu de proximité, et développer avec la plus grande prudence, les communautés de communes, avertit Pascal Perrineau.

Le second baromètre étudie les fractures françaises, économiques, sociales et culturelles, qui se tendent de plus en plus et le troisième est une enquête électorale. A partir d’un échantillon représentatif de 25 000 électeurs, suivis pendant un an, on remarque que, malgré la grande défiance politique, l’intérêt reste très fort pour les débats publics, qui attirent 81% des personnes sondées. Surtout à droite (61%) et pour les sympathisants du Mouvement « En Marche » d’Emmanuel Macron. Les personnes âgées, les catholiques pratiquants mais aussi les primo votants sont parmi les plus mobilisés.

A l’échelle européenne, partout l’euroscepticisme et l’europhobie grimpent en flèche. Alors que dans les années 70-80, la France avait une attitude très positive vis à vis de l’Europe, elle fait maintenant partie des pays qui en ont la plus mauvaise perception. Seulement 22% d’opinions favorables, en fin de peloton avec l’Autriche, Chypre et l’Espagne. Ceux qui continuent à aimer l’Europe sont les seniors (65 ans et plus), les professions intellectuelles et les cadres, les diplômés, les centristes et les catholiques pratiquants. En revanche, les ouvriers, les sympathisants du FN et de « Debout la République » de Nicolas Dupont-Aignan la rejettent. Pour Mélenchon, comme pour les salariés du public, elle n’est ni bonne, ni mauvaise. Ce clivage, observe Pascal Perrineau, n’est pas éloigné de celui qui divise les Français sur la mondialisation.

Parallèlement, la demande de protection ne cesse de croître, passant de 30% en 2009 à 43% actuellement. Elle émane surtout de ceux qui craignent le chômage, les ouvriers (60%), et les employés. Et parmi eux, 80% votent Front National. Pour ce qui est d’une plus grande ouverture, seuls 24% la souhaitent et encore ici, on retrouve les seniors, les chefs d’entreprise les proches de l’UDI et d’Emmanuel Macron. Ceci met à mal les luttes traditionnelles entre la droite et la gauche, les grands appareils des partis. La rupture est de plus en plus verticale, entre les partisans d’un retour au protectionnisme et les autres. Lors des derniers scrutins, le Front National, qui représente la force politique majeure chez les jeunes, est arrivé à la première place et il peut encore améliorer son score, jusqu’à 25% et même au delà. D’où le malaise au sein des grands partis, comme Les Républicains et le PS. L’ordre électoral se retrouve bouleversé, avec, à chaque bout de l’échiquier, Le Pen et Mélenchon, qui partagent des préoccupations communes. On assiste à une recomposition du paysage politique, avec un axe organisé autour de Le Pen et Macron et ensuite un « feuilleté gauche-droite ». Il n’y a plus de grille de lecture, les repères changent.

L’ATTRAIT DU POPULISME

Le populisme fait également un retour en force, souligne Pascal Perrineau, mais il est très différent selon les pays. Il s’appuie sur trois ressorts. Le premier est économique et social. Dans les démocraties, la gauche et la droite s’enracinaient dans des blocs sociaux. Ceci s’accompagnait aussi parfois d’une bipolarisation territoriale, comme avec le Nord et le Sud de l’Angleterre. Or, ce système s’effondre de toutes parts. Avec la modernisation de nos sociétés, on assiste à une redistribution sociologique des cartes. Jusqu’à la fin des années 80, les ouvriers et les employés votaient à gauche. Or, peu à peu, ils ont exploré d’autres voies pour exprimer leur malaise et leur désarroi. D’abord, l’abstentionnisme, puis, ils se sont tournés vers l’extrême droite. L’Aisne et le Pas de Calais sont désormais des bastions du Front National. il y a un phénomène de dissidence électorale chez les couches populaires, qui est indéniable. Et c’est la même logique que l’on retrouve dans toute l’Europe.

Second élément, le clivage entre un désir de société ouverte et une volonté de recentrage national. Dans un univers de plus en plus cosmopolite, la coupure s’accentue entre les gens « d’en haut » qui pensent qu’ils ont beaucoup à gagner avec la fin des frontières et le développement de programmes comme Erasmus. Et les couches populaires, qui se sentent dépossédés, privés de leur appartenance sociale et culturelle. Les forces nationalistes et populistes exploitent ces différences avec beaucoup de talent.

Enfin, il y a la défiance qui tourne même à la haine des politiques et qui aboutit à une politisation négative. L’Américain Albert O Hirschmann a théorisé autour des concepts « exit, voice and loyalty » les crises de confiance au sein d’une communauté. Il y a , selon lui, deux moyens dont dispose le public pour exprimer son mécontentement. La défection (exit) et la prise de parole (voice) et les deux outils mélangés peuvent se révéler très efficaces. C’est ce qui arrive avec les Populistes comme Trump, admet Pascal Perrineau. On reste mais on prend la parole. Sur le terrain économique et social, une grande partie de sa force vient de ce discours. Il a réussi à politiser le rejet de la politique et c’est là une des clés de son succès.

S’il y a une certaine « droitisation » de nos sociétés, celle-ci est plus complexe qu’elle n’y paraît, précise Pascal Perrineau. Il y a en fait un double mouvement. D’une part, une aspiration à plus de libertés privées. Les divergences sur les mœurs, comme avec le Mariage pour Tous, ne sont pas des querelles insurmontables. Et d’autre part, une demande d’ordre public. un besoin d’une régulation publique et politique forte pour vivre ensemble. Et l’on retrouve souvent, chez le même individu, à la fois une demande de liberté privée et d’ordre public, conclut-il.

L’intervention de Pascal Perrineau a été suivie d’un débat, animé par Raymond Douyère, Président de Géostratégies 2000, riche en échanges.

Jean-Louis Pierrel (Relations Universitaires - IBM France- Secrétaire Général Adjoint Géostratégies 2000) : Si nous entrons dans l’ère de la « dés election », mesurez vous le niveau de répulsion des différents favoris, notamment Marine Le Pen, mais aussi François Fillon et Manuel Valls?

Le vote rejet est à l’œuvre. Sarkozy a été éliminé par les siens lors de la primaire. le peuple de droite et du centre a fait le ménage. Par ailleurs, l’échec de Juppé a un lien avec le rejet de l’ère Chirac. Il règne un malaise autour de la fonction présidentielle. Le livre des journalistes du Monde sur le quinquennat de François Hollande l’a encore renforcé. La Présidence normale s’avère être un échec criant. Depuis Sarkozy, voire même Chirac, on assiste à un « aplatissement » de la fonction présidentielle, on quitte la verticalité. La société a changé, elle est plus horizontale, mais il faut retrouver la verticalité présidentielle.

Par ailleurs, si le populisme séduit, il fait aussi encore peur. Au second tour, Marine Le Pen ne ferait que 33% face à François Fillon. Ce pourcentage ne bouge pas depuis un certain nombre d’années, l’heure n’est pas encore venue.

Philippe Abelin (Ministère de l’Economie et des Finances(ER)) : Le « politiquement correct » peut-il influer sur le niveau de défiance politique?

Ce phénomène est resté longtemps marginal,  maintenant, les électeurs rejettent les leçons de morale. Il y a une volée de bois vert contre les discours qui viennent d’en haut.
Cela nourrit un sentiment anti élites redoutable.

Luc Debieuvre (Partner Reach Capital) : « L’islamisation des périphéries » est-elle un cas isolé ou une évolution aux proportions significatives?

Avec les attentats, les attitudes interrogatives ou négatives envers les musulmans ont augmenté.

La moitié des Français se demandent si les musulmans ont la capacité à s’intégrer dans les valeurs de la République.

En fait, les Français musulmans représentent l’électorat le plus à gauche qui soit, et aussi le plus abstentionniste. Ceci peut expliquer pourquoi certains élus socialistes restent très prudents quand ils abordent ces thématiques.

Christian Fournier (IIM Ltd, Director (ER) : Est-ce vraiment la bonne méthode que d’insister si lourdement sur la laïcité? Les musulmans ne se sentent-ils pas agressés dans leur foi?

L’accent mis sur la laïcité est une des raisons du succès de Marine Le Pen. Elle a réussi son OPA sur les valeurs de la République, au Congrès de Tours, en gagnant contre les idées de Bruno Gollnish. Sur le plan électoral, c’est une stratégie gagnante mais les militants de longue date n’ont pas apprécié cette nouvelle orientation.

La laïcité est aussi un moyen de combat anti religieux. On observe un transfert des antis catholiques vers les antis musulmans.

François-Xavier Martin (Président d’honneur de Crédit X Mines. Secrétaire Général et Trésorier de Géostratégies 2000) : Comment expliquer les scores de Marine Le Pen dans des territoires où l’immigration est extrêmement faible?

Elle a acquis une image respectable que son père n’avait pas. Elle peut donc s’attaquer à des milieux socioculturels jusque là rétifs, comme celui de la fonction publique. Il y a une réelle pénétration.

Jean-Claude Richard (Ancien Ambassadeur de France en Asie Centrale) : Pourquoi la dette et son remboursement ne sont-ils pas au cœur de la campagne?

L’enjeu a progressé dans l’électorat de la droite et du centre depuis 2012. Bayrou l’avait mis au coeur de sa campagne. Il y a un écho qui reste.

A gauche,, ce n’est pas une priorité et c’est très troublant.

Claude Roux (Directeur de groupe de la Société Générale)

Francis Babé (Sciences po. IHEDN) : Donnez-vous une chance à la tentative d’Emmanuel Macron?

C’est un « OPNI », objet politique non identifié…

Au départ, ce fut une bulle médiatique. Il y avait une fascination journalistique pour Macron.
Parce qu’il ressemble à ce milieu. Il est en harmonie avec les média sur un plan culturel. Cela l’a beaucoup aidé pour se lancer mais il a aussi du talent.

Plus vous êtes heureux, riche, doté culturellement et intellectuellement, plus vous votez Macron.
Il est le candidat de la mondialisation heureuse. Reste à savoir s’il peut séduire au delà de ce socle. Les centristes et les socialistes sont orphelins. Il pourrait récupérer la majorité de l’électorat de Bayrou de 2012. Dans la « Hollandie », certains élus pensent à se rallier à Macron. Mais cela pourrait le desservir ….

Alain Ferrandi (Directeur Financier - Cloud Service Group) : Est-ce que l’influence supposée de la Russie sur la politique intérieure française a un écho dans l’opinion?

La politique extérieure de Poutine, comme l’annexion de la Crimée, les tensions en Ukraine, le soutien à la Syrie de Bachar al Assad, est à des années lumière des préoccupations des Français.

Ce n’est pas tant sa stratégie qui impressionne, mais son personnage. Il est le symbole de l’homme fort,  il obtient ce qu’il veut. Le FN s’en inspire beaucoup dans ses discours.

Marie Clotilde Hingray

Propos non revus par les intervenants.

« Géopolitique de l’Iran »*


Le mercredi 14 décembre 2016, Géostratégies 2000 a organisé un petit-déjeuner-débat dans les salons du Palais du Luxembourg autour de Bernard Hourcade, géographe, éminent observateur et fin connaisseur de l’Iran.   Directeur de recherche émérite au CNRS et W. Wilson Center Global Fellow (USA). Assistant de géographie à l’université de Pau (1972-1978), puis directeur de l'Institut Français de Recherche en Iran (1978 – 1993), il a fondé et dirigé l’équipe de recherche « Monde iranien » (CNRS, 1993-2005). Bernard Hourcade nous a livré une subtile analyse de la situation actuelle de l’Iran, un éclairage différent de ce que l’on entend généralement. Se basant sur les rapports de force entre héritages nationaux, idéologies islamiques et mondialisation, il nous aidé à mieux comprendre comment l’Iran, après la levée des sanctions, allait reprendre sa place dans le concert des nations, entre espoir et incertitude.

Le 14 juillet 2015, lorsque Barack Obama s’est réjoui de l’accord sur le nucléaire iranien, le Shah d’Iran est mort une seconde fois, assène d’entrée de jeu, Bernard Hourcade. Jusque là, son fantôme rodait toujours, le retour de l’Iran impérial était encore envisageable. Cette fois, comme l’a déclaré officiellement le Président Hassan Rohani, de nouveaux horizons s’ouvrent, l’Iran redevient un membre à part entière de la communauté internationale. Le système va changer, mais avec quel logiciel, s’interroge Bernard Hourcade, qui croit en une renaissance de l’Iran.

UN NOUVEL ENVOL

Ce pays, toujours isolé, connait depuis 4000 ans une continuité historique et géographique.

Il y a une véritable symbiose entre une terre et un peuple. Les nombreuses invasions, d’Alexandre Le Grand aux Ottomans, en passant par les conquêtes Mongoles et Arabo-musulmanes, ont enrichi et diversifié leur culture. Les Iraniens ont toujours réussi à assimiler leurs envahisseurs successifs et à récupérer leur identité. En 1979, les Américains étaient trop présents, notamment sur le plan militaire. La révolution islamique a été l’occasion de les chasser, mais pour Jimmy Carter, à l’époque, ce revers ouvrait la porte à une possible avancé soviétique et menaçait les approvisionnements en pétrole.

Les Iraniens, qui se sentaient en danger au milieu des dictatures et des monarchies du Golfe, soutenues par le bloc occidental, ont adopté une posture offensive, déclamant haut et fort qu’ils allaient abattre Israël et donner une terre aux Palestiniens.. Mais il est difficile d’analyser ce débat passionnel, mené par une dictature où le clergé contrôle le système, une forme de pouvoir de plus en plus théocratique mais de plus en plus vidé de son caractère religieux, reconnaît Bernard Hourcade. Pour mieux comprendre les rapports de force au sein de ce pays complexe, il faut se référer aux « trois I ». Le premier renvoie à Iran, vieux pays hyper nationaliste ; le second à Islam. Le chiisme y règne depuis le 16ème siècle et imprègne toute la vie quotidienne. Le Shah a oublié cet aspect, il l’a trop minimisé et c’est ce qui a provoqué sa chute. Enfin, le troisième , c’est International. Car, depuis la découverte de gisements pétroliers en 1908, cet État joue un rôle stratégique majeur. Il faut respecter ce subtil équilibre, si l’on veut savoir comment le pays fonctionne, souligne Bernard Hourcade.

Depuis 1980, l’Iran se sent encerclé, entouré par un environnement hostile et il n’a pas tort. Car, pour faire contrepoids à la menace de Téhéran, les États-Unis et leurs alliés ont énormément soutenu les monarchies pétrolières, notamment l’Arabie saoudite, plus récemment Dubaï et le Qatar. Celles-ci ont exporté et développé un islam conservateur, le salafisme, dans les pays européens et africains. De Dakar jusqu’à la Malaisie, un réseau wahabite, de plus en plus politisé et radicalisé, chapeauté par une unité culturelle anti-chiite, met l’Iran en difficulté.

De plus, la classe dirigeante est constituée presque exclusivement d’anciens combattants de la guerre avec l’Irak, qui a duré 8 ans et a fait 800 000 morts. En effet, une phase de grande déception a suivi la fin du conflit et le gouvernement a décidé de faire entrer ces anciens combattants (15 millions de personnes) dans les arcanes du pouvoir. Des privilèges leur ont été octroyés comme des bourses d’études, ils ont pu aussi ouvrir des entreprises, obtenir le monopole sur certains commerces.

Pour la plupart, du gouverneur au chauffeur, leurs grades et leurs diplômes sont honorifiques, mais ils font tourner le pays et s’accrochent à leurs postes. Ils sont imprégnés de culture révolutionnaire, ne parlent pas l’anglais mais ont le contrôle sur l’international !!!

UNE PUISSANCE INCONTOURNABLE

Or, l’obsession actuelle est de maintenir un cordon de sécurité tout autour de l’Iran. Il n’y a pas de politique impérialiste, mais les « zones tampon »restent sous grande vigilance. Le régime veut pouvoir compter sur des gouvernements « amis », notamment en Irak, en Afghanistan, au Turkménistan, en Azerbaïdjan, en Turquie et dans le Golfe Persique. Les Printemps Arabes ont beaucoup déstabilisé l’Iran et particulièrement la guerre en Syrie. Les Iraniens ont fait le maximum pour garder un gouvernement fort à Damas, et pour eux, il ne peut être incarné que par Assad, même s’il est un horrible dictateur. Car, il peut compter sur une armée et une police solides, sur une base sociale assez large, qui va des chrétiens à la bourgeoisie libérale et commerçante. Ils n’ont jamais soutenu les rebelles, car selon eux, très peu sont de réels démocrates. La plupart sont des djihadistes, notamment des tchétchénes et ils sont les « chevaux de Troie » des Saoudiens. Or, la plus grande peur des Iraniens est de voir une force pro saoudienne prendre le pouvoir à Bagdad ; ce conflit syrien est aussi un handicap politique , qui freine l’essor économique. Rejeter l’Iran de la table des négociations sur la Syrie a été une erreur d’analyse, constate Bernard Hourcade. Le mythe du nucléaire a mis l’Iran hors jeu, alors qu’il était un pion capital sur l’échiquier régional.

L’Iran, riche de ses hydrocarbures et de ses 79 millions d’habitants, dispose d’énormes potentialités. Mais il doit affronter aussi un double défi, à la fois intérieur et extérieur. Le gouvernement doit répondre aux aspirations de changement de la population, notamment la nouvelle bourgeoisie citadine et instruite, tout en maintenant la stabilité.
Et hisser le pays au rang de puissance régionale indépendante. Pour cela, il faut trouver une solution au face à face avec l’Arabie Saoudite. Cette rivalité n’est pas seulement religieuse (sunnite/chiite) et ethnique (arabe-perse), elle est surtout globale et politique.

La « Pax Petrolea » pourrait être la solution, suggère Bernard Hourcade. Ces deux pays ont besoin  que le prix du pétrole augmente et qu’il soit exporté en toute sécurité. Ils pourraient s’entendre autour de cet enjeu crucial et se partager des zones d’influence de part et d’autre du Golfe Persique, conclut-il.

Luc Debieuvre (Partner Reach Capital) : Vous parlez de « l’ encerclement iranien » et les Saoudiens dénoncent le danger du croissant chiite (Irak, Syrie, Hezbollah et Hamas).

Pensez-vous, comme le disent les Saoudiens, qu’ils ont tout essayé pour trouver des solutions à leurs différends?

Après l’accord sur le nucléaire et début 2016, la levée des sanctions, l’Arabie Saoudite a paniqué.
Elle a peur que les États-Unis ne soutiennent à nouveau l’Iran.

Le différend Iran/Arabie Saoudite a toujours existé. De plus, il y a un axe « Républiques du Nord » contre « Monarchies du Sud » Même si tous ces régimes sont plus ou moins dictatoriaux, les premiers doivent plus prendre en compte la pression populaire.

Les tensions se sont ravivées dernièrement après la rupture des relations diplomatiques entre les deux pays, suite au sac de l’Ambassade d’Arabie Saoudite à Téhéran, qui était lui même une réponse à l’exécution d’un dignitaire chiite à Riyad.

Mais les Iraniens ne veulent pas la chute de la dynastie Saoud, ils ont besoin d’un état fort.

Marie-Christine Chevreux (Generali France Assurance - Direction de courtage (ER)) : Y a-t-il un risque réel d’escalade entre l’Iran et l’Arabie Saoudite?

Il n’y a pas de risque militaire direct, car l’armée iranienne est très sous-équipée en matériel mais dispose de beaucoup d’hommes (300 000). Or, en Arabie Saoudite, c’est le scénario inverse.
En revanche, oui, il y a une guerre interposée, en Syrie, en Irak et en Afghanistan.

Vice-Amiral Pierre Sabatié Garat (Gérant Euratlantique) : Pouvez-vous nous parler des relations Iran/Russie ?

Les Iraniens détestent les Russes. L’empire des tsars a pris des territoires iraniens, a bombardé des villes comme Ispahan.

Quand les Américains se retirent en 1979, il y a un vide.

C’est seulement en 2010 que les Russes signent la reconstruction de la première unité de la centrale nucléaire Boucher. Ils viennent à nouveau de signer pour la construction des unités 2 et 3, mais ils restent très prudents.

Toutefois, il y a un rapprochement autour de la politique en Syrie. Les avions russes ont utilisé la base militaire d’Hamadan pour aller bombarder en Syrie. Cela a suscité un tollé, puis finalement cela a été acté, car il n’y avait pas d’autre choix.

En Iran, certaines voix s’élèvent actuellement pour demander un retour des USA.

François-Xavier Martin (Président d’honneur de Crédit X Mines, Secrétaire Général et Trésorier de Géostratégies 2000) : La Chine joue un rôle économique important dans toute la région. Cherche-t-elle aussi à avoir un rôle politique?

Oui, c’est certain. Elle a profité du vide, causé par les sanctions. N’oublions pas que l’Iran a été le plus sanctionné entre 2011 et 2015. La Chine a acheté du pétrole iranien bon marché, elle a payé en yuans et donc l’Iran s’est mis à acheter beaucoup de produits chinois.

Les Chinois ont pris pied dans ce pays depuis plus de 10 ans, ils ont une bonne expérience de la réalité économique et aimeraient jouer un rôle politique.
Par ailleurs, ils parlent très bien le Persan (tout comme les Japonais et les Coréens) et sont très présents dans toute cette zone. Désormais, on trouve même  plus d’entreprises chinoises que françaises à Djibouti.

Joel-Alexis Bialkiewicz (Associé-Gérant Banque Delubac & Cie) : Si le nationalisme iranien s’est construit non sur le Persan mais sur le chiisme, les territoires du Machrek à forte population chiite ne peuvent-ils pas être considérés comme des protectorats iraniens ?

On peut faire un parallèle avec la France, qui, par tradition, protège les Chrétiens d’Orient mais n’a aucune ambition religieuse.

L’Iran puise ses racines, son identité dans le chiisme. Lorsqu’ ils voient des chiites massacrés, il y a de la compassion et parfois une aide militaire.
Il y a une influence nationaliste sur les communautés chiites.

Carol Amouyel Kent (Senior Credit Policy Manager Group Credit Policy Royal Bank of Scotland) : Quid du Yémen?

Le Yémen est en quelque sorte une colonie saoudienne. Et sur son territoire, il y a une tribu opposée aux Saoud, qu’ils répriment très violemment. Il y a eu des bombardements saoudiens , notamment sur des hôpitaux, qui ont fait des milliers de morts, mais silence radio dans la communauté internationale!

L’Iran soutient activement cette tribu pour gêner l’Arabie Saoudite.

Denis Plane (Inspecteur Général de l’Armement - Conseil Général de l’Armement) : En Iran, les Anglais sont mal vus et réciproquement.


Peut-on sortir de ce préjugé?

Les Britanniques sont les « meilleurs ennemis des Iraniens ». Ils n’ont jamais vraiment colonisé le pays mais ils y ont exercé une grande influence. Ils ont découvert et exploité le pétrole iranien avant que Mossadegh ne le nationalise en 1951.

Actuellement, les Anglais reviennent à Bahrein, dans le but de contrer les Russes.

Jacques Taranger (Inspecteur (ER) du personnel civil de la Défense ) : Quelle est la puissance financière de l’Iran? Le tourisme redémarre-t-il?

La prise d’otages à l’ambassade américaine a créé un véritable traumatisme et a stoppé le tourisme.

On assiste à une certaine évolution, les touristes reviennent et leur sécurité semble assurée.

Le gouvernement veut envoyer au monde une image rassurante. Lorsque l’Ambassade d’Arabie Saoudite a été mise à feu, le Président a réagi très vite, les incendiaires ont été arrêtés.

Cependant, les miliciens très conservateurs parviennent encore à contourner son pouvoir.

La situation économique est très détériorée, les recettes extérieures baissent comme le prix du pétrole. La croissance du PIB tourne autour de 1%.

Avec la levée des sanctions, Téhéran espère récupérer une partie de ses avoirs gelés à l’étranger (entre 50 et plus de 100 milliards de dollars). Mais il devra également réformer le système bancaire pénalisé par d’importantes créances douteuses (15% des actifs et jusque 50% dans les établissements publics). Et lutter contre la corruption qui gangrène les milieux politiques et qui est alimentée par le trafic de drogue et la contrebande de marchandises.

Toutefois, les hommes d’affaires se succèdent, même s’il est encore très difficile d’investir en Iran. En effet, 80% de l’économie iranienne remonte à l’État. Une entreprise privée ne peut rien faire seule. C’est le moment de prendre date, pour être opérationnel lorsque le marché s’ouvrira réellement. Il faut être vigilant, mais il ne faut pas non plus rater le coche.

Raymond Douyère (Président de Géostratégies 2000) : Quelle est la réaction iranienne après l’élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis?

Ils ne sont pas rassurés. Son coté « commerçant », « homme d’affaires » les séduit un peu mais ils ont peur qu’il ne décide de bloquer les avoirs à l’étranger, et que le blanchiment devienne très périlleux. Ils craignent aussi qu’il ne mette un veto sur la commande de 100 Airbus.

C’est donc l’incertitude qui prévaut, comme partout.

Jean-Claude Richard (Ancien Ambassadeur de France en Asie Centrale) : Quelle est la place de la jeunesse dans la société iranienne?

Les jeunes sont la clé du système. Il y a beaucoup d’universités. En 1979, la moitié habitait en ville et savait lire et écrire. Maintenant, ils sont près de 90%.
C’est une garantie de stabilité dans un pays de 80 millions d’habitants

La société est radicalement différente d’il y a trente ans.
Le plus vieux pays du Moyen Orient n’est pas si jeune que cela. Les Iraniennes ont moins d’enfants que les Françaises. Les 25-45 ans n’ont pas connu la révolution, ni la guerre Iran-Irak.
Souvent, la femme travaille, les enfants font des études. La moyenne bourgeoisie est assez satisfaite, malgré les nombreuses contraintes. Mais, elle se rassure au vu de ce qui se passe en Syrie et en Irak.

 

Marie-Clotilde Hingray

Propos non revus par les intervenants

*Géopolitique de l’Iran – Les défis d’une renaissance » 2è éd. A. Colin

 

 

« AVEC TRUMP, QUEL AVENIR POUR L’OTAN? »

 

 

Le mercredi 16 novembre, le Général d’Armée Aérienne Jean-Paul Paloméros était l’invité du petit-déjeuner mensuel de Géostratégies 2000, dans les salons du Palais du Luxembourg. L’ancien Chef d’État Major de l’Armée de l’Air, ancien Commandeur suprême de l'OTAN pour la transformation, nous a donné sa vision de la politique de défense européenne, indissociable, selon lui, de l’Alliance Atlantique et de l’OTAN. Face aux nuages qui s’amoncèlent dans le ciel de notre Vieux Continent et aux incertitudes liées à l’élection de Donald Trump, il a exhorté l’Europe à surpasser ses mésententes et à s’unir autour de ses valeurs. A se poser en partenaire crédible et ambitieux dans un monde de plus en plus imprévisible.

Au milieu des tempêtes qui secouent notre monde, j’ai trouvé une nouvelle réjouissante, lance sur le ton de la plaisanterie, le Général Paloméros. Le nouveau Président élu en Bulgarie est l’ancien chef de l’état major de l’Armée de l’Air, un outsider qui a commencé sa carrière comme pilote de chasse! Plus sérieux, il reconnait que 2016 restera une année stratégique dans nos mémoires, et que nous sommes en train de vivre la fin d’une histoire.

Mon leitmotiv, en tant que Commandant Suprême, en charge de la transformation de l’OTAN, était le dialogue. Savoir dépasser un grand nombre d’idées reçues pour mieux construire l’avenir ensemble. Un nouveau concept est en train de s’imposer, le « post truth », note-t-il. Signifie-t-il que la vérité ne compte plus, qu’il faut vivre dans l’imaginaire, le subconscient? Il y a un peu de tout cela dans ce que l’on vit en ce moment. Mais, lorsque la réalité nous ramène les pieds au sol, l’atterrissage est dur.

VERS UN DÉSENGAGEMENT MILITAIRE AMÉRICAIN ?

En 2016, entre le Brexit et l’élection de Trump, nous avons connu une concordance temporelle très particulière. Dans ce contexte, la France doit jouer un rôle important, être à la fois un moteur au sein de l’Union Européenne et un partenaire à part entière au sein de l’Alliance Atlantique. Depuis 2009, elle a réintégré le Commandement militaire intégré de l’OTAN, qu’elle avait quitté sous De Gaulle. Elle retrouve donc toute sa place, et la nomination d’un général français comme Commandant Suprême de l’OTAN, est un signe de confiance des Américains, qui n’avaient jamais confié un tel poste à un Européen. Il est vrai que la France est engagée sur tous les fronts, qu’elle démontre sa volonté et ses capacités dans la gestion des crises.

Contrairement à ses premières déclarations, ce serait un signe de sagesse, de la part de M. Trump de maintenir, voire de renforcer l’Alliance Atlantique. Certes, 99% des Américains ne la connaissent pas, ce qui leur parle c’est le débarquement en 1944, les plages de Normandie, l’engagement des « boys » en Afghanistan ou en Irak.

De son côté, M. Trump considère l’OTAN comme une machine procédurale et administrative, il pense que l’Amérique dépense beaucoup plus pour sa défense que le reste du monde et que cela ne peut plus durer. Il est vrai que le budget militaire représente 700 milliards de dollars, la même somme que l’ensemble des 14 pays qui suivent. Il y a un fossé entre ce que les Américains investissent dans leur défense et les autres, même si les résultats de ces investissements massifs ne sont pas toujours au rendez-vous.

Toutefois, les USA sont la seule superpuissance actuelle. Dès lors, la question qui se pose au nouveau présent américain est la suivante : assume-t-il ce statut et avec quels Alliés ?

Si M. Trump lit le Traité de Washington qui, en 1949, a créé l’Alliance Atlantique, il se rendra compte que ce sont des esprits visionnaires et courageux qui en sont à l’origine. Il fallait à tout prix stopper le cycle des guerres mortifères, tirer les leçons de ces générations perdues. Reconstruire l’Europe autour de l’essentiel, les valeurs, la démocratie, la liberté, l’état de droit. Tout ceci constitue l’esprit et le fondement de l’Union Européenne et de l’Alliance Atlantique.

Cette dernière a permis à des pays qui aspiraient à la démocratie, d’y accéder, elle est le garant de la défense collective. Cela n’a aucun sens de dissocier l’Alliance Atlantique et l’Union Européenne.

Vingt deux des vingt huit (bientôt 29 avec le Monténégro) sont membres de l’UE et ils veulent maintenir une cohérence dans leurs engagements au sein des deux organisations.

Les pères fondateurs de l’Europe, qui sont les mêmes que ceux qui ont conçu les Nations Unies et l’Alliance Atlantique, voulaient développer la prospérité dans la sécurité et répondre aux aspirations des citoyens. Ils se sont appuyés sur 3 piliers. Le politique, l’économique, qui a le plus émergé (avec la CECA, puis la CEE) et le militaire avec la CED. Malheureusement, ce dernier volet a été un échec. La France qui l’avait initié, l’a ensuite rejeté. L’Europe n’a pas su réinventer ce pilier et c’est ce qui nous fait défaut, déplore le Général Paloméros. Pour que l’Europe trouve sa place au sein de l’Alliance Atlantique, elle doit se renforcer autour de ses idéaux de départ.

RENFORCER LE SOCLE EUROPÉEN

De son coté, l’Alliance Atlantique a évolué, mais elle garde toujours la même philosophie. Ce n’est pas une coalition de circonstance, c’est une union profonde entre des pays touchés par la guerre, avec des bases très fortes, à la fois politiques et militaires. Un modèle unique au monde, une interaction entre une organisation politique (les chefs d’état et de gouvernement se rencontrent chaque année pour débattre des questions de défense et de sécurité) et des compétences militaires. Les USA, la France et la Grande-Bretagne (les trois puissances nucléaires) apportent l’essentiel de la crédibilité, mais la force de l’Alliance réside aussi dans son aptitude à faire travailler entre elles les différentes armées (avec des entraînements et des exercices). L’objectif est  de garantir l’interopérabilité des forces des pays alliés. Toutefois, remarque le Général Paloméros, tout n’est pas simple. Car cette Alliance élargie doit concilier des cultures, des histoires, des sensibilités et des perspectives différentes, de l’Est à l’Ouest, du Nord au Sud de ce vaste ensemble que constitue la zone Euratlantique.  Il faut savoir exploiter l’intelligence et l’énergie, là où elles se trouvent. Le poids stratégique et financier des pays membres ne sont pas les seuls critères, leurs contributions humaines et leur engagement opérationnel sont également primordiaux.

Au cours de son histoire l’Alliance a dû relever de nombreux défis et s’adapter pour garder sa pertinence. Ainsi, elle a su garder sa place après la Chute du Mur de Berlin. Ainsi, dès 1995, elle s’organise et vient en aide aux Nations Unies et à l’Europe, qui n’a pas su faire face à l’éclatement des Balkans. Que ce soit en en Afghanistan, en Libye, ou dans l’est de l’Europe, l’Alliance permet de maintenir un engagement solidaire des Alliés, en particulier des Américains.

Aujourd’hui, si la transformation de l’OTAN, fondée sur le consensus, ne peut, à elle seule, combler les écarts budgétaires, capacitaires, opérationnels entre les Alliés elle n’en reste pas moins essentielle pour garantir sa crédibilité politique et militaire.

Il existe, depuis toujours, un déséquilibre entre les budgets et engagements américains et européens. Déjà, Eisenhower l’avait dénoncé. Dans les années 2000, Rumsfeld était revenu à la charge. Obama a sans doute mieux compris les problèmes de notre continent, mais ce déséquilibre, souligné par le Président Trump demeure préoccupant. On ne peut nier le poids très lourd des USA dans l’Alliance. La défense collective de l’Europe, sans le budget et l’impact politico-militaire des Américains, serait très difficile voire illusoire. D’ailleurs, les Britanniques ont toujours affirmé que l’OTAN était pour eux l’axe central de cette défense collective. C’est un choix politique qu’ils ont toujours assumé et qui se renforce encore avec le Brexit. Dans cette perspective, le « gap » va s ‘accentuer. 80% du budget de la défense de l’Alliance sera assuré en dehors de l’UE, qui, par ailleurs, ne pourra plus compter que sur une seule puissance nucléaire, la France. L’Europe ne peut pas revendiquer une place prioritaire, vu ses faiblesses. En revanche, elle doit afficher des ambitions fortes et convaincre D. Trump que l’Alliance Atlantique demeure le pilier du partenariat transatlantique pour la paix et la sécurité. Trump va devoir faire face à la complexité des crises du 21ème siècle. Il va se rendre compte qu’on ne peut pas retirer une pièce du puzzle sans le détruire. Même s’il dit admirer V Poutine, il devra se prononcer sur l’avenir de la Crimée, et plus globalement, sur tout ce qui définit la politique étrangère américaine.

Il ne pourra pas refuser les responsabilités qui incombent aux USA dans leur rôle de superpuissance, martèle le Général Paloméros. Son slogan de campagne « Make America Great Again » est un discours interne, mais il risque de se traduire par de fortes tensions, en particulier économiques. L’Allemagne est très inquiète de ce virage, plus que de possibles revirements diplomatiques, car l’économie est le ciment de la prospérité.

Les Américains vont-ils revenir à l’isolationnisme, comme avant 1914 et casser la dynamique transatlantique qui a fait notre force? Il ne faut pas oublier que les intérêts des uns et des autres sont étroitement liés, conclut le Général Paloméros, et plus l’Europe sera forte, organisée et confiante en son avenir, plus elle apparaîtra comme un interlocuteur de poids. D’ailleurs, fortes de 22 membres communs, l’OTAN et l’Union Européenne doivent travailler de plus en plus, de mieux en mieux ensemble. Lors des derniers Sommets de Cardiff et de Varsovie, des propositions dans ce sens ont d’ailleurs fait l’unanimité. Malheureusement, le Brexit est un aveu de faiblesse pour l’UE, et si les divisions se multiplient, si elle ne sait pas expliquer que tous ses membres ont un avenir commun, alors, le ciel pourrait s’assombrir encore plus…

Michel Troiekouroff (Juriste) : Y a-t-il un ennemi patent qui justifie une défense forte?

Les Etats-Unis ont-ils eu tort d’étendre l’OTAN aux limites de la Russie ?

En tant que Commandant Suprême, en charge de la transformation de l’OTAN, mon objectif était de faire progresser ensemble sur le plan militaire des pays qui partagent les mêmes modes de vie, les mêmes cultures et valeurs et qui ont décidés de s’engager solidairement pour leur défense au sein d’une Alliance à vocation défensive, pacifique et démocratique.

L’OTAN est victime d’une véritable propagande de la part de la Russie, selon laquelle elle serait une machine au service d’une  « Pax Americana »  qui viserait à déstabiliser l’environnement géostratégique Russe. En fait, après la chute du Mur, les pays Européens orientaux ont démocratiquement aspiré à rejoindre l’OTAN mais aussi l’UE, pour garantir leur sécurité et leur prospérité.  C’est à l’unanimité que les Alliés ont décidé d’accepter la candidature de ces nouveaux arrivants.

Arthur Hohler( Ancien Président de l’Association, des Associations Britanniques)

Francis Babé: Compte tenu de l’évolution de la Turquie d’Erdogan, quelle place pour ce pays dans l’Alliance Atlantique, l’OTAN et l’Union Européenne ?

Très rapidement après la constitution de l’Alliance, En 1952, la Turquie et d’ailleurs la Grèce ont adhéré à l’OTAN. Je pense qu’il est toujours  préférable aujourd’hui, d’avoir la Turquie au sein de l’Alliance qui constitue pour elle pratiquement la seule instance de dialogue politico-militaire multilatérale.

L’évolution actuelle du pays soulève des doutes. Jusqu’où peut-on accepter des compromis?

Il ne faut pas avoir peur des débats ouverts sur des sujets brûlants, cette question se pose de plus en plus crûment au sein de l’Alliance.

Concernant l’Union Européenne, la question ne se pose plus pour le moment. D’ailleurs, le pouvoir turc n’en veut plus. La Turquie est, certes, une source de préoccupations, mais d’autres pays européens le sont également.

François-Xavier Martin (Président d’Honneur de Crédit X Mines. Secrétaire Général et Trésorier de Géostratégies 2000) : Après la chute du Mur de Berlin, on a parlé de la possibilité d’une entrée de la Russie dans l’OTAN.

N’y a-t-il pas eu une occasion manquée ?

Il aurait fallu pour cela changer profondément la nature et les missions de l’Alliance. Cela n’a pas empêché de créer un partenariat entre la Russie et l’OTAN qui a bien fonctionné jusqu’à l’annexion de la Crimée par la Russie. Aujourd’hui, il est important de trouver des voies et des moyens de rétablir des relations saines avec la Russie. Définir des bases sur lesquelles on pourrait rétablir la confiance.

Christophe Segar (Analyste de l’énergie chez CAIE) : Pour l’OTAN, la Turquie n’est-elle pas un plus gros problème que les préjugés de M. Trump?

Il est exact que la situation en Turquie est préoccupante.

La communauté internationale a peu de marge de manœuvre. Elle a besoin de la Turquie, de sa position stratégique, de son rôle d’Etat « tampon » mais elle ne peut pas tout accepter. L’attitude du président Trump vis à vis de la Turquie va être intéressante à observer. A mon sens, le président américain, pour ce que l’on puisse en percevoir à ce stade, devrait favoriser un axe USA, Turquie, Russie avec comme objectif déclaré la lutte contre DAESH et l’extrémisme islamique. Cela lui permettrait également de créer un front contre l’influence iranienne grandissante au moyen Orient, ce n’est là qu’une opinion personnelle.

La France ne peut se désintéresser ni de l’avenir de la Turquie, ni de la politique étrangère américaine au Moyen Orient (et ailleurs) Il s’agit aussi d’un véritable test pour l’UE (avec, puis sans la Grande Bretagne).

Christophe Bouchez (Avocat - Cabinet Veil-Jourdes) : La France n’a pas participé aux grandes manœuvres de l’OTAN en Pologne.

Comment voyez-vous le rôle de la Pologne dans l’OTAN de demain?

Quid de ses relations pour le moins tendues avec la France?

La Pologne est un membre de l’OTAN et de l’UE à part entière. Certains lui reprochent un attachement trop fort aux USA, mais de nombreux facteurs entrent en jeu, en particulier le changement de pouvoir à Varsovie, puis maintenant aux USA.

Pour revenir sur une affaire d’actualité, la décision de rompre les négociations avec Airbus pour l’achat de 50 hélicoptères Caracal a provoqué, à juste tire à mon avis, la colère de la France, de l’industrie et les tensions sont vives entre les deux pays. Mais on ne peut en rester là car la Pologne est un pays clé pour l’avenir de l’UE. Il y a un vrai travail de fond à effectuer, il faut se demander pourquoi le nationalisme s’impose démocratiquement dans certains pays de l’UE. Probablement, en partie car l’Union Européenne a déçu, elle s’est mal vendue.Mais, il serait trop facile d’incriminer Bruxelles car l’UE n’est que le reflet de ce que les différents pays veulent en faire.

A mon sens, Les Européens doivent se concentrer sur leur défense et leur sécurité commune et s’engager résolument ensemble dans la lutte contre le terrorisme. Pour l’heure, l’Union Européenne ne peut pas revendiquer une forte ambition dans la défense, vu ses contributions budgétaires et humaines. Il faut mettre en place des objectifs chiffrés. Allouer au moins 2% du PIB, si on veut développer un outil de défense efficace, aimer aussi travailler sur le fond pour assurer l’efficience des dépenses de dépense et de sécurité.

Pour les Américains, la défense est un outil de puissance. Il y a un soutien considérable du gouvernement et les retombées sont très positives pour des grands groupes comme Boeing.

Une partie du problème vient aussi du déséquilibre intra-Européen. Quand on a élargi l’Union Européenne, il y a eu un afflux de demandes légitimes. Dans le climat d’optimisme de l’ère post-soviétique, on a simplement oublié que ces pays avaient la volonté, mais pas les moyens. Il aurait fallu plus d’accompagnement, il y avait un prix à payer à cette intégration, une sorte de plan Marshal à l’Européenne et on ne l’a pas compris ou accepté. Aujourd’hui, on le paie. Dans le domaine de la défense, il n’y a pas eu de transition vers des équipements modernes. Certains pays utilisent encore du vieux matériel soviétique.

L’Allemagne a lancé des initiatives pour aider les anciens pays de l’Est à se reconstruire. Il faut suivre cette voie, investir dans notre avenir commun.

Carol Amouyel-Kent  (Senior Credit Policy Manager Group Royal Bank of Scotland): En Europe, seules la Grande Bretagne et la Pologne consacrent 2% de leur PIB aux dépenses de défense.

Comment faire pour que l’Europe de la Défense/OTAN ait plus de crédibilité?

Jean-Louis Pierrel (Relations Universitaires IBM France. Secrétaire Général Adjoint Géostratégies 2000) : Quid de l’efficacité de l’armée américaine, malgré ses 700 milliards?

La Russie et la Chine, en dépensant beaucoup moins, ne sont-ils pas très menaçants?

Tout d’abord, il faut être clair, les Britanniques n’ont jamais adhéré à l’idée de la Défense européenne. Ils ont toujours donné la priorité à leur autonomie stratégique, en acceptant cependant une forme de dépendance vis à vis des Etats Unis pour leur composante de dissuasion et pour le Renseignement. Sur le plan multi- national, ils ont clairement indiqué que l’OTAN était leur priorité.

La Russie a un PIB équivalent à l’Espagne, mais elle en utilise 5% pour sa défense et en particulier pour ses forces nucléaires. Cela fait partie de la stratégie de puissance Russe se maintenir à parité avec les USA dans le domaine nucléaire et développer des forces conventionnelles crédibles pour intervenir dans les crises. A mon sens, V. Poutine est un opportuniste, il saisit toutes les occasions pour repositionner son pays sur la scène internationale, en Syrie, en Crimée, qui lui offre un accès à la Mer Noire, et même en Libye.

La Russie est revenue sur le devant de la scène. Peut-on l’en blâmer?

Il faut appliquer le principe realpolitik, mais pour cela, il faut une Union Européenne forte et une Alliance Atlantique unie.

Quant à la Chine, elle suit sa propre, si elles sont semblables aux nôtres ou pas.

En tout cas, l’Union Européenne doit se montrer plus offensive dans les négociations commerciales internationales.

Général Niclot  (Directeur Business Development Thales Air Systems) : Quelle est la relation entre poids politique et poids industriel dans l’OTAN ?

Comment se positionnent les entreprises européennes face aux américaines?

Le poids de l’industrie européenne est à la hauteur de ses compétences. Là où ces compétences sont reconnues, cela fonctionne très bien. C’est le cas par exemple avec Thales qui est un acteur majeur dans le système de commandement et de contrôle de l’espace aérien.

En revanche, la vente de l’avion de combat américain F 35B, en Grande-Bretagne, en Europe du Nord (Danemark, Norvège) et du Sud (Italie), n’a rien à voir avec l’OTAN

Ces contrats ont été signés dans le cadre de relations bilatérales entre les USA et les différents Etats concernés. Pour remporter des marchés, les Américains sont intraitables et cela vaut pour tous les Présidents américains. D’ailleurs D.Trump se réfère souvent à la devise de Roosevelt « Speak softly but  carry a big stick », mais dans son cas ce serait plutôt « speak harshly and threaten with a big stick » « parle durement et menace avec un gros bâton »

Dans l’affaire des hélicoptères vendus à la Pologne par Airbus, c’est un renversement politique qui a changé le cours des choses, on peut considérer que ce n’est pas normal mais il en va ainsi de la démocratie.

En résumé, je pense qu’il faut absolument éviter la dérive des continents, que les Etats-Unis s’éloignent trop de nous, sur un plan commercial, économique et politique. La meilleure réponse est une Europe forte et déterminée.

Jean-Louis Pierrel : Très pratiquement, que ferait l’OTAN si les Russes pratiquaient aux Pays Baltes ce qu’ils ont fait en Ukraine? Et si la Finlande posait sa candidature?

Les Russes ont compris que l’information était la clé du monde moderne. Ils se sont organisés dans cette optique. Lors de chaque événement, où ils sont mêlés de près ou de loin, les Russes n’hésitent pas à nier les faits ou leur donner une interprétation biaisée. Cela participe d’une stratégie d’influence très bien orchestrée. Ainsi font-ils ainsi planer le doute sur la solidarité de l’OTAN vis à vis des Alliés Orientaux, en particulier les Etats Baltes.

Les Alliés ont maintes fois réaffirmé son engagement pour leur défense collective « one for all, all for one ». S’il y avait une attaque avérée contre les États Baltes, je ne doute pas l’Alliance réagirait. D’ailleurs, l’OTAN est très vigilante face aux incursions de sous-marins et d’avions russes dans la zone. De plus, contrairement à certaines idées subtilement suggérées, les États Baltes ne constituent pas une proie facile. D’abord, leur population est tout à fait hostile à un retour dans le giron russe y compris les communautés russes installées dans ces Etats. Les Etats Baltes font également partie de l’Union Européenne, qui représente un poids social, économique, politique et sécuritaire primordial.

Mais il faut le reconnaître Les attaques intestines, dites « hybrides » s’appuyant sur tout moyen de déstabilisation, y compris dans l’espace cyber, sont très pernicieuses. Cependant, l’OTAN a d’ores et déjà déclaré que des attaques cyber d’une certaine envergure contre l’un de ses membres pourraient justifier la mise en œuvre de l’article V.

La Finlande, tout comme la Suède, ont des partenariats privilégiés avec l’OTAN qu’ils pourraient intégrer s’ils le souhaitaient. Ces 2 pays peuvent également bénéficier des mesures de défense collective de l’UE qui figurent au traité de Lisbonne.

Georges Grosz (Consultant - Associé Corporate Développement international. Président d’Honneur des Anciens de LSE en France) : Quid de la défense anti-missile?

 Qui va expliquer à Donald Trump la réalité du monde? L’intérêt des États- Unis dans l’OTAN ?

Comment est assuré le financement de l’OTAN?

L’Alliance Atlantique met en œuvre sa propre défense anti-missile, mais cela a été long et difficile.
L’acquisition de cette capacité a été acceptéeau sommet de Chicago, puis réaffirmée à Cardiff et à Varsovie;

C’est plus une capacité préventive que dissuasive.

Pas plus qu’ailleurs, au sein de l’alliance, il n’existe de boule de cristal pour lire l’avenir, mais il faut cependant se préparer à faire face à tous type de menaces même si certaines d’entre elles semblent lointaines, l’expérience nous a appris que le futur peut se produire beaucoup plus vite que nous l’anticipons.

Cette défense anti missile est une forme d’assurance car ces technologies seront de plus en plus à la portée de nombreux  pays.

Le président Trump a choisi comme Secrétaire d’état à la défense le général Mathis qui a lui-même commandé le commandement de la Transformation de l’OTAN juste avant que la France se voit confier cette responsabilité. Nul n’est mieux placé pour expliquer au président américain l’importance de l’Alliance Atlantique dans un monde agité par de nombreuses crises et qui n’est pas à l’abri du « retour de la force » dans les relations internationales.

Pour les États-Unis, l’OTAN est une organisation unique pour maintenir le lien, la solidarité transatlantique au service de valeurs communes et ce depuis près de 70 ans, sauf à renier l’histoire et les leçons des 2 guerres mondiales du 20ème siècle, le nouveau président américain ne peut l’ignorer.

Vice-Amiral Jean-Louis Vichot  (Délégué Général de l’UDESCA - Président de l’ADOSM) : Trump parle de l’OTAN comme d’une structure « obsolète » c’est aussi l’axe de Poutine.

C’est également un outil pour imposer les normes américaines et brider la recherche et développement européenne?

Quelle est votre opinion?

J’ai déjà parlé du rôle éminent du Général Mathis auprès du Président américain. De plus, les Britanniques ont toujours affiché leur priorité pour l’OTAN. Ils seront les meilleurs avocats pour convaincre D. Trump[1]de la pertinence de l’OTAN. Cela dit, pour conserver à l’OTAN sa crédibilité et éviter son obsolescence, il faut poursuivre sa transformation afin d’anticiper les nouvelles formes de menaces et de l’adapter au nouveau contexte géostratégiques et aux futurs engagements opérationnels.

L’idée que l’OTAN est un outil qui permet aux américains d’imposer leurs normes et brider les efforts de recherche et de développement européens est très répandue, mais après mes 3 années d’expérience à la tête du Commandement de la Transformation à Norfolk, je ne souscris pas à ce mantra.

Je le répète, l’Alliance fonctionne sur le principe du consensus, chacun a sa voix autour de la table commune. Je pourrais également donner de nombreux exemples démontrant que l’expertise de l’industrie européenne, en particulier française est reconnue et appréciée au sein de l’Alliance. De plus, pour exporter leurs équipements, les Américains n’ont nullement besoin de l’OTAN puisqu’ils traitent en bilatéral avec les pays intéressés. Ainsi, ni l’avion de combat F35, ni les drones Reaper ne sont des produits Otaniens.

Enfin, les normes d’interopérabilité (STANAG) définis au sein de l’Alliance et agréés à 28 doivent permettre au plus grand nombre de pays de pouvoir s’intégrer dans les opérations de l’Alliance. Dans ce domaine, l’OTAN agit comme un régulateur vis à vis des Américains qui, portés par leur budget de défense et leur tropisme technologique, ont tendance à avancer seul sans se soucier de leurs Alliés.

Comme démontré récemment lors de la visite de Madame May à Washington*

*Remarque ajoutée en Janvier 2017

« Brexit : quelles conséquences stratégiques ? »

P1020669

Le lundi 17 octobre, Géostratégies 2000 a organisé un petit déjeuner dans les Salons du Palais du Luxembourg autour de Pierre Razoux, qui dirige le domaine « questions régionales Nord» à l’Institut de Recherche Stratégique de l’Ecole Militaire (IRSEM). Ce spécialiste des relations internationales et des conflits contemporains, ancien chargé de mission au ministère de la Défense britannique, à Londres, nous a livré ses réflexions sur l’après-Brexit et les profonds changements qui allaient en découler, tant pour l’Union Européenne que pour le Royaume-Uni.

Il nous a également éclairés sur les enjeux à venir, notamment sur le plan militaire, et a exhorté l’Union Européenne à se réformer pour répondre plus efficacement aux aspirations des populations.

Depuis la victoire du «Non » à l’Union Européenne, les clivages s’accroissent au Royaume-Uni.

Nigel Farage, leader pro-Brexit de l'UKIP a démissionné. Boris Johnson, ancien maire de Londres, a fait de même, laissant le Parti Conservateur profondément divisé, mais revigoré depuis l’arrivée de Theresa May au 10 Downing Street, s’exclame Pierre Razoux. Elle bénéficie d’un fort soutien populaire, qui lui assure une légitimité au-delà de son propre parti, et a même convaincu Boris Johnson de participer au gouvernement comme Ministre des Affaires Etrangères.

En revanche, les Libéraux ont été vaporisés, et sont de plus en plus remplacés par l’UKIP qui poursuit son ascension. Quant aux Travaillistes, avec Jeremy Corbyn à leur tête, ils savent qu’ils ne représentent pas une alternative crédible.

UNE NOUVELLE DONNE MILITAIRE

A court terme, ce Brexit va intensifier les divisions au sein de l’Union Européenne. Il y a, d’un côté, ceux qui veulent punir, et de l’autre, ceux qui veulent ménager ce qui peut encore l’être. Tout cela va entraîner un face à face compliqué entre le clan de la France et celui de l’Allemagne, déplore Pierre Razoux. De plus en plus, l’OTAN est perçue comme la valeur refuge. Il est évident que, sans les Britanniques, l’Europe de la Défense, ne pourra pas fonctionner. Le Danemark ou encore les Pays Bas ne seront plus attirés. L’Europe de la Défense est morte. La France, qui a les plus grandes capacités militaires et dispose de la dissuasion nucléaire, ne pourra pas inverser la tendance. Il faut être pragmatique et ne pas se voiler la face. Tout le monde se rapatrie vers l’OTAN. Les Anglais, qui laissent beaucoup de postes au sein de l’UE, vont se battre bec et ongles pour en récupérer le plus possible à l’OTAN. Cela entraînera des frictions, mais ils voudront faire triompher leurs dossiers et leurs hommes, coûte que coûte.

La Coopération bilatérale de Défense franco-britannique, qui repose sur les Traités de Lancaster House de 2010, va être renforcée. Nous sommes liés pour 30 ans, notamment en matière de coopération nucléaire. Les Britanniques ont volontairement verrouillé ces traités en y incluant la question nucléaire ; ils ne voulaient pas qu’ils deviennent multilatéraux, et c’est pour cela qu’ils se sont engagés sur une si longue période. Généralement, note Pierre Razoux, ils recherchent  un minimum de contraintes juridiques.Sur le plan industriel, les deux principaux projets sont des missiles contre des navires légers et des drones de combat.

Ils vont également se rapprocher des USA, même s’ils se posent de plus en plus de questions sur ces relations certes privilégiées, mais aussi très complexes.

Avec le Commonwealth, c’est certain, de nouveaux liens vont se tisser. Ils vont également réactiver leur appartenance au « Club des Five Eyes » avec le Canada, l’Australie, la Nouvelle-Zélande. Cela reprend tout son sens.

Cette nouvelle donne est le reflet de la montée des populismes. C’est une manifestation de l’évolution de nos sociétés occidentales. La Russie et la Chine sont en embuscade. Poutine aimerait que l’Union Européenne se divise encore plus. Si la sortie de la Grande Bretagne de l’UE pouvait faire des émules, encourager des pays comme le Danemark à suivre le même chemin, il en serait le premier ravi. Il pourrait tester plus loin nos limites.

Avec les Etats-Unis, on observe un relatif désengagement politique. Ils ne cachent pas leur volonté de voir les Européens traiter leurs problèmes entre eux, mais sur le plan économique, leur activisme est très fort. L’Europe reste une priorité dans leur agenda.

Une chose est sûre, si l’Europe veut continuer à exister, elle est acculée à se transformer, mais elle souffre cruellement d’un manque de vision. Quid de l’Europe à deux vitesses, des programmes de coopération structurée, s’interroge Pierre Razoux.

LE ROYAUME UNI EN PERIL

A moyen terme, le Royaume Uni risque la fragmentation. La sortie de l’Ecosse doit être considérée comme possible. Nicola Sturgeon la « First Minister » écossaise a déclaré que s’il y avait une sortie totale de l’Union Européenne, un nouveau référendum sur l’indépendance de l’Ecosse serait organisé.
Toutefois, pour le moment, le calcul financier ne serait pas en faveur de l’Ecosse. Cette dernière reçoit plus du Royaume qu’elle ne lui donne.

En Irlande, toute la classe politique ne rêve que d’une réunion de l’île. Cependant, à Belfast, les habitants sont très partagés. Certains indépendantistes commencent à penser à une intégration progressive, mais les Orangistes sont vent debout contre une sortie du Royaume.

Enfin, il y a Gibraltar et le différend qui oppose Anglais et Espagnols. Désormais, l’UE prendra parti pour Madrid, c’est inévitable.

D’ici cinq ans, souligne Pierre Razoux, le Royaume Uni pourrait perdre 13% de sa population, 30% de son territoire et 10% de son PIB. Il serait alors déclassé à l’échelle mondiale et devrait accepter de « jouer en deuxième division ». Les conséquences pour l’Armée britannique seraient également  capitales, avec un budget en baisse de 10% et 15 000 militaires en moins. Qu’adviendrait-il de la base de sous-marins nucléaires de Faslane? Peut-être pourrait-on négocier le maintien d’une enclave en terre écossaise, moyennant compensations financières…

Les Britanniques pourraient abandonner progressivement la dissuasion nucléaire, par manque de capacités financières, constate Pierre Razoux. C’est une éventualité, car il n’y a pas le même consensus qu’en France autour de l’utilité de cette force. Ils se mettraient alors progressivement sous le parapluie nucléaire américain.

Et la France se retrouverait en première ligne sur le plan militaire. Mais loin derrière l’Allemagne, numéro un incontesté au niveau politique et économique. Par ailleurs, les pays à gouvernements populistes, les régions qui bénéficient déjà d’une certaine autonomie, comme la Catalogne, vont faire entendre leurs voix. L’avenir de l’Europe semble très incertain.

On la perçoit de plus en plus comme une « citadelle assiégée » : Au Sud, la décomposition du monde arabo-musulman, le boom démographique africain et le réchauffement climatique et à l’Est, le retour en puissance de la Russie.

On s’achemine vers un découplage grandissant entre d’une part, les Etats Unis, le Canada et la Grande-Bretagne, et de l’autre, un bloc européen de moins en moins soudé. Avec l’Allemagne, tentée par un rapprochement avec la Russie et l’Europe Orientale, et la France, tournée, plus ou moins par défaut, vers les Etats du Sud, conclut Pierre Razoux.

L’intervention de Pierre Razoux a été suivie d’un débat, animé par Raymond Douyère, riche en échanges variés.

Elève du Lycée Jean Jaurès à Montreuil : Quel scénario de sortie est le plus probable entre un « hard » et un « soft » Brexit?

Ce qui est sûr, c’est qu’il y a une rupture des liens. Cette séparation va être négociée entre partenaires intelligents. C’est plutôt cette direction pragmatique qui prévaudra.

En parallèle, les Britanniques sont partis à la chasse aux contrats, dans toutes les parties du monde. Ils jouent à fond leur propre jeu.

Régis Paranque (Inspecteur Général des Finances) : Quel est l’état d’esprit français?

Il y a une volonté gouvernementale et nationale de maintenir une coopération militaire forte avec nos voisins d’outre Manche.

Mais un certain agacement peut aussi être ressenti chez les diplomates et les financiers.

Jacques Lutfalla (Contrôleur Général des Armées 2s) : A qui reviendront les revenus pétroliers de la Mer du Nord?

Ils reviendront aux pays qui les exploitent. Mais, les ressources pétrolières et gazières sont en phase d’extinction, et avec un prix du baril qui devrait se stabiliser à terme autour de 70-80 dollars, les investissements ne sont plus vraiment rentables.

Thierry Le Roy (Conseiller d’Etat) : L’Ecosse, restant à la fois dans l’Union Européenne et dans le Royaume Uni, vous paraît-elle une hypothèse réaliste?

Ce qui me semble le plus probable, c’est que l’Ecosse va rester dans le Commonwealth, et par ce biais, elle va négocier un nouveau statut au sein de l’union Européenne.

Jean-Louis Pierrel (Relations universitaires IBM France - Secrétaire Général Adjoint Géostratégies 2000) : Quelle influence sur la Catalogne et la Flandre, traditionnellement proches des
Britanniques ?

Toute une série de provinces pourraient être tentées par l’indépendance et réclamer des référendums.

Bernard Balle (AXA) : Vous avez parlé du statut de Gibraltar.Quid des bases britanniques à Chypre?

Les Britanniques possèdent des bases à Chypre, mais ils n’ont aucune revendication politique.

D’ailleurs, Chypre est en train de se rapprocher du bloc russe, au détriment des Occidentaux.

Si le Royaume Uni paie pour garder ses bases, il n’y aura aucun problème.

Priscilla Ramirez (Etudiante Sce Po,MI International Security) : Quelles conséquences budgétaires pour la défense française?

Il n’y aura pas de réponse avant l’élection présidentielle en 2017.

L’environnement, plus instable, doit être pris en compte.

Il y a aussi un défi structurel avec le renouvellement de la force de dissuasion militaire.

S’il est acté, cela signifie un budget de la défense en hausse. Mais cela est compliqué dans un contexte économique tendu. Choisirait-on de rogner sur d’autres budgets ou de creuser le déficit?

Paul Drezet (Magistrat Honoraire à la Cour des Comptes) : Quelle est la position de la Russie?

La Russie est ravie. Il y a une bienveillance évidente quant au choix des Anglais.

Toutefois, la prudence est de mise, car entre la Russie et la Grande-Bretagne, il y a toujours eu des relations compliquées. Il y a une méfiance naturelle, des rivalités historiques.

Cela est également le cas avec la Turquie. Depuis très longtemps, il y a une attitude négative de la part des Britanniques, et pas à cause de la question chypriote. En 2011, alors que l’avenir semblait radieux pour la Turquie qui s’imposait comme un important acteur régional, les Anglais n’ont manifesté aucune volonté de resserrer les liens.

Margitta Wuelker-Mirbach (Représentante Permanente Adjointe - Mission Permanente de la R.F.A. auprès de l'OCDE) Quelles sont vos hypothèses au sujet de la coopération militaire avec l’Allemagne?

L’idée d’incorporer l’Allemagne dans la dissuasion nucléaire française est un vieux serpent de mer. Valery Giscard d’Estaing avait fait des propositions. L’Allemagne avait répondu « jamais »….

Jacques Taranger (Inspecteur du personnel civil de la Défense) : La répartition de territoires français et britanniques à travers le monde peut-elle aussi conduire à un « nouveau rapport défense » franco-britannique pour le maintien d’une paix mondiale?

En dépit du Brexit, la France et la Grande Bretagne conservent des intérêts stratégiques complémentaires. Ils partagent la même vision globale. Tous deux sont membres permanents du Conseil de Sécurité de l’ONU, possèdent la dissuasion nucléaire, et ont des territoires ultra-marins lointains à défendre.

Vice-amiral2s, Jean-Louis Vichot (Délégué Général de l’UDESCA - Président de l’ADOSM) : La relation spéciale entre le Royaume Uni et les USA n’est-elle pas passée au second plan derrière la relation USA/Japon?

Le retour du Royaume Uni en Asie semble être une réponse économique à son retrait de l’Europe.

Enfin, si les Anglais ne sont plus dans le Pacifique, la France y est toujours!

Ce n’est pas sûr que les Américains privilégient la relation avec le Japon, qui est aussi très compliquée à gérer. La grande question qui hante les USA est : qui va être le fauteur de trouble en Asie? Ils auraient plutôt tendance à désigner la Chine, mais cela pourrait aussi venir de la Corée ou du Japon.

Eric Verstraete (Directeur Financier Développement - Bouygues TP) : Le Royaume Uni s’est lancé dans des travaux d’infrastructure considérables (Crossrail, centrales nucléaires, TGV) avec des besoins très importants de main d’œuvre, dont une bonne partie vient d’Europe Centrale.

S’il y a une fermeture des frontières aux travailleurs européens, n’y a t-il pas un risque  de contentieux avec les pays d’origine?

Il ne faut pas sous estimer les risques de friction. D’ailleurs, le gouvernement britannique a réaffirmé que les non Britanniques présents sur le territoire n’ont pas à se prononcer sur le Brexit.

Cela aura un impact.  La tendance est au populisme avec des slogans comme « British first ».

Thierry Le Roy : Quid du paramètre « flux migratoires »?

Francis Babé : Que vont devenir les « Accords du Touquet » et la gestion des réfugiés de Calais?

La question des flux migratoires fait partie d’une réflexion globale.

Il faut se demander comment les Européens voient leur environnement sécuritaire au Sud.

Notre priorité doit être d’empêcher l’unification des fronts djihadistes. Il y en a un en Irak-Syrie, un en Libye, un au Sinaï et un au Yémen, qu’il faut pendre très au sérieux, car le détroit de Bab-el-Mandeb est très stratégique en terme d’approvisionnement énergétique (beaucoup plus que le détroit d’Ormuz). C’est l’artère jugulaire de nos économies. Or, les djihadistes menacent de le couper. S’il y a une unification de tous ces fronts, y compris avec la bande saharo-sahélienne, ce serait une catastrophe.

Pour envisager un avenir plus serein, il faut protéger la route maritime Méditerranée-Mer Rouge-Océan Indien.
Mais, où mettre la ligne d’endiguement? Au milieu de la Méditerranée, en empêchant les bateaux de migrants d’arriver ? C’est inutile, ce serait déjà une défaite !Il faut la mettre le plus au Sud possible. C’est l’option la plus rationnelle.Dans ce but, nous sommes obligés de négocier et de nous entendre avec tous les gouvernements du pourtour méditerranéen.

Reste-t-il des Hommes et des Femmes d’Etat au Royaume Uni?

Theresa May est très populaire. Si elle réussit le Brexit dans des conditions financières acceptables, elle peut s’imposer et rester au pouvoir.

Boris Johnson est toujours en embuscade. Il a ferraillé dix ans avant d’arriver au Brexit.

Il va vouloir revenir sur le devant de la scène.

Christian Fournier (Association des Anciens élèves et diplômés de l’Ecole polytechnique) : Pourquoi ne pas arrêter dès maintenant tous les paiements de l’Union Européenne à la Grande-Bretagne?

La pire chose à faire est de vouloir punir les Anglais. En plus, nous n’en avons pas les moyens.
Car si nous choisissions cette option, les Anglais stopperaient immédiatement leur contribution budgétaire. Et qui compenserait cette perte? Et comment ?

Raymond Douyère (Président de Géostratégies 2000) :La Grande-Bretagne ne va-t-elle pas essayer de devenir un paradis fiscal pour les grandes entreprises?

Le taux d’imposition en Grande Bretagne est de 25% ; il est de15% en Irlande. Le dumping fiscal est une question irlandaise. Pour devenir attractifs, les Britanniques devraient baisser leur taux à moins de 20%.

Cela me semble irréalisable, surtout dans les conditions financières tendues de l’après Brexit.

Jean-Louis Pierrel: Quel est, à votre avis, le sentiment de la Reine d’Angleterre?

Il ne faut pas sous estimer l’immense influence de la Reine. Elle signe toutes les nominations à partir d’un certain rang, reçoit le Premier Ministre en audience privée, et a un pouvoir de blocage.

Ce qui la préoccupe, c’est que l’Ecosse, où elle est très populaire, reste dans le Commonwealth pour garder la Reine comme monarque. Elle aura ainsi le sentiment d’avoir sauvé l’essentiel.

Si le Royaume Uni éclatait, mon intuition me dit que la monarchie survivra sans problème, a fortiori avec l’arrivée prochaine au pouvoir d’un monarque plus jeune.

Thierry Le Roy : Ce référendum britannique va-t-il faire école? Quelle valeur lui accorder?

Je pense qu’il va faire des émules…

Il y a une règle commune. Quand on est dans l’opposition, on réclame des référendums. Quand on est au pouvoir, on s’en méfie…

D’une certaine façon, c’est le retour de la parole aux peuples qui se défient de leurs élites.

En Colombie, le « oui » au référendum sur l’accord avec les FARC, était quasi assuré. Or, c’est le « non » qui l’a emporté. Il a été détourné en un vote sanction pour contester le Président en place, sur un plan économique et politique.

Toutefois, le référendum sur le Brexit est un cas un peu particulier, car David Cameron avait été réélu haut la main quelques mois seulement auparavant.

Marie-Clotilde Hingray

« Cyberguerre, cyberdéfense… »


Le jeudi 22 septembre 2016, Géostratégies 2000 a organisé son petit déjeuner de rentrée autour d’Alain Juillet, venu nous éclairer sur le cyberespace, un thème très complexe, en pleine ébullition et d’une extrême actualité. Cet expert en sécurité et en stratégie, qui fut notamment Directeur du Renseignement de la DGSE, puis Responsable pour l’Intelligence Economique auprès du Premier ministre, était particulièrement qualifié pour évoquer les différentes offensives dans le cyberespace, les cibles visées et les parades mises en œuvre par les Etats, et particulièrement la France.

Nous sommes entrés dans un nouveau type de guerre : la cyberguerre. Barack Obama, lui-même, l’a confirmé début septembre, dans une déclaration à la Maison Blanche, avertit Alain Juillet, d’entrée de jeu. Nous devons nous y préparer, car, comme l’a dit justement Churchill, nous avons des partenaires, des concurrents, mais pas d’amis. Cela est valable pour tous les pays et toutes les entreprises. Chacun défend sa souveraineté et ses intérêts, avec tous les moyens à sa disposition. Les Américains ont été accusés d’écouter les Présidents Sarkozy et Hollande, le portable d’Angela Merkel. Cela a provoqué une vague d’indignation en France et en Allemagne. Mais, il faut cesser cette hypocrisie. Si nous le pouvions, nous ferions exactement comme eux. Ces informations, par exemple, les consignes données par la Chancelière à ses ministres, valent de l’or dans les négociations et les relations internationales.

Les technologies ont évolué. L’époque où les Soviétiques installaient des micros dans nos Ambassades, notamment dans le bloc de l’Est, est révolue. Le numérique a bouleversé la capacité d’obtenir des renseignements, et par là même, notre capacité d’attaque.

DESTABILISER ET MANIPULER L’ADVERSAIRE

Sous la partie émergée du Net officiel, explique Pierre Juillet, se cache le Darkweb, fréquenté par les voyous, la grande criminalité et les services secrets des Etats. Des spécialistes, chargés de la création de relais d’asservissement d’ordinateurs, y évoluent. Pour attaquer une cible, ils prennent le contrôle à distance d’une première vague d’ordinateurs, puis une seconde, puis une troisième. Cela crée un imbroglio, qui empêche de trouver le véritable instigateur du piratage. Le but est de récupérer des comptes, des fichiers, de les décoder et de les exploiter. Par exemple, en vendant à l’extérieur des comptes bancaires. Une véritable économie parallèle, basée sur les trafics de drogue, d’armes, de faux papiers ou de sites pédophiles, s’y développe. Elle utile une monnaie virtuelle, le Bitcoin, et échappe au contrôle des banques centrales et des Etats.

Défendre ses informations, empêcher que l’adversaire ne pénètre dans le système, est un combat permanent. Lors des Jeux de Rio, le groupe français Atos, qui a géré toute l’infrastructure informatique, a subi 350 attaques par seconde. Le but étant de casser l’image et l’esprit des Jeux Olympiques et d’attiser les tensions. Mais, heureusement, cela a échoué, se réjouit Pierre Juillet.

Tout récemment, des cyberpirates russes ont volé à l’Agence mondiale antidopage tous les dossiers médicaux des athlètes américains et ont déjà publié quatre dossiers, où le dopage pourrait être prouvé. Le but étant de ternir l’image de l’équipe olympique américaine et de riposter face aux accusations de dopage courant et généralisé chez les Russes, qui ont privé plusieurs membres de l’équipe olympique d’une participation à Rio. Désormais, tous les coups sont permis.

Pour déstabiliser l’adversaire, il y a aussi les destructions de matériel, les attaques en image, la désinformation, souligne Pierre Juillet.

Menacé par des hackers, Sony Pictures a dû annuler la sortie en salle de son film, assez irrévérencieux, sur le Président Nord Coréen, « L’interview qui tue ». Le FBI a accusé Kim Jong Un d’être derrière ce piratage. Or, récemment, une grande ville de Corée du Nord s’est retrouvée sans énergie électrique pendant 12 heures. Tout s’est arrêté. Qui peut avoir la capacité technique pour atteindre cela? Sans aucun doute, c’est un test de cyberguerre piloté par les Américains, lance Pierre Juillet, qui émet, par ailleurs, quelques doutes sur l’opération de départ.Le piratage ne serait-il pas un montage, une invention, pour justifier la seconde ? Sachant que personne n’a pu établir la véritable identité des attaquants.

TV5 a également été pris pour cible. Tous les écrans sont devenus noirs, le drapeau de Daech est apparu, ainsi que sa propagande. Les caméras ont été grillées. Il n’y avait aucun système de sécurité pour se prémunir contre de tels agissements, TV5 a péché par naïveté et la tâche a été très facile pour les hackers russes sous-traitants de Daech !

Dans le futur, tous les pays pourront être menaçants, les grands agiront par eux mêmes, mais les autres auront recours à de la sous-traitance. Les hackers vont devenir des mercenaires, au service de pays, d’entreprises, de groupes politiques et terroristes, martèle Pierre Juillet.

Les manipulations de l’information vont également s’intensifier. Les accusations mensongères sur les armes de destruction massive qui auraient été détenues par l’Irak ont justifié l’intervention américaine. De même, en août dernier, le Tribunal Pénal International a indiqué qu’il était impossible de confirmer les accusations des Occidentaux selon lesquelles Milosevic aurait planifié avant le déclenchement de la guerre civile la purification ethnique et les génocides dans l’ex Yougoslavie. Ces accusations ont été fabriquées pour justifier un changement de régime et parce que la géopolitique l’a emporté sur les preuves réelles, déplore Pierre Juillet, justice n’aura pas pu être rendue sur ce point à Milosevic puisqu’il est mort entre-temps.

Le cyberespace est un outil très utile pour désinformer au profit d’un pays ou d’un autre. Tous les moyens sont bons pour transformer l’état d’esprit des populations, orienter l’opinion.

DES COMBATS VIRTUELS DE PLUS EN PLUS SOPHISTIQUES

Pour les attaques, les drones sont désormais très efficaces. A travers eux, on substitue la machine à l’homme. Les Rafale seront parmi les derniers avions à être pilotés. Ils ont beaucoup d’atouts, ils peuvent rester 24heures en l’air, on ne les entend pas, ils tirent des missiles avec précision, malgré quelques dommages collatéraux. Les drones terrestres arrivent également sur le marché. Les vigiles dans les entreprises sont de plus en plus remplacés par des robots programmés, qui repèrent tout et sont plus fiables qu’un gardien. Toutefois, ces nouveaux champs de bataille ont leurs revers. Les pilotes de drones américains ont des problèmes psychologiques. Il est difficile de vivre et d’agir à distance, d’actionner des systèmes qui vont tuer à plus de 3000 kilomètres de distance…

Les écoutes, elles aussi, se sophistiquent. Pendant longtemps, on s’est basé sur le système des fadettes. On savait seulement qui téléphonait à qui, quand et pendant combien de temps mais on en ignorait le contenu. Maintenant, les logiciels enregistrent tout et réagissent aux mots clés, s’ils en trouvent, le message est gardé. La procédure est semblable sur Internet. Dans l’Utah, les Américains mettent sur pied une énorme station qui va stocker 100 ans d’Internet au niveau mondial. Tout va pouvoir être retrouvé, d’où la question des libertés individuelles.

Des voyous peuvent s’emparer d’informations dans des buts crapuleux ou terroristes. C’est très déstabilisant. En parallèle, des hackers russes ont inventé une messagerie cryptée « Telegram », qu’il est impossible de pénétrer et d’interpréter, au grand dam des Américains, et qui est fréquemment utilisée par les terroristes de Daech. Nous sommes à l’aube de la cyberguerre, résume Alain Juillet. D’ici dix ans, les ordinateurs quantiques auront envahi le marché et le chiffrement ne sera plus nécessaire, rendant les interceptions extrêmement complexes. Les Chinois viennent de lancer un satellite quantique, dont les transmissions pourront rester secrètes.

Dans cette course, ce sont les Américains qui ont pris la tête. Le choix a été fait sciemment, dès le début des années 1990. A cette époque, Joseph Nye, qui fut secrétaire adjoint à la Défense sous la Présidence Clinton, publie un ouvrage « Bound to Lead » où il avance la notion de « soft power » et l’idée d’un basculement de la notion de puissance, qui ne reposerait plus uniquement sur la force militaire et économique. Aussi, depuis Clinton, 3% du budget fédéral est destiné aux investissements « cyber », alors que dans l’Union Européenne, cela ne dépasse pas les 1% et l’écart s’accroit toujours davantage avec l’évolution des techniques, des big data. Le cœur du problème est de savoir extraire ce qui est intéressant à partir du stockage, en utilisant les algorithmes, et dans ce domaine, les Français qui collectionnent les médailles Field, ont un vrai rôle, se félicite Alain Juillet.

Les Américains ont conscience de leurs faiblesses. Ils ne savent plus gagner une guerre militaire (malgré des investissements très élevés : 38% du total mondial) et ils ont perdu leur leadership économique face à la Chine, à la première place pour les réserves financières et les exportations, et bientôt aussi, pour le PIB. Ils ont choisi de réagir sur le terrain juridique, avec les lois extra territoriales et dans le cyber où ils surinvestissent et où ils sont d’une efficacité redoutable. Leur principal ennemi, pour l’heure, est la Russie de Poutine. Les Russes ont démontré une forte capacité d’agressivité, ils ont de très bons chercheurs et leur Président a compris que pour déstabiliser les Américains, il n’y avait pas mieux que la cyberguerre. Sur le terrain, en Syrie, chacun se rend coup pour coup. La guerre de désinformation bat son plein. Ce fut le cas notamment pour les attaques chimiques, que Bachar Al Assad, allié des Russes, fut immédiatement accusé par les Occidentaux d’avoir déclenchées alors qu’elles ont vraisemblablement été lancées depuis des zones occupées par l’opposition syrienne qui s’était procuré des stocks de l’armée. Quant à l’attaque sur le convoi humanitaire, on ne sait pas encore qui l’a vraiment bombardé… Poutine est critiquable, mais il vient d’être réélu triomphalement. Il a redonné aux Russes l’orgueil d’être Russe. Il leur a redonné des conditions de vie décentes, semblables à celles qu’ils connaissaient avant la Chute du Mur, constate-t-il.

La Chine, quant à elle, n’est pas une nation guerrière. Elle pratique le « jeu de go », elle encercle l’adversaire pour le faire travailler pour elle. Elle n’a pas une volonté de domination militaire, même si elle se développe fortement dans ce domaine, avec l’arrivée de nouveaux armements qui ressemblent étrangement à ceux des Américains, Si elle n’est pas encore au point techniquement dans le cyber, elle met les bouchées doubles. La France, de son côté, a une carte à jouer avec les algorithmes. Lors du salon de Las Vegas, en 2015, sur les 10 premières sociétés mondiales du cyberespace, 6 étaient françaises. Malheureusement, depuis, une seule l’est restée, les autres ayant été rachetées par des groupes étrangers, regrette Alain Juillet, qui termine en insistant sur la toute puissance de quatre groupes : Microsoft, Amazon, Facebook et Apple. Ils sont plus riches que beaucoup de pays, et s’ils sont encore inféodés aux Etats-Unis, ils ne vont pas tarder à s’en affranchir. Apple, par exemple, travaille sur l’ «homme augmenté ». Un homme sur lequel on va brancher de nouvelles technologies et qui va devenir une sorte de super héros, conclut-il.

Cet exposé passionnant, qui a captivé l’auditoire, a été suivi, comme à l’accoutumée, par un débat animé par Raymond Douyère, Président de Géostratégies 2000.

Manuel Ceva (CEO - Insight Signals) : Je prends mes notes sur « Google Keep ». Est-ce une bonne idée, une très mauvaise ou sans importance?

J’y suis assez favorable. On est obligé d’utiliser les nouvelles techniques. Lors de sa campagne présidentielle, Jacques Chirac parlait de « fracture sociale ». Ceci est dépassé. Désormais, la vraie fracture est celle du cyber. On va voir apparaître de nouveaux esclaves et de nouveaux seigneurs.
Il faut à tout prix se créer un différentiel qui avantage.

Francis Babé (Sciences Po (SP 72, IHEDN Lille (83)

Jean-Louis Pierrel (Relations Universitaires - IBM France. Secrétaire Général Adjoint de Géostratégies 2000) : Quelle est votre interprétation de la récente fuite de documents sur les sous-marins français?

Cette fuite massive de données secrètes et sensibles sur les sous-marins Scorpène, des bâtiments vendus à l’Inde, mais aussi à la Malaisie, au Chili, et au Brésil, a été révélée en août dernier en Australie. Ce qui n’est pas anodin car l’Australie vient d’acheter 12 sous-marins à la DCNS, différents toutefois du Scorpène. Une affaire délicate qui va entamer la confiance des éventuels acheteurs mais qu’il faut relativiser, car la majeure partie des documents dérobés sont des manuels techniques et de maintenance datant de 1998. Selon moi, ce sont les Allemands qui ont lancé cette attaque, car c’est le groupe TKMS qui était le principal concurrent de la DCNS. Pour les Allemands, voir les Français en pointe sur les sous marins classiques est un crève-cœur. Leurs chantiers navals qui étaient si puissants, sont à l’agonie. L’opération a été menée de main de maître par les Allemands mais elle a réussi à être détectée.

Philippe Missoffe (Responsable Coopération Industrielle DCNS) ;Eric Verstraete (Directeur Financier Développement Bouygues TP) : Les entreprises françaises sont-elles suffisamment équipées et leurs personnels formés et motivés pour se prémunir contre la cyberguerre?

Il y a une vraie politique de prévention, mais les moyens ne sont pas exponentiels. Toutefois, il y a une volonté affichée par le Ministère de l’Intérieur, qui va encourager l’utilisation des logiciels de chiffrement. Les entreprises doivent apprendre à les utiliser, mais nous en sommes encore loin. Nous sommes dans un pays légal et pensons que les lois nous protègent. C’est vrai par rapport aux Français et aux Européens, mais faux par rapport au reste du monde. Prenons l’exemple de « l’escroquerie au président » Un message arrive le vendredi soir au directeur financier lui demandant de virer une somme énorme sur un compte étranger. Personne n’est joignable et l’opération est effectuée. Cent vingt des plus grandes entreprises françaises ont ainsi perdu 480 millions d’euros en deux ans.

Les autorités savent qui sont les responsables, qui sont d’ailleurs réfugiés en Israël, d’où ils ne peuvent pas être extradés !!! Ils sont milliardaires et poursuivent leurs escroqueries en toute impunité !!! Ils ne respectent aucune  règle mais tirent parti du cyber. Je tiens également à préciser que sur 100 attaques informatiques en France, 60% proviennent d’autres groupes français.

Raymond Douyère (Président de Géostratégies 2000) : Pourquoi ne pas attaquer les responsables des cyberattaques en Israël, directement avec des drones?

Avec le Général de Gaulle, l’affaire serait réglée depuis longtemps.

François-Xavier Martin (Président d’honneur de Crédit X Mines. Secrétaire Général de Géostratégies 2000) : Le Général commandant West Point déclarait, il y une vingtaine d’années à Paris, que « ce qui intéresse surtout West Point, c’est de former les meilleurs généraux qui, dans 20 ou 30 ans, seront chargés de diriger des guerres dont nous ignorons aujourd’hui la nature »

Pensez-vous que les directeurs d’écoles militaires françaises ont la même conscience de cette mission ?

Il ne faut pas sous estimer les Français en matière de projection et d’intervention. Le Ministère de la Défense est très au fait du développement du « cyber ». Il a créé un Pacte Cyber Défense, sur le modèle américain. Notre principal problème est le manque de moyens pour mener les recherches, les productions dont a besoin une armée moderne. Et si nous achetons américain, nous ne sommes plus indépendants. La solution passe par une organisation au niveau européen, en étroite collaboration avec les Allemands. C’est un avenir obligatoire.

Raymond Douyère (Président de Géostratégies 2000) : « Telegram » va-t-il être décrypté?

Si l’on s’oriente vers une cyberguerre, quid des armements et de leurs usines de production?

Telegram fonctionne sur le même principe que Whatsapp, à la différence près que, pour ce dernier, l’Etat américain détient le code. Pour Telegram, créé par des hackers russes, le code n’est pas cassé. Il y a juste quelques mots répétitifs qui ont été identifiés, mais cela ne va pas plus loin. Concernant les industries d’armement, il est certain qu’il faudra prévoir des reconversions. Les sous-marins ont encore une longue vie devant eux, car ils transportent les armes de dissuasion nucléaire. En revanche, les avions de chasse et les bombardiers commencent à être remplacés par des drones et cela va aller en s’accélérant. Les Israéliens sont très en pointe sur le plan militaire, en cyber, et pour les drones. Ils ont beaucoup investi et sont juste derrière les Américains. Des changements fondamentaux nous attendent, qui vont avoir des conséquences inouïes. Nous en avons un petit aperçu avec les 50 taxis sans conducteur qui viennent de faire leur apparition à Singapour…

 

Marie-Clotilde Hingray

« La culture française à l’étranger : essor ou déclin ? »

P1020411

Le mercredi 15 juin, pour son dernier petit déjeuner avant la trêve estivale, Géostratégies 2000 a reçu le diplomate Olivier Poivre d’Arvor, nouvel Ambassadeur de France en Tunisie.

Directeur de France Culture de 2010 à 2015, puis Ambassadeur, chargé de l’attractivité culturelle, cet écrivain et homme de théâtre, passionné par le continent africain, a dressé le bilan des forces et des faiblesses de notre culture à l’étranger. Il nous a ensuite présenté diverses propositions pour accentuer l’influence et le rayonnement de notre pays et aider nos artistes à émerger hors de nos frontières. Des enjeux  éminemment politiques et très stratégiques.

L’influence d’une langue est étroitement liée à l’image qu’elle projette dans le monde, à la perception qu’en ont les nouvelles générations, affirme Olivier Poivre D’Arvor.

Notre langue française est indissociable de notre identité, de nos valeurs et de notre histoire et donc de notre place dans le monde. Elle constitue avec la culture deux leviers importants de notre influence qui sont un élément central du « soft power », cette doctrine développée dans les années 1990 par le professeur américain Joseph Nye qui théorise la capacité d’un état à utiliser d’autres facteurs que la diplomatie ou la force pour influencer d’autres états.

Les américains le comprirent très vite en investissant massivement dans les années 30 dans les industries culturelles (cinéma, télévision) afin de promouvoir partout dans le monde, leur langue et au delà de « l’American way of life » qui fait rêver le monde et lui donne envie de ressembler à un Américain, ce que Voltaire et Diderot firent en leur temps, invités dans les cours étrangères, notamment en Prusse et en Russie, pour  y apporter l’Esprit des Lumières.

La France a su aussi miser sur la dimension culturelle et linguistique de sa diplomatie dans une démarche moins conquérante et assez différente de celle des américains.

Cette démarche est fondée davantage sur l’idée que notre pays est une terre d’accueil culturelle.

Au début du XIXème siècle, de nombreux artistes, comme Picasso, Soutine, Chagall, Dali s’installèrent à Paris, dans le quartier Montparnasse, au Bateau Lavoir,  et trouvèrent en France un cadre idéal pour travailler, créer, échanger…

EXPLOITER NOS ATOUTS

Concernant l’influence de notre langue, l’évolution démographique fera du Français l’une des premières langues parlées sur la planète. Nous sommes actuellement 250 millions de francophones (100 millions au Nord et 150 au Sud). Or, en 2050, nous serons 700 millions, dont 600 millions au Maghreb et en Afrique subsaharienne. Nous devons considérer cet espace comme notre futur réseau social en dépit des turbulences actuelles.

La jeunesse de ces pays y est de plus en plus éduquée, les élites y sont brillantes.

Notre devoir est d’y maintenir une francophonie vive et forte malgré les blessures de la colonisation.

ENCOURAGER DES PROJETS AMBITIEUX

La francophonie n’intéresse guère les Français.  Nos instruments, comme TV5 et France 24, sont encore très limités à commencer par L’Europe elle même.

Tandis que l’Allemagne développe ses relations avec l’Est, et qu’Angela Merkel parle russe avec Poutine, nous devons tisser notre réseau vers le Sud, tout autour de la Méditerranée, comme Nicolas Sarkozy en avait lancé le projet, et resserrer les liens avec le Royaume-Uni, trop délaissé par rapport à Berlin. Plus généralement, et c’est très dommageable, l’Union Européenne ne mobilise plus les jeunes. Seul le programme Erasmus est un véritable succès, déplore Olivier Poivre d’Arvor.

La langue française a des atouts, mais ils sont fragiles. Nous sommes bien placés au niveau des jeux vidéos, mais nous sommes en panne, car nous avons raté la grande révolution culturelle, qui est celle du numérique. Le cinéma français n’attire pas assez (seulement 2% du marché mondial).

Et, notre exception culturelle « le Minitel », a été un échec. Nous devons faire face à la puissance d’Internet et de la Silicon Valley, au  « soft power » exercé au travers de groupes comme Google, Apple, Twitter… L’Europe a su construire une industrie aéronautique solide avec Airbus, mais elle a échoué sur le plan culturel. Il faut réagir, car l’Europe possède le bassin de population le plus cultivé et le plus éduqué. Et c’est en France que la dépense culturelle par habitant est la plus élevée au monde. Au total, cela représente 80 milliards d’euros. Un chiffre impressionnant, comparé aux 7,8 milliards alloués par le budget de l’Etat… Nous avons aussi un circuit de librairies fantastique, plus de 150 000 titres proposés, toutes les cultures étrangères y ont une place de choix.  Il faut continuer à investir dans l’intelligence, voire passer à la vitesse supérieure. Et, si cela peut se faire en français, c’est encore mieux, conclut Olivier Poivre d’Arvor.

Après l’intervention d’Olivier Poivre d’Arvor, un débat animé par Raymond Douyère, Président de Géostratégies 2000, a donné lieu à des échanges très intéressants.

Vice-Amiral Jean-Louis Vichot  (Délégué Général de l’UDESCA - Président de l’ADOSM) :

Notre présence outre mer est une singularité en Europe.

Par ailleurs, on compte désormais plus de Français en Asie qu’en Afrique subsaharienne.

Sont-ce des signes d’espoir?

Grâce à nos territoires d’outre mer, nous possédons le second espace maritime au monde, après les USA. L’Outre-mer est une chance pour la France, cela nous permet de couvrir tous les continents, et nous procure une présence très diversifiée.

Il faut en prendre conscience et exploiter ces atouts.

Quant à l’Asie, c’est très encourageant. Les USA ont une vraie politique asiatique, ils s’y intéressent plus qu’à l’Europe.

En Chine, en Corée, au Japon, la France jouit d’une image très étonnante. Par exemple, « Le Comte de Monte-Cristo » est le roman le plus lu en Chine. Nous bénéficions d’une réputation très positive, véhiculée par l’industrie du luxe, il faut la développer davantage.

La France est le pays qui accueille le plus de touristes étrangers chaque année (85 millions). Le but est d’en faire venir 100 millions en 2020, dont la moitié de Chinois.

Nous sommes aussi le troisième pays au monde choisi par les étudiants étrangers. Ils sont 300 000, contre 700 000 aux USA et 400 000 en Grande Bretagne. Nous devons les choyer, car ils vont devenir nos meilleurs ambassadeurs.

Arthur Hohler (Président de l’Association des Associations Britanniques) : Je tiens à déplorer le « triste état » de la langue française. Par ailleurs, il faut savoir que le français est de moins en moins enseigné en Grande-Bretagne.

Il nous faut redoubler d’efforts.

Jean-Louis Pierrel (Relations universitaires IBM France - Secrétaire Général Adjoint de Géostratégies 2000) : Le réseau des lycées français à l’étranger jouit d’une grande popularité et d’une très bonne cote. Pourquoi n’y a-t-il pas plus de développement?

Certaines de nos écoles d’ingénieurs et de commerce créent des antennes au Maghreb. Pourquoi les pouvoirs publics ne les accompagnent-elles pas dans cette démarche?

Nos lycées comptent 350 000 apprenants et la moitié sont français.

Globalement, l’administration est trop timide, pas assez audacieuse.

La fermeture de notre délégation culturelle à Cambridge a été une erreur. De même, comment expliquer que nous n’avons aucune présence française sur le campus de Berkeley?

Il faudrait octroyer plus de bourses aux étudiants étrangers, cela attirerait la future élite mondiale dans notre pays.

Marielle Vichot (Professeur agrégée d’histoire - Lycée Janson de Sailly) : Dans nos lycées, des instituts Confucius se créent.

Pourquoi ne pas adopter cette même stratégie pour développer l’enseignement du français à l’étranger?

Les instituts Confucius se sont implantés dans des lycées et des universités. Mais cela a un coût financier. Ces établissements doivent le prendre en charge.

En revanche, la France, elle, fournit tout. D’ailleurs, le modèle des alliances françaises me semble un peu dépassé. Il faut toucher davantage les jeunes, donc cibler les universités.

Je tiens aussi à relativiser l’augmentation de l’apprentissage du chinois. C’est un phénomène encore très parisien.

Luc Debieuvre (Partner Reach Capital) : Quelles sont les raisons qui vous permettent d’être aussi optimiste sur l’influence du français? Je suis assez sceptique compte tenu des programmes « misérabilistes » de France 24 et TV5.

TV5 est regardée par un grand nombre de spectateurs, mais cette chaîne ne dispose pas de moyens financiers suffisants.

France 24 est encore une « jeune » chaîne ; elle n’a pas trouvé son style.

Je pense que l’on devrait davantage copier le modèle de la BBC, qui est très efficace.

Quant à l’influence du français, c’est vrai que tout ne va pas pour le mieux dans le meilleur des mondes.

Seule la moitié des citoyens parle français dans les pays africains francophones. Mais c’est nécessaire pour s’insérer socialement, même si l’anglais se développe en parallèle.
Il faut investir dans les universités africaines, même si nous ne disposons que de faibles moyens financiers.

Sophie Jabes (Ecrivain - Alumni Sciences Po) : Comment expliquez-vous l’engouement des études à l’étranger chez les jeunes?

Vous n’évoquez guère l’Allemagne. Pourtant, Berlin est un centre culturel européen phare.

Israël est un pays francophone, et pourtant il est exclu de cet espace. Pourquoi?

Concernant Israël, cela ferait effectivement sens mais les pressions politiques au sein de l’organisation l’en empêchent pour le moment.

Personnellement, je trouve que les jeunes ne vibrent pas assez à la mode européenne.

Je serais favorable à l’obligation, pour tout jeune Français, d’aller passer un an à l’étranger.

Je n’ai rien contre l’Allemagne. Au contraire, j’y ai fait mes études de philosophie à Heidelberg et j’en garde un excellent souvenir.

Philippe Marchat (Inspecteur Général (H) des Finances) : Je regrette que dans certaines organisations internationales, où le français était sur un pied d’égalité avec l’anglais, les Français se soient mis peu à peu à abandonner leur langue pour adopter celle de Shakespeare….

Philippe Beauvillard (Directeur Electre) : La défense du droit d’auteur est-elle encore un axe de la politique culturelle?

La Loi Lemaire qui prévoit, au nom de la promotion du numérique, le libre accès aux publications scientifiques issues de la recherche scientifique, me semble très dangereuse.

La défense du droit d’auteur est capitale, dans tous les secteurs, les quotas musicaux sont aussi très importants.

C’est vrai qu’il y a de plus en plus la menace du copyright.

Raymond Douyère (Président de Géostratégies 2000) : Dans l’espace européen, les directives rédigées uniquement en anglais, constituent un vrai problème.

Vice-Amiral Jean-Louis Vichot : Certes, mais il est avéré que la langue anglaise permet une interprétation nationale qui favorise les accords.

En 2050, le monde sera polyglotte. Ceux qui gagneront la partie, seront ceux qui parlent plusieurs langues. Il ne faut pas se crisper sur cette question.

Par ailleurs, je ne suis pas choqué que les thèses de médecine soient écrites en anglais, car la recherche scientifique est financée en grande partie par les Américains.

 

Paul Rechter (Vice-Président de Géostratégies 2000) : Netflix, Google… Tous les grands canaux de distribution culturelle sont anglo-saxons et, seconde question, quel rôle peut avoir l’école ?

Le principal enjeu est de donner le goût de la culture française aux jeunes, mais comment ?

Les chiffres montrent que l’investissement culturel français profite toujours aux mêmes.

C’est l’école qui doit forger une culture commune, quels que soient le milieu social et la religion des enfants. Lorsque des jeunes se retrouvent ensemble sur un chantier de fouilles ou dans un musée, on se rend compte que les différences s’effacent naturellement.

 

Marielle Vichot  : Le Président de la Corée du Sud a lancé l’idée d’une « économie créative ».

Ne serait-ce pas une voie à suivre?

C’est un concept très anglo saxon. L’Europe a raté ce passage à Internet. Elle doit penser les industries numériques à son échelle et produire européen, ce qui, jusqu’à présent, n’existe pas.

Francis Babé (Directeur des Etudes Association Régionale des Auditeurs IHEDN) : Pouvez-vous nous parler de l’Organisation Internationale de la Francophonie (OIF) ?

C’est une organisation politico-culturelle qui compte 60 pays, mais qui n’a aucun rôle politique.

Dans certains Etats membres, les droits de l’homme ne sont pas toujours respectés….

J’aimerais vraiment persuader les jeunes qu’il y a deux sujets qui doivent venir en tête de leurs préoccupations. C’est l’Europe et l’espace francophone.

Marie-Clotilde Hingray

 

« La diplomatie religieuse de l’Arabie Saoudite »

P1020325

Le mercredi 25 mai 2016, Géostratégies 2000 a organisé un petit-déjeuner au Palais du Luxembourg autour de Pierre Conesa, ancien haut fonctionnaire au Ministère de la Défense, maître de conférences à Sciences Po, historien et spécialiste des questions stratégiques internationales. Cet essayiste, qui publiera en septembre prochain un ouvrage intitulé « La diplomatie religieuse de l’Arabie Saoudite* » nous a apporté un éclairage très intéressant sur la structure et le système de fonctionnement du royaume wahhabite, la toute puissance de son idéologie religieuse. Il a aussi mis en évidence des relations tourmentées avec les pays voisins et des liens ambigus avec les Occidentaux. Sans oublier l’entrée en scène d’un nouvel acteur, Daech, très déstabilisant pour la dynastie Saoud.

Dès sa création, l’Arabie Saoudite a développé une diplomatie religieuse destinée à propager le wahhabisme, très proche du salafisme, et donc, désormais l’un des principaux défis de l’Islam contemporain, affirme d’emblée Pierre Conesa. Pourtant, les Saoudiens, en dépit de signes évidents d’implication terroriste, ont une capacité impressionnante à se faire oublier. En Afghanistan, ils formaient le plus gros contingent contre les Soviétiques. Le 11 septembre, la plupart des commandos étaient saoudiens, et actuellement, 2500 combattent au sein des forces de l’État Islamique. Et malgré tout, il n’y a aucunes représailles américaines contre le royaume, un mystère... ironise Pierre Conesa.

UNE HISTOIRE MOUVEMENTÉE

En fait, le régime s’est constitué à partir d’une contradiction. D’un côté, la tribu Saoud, qui représente la force militaire, et de l’autre, le pôle religieux, dirigé par le clan Al Shaikh. Lorsque les premiers se sentent menacés, ils appellent les Occidentaux à l’aide, ce qui mécontente les seconds. Pour calmer la crise, les Saoud imposent plus de religion dans le pays, pour apaiser les oulémas, qui accentuent ainsi leur contrôle sur la société civile.

Anti-nassérienne et anticommuniste, l’Arabie Saoudite est depuis toujours soutenue par les Occidentaux, incapables d’imaginer que ce pays puisse avoir une stratégie propre, finalement profondément nuisible aux démocraties. Toutefois, dès les années 50, les Saoudiens créent le pan islamisme qui s’oppose au pan arabisme de l’Egypte, de la Syrie et de l’Irak. Et déclarent que l’identité musulmane dépasse toute identité nationale. En 1979, la révolution iranienne est un traumatisme. Le Shah, qui était leur allié et leur protecteur, est renversé, et Khomeini ramène les chiites au cœur de l’histoire. En guise de représailles, les Saoud ne cherchent pas à éviter les grandes pagailles qui dégénèrent lors des pèlerinages dans les lieux saints et qui ont causé la mort de plusieurs centaines d’Iraniens.

Cette même année survient un autre choc terrible. L’occupation de la Grande Mosquée par des fondamentalistes islamistes, opposés à la modernisation accélérée du royaume, conséquence de la nouvelle manne pétrolière. La Garde nationale saoudienne ne peut intervenir qu’après autorisation des oulémas. Mais, c’est un échec, un bain de sang, et la dynastie Saoud est contrainte de faire appel aux troupes du GIGN, qui rétablissent l’ordre très vite. Toutefois, auparavant, elles avaient dû se convertir, car aucun « mécréant » ne peut entrer dans un lieu saint.

A cette époque, une grande partie de la jeunesse saoudienne part en Afghanistan se battre contre les Soviétiques, c’est la naissance du Djihad. Les Occidentaux s’en réjouissent, déplore Pierre Conesa. Ils ne se rendent pas compte que cela va amener sur le devant de la scène les Moudjahidin et les Talibans.

La similitude entre wahhabisme et salafisme est totale. Sectarisme à l’égard des autres pratiques du sunnisme, discrimination et violence légale contre le chiisme, racisme à l’égard des « mécréants », violent antisémitisme, négation de la loi humaine, haine de l’autre, intolérance totale, égrène Pierre Conesa.

Aujourd’hui, le régime wahhabite, secoué par les printemps arabes, est également contesté par le salafisme djihadiste et l’État islamique, qui symbolise, plus que Riyad, la « Oumma ». En effet, il a attiré 25 000 combattants étrangers, alors que le royaume saoudien n’accorde la naturalisation qu’à très peu d’élus et sélectionne avec parcimonie les migrants fuyant les crises régionales. De plus, en se proclamant Calife, « Commandeur des Croyants », Al Baghdadi se place au-dessus des Saoud, simples serviteurs des Lieux Saints. Un défi que n’avaient jamais osé relever Al-Qaïda et Ben Laden.

PROPAGER L’IDÉOLOGIE SALAFISTE

Toutefois, la Ligue islamique mondiale, ONG créée en 1962 pour faire pièce à la Ligue Arabe, est encore très influente. Bras armé de la diplomatie religieuse des Saoud, elle allie le « soft power » américain et les méthodes soviétiques. D’une part, une action publique avec des fondations privées aux immenses moyens, qui construisent des mosquées, ouvrent des madrasas gratuites avec des livres, de la nourriture et des imams payés dans le monde entier. Elles offrent également des bourses pour attirer vers les universités islamiques les meilleurs élèves. De l’autre, une idéologie totalitaire. Il ne faut pas oublier que Riyad a dépensé autant d’argent pour sa diplomatie religieuse que pour ses armements, ces dernières années, soit 6 à 7 milliards de dollars par an, martèle Pierre Conesa.

Parmi les pays du « premier cercle », on trouve le Pakistan, poussé à la radicalisation salafiste, miné par de très nombreux attentats internes à l’Islam. Il y a aussi le Yemen, où l’Arabie Saoudite intervient pour bombarder les Chiites et la monarchie sunnite de Bahrein. Avec l’Egypte, les relations sont complexes. Le divorce avec les Frères Musulmans a eu lieu en 1991, lorsque ces derniers ont soutenu Saddam Hussein lors de l’invasion du Koweit et rejeté l’intervention occidentale. L’université Al Azhar, grande figure de l’islam sunnite, est très prestigieuse, mais aussi très progressiste. Elle a ouvertement critiqué Daech.

En parallèle, l’Arabie Saoudite étend sa zone d’influence à des pays à forte minorité musulmane, comme le Kosovo, la Bosnie. Elle est également très présente en Indonésie.

Dans les pays occidentaux, les Saoud ne cachent pas leur préférence pour le système communautariste, ils incitent à la construction d ‘écoles coraniques et de tribunaux islamiques.
Au Canada, où des pions avaient été avancés, cela s’est vite arrêté, suite à des conflits d’intérêt avec le code civil national. Dans les pays laïques comme la France, la thématique consiste à dénoncer l’islamophobie ambiante. Mais, on constate aussi une certaine évolution dans la stratégie. Riyad vient, en effet, de confier à plusieurs agences de communication françaises (parmi lesquelles Publicis) la mission de redorer son image dans notre pays…

Le système saoudien commence à craquer, note Pierre Conesa. Même si Daech représente un défi mortel, l’Arabie Saoudite ne cherche pas à le détruire, car le djihadisme de Daech ressemble énormément à sa propre société. Il vise les mêmes objectifs anti chiites et applique les mêmes règles répressives.
La rupture avec les Frères Musulmans affaiblit également Riyad.
En revanche, les interventions occidentales contre Daech arrangent bien la dynastie Saoud. On fait la guerre à leur place, c’est un comble !  s’exclame Pierre Conesa.

Après cette passionnante intervention, les échanges se sont poursuivis au cours d’un débat, riche et varié, animé par Raymond Douyère, Président de Géostratégie 2000.

Jean-Louis Pierrel (Relations Universitaires IBM France- Secrétaire Général Adjoint Géostratégies 2000) : Combien de temps les pouvoirs du royaume, qui verrouillent toutes les responsabilités, pourront-ils résister à la formidable poussée démographique ?

Il n’y a pas encore de pensée politique chez les jeunes. S’échapper pour eux  : il y a le djihad et la drogue.

Jacques Lutfalla (Contrôleur général des Armées 2s) : Le téléphone portable et internet vont-ils influencer l’évolution du système?

Ils sont toujours très fortement censurés.
Il y a des vérités à cacher, comme le financement du terrorisme. Chaque grande famille a fondé sa propre ONG humanitaire, pour se faire pardonner ses péchés et ses excès à l’étranger. C’est un système qui ne peut s’arrêter et qui alimente de nombreux réseaux.

H. Benyacoub (Lycée Jean Jaurès, Montreuil S/B, Terminale, Atelier Sce Po) : Est-il toujours pertinent de parler de « diplomatie du carnet de chèque », étant donné que l’Arabie Saoudite traverse une crise économique?

Cela  existe toujours au Liban, pour lutter contre le Hezbollah. Mais, il y a d’autres systèmes d’influence. Aux États-Unis, par exemple, l’Arabie Saoudite finance des chaires universitaires, des Fondations, celles de Bill Clinton, de Nancy Reagan (contre le cancer). En échange, en cas de besoin, elle a tout de suite accès au Bureau Ovale. Des grands journaux ont également reçu de l’argent.

Jacques Taranger (Inspecteur du personnel civil de la Défense) : Quelle est la position actuelle des USA vis à vis de l’Arabie Saoudite?

Après le massacre de San Bernardino, Trump a réagi en disant qu’il s’agissait de musulmans ; une analyse politique simpliste. Sinon, la banalisation des relations diplomatiques avec l’Iran change la donne. Et l’opinion publique fait de plus en plus entendre sa voix. Elle critique le fait qu’il n’y ait pas eu de procès contre l’Arabie Saoudite, après le 11 septembre.

Thierry Le Roy (Conseiller d’État) : Pouvez-vous nous parler du clergé, de la hiérarchie religieuse ?

Il y a deux rivaux dans le pays, la dynastie royale des Saoud (tous ses membres sont passés par l’école coranique) et la famille Al Shaikh, qui gère la hiérarchie religieuse. Le roi Fayçal a essayé de fonctionnariser les oulémas, mais cela a créé une fâcherie. Il y a une hiérarchie à respecter, un Grand Mufti. De plus, devenir ouléma est un ascenseur social.
En 2012, il y a eu une certaine ouverture religieuse, sous l’influence des Frères musulmans. Mais ce mouvement de contestation religieuse a disparu, car il n’y avait pas de leader.

Luc Debieuvre (Partner Reach Capital) : Au travers du Plan « Vision 2030 », peut-on percevoir le germe d’une évolution? Sous l’angle de certains aspects sociétaux, comme la conduite des femmes, la réduction des pouvoirs de la police?

Des évolutions sont possibles, mais je ne sais pas si les moyens existent pour appliquer ce plan. Par ailleurs, il est très difficile de casser "l’économie rentière". c’est un système de distribution de la rente. Les princes de la dynastie entretiennent leur clientèle, et ce système descend très bas dans les couches de la société. Donc, chacun veut préserver ses intérêts.

Ainsi, en 2013, deux millions de travailleurs émigrés ont été expulsés dans l’urgence pour résorber le chômage.Ce sont peut-être les prémices d’une marche forcée d’un pays rentier pour se reconvertir.

Georges Grosz (Consultant. Associé Corporate Development International. Président d’honneur des Anciens de LSE en France) : Quelles sont les relations de l’Arabie Saoudite avec Israël et Dubaï?

Israël est à 20 kilomètres des frontières de l’Arabie Saoudite. Mais, malgré une logomachie antisémite, le royaume n’a jamais participé aux guerres contre Israël. D’ailleurs,  Daech les accuse d’être leur principal allié…
Le Hamas et le Hezbollah ont un point d’entente: ils veulent tous deux la fin de l’existence d’Israël.
Le Hamas n’a pas une forte influence. En revanche, le Hezbollah chiite, qui apporte son soutien à Assad, est un vrai sujet de préoccupation.
A Dubaï, l’argent du terrorisme circule à travers les façades humanitaires des groupes terroristes.
C’est très difficile à contrôler et à contrer.

Nicole Chaix (Vice-présidente de Géostratégies 2000, Maitre de conférences (HC) Que penser des ventes d’armement à l’Arabie Saoudite?

Pour la dynastie, c’est une garantie de sécurité. Elle a fait intervenir ses forces armées pour la première fois en 1991, lors de l’invasion du Koweit. Il y a aussi actuellement des bombardements sur les chiites au Yémen.
Pour le moment, ces armes ne sont pas une menace, elles sont là pour assurer la pérennité du système. L’armée n’est pas opérationnelle. L’idéologie et la poursuite du système m’inquiètent davantage.

Paul Rechter (Vice-président de Géostratégies 2000) : Le prince héritier d’Arabie Saoudite, ministre de l’Intérieur, vient d’être décoré de la Légion d’Honneur. Qu’en pensez-vous?

Cela entre dans le cadre des relations d’État à État, c’est le système diplomatique français qui en a pris l’initiative.
Actuellement, les réactions les plus fortes contre le wahhabisme viennent essentiellement des pays musulmans.

Marie-Clotilde Hingray
Propos non revus par les  intervenants

  • à paraitre en  Septembre 2016 chez R. Laffont

 

« Brexit : les enjeux perçus du référendum britannique du 23 juin : In or Out ? »

M LIKIERMAN PHOTO

Le Jeudi 14 avril, Géostratégies 2000 a reçu Michael Likierman, ancien Président-fondateur d’Habitat France, autour d’un petit déjeuner organisé dans les salons du Palais du Luxembourg. Il a apporté son regard de businessman sur l’issue du référendum du 23 juin prochain en Grande-Bretagne. « Brexit ou No Brexit »  telle est la question à laquelle ce Britannique, qui a exercé une grande partie de sa carrière dans notre pays, a tenté de répondre. Il nous a expliqué pourquoi la Grande-Bretagne pourrait être tentée par une sortie de l’Union Européenne. Un choix qu’il juge très hasardeux pour ses compatriotes, mais qui pourrait également, selon lui, fissurer le socle européen.

Je vais essayer de vous expliquer pourquoi la Grande-Bretagne pourrait être tentée par une sortie de l’Union Européenne, lance, un brin ironique, Michael Likierman. Moi-même en 1972, j’ai voté « oui » à l’entrée de mon pays dans la CEE. J’avais étudié à Oxford la philosophie, les sciences politiques et l’économie, et la construction européenne y occupait une place de choix. Après des débuts dans l’industrie manufacturière, en Angleterre, j’ai démarré le groupe « Habitat » en France. J’ai quitté mon pays en partie à cause de ses rigidités structurelles et de ses syndicats arc-boutistes. A cette époque, la France était un peu la « terre promise », portée par les « 30 Glorieuses ». Or, aujourd’hui, observe Michael Likierman, les scénarios sont inversés.

A la tête d’Habitat, j’ai eu la chance de participer à une vraie révolution commerciale. La croissance était au rendez vous ; beaucoup de richesses se créaient. C’était très enthousiasmant, mais j’avais aussi l’impression d’un grand écart permanent entre les deux cultures. J’ai éprouvé le même ressenti, lorsque j’ai développé, plus tard, les filiales anglaises de Grand Optical. Or ce contraste perdure, note Michael Likierman, c’est indéniable.

UN SCRUTIN INCERTAIN

Le Brexit est un risque. Selon les derniers sondages, 43% des personnes interrogées sont favorables au maintien dans l’UE, 41% sont contre et 16% sont indécis. Et l’écart semble s’amenuiser. Mais qui va aller voter? Certainement les plus âgés, très concernés par les considérations sécuritaires et donc favorables au Brexit. En revanche, les jeunes, portés par la « culture Erasmus » sont massivement européens. De plus, pour la première fois, les 16-18 ans peuvent voter. Comment vont-ils se comporter ? Les Irlandais sont de farouches partisans du « oui ». Quant aux Français résidant à Londres, ils restent en dehors du scrutin. Comme dans beaucoup d ‘élections, les indécis feront la différence. Des attentats à Londres ou des incidents avec des migrants seraient un véritable scénario catastrophe, mais il ne faut pas les sous-estimer, certains ont intérêt à la sortie. Poutine lui-même soutient le Brexit, il préfère une Europe plus faible.

Alors qu’une majorité de la classe politique est plutôt pro européenne, on peut se demander comment on en est arrivé là, s’interroge Michael Likierman. En fait, David Cameron est un « joueur ». Ce référendum était un pari, il faisait partie de ses promesses électorales. il a gagné et a été réélu, mais maintenant, il faut payer le prix.

Par ailleurs, les Britanniques ont toujours été tentés par l’autonomie, l’indépendance. Ils veulent contrôler leur propre destin, même s’ils doivent livrer bataille, seuls contre le reste du monde.
Ils sont toujours entrés en reculant dans l’Union Européenne, l’idée d’une perte de souveraineté leur est difficile à accepter. Une grande partie de la population éprouve du mépris, de la méfiance vis à vis de la Commission de Bruxelles, jugée corrompue et hors d’atteinte des contrôles. Avec des fonctionnaires trop bien payés, qui passent leur temps à interférer dans la vie des citoyens de manière excessive. Des thèses largement soutenues et étayées par la presse populiste.

Au contraire, les chefs d’entreprise et les financiers sont à 85% attachés à l’Europe, mais leur opinion n’est pas d’un grand secours, car ils sont perçus comme responsables de la crise, remarque Michael Likierman.

DES LIENS EUROPEENS DISTENDUS

De plus, la Grande Bretagne n’est pas un membre fondateur de l’UE, contrairement à la France et à l’Allemagne. De Gaulle et Adenauer devaient mettre un terme à un cycle de trois guerres, qui les avaient très fortement affaiblis. leur leitmotiv était « plus jamais cela ». De ce point de vue là, l’Europe a été un succès. La Grande-Bretagne, quant à elle, n’était pas vraiment concernée par ces enjeux, elle était sortie gagnante de ces conflits.  Son souci était de rester le plus possible à l’écart. Elle n’a pas signé les accords de Schengen et est restée en dehors de la zone euro.

La question de l’émigration est aussi un argument utilisé en faveur du Brexit.

Boris Johnson, le maire de Londres et la personnalité la plus médiatique du royaume, a pris la tête du « oui au Brexit ». Il apporte honorabilité et respectabilité, et en même temps, un certain goût pour l’aventure. Il revendique la nécessité de prendre des risques pour mieux contrôler son destin.

Les passionnés, les bons orateurs sont tous partisans du Brexit. Face à eux, on trouve des partis politiques qui ne font plus rêver, un David Cameron fatigué, miné par le scandale des « Panama Papers », souligne Michael Likierman, qui reconnaît que le pire peut arriver.

Cela entraînerait de nombreux bouleversements, les négociations seraient très longues pour défaire toute la législation européenne. Cela signifierait également un éclatement du Royaume Uni. L’Ecosse, pro Europe, pourrait devenir indépendante. Quant à l’Irlande, du Nord et du Sud, l’incertitude est totale, surtout que les plaies ne sont pas encore totalement cicatrisées.
Quant à l’avenir de l’Europe, il serait assez flou puisque la France et l’Allemagne ne sont plus sur la même longueur d’onde économique, soupire Michael Likierman. De plus, des failles comme la Grèce et la question des migrants réapparaîtraient avec plus d’intensité.

Quoiqu’on en dise, la présence de la Grande Bretagne renforce l’édifice européen.

Après cet exposé très intéressant, Raymond Douyère, Président de Géostratégies 2000, a animé un débat aux échanges multiples et variés.

Christophe Bouchez (Avocat Cabinet Veil-Jourdes)

François Cantegreil (Président Semia) :

Un « Brexit » induirait-il un renforcement des liens USA /UK ?

La Grande-Bretagne rejoindrait-elle le NAFTA (North American Free Trade Agreement)? Les USA sont-ils toujours fiables?

La Grande Bretagne a toujours rêvé d’un attachement économique plus fort avec les USA.
Ces derniers la considèrent comme un allié fidèle, mais n’ont pas intérêt à la voir quitter l’Union Européenne. Ils la persuadent de rester, car ils ont besoin d’une Europe forte.

Par ailleurs, le marché naturel des exportations anglaises est l’Europe.
Les USA seront toujours aux côtés de la Grande Bretagne mais je ne vois pas de changement significatif.

Bernard Balle (Groupe Axa) : Quid de l’indépendance de l’Ecosse avec un baril à 40 dollars?

Ce n’est pas une question économique. L’Ecosse ne partage pas la même culture, la même philosophie que l’Angleterre. Elle est très fière de son histoire et se sent plus aventurière. Londres est peu appréciée, car c’est là que se prennent les décisions importantes. Toutefois, il faut relativiser car le nouveau Parlement écossais a vu ses pouvoirs renforcés.

La France a su fédérer ses régions, il y a un véritable pouvoir central qui n’existe pas en Angleterre.

Indépendante, l’Ecosse demanderait à entrer dans l’Union Européenne, c’est certain.

Jacques Taranger (Inspecteur du personnel civil de la Défense) : Quel enjeu pour la grande place financière de Londres ?

Certaines institutions financières commencent à s’implanter à Francfort. Hong Kong et Singapour prennent de plus en plus d’importance. Mais, Londres restera forte. Il est trop tôt pour dire si Francfort profiterait du Brexit. De toute façon, les Britanniques négocieraient fermement  pour garder la libre circulation des capitaux, et cela, tout le monde y a intérêt.

Nicolas Ferrer (Secrétaire Général de la Direction Finance, Stratégie et Juridique d’Axa France): Pour que  le Royaume Uni sorte de l’Union Européenne, faut-il que Westminster confirme le « oui » du référendum?

C’est déjà fait, il y a une loi qui stipule qu’il n’y aura pas de vote au Parlement après les résultats.

En revanche, des négociations s’ouvriront, et peut-être aura-t-on besoin d’un autre référendum à l’issue de celles ci.

S’il y a Brexit, c’est le début d’une nouvelle ère.

François-Xavier Martin (Président d’Honneur de Crédit X Mines. Secrétaire Général, Trésorier de Géostratégies 2000) : Dans les deux cas, l’Europe ne sortirait-elle pas gagnante?

Si la Grande Bretagne reste, ce sera un soulagement.  Sinon, cela pourrait être une débâcle.

J’aimerais une solution « win-win » pour tout le monde.

Le Brexit pourrait être un premier pas vers une Europe fédérale, mais constituée uniquement de cinq à six pays. Cela signifierait un grand nombre de pays laissés sur le bord de la route.

Raymond Douyère (Président de Géostratégies 2000) : En cas de Brexit,  Calais n’aurait plus de raison d’être ?

La Grande Bretagne étant une île, les problèmes se déplaceraient sur la Manche, comme actuellement  entre la Grèce et la Turquie.

Je ne vois pas comment Calais pourrait cesser d’exister.

Raymond Douyère : Mais, il n’y aurait plus de raison pour la police française de stopper les migrants.

François-Xavier Martin : Cela ne réglerait rien, car à Calais, c’est un accord entre la France et la Grande-Bretagne, et non pas entre l’Union Européenne et la Grande-Bretagne, qui régit les relations.

Jean-Louis Vichot (Délégué Général de l’UDESCA. Président de l’ADOSM) : Les Britanniques sont-ils toujours assurés du soutien indéfectibles des USA, alors qu’aujourd’hui le premier allié des Américains est le Japon?

La menace russe n’est-elle pas la seule qui puisse ressouder l’Europe?

En matière de défense, l’intensité des liens entre la Grande-Bretagne et les USA ne changera pas. L’isolationnisme américain a eu des conséquences catastrophiques, mais cela va changer (sauf si Trump est élu). Les Américains se rendent compte que s’ils n’interviennent pas plus, la Russie reprend le pouvoir et cette évolution, ils la rejettent totalement.

Raymond Douyère : Quel sentiment domine en Grande-Bretagne face à la situation au Moyen Orient?

Une grande incompréhension. L’instabilité règne partout, excepté en Israël.
C’est un problème qui dépasse la Grande Bretagne, et l’Union Européenne dans son ensemble. Tout comme la question des migrants. Est-ce bien raisonnable de payer une fortune à la Turquie pour qu’elle garde les réfugiés? Ce n’est pas une solution pérenne.

Jean-Louis Pierrel (Relations Universitaires IBM France. Secrétaire Général adjoint Géostratégies 2000) : Dans ce débat autour du Brexit, comment expliquer que ceux qui créent de la valeur n’arrivent pas à se faire entendre?

Le secteur de la finance représente moins du tiers de la richesse nationale et ses représentants n’ont pas les arguments pertinents pour convaincre.

Les voix en faveur du Brexit disent qu’il faut aller chercher des solutions en dehors de la vieille Europe, en Chine, en Afrique, chez les BRICS.

Philippe Marchat (Créateur et chef de la mission interministérielle de la préparation des administrations publiques à l’euro, Inspecteur (H) des finances: Le Brexit va-t-il affaiblir la position de la Grande Bretagne sur la scène internationale?

En tout cas, c’est l’idée inverse qui prédomine. Les « pro Brexit » affirment qu’ils ne seront plus fondus dans l’Union Européenne, qu’ils vont créer de nouveaux liens et retrouver une place de premier ordre dans le monde.

Antony Benton (KPMG - Cambridge Society of Paris) : La Grande-Bretagne, telle que nous la connaissons, survivra-t-elle au Brexit?

J’ai bien peur que non. Le Brexit signifie la fin du Royaume Uni, il y aura des dommages collatéraux comme l’indépendance de l’Ecosse.

Margitta Wuelker-Mirbach (Représentante de l’Allemagne auprès de l’OCDE) : Si le Brexit est assez peu commenté en France et en Allemagne, il n’en va pas de même en Grande Bretagne.

L’idée la plus répandue étant que si les Britanniques sortent de l’UE, ils auront encore des avantages économiques mais ne subiront plus les inconvénients.

Qu’en pensez-vous?

Les Britanniques sont persuadés que l’adhésion à l’Union Européenne leur coûte une fortune. Ce qui est une idée fausse, car avec les aides régionales à l’industrie, le pays est net gagnant.

Il y a une incompréhension. De même, lorsque Boris Johnson déclare qu’après le Brexit, la Grande Bretagne sera en position de force pour renégocier. Cela ne sera pas aussi simple, l’Europe punira les Anglais, elle leur enlèvera des avantages et leur donnera un nouveau statut, comme avec les Suisses. On ne sait pas quel sort sera réservé aux Anglais travaillant dans l’Union Européenne.

François Cantegreil (Président de SEMIA) : Mes amis disent qu’il y a trop de méfiance entre businessmen anglais et français. Quelle est votre opinion?

Lorsque l’on ne maîtrise pas la langue de l’autre, l’incompréhension et la méfiance peuvent s’installer. Mais, cela va disparaître avec la nouvelle génération, baignée dans la culture Erasmus.
Personnellement, je trouve très facile de faire des affaires avec les Anglais et les Allemands. En revanche, avec les Néerlandais, c’est beaucoup plus rude.

Raymond Douyère : L’image de David Cameron a-t-elle pâti de ses démêlés dans l’affaire des « Panama Papers »?

Je pense que oui. La mentalité des Anglais a changé à ce sujet. Ils reconnaissent qu’il faut arrêter l ‘évasion fiscale, que c’est un bon moyen pour réduire les déficits budgétaires et renforcer les comptes. Pendant longtemps, il y a eu une certaine pudeur sur l’argent, une conspiration du silence. Mais désormais, beaucoup s’accordent sur le fait que l’optimisation fiscale n’est plus acceptable et que tout le monde doit payer des impôts. Toutefois, la perception n’est pas la même qu’en France. Dans votre pays, des révélations comme celles des « Panama Papers » sont vues comme des   « victoires révolutionnaires » et c’est d’ailleurs une partie du caractère français que j’admire le moins…

Cameron va être entaché, au moins temporairement, alors qu’il n’a pas de véritable responsabilité dans cette affaire. C’est l’une des conséquences de la mondialisation, la sécurité l’a emporté sur la liberté. Cela vaut aussi pour les transactions financières.

Raymond Douyère : La grande tolérance envers le communautarisme est-elle encore d’actualité?

La peur de l’autre, des attentats, de couleurs de peau différentes se développe. Toutefois, il y a moins de musulmans qu’en France et ils sont beaucoup mieux intégrés.

Phénomène nouveau, l’opinion publique ne supporte plus ceux qui incitent à la haine raciale et la liberté d’expression a cessé d’être intouchable.

Marie-Clotilde Hingray

Propos non revus par les  intervenants

« Guerre, mensonge et vidéo »

Servent 16 03 2016

Le mercredi 16 mars, Pierre Servent, journaliste indépendant et expert en stratégie militaire, était l’invité de Géostratégies 2000, au cours d’un petit-déjeuner organisé dans les restaurants du Sénat, Salon Pourpre. Alors que son dernier ouvrage « Extension du domaine de la guerre » vient de paraître, il nous a fait part de ses convictions, fruits d’une expérience de plus de vingt ans dans l’’armée française. Il nous a éclairés sur les tenants et aboutissants des conflits en cours, sans rien cacher des menaces grandissantes qui nous entourent. Il nous a également incités à réfléchir sur la stratégie militaire présente et à venir de la France.

Les attentats de janvier ont confirmé mes craintes, assène d’entrée de jeu Pierre Servent. Depuis longtemps, je tentais d’alerter, en affirmant haut et fort que la France était dans le collimateur du salafisme totalitaire et que la guerre était déclarée. Je préconisais la création d’une garde nationale, la re-dynamisation de la réserve. Malheureusement, il a fallu attendre les massacres de novembre dernier pour que ces sujets retiennent l’attention. D’ailleurs, après janvier 2015, j’ai été abasourdi par la torpeur et le manque de réaction  générale. Nous sommes sous l’emprise de la dictature des trois « I « : Insouciance, Idéologie et Individualisme, » et ne savons pas comment affronter ces « drôles de guerre ». Elles sont très éloignées de ce que nous connaissons, mais se rapprochent quelque peu de la période comprise entre septembre 1939 et mai 40. La guerre est déclarée, mais rien ne se passe, il y a une certaine tranquillité, jusqu’à l’attaque allemande et l’effondrement de la France. Nous sommes dans le déni, observe Pierre Servent. Pourtant, on savait, au plus haut niveau, que des attaques de salles de concert étaient prévues.

Cette extension du domaine de la guerre recouvre plusieurs dimensions. La première est géographique. Daech a désormais des métastases sur tous les continents, excepté l’Antarctique et l’Amérique du Sud. Ce sont même de véritables cancers dans des pays comme la Tunisie, l’Egypte, le Sahel, l’Indonésie et bien d’autres encore. Il y a parfois un ralliement d’anciennes cellules d’Al Qaïda,  ou au contraire une concurrence, comme avec AQMI au Sahel.

En Europe, c’est la Belgique qui, proportionnellement, fournit le plus de djihadistes. Elle a commis l’erreur de confier la formation de ses imams à l’Arabie Saoudite, note Pierre Servent. Et cela a été lourd de conséquences. En effet, l’Arabie Saoudite, qui veut affirmer la légitimité de son leadership sur la communauté musulmane, et notamment l’Iran, prêche et défend le « wahhabisme », un islamisme ultra puritain, dont se nourrit Daech.

LA MULTIPLICATION DES MENACES

Il faut également prendre en compte la nature des combattants, ce sont maintenant des familles entières qui sont concernées. Les enfants sont instruits, dès leur plus jeune âge, dans le culte de l’islam le plus radical, tout comme leurs mères, qui avant leur conversion, pouvaient être de jeunes catholiques, ou même des athées. Cela pose le problème des enfants et femmes soldats kamikazes. Il y a une étroite imbrication entre population civile et combattants, une stratégie clairement assumée par Daech, et qui rend plus complexe les bombardements.

Enfin, il y a un très fort accent mis sur tout ce qui touche au « cyber ». La cyberpropagande, avec des revues, des vidéos mises en ligne par des équipes de communication professionnelle. Une mise en scène de l’horreur avec des équipes créatives, qui font office, en quelque sorte, d’agences de publicité. Toutes ces mises en scène, très « hollywoodiennes » (le pilote jordanien brulé, les décapitations…) sont destinées à nous terrifier et à fasciner les jeunes les plus fragilisés, à réveiller les pulsions les plus primitives, comme le goût du sang, martèle Pierre Servent.

Le cyberrecrutement joue également un rôle de premier plan. Les officiers de Daech, qui représentent 90 nationalités et peuvent donc toucher le plus vaste des publics, recrutent sur Internet. Leur travail est astucieux, ils provoquent une rupture entre le jeune qui a mordu à l’appât et son milieu d’origine, et le placent ainsi dans un état de dépendance face à son officier recruteur. Une démarche bien rodée et qui donne de bons résultats.

Quant à la cyberguerre, elle n’est encore qu’embryonnaire, reconnaît Pierre Servent. Certes, il y a eu des attaques informatiques, comme le piratage d’un site militaire américain, avec l’intrusion sur les écrans d’un drapeau de Daech, alors que le Président Obama visitait la base. Mais, le but ultime serait de détruire des centrales nucléaires et des QG militaires. Or, une attaque de ce type, surtout si elle vise les USA, serait perçue comme un nouveau Pearl Harbour, avec toutes les conséquences que l’on peut imaginer.

Il ne faut pas non plus négliger l’aspect psychologique. De nombreux chefs d’état adoptent désormais des postures très offensives. En Russie, en Turquie, en Chine, et bien sûr le Califat Islamique. Cette désinhibition par rapport à l’usage de la force vient du recul des Américains. Lorsque le Président Obama ne réagit pas à l’utilisation d’armes chimiques en Syrie, durant l'été 2013, c’est un signal de faiblesse, il semble ne plus y avoir de puissance dominante. Et les actes offensifs se multiplient. La Russie annexe la Crimée, la Chine renforce de plus en plus  son armée de projection et développe des missiles destinés à détruire des porte-avions, très certainement américains, puisqu’ils sont les seuls à naviguer dans cette région du monde… L’ONU et l’Union Européenne ne parviennent plus à s’imposer sur la scène internationale. De nouvelles stratégies de puissance s’élaborent. L’Arabie Saoudite, qui n’a plus une très grande confiance dans les Etats-Unis, se rapproche de la France. Une alliance se forme entre la Russie et la Turquie, mais elle explose suite à de trop forts désaccords. En fait, remarque Pierre Servent, les Présidents Poutine, Erdogan  et Xi Jinping pensent tous les trois être investis d’une mission divine. Le premier veut restaurer la « Grande Russie », le second la « Sublime Porte Ottomane » et le troisième, le « maoïsme », d’où de très fortes purges actuellement dans le pays. Ils sont tous les trois persuadés que le monde est gangréné par le modèle occidental, le consumérisme, le rejet de la religion, la libération des mœurs. Ils veulent représenter une force régionale qui s’appuie sur une forme de religion (orthodoxe, musulmane et maoïsme). Ce sont en quelque sorte des « démocratures ».

L’OBLIGATION DE FAIRE FRONT

Face à ce retour du désir de guerre, l’Europe est « larguée », martèle Pierre Servent. Depuis sa création et le rejet en 1954 de la CED (Communauté Européenne de Défense), il est clair qu’elle se construit contre la guerre, jugée immonde et immorale. Elle choisit de se développer sur un plan économique et social, à l’abri du mur de Berlin. Elle défend une approche « gentil bisounours », convaincue que la paix est éternelle. Deux Etats font exception à la règle, la Grande-Bretagne et la France, très présents sur toutes les zones de conflit, dans les Balkans, en Irak, en Afghanistan et en Afrique. Mais, pour tous les autres membres, cette situation est très confortable, car elle ne coûte rien et n’entraîne aucune vindicte populaire. Ils ne peuvent donc être touchés par des accusations injustifiées de génocides, comme c’est le cas pour la France au Rwanda.

Cette philosophie, qui a prévalu pendant plus de cinquante ans, explique en grande partie pourquoi l’Union Européenne rencontre tant de difficultés à traiter du problème des réfugiés, soupire Pierre Servent.

Toutefois, se réjouit-il, la France est le seul pays à disposer d’une armée qui tienne encore la route

Même si les gouvernements successifs ont sacrifié notre Défense et ont réduit de plus en plus son budget pour préserver notre protection sociale, notre engagement militaire est indéniable.

Il y a une omerta sur ce que font nos armées, des missions peu compatibles avec un centre de gravité qui tourne autour du « compulsionnel, émotionnel et lacrymal». Personne ne connaît le nom du Chef d’Etat Major des Armées, la figure du militaire a disparu des média. Le seul qui ait été sous le feu des projecteurs est le Général Morillon,  Commandant de la Force de protection des Nations Unies en Bosnie Herzégovine, en 1993, il n’a pas réussi à éviter le massacre des musulmans de l’enclave de Srebrenica, tombée aux mains des Serbes. Mais, c’est sa demande officielle de pardon au nom de l’Europe qui a fait de lui une sorte de « Mère Teresa en treillis » remarque Pierre Servent.

Nous refusons d’affronter la réalité, l’hypocrisie domine. Le « gauchisme culturel » a chassé le militaire, décrit comme catholique et de droite. Des valeurs comme l’engagement, la solidarité, l’esprit de corps ou encore le patriotisme ont été occultées, car elles n’étaient pas au diapason avec une certaine idéologie prônée par l’intelligentsia. Or, il va falloir absolument résoudre ces paradoxes, car maintenant, les Français ont peur, insiste Pierre Servent.

Après avoir mordu la poussière, comme en 1870, en 1914 et en 1940, nous commençons à mettre en place des réformes. L’état d’urgence a été proclamé, la loi sur le renseignement votée, mais notre mode de gestion est toujours celui du temps de paix et les mesures prises ne seront opérationnelles que d’ici trois-quatre ans. Il faut aussi détruire Daech, militairement, même si cette option ne résout pas tout. Il faut, en parallèle, miser sur le développement économique et sociétal de ces populations, lutter diplomatiquement contre l’islamisme radical et ses valeurs, retrouver notre fierté nationale.

Notre Armée compte de nombreux talents, elle est en pointe dans beaucoup de secteurs, mais l’asphyxie la guette. Elle ne pourra soutenir indéfiniment les nouveaux rythmes imposés par la guerre. Le manque de moyens, en hommes et en matériel, va devenir crucial.

Ces questions de défense concernent tous les citoyens, elles sont primordiales, tout comme l’avenir de l’Europe. Ces enjeux, trop souvent délaissés, doivent se retrouver au cœur de la prochaine campagne présidentielle, conclut Pierre Servent.

Après ce brillant exposé, Raymond Douyère, Président de Géostratégies 2000, a animé le débat, riche en échanges.

Francis Babé (Directeur des Etudes - Association régionale des auditeurs IHEDN) : Faut-il faire son deuil de l’Europe ou peut-on encore espérer?

Je ne veux pas désespérer de l’Europe. Malgré ses défauts, c’est une belle construction. Mais, elle est en train d’imploser à cause des migrants, du terrorisme et de la poussée des forces populistes.

La Belgique, par exemple, n’investit pas assez dans la lutte contre le salafisme, dans le renforcement de ses services de renseignement.

L’Europe doit retrouver ses ressorts, mais je suis actuellement très inquiet à cause de la gestion désastreuse du problème des réfugiés.

Jacques Taranger  (Inspecteur du Personnel Civil de la Défense) : Que penser pour le renseignement des relations françaises extérieur- intérieur (DGSE - DCRI) et de son efficacité?

Le Sénat et l’Assemblée Nationale font un très bon travail. Ils auditionnent régulièrement les patrons de la DGSE et de la DCRI et en rendent compte dans des rapports très intéressants.

Globalement, les relations sont bonnes, mais ces deux entités ne partagent pas tout, il peut y avoir des querelles de chefs, d’ego.

La dimension judiciaire de la DCRI est parfois critiquée.

Selon moi, l’idéal serait de regrouper ces deux directions sous l’autorité d’un Ministre rattaché à Matignon.

Avec nos partenaires européens, il y a une volonté de coopérer, mais encore une grande inaptitude à se mettre dans une ambiance de guerre, d’où un manque d’efficacité.

Avec le Maroc, les relations sont bonnes. C’est plus compliqué avec la Tunisie, à cause de difficultés techniques, et l’absence d’un grand système informatisé et centralisé.

Quant à l’Algérie, sa situation est très inquiétante, elle va imploser, car elle ne dispose plus de la manne pétrolière qui achetait la paix.

La France doit mettre l’accent sur  «l' intelligence » au sens anglo-saxon du terme. L’espionnage ne suffit pas, il faut puiser dans l’expérience, partager les informations.

Thierry Le Roy (Conseiller d’Etat) : Quelle est votre analyse sur Daech, ce mouvement salafiste devenu un état?

Pouvez-vous évoquer la différence de comportements des états européens face à Daech?

Lorsqu’Al Baghdadi a proclamé le califat de l’Etat Islamique en Syrie et en Irak, il a réussi un coup de génie. Au milieu du chaos, il accueille tout le monde, pas seulement des combattants. II recrée une sorte d’état, installant eau et électricité, construisant même des usines de traitement de déchets. Il s’appuie sur une police religieuse et des gouverneurs et efface les frontières issues de la colonisation, une mesure jugée très positive. Il fait de Racca (Le Levant) la capitale. Cette stratégie permet à Daech de reprendre des combattants à Al Qaïda, mais, depuis quelques mois, le califat se fragilise à cause des frappes aériennes, notamment sur les convois de camions citerne, ce qui réduit les recettes pétrolières. Il perd du terrain, mais en réaction, multiplie les attentats. il veut prouver sa force et son don d’ubiquité.

Si Racca et Mossoul tombaient, il a déjà une un plan de débordement sur la Libye et la Tunisie, où de très nombreux djihadistes sont infiltrés, ce qui le rapprocherait dangereusement de l’Europe.

Je plaide pour un axe militaire Paris/Londres/Berlin. Malheureusement, pour le moment, les Britanniques ont perdu beaucoup de leurs capacités, une grande partie de leur matériel a été détruit en Irak et en Afghanistan. C’est une vraie catastrophe, qui explique la décision de la Chambre des Communes en 2013 de ne pas aller combattre en Syrie.
Toutefois, nous travaillons toujours très étroitement avec leurs Forces spéciales, et si le Brexit devait se concrétiser, je ne pense pas que cela aurait une incidence au niveau militaire.

Les Allemands sont toujours dans la logique de la non intervention. Mais, les attentats de Paris les ont traumatisés et ils sont de plus en plus tiraillés entre l’école « gentil bisounours » et  la nécessité du réalisme.

Les Belges et les Suédois envoient souvent des troupes à nos côtés.

On constate que les défauts français se retrouvent à la puissance 50 chez les Européens.

Georges Grosz (Consultant - Associé Corporate Development International. Président d’Honneur des Anciens de LSE en France) : Faut-il envoyer des troupes au sol pour éliminer Daech?

Les frappes aériennes ont affaibli Daech, surtout depuis qu’elles visent les camions de pétrole. Au départ, les Américains refusaient de les bombarder, car les chauffeurs étaient turcs, donc ressortissants d’un pays membre de l’OTAN.

Mais après novembre 2015, ils ont abandonné cette tactique. Désormais, un premier passage d’avions lance des tracts pour annoncer les bombardements, et au deuxième passage, il y a des frappes.

L’envoi de troupes au sol pourrait être déterminant, mais il faut des soldats locaux, pas des Occidentaux. Sinon, cela ranimerait les guerres de religion.

Bernard Henriot (BH Conseil) : Savons nous où en est Daech dans sa maîtrise des armes bactériologiques ?

Selon certaines sources, Daech aurait des armes chimiques, des vieux stocks de Saddam Hussein. Ils essaient de les utiliser, il y a des ateliers de reconfiguration de ces armements, qui sont souvent pris pour cibles par les avions américains.

Pour ce qui est de la contamination, ce n’est pas un processus simple. Mais Daech y songe, et même si le stade n’était qu’embryonnaire, il pourrait tenter le coup, pour affoler encore plus les populations occidentales.

Jean-Louis Pierrel (Relations Universitaires IBM France. Secrétaire Général Adjoint Géostratégies 2000) : Il ne suffit pas de gagner militairement la guerre, il faut surtout gagner la paix. Quid d’une victoire sur Daech au Moyen-Orient et au Sahel?

Quid d’une confrontation en Mer de Chine?

Le monde arabo-musulman est en panne, il n’y a plus d ‘enrichissement intellectuel et c’est là une des raisons de tous ces conflits, il n’apporte plus de contributions aux sciences, il y a un effondrement des publications éditoriales.

A Alger, il n’y a plus que 10 librairies pour 4 millions d’habitants.

La paupérisation entraîne la radicalisation des jeunes, qui sont par ailleurs de plus en plus séduits par le mythe du complot.

On retrouve ce problème dans nos banlieues, avec plus de 8500 " fiches S ". Le signe que les métastases se développent très vite.

Même si les terroristes sont qualifiés de «branleurs», il faut quand même 3 à 4000 hommes pour les neutraliser.

Tout ceci est très déstabilisant. Pour y faire face, nous devons revendiquer notre identité culturelle, ne pas oublier notre héritage catholique et monarchique, ces valeurs sur lesquelles notre pays s’est construit.

A propos des incidents en Mer de Chine, il faut reconnaître que la Chine n’a plus aucun préjugé par rapport à la guerre. Elle développe des missiles navals, destinés à frapper les porte-avions américains, qui essaient de faire barrage à la politique expansionniste de Xi Jinping.

Il faut savoir que les Chinois coulent eux mêmes des antiquités dans la mer. Un an plus tard, ils les ramènent à la surface et proclament leur souveraineté sur cet espace maritime.

Tous les pays voisins ont peur. Le Japon, qui n’a pas d’armée depuis 1945, vient de changer sa législation pour pouvoir sortir militairement de ses frontières.

On ne peut plus nier les tensions croissantes.

Luc Debieuvre (Partner Global Private Equity) : Pensez-vous que la querelle croissante entre l’Arabie Saoudite et le Liban n’est que le reflet d’un état d’humeur négatif, mais passager, suite aux événements de Téhéran?

Ou, au contraire, le signe d’un accroissement du conflit régional chiite-sunnite via le Liban, avec risque d’implosion consécutive de ce pays?

Pensez-vous que la diplomatie française a, ces dernières années, effectué un virage à 180° en prenant ouvertement le parti du clan sunnite? Quitte à mettre sur le même plan, au titre de ses ennemis Bachar et Daech?

Entre les Saoud (qui sont sunnites) et les Perses (qui sont généralement chiites), il y a une guerre de puissance, mais aussi de religion.

Dans les familles perses, on répète depuis toujours aux jeunes générations que cette religion a été imposée par l’envahisseur arabo-musulman. Il y a une mémoire profonde.

Par ailleurs, les berbères et les arabes se haïssent.

Il y a actuellement un double réveil de l’Arabie Saoudite, qui veut fédérer un clan sunnite et a choisi de s’appuyer sur la France, et d’autre part, de l’Iran, désormais libéré du problème nucléaire.

C’est un peu comme choisir entre la peste et le choléra.

Le Liban est l’illustration de la montée de ces tensions hégémoniques. Riyad se montre de plus en plus offensif contre tous les soutiens de l’Iran, donc le Hezbollah.

C’est un pays très fragile, qui vit sur un baril de poudre en permanence, avec son million de réfugiés et ses 17 confessions différentes.

La diplomatie française, qui fait un travail remarquable, est très écoutée. Elle a de l’influence, car elle a des soldats sur le terrain et est membre du Conseil de Sécurité.

La France a joué la carte sunnite et poursuit dans cette voie. Nous avons besoin d’une alliance avec l’Arabie Saoudite, même si cette dernière a aidé à la construction de Daech.

Il est impossible que Bachar Al Assad soit dans la solution politique de reconstruction de la Syrie. il a la responsabilité de la plus grande partie des morts de son pays. Cette politique suicidaire est dans la veine des alaouites, minoritaires (10% de la population), pauvres et méprisés, avant de devenir, lors de la décolonisation, militaires et fonctionnaires et ensuite de s’emparer du pouvoir. Le sang et le chaos ne les effraient pas…

Marie-Clotilde Hingray

Propos non revus par les intervenants

* Dernier ouvrage paru « Extension du domaine de la guerre » (Laffont)

 

 

« Les atouts et les défis de l’Afrique au XXIè siècle »

27 janvier 2016

François LONCLE, ancien ministre, député de l'Eure

« La politique étrangère de la France : continuité et changements »

 


 

 

Le mercredi 17 février 2016, Pascal Boniface, Directeur de l’Institut de Relations Internationales et Stratégiques (IRIS) était l’invité de Géostratégies 2000, au cours d’un petit déjeuner organisé dans les salons du Palais du Luxembourg. Il a apporté son regard d’expert sur la politique étrangère de la France, ses forces et ses faiblesses, en cette période de forte tension internationale.
Pascal Boniface, qui est également Professeur à l’institut d’Études Européennes de l’Université de Paris 8, a aussi dressé un bilan de l’action de Laurent Fabius, tout en esquissant les grandes lignes de celle qui pourrait être suivie par son successeur, Jean-Marc Ayrault. Avec, en toile de fond, le double héritage du Général de Gaulle et de François Mitterrand, deux Présidents qui ont œuvré pour la grandeur de la France, chacun à leur manière.
En politique étrangère, comme dans beaucoup d’autres domaines, la France alterne entre arrogance et auto dénigrement. Ce comportement doit cesser, déclare d’emblée, Pascal Boniface.
Il faut savoir affronter la réalité. Certes, la France est toujours une puissance, mais elle ne peut plus imposer ses vues. Toutefois, il faut relativiser, les USA et la Chine sont confrontés au même problème. De plus, cela ne signifie pas un effacement da la scène internationale. La voix de la France compte, elle peut entraîner derrière elle une coalition (comme au Mali et au Centrafrique), elle est membre permanent au Conseil de Sécurité, un siège très convoité, notamment par l’Inde et par le Japon. elle est très écoutée aux G7, G8 et G20. Sa légitimité est reconnue sur tous les grands sujets, que ce soit la sécurité et la gouvernance internationale, la COP 21 ou encore le terrorisme. Elle est la seule en Europe, avec la Grande-Bretagne, à avoir une capacité de projection militaire. Ce qui lui permet, sur ce plan, de devancer l’Allemagne, leader incontesté au niveau économique.

ACTEUR MAJEUR DE LA DIPLOMATIE INTERNATIONALE

Par ailleurs, si les Accords de Minsk, qui ont mis fin au conflit entre la Russie et l’Ukraine, ont pu être signés, c’est en grande partie grâce à la France et l’Allemagne, qui ont fait jouer leur complémentarité, rappelle Pascal Boniface.
La fin de la guerre froide et donc, du monde bipolaire, a entraîné des évolutions stratégiques qui ont atténué le rôle de la France. Elle qui se revendiquait comme « un allié indépendant des États-Unis » a dû renoncer à cette spécificité. Paradoxalement, la volonté de la France de dépasser la logique des blocs n’avait plus de sens, puisque ces blocs n’existaient plus!
Un autre processus, majeur, capital, est en train de s’achever, insiste Pascal Boniface. C’est la fin du monopole de la puissance du monde occidental, qui avait débuté voilà un peu plus de cinq siècles en 1492. L’Occident est toujours riche, mais il doit apprendre à partager.
Si l’on regarde l’Union Européenne, elle représente 6% de la population mondiale, 22% du PIB mondial et 50% des dépenses sociales mondiales. Des chiffres qui expliquent pourquoi l’Europe, si critiquée en interne, apparaît aussi attractive au dehors et fait figure d’eldorado aux yeux des migrants.
En France, la politique étrangère reste le domaine réservé du chef de l’Etat. Ceux-ci imposent leur marque. Le clivage est particulièrement net entre De Gaulle et Mitterrand, souligne Pascal Boniface. Pour le Général, priorité à l’indépendance nationale, refus de toute aliénation, surtout vis à vis des USA (La France quitte le commandement intégré de l’OTAN en 1966), relations privilégiées avec les grands pays du tiers monde. Avec Mitterrand, dès 1981, l’atlantisme va revenir en force. Pour lui, l’indépendance est une illusion et il est préférable de se relier à la puissance américaine qui seule peut nous protéger. D’où son soutien au projet d’implantation des euromissiles américains en Europe.
Jacques Chirac, quant à lui, a fait preuve de clairvoyance en refusant de se laisser entraîner dans la seconde guerre d’Irak. Une analyse critiquée par certains, mais ensuite unanimement approuvée. Chez François Hollande, c’est le pragmatisme qui l’emporte. Il n’a pas d’approche globale de la politique internationale, contrairement à Laurent Fabius, qui ne cache pas son goût pour le concept.
A l’heure de son départ du Quai d’Orsay, son bilan est positif, il peut même rejoindre Hubert Védrine et Alain Juppé dans le classement des meilleurs Ministres des Affaires Etrangères, note Pascal Boniface.
Il a arraché un accord général à l’issue de la COP 21, les 193 pays présents, aux intérêts souvent divergents, ont tous signé. Un succès qui n’avait rien d’évident et qui a été salué par toute la communauté internationale. Bien sûr, le contexte était favorable, puisque les deux grands pays pollueurs (USA et Chine), ayant pris conscience du désastre, ont changé leur attitude et commencé à réduire leurs émissions de gaz à effet de serre
A la fois architecte et artisan des changements, il a réformé le Ministère des Affaires Etrangères. Le rattachement du Commerce Extérieur et du Tourisme s’avère positif. La féminisation des troupes s’accélère, la nomination d’un Ambassadeur pour le Sport va également dans le bon sens. Son attitude très sévère, presqu’inflexible dans les négociations avec l’Iran sur le nucléaire, a été critiquée. Il a pris le risque de faire capoter l’accord, en y insérant des clauses plus dures. Mais, au bout du compte, il a gagné son pari hasardeux.
En Syrie, le départ d’Assad, demandé avec emphase dès 2012, a été un échec, certes, mais il est collectif. Et aucune solution ne parait envisageable à court terme.

REDESSINER CERTAINS CONTOURS

Que peut faire Jean-Marc Ayrault en 14 mois, s’interroge Pascal Boniface. C’est un peu court, mais c’est un poids lourd de la politique. Sa personnalité, un homme de l’Ouest, ses convictions de chrétien de gauche, le pousseront peut-être à redonner un nouveau souffle à la solidarité Nord/Sud. Sa pratique de la langue allemande devrait lui être utile pour relancer le couple franco-allemand. Deux partenaires qui ne partagent pas les mêmes positions (sur la Grèce, les migrants), n’ont pas les mêmes intérêts, mais ont absolument besoin l’un de l’autre. Il vaut mieux éviter de critiquer publiquement Mme Merkel sur sa politique envers les réfugiés, celle-ci a la sagesse de ne pas se prononcer sur notre politique économique, observe Pascal Boniface.
Sa marge de manœuvre sera extrêmement faible en Syrie, où la guerre risque de s’enliser. Et il en sera de même pour le conflit israélo-palestinien, où toutes les initiatives seront gelées pendant la campagne électorale américaine.
En revanche, les relations avec la Russie pourraient se détendre. La Crimée a été annexée par son grand voisin, voilà deux ans, mais c’était une volonté de sa population. La position pro-ukrainienne très forte de l’Union Européenne, évolue quelque peu. Même le FMI reconnaît maintenant que le problème majeur de Kiev est la corruption de ses dirigeants. Ce pays est pillé par ses oligarques.
Aussi, une levée des sanctions contre la Russie (qui souffre en parallèle de la baisse des prix du pétrole) doit être envisagée, suggère Pascal Boniface. Ces sanctions sont contreproductives pour l’Europe et notamment pour les agriculteurs français. En revanche, les USA qui commercent très peu avec Moscou, ne sont guère affectés.
Cette décision aurait le double avantage de donner de l’air à notre économie et de prouver notre indépendance vis à vis des États-Unis. Par ailleurs, le couple franco-allemand en sortirait renforcé, promet Pascal Boniface, désireux de faire voler en éclats le pessimisme ambiant. Comment peut-on imaginer que les Français aient moins confiance en l’avenir que les Irakiens ? S’insurge-t-il.
Après cet exposé captivant, les questions ont fusé lors du débat animé, comme à l’accoutumée, par Raymond Douyère, Président de Géostratégies 2000.

Vice-Amiral Jean-Louis Vichot (Délégué Général de l’UDESCA. Président de l’ADOSM) :
La France est le seul pays européen du Pacifique et de l’Océan Indien.
Quelle politique étrangère pour la France, en particulier avec l’Asie orientale (Chine, Japon, Singapour, Indonésie) ?

Incontestablement, on assiste à un redéploiement en Asie, pas seulement en Chine et au Japon.
Mais nous devons montrer une plus value pour attirer, car la diplomatie économique de nombreux pays de la région (Malaisie, Corée, Indonésie…) devient plus insistante.
Désormais, le poste diplomatique de Pékin est plus important que celui de Washington.
Cette région a été trop longtemps ignorée ou limitée à la Chine. Cela change, le Japon vient de commander des Airbus.

Eric Verstraete (Directeur Financier Développement - Bouygues TP) : L’influence de la France doit-elle aussi passer par ses grandes entreprises?

Les chefs d’entreprise jouent de plus en plus un rôle clé. Les ambassadeurs ont réorienté leur stratégie, priorité est donnée désormais à la diplomatie économique, à la recherche de contrats.
Le reproche, comme quoi les ambassadeurs seraient trop repliés sur eux-mêmes, n’a plus lieu d’être.

Jean-Louis Pierrel (Relations Universitaires - IBM France - Secrétaire Général Adjoint Géostratégies 2000) : Est-il bien raisonnable pour l’Europe de rejeter la Russie dans les bras de la Chine?

Nous avons besoin de la Russie, mais cela ne veut pas dire que nous sommes d’accord sur tous les sujets. Sur le dossier du nucléaire iranien, nous avons travaillé avec elle et elle nous soutient au Mali.
Il y a un contentieux sur l’Ukraine, malgré cela Poutine a été invité aux commémorations du débarquement en Normandie, malgré la pression des Américains. Le Président Hollande a eu raison d’insister et de l’accueillir. Il aurait été inacceptable de ne pas avoir la Russie à nos côtés pour ce 70ème anniversaire.
Sur la Syrie, nos positions divergent, puisque la France réclame le départ d’ Assad, ce qui n’est pas le cas de la Russie.
La Realpolitik est obligatoire. On ne peut pas diviser le monde entre les bons, d’un côté, et les méchants, qui ne respectent pas les droits de l’homme, de l’autre.
Quand De Gaulle a rétabli les relations diplomatiques avec la Chine, ce pays était loin d’être une démocratie.
Nos relations avec la Russie doivent s’inscrire dans ce cadre. Il y a dans les media français un véritable « Poutine bashing ». Or, il est très populaire dans son pays, car il défend l’intérêt national russe. De plus, il a restauré le pouvoir d’achat et les Russes sont fiers de leur nation. Ils sont à nouveau patriotes. Il n’y a pas eu de régression de la démocratie par rapport à Eltsine. N’oublions pas que ce dernier a envoyé les chars contre le Parlement.
Les critiques méconnaissent de grands pans de la politique de Poutine et c’est regrettable.

Raymond Douyère( Président de Géostratégie 2000) : Quelle est votre opinion sur la situation au Maghreb?

Tout d’abord, je voudrais insister sur le fait qu’il n’y a pas eu un printemps arabe mais 22 récits nationaux très différents. Donc, il faut s’intéresser à l’échelon local.
Nos relations avec l’Algérie sont très bonnes, car il y a de moins en moins d’interférence.
L’acceptation du survol de nos avions en partance vers le Mali en est la meilleure preuve.
Au Maroc, les relations sont quelque peu pacifiées. La brouille semble terminée, après la procédure engagée en France contre un haut responsable du renseignement marocain qui avait provoqué le courroux de Rabat. Quant à la Tunisie, la France la soutient du mieux qu’elle peut. Mais la situation touristique est désastreuse à cause des attentats terroristes. La transition démocratique est réussie, mais elle demeure très fragile puisqu’il y a un coup d’arrêt sur le tourisme, principal secteur d’activité économique.

Paul Rechter (Vice-Président de Géostratégies 2000) : Les initiatives des groupes politiques français se multiplient en faveur de la reconnaissance d’un État Palestinien. En Europe aussi.
Quelle va être l’attitude de Jean-Marc Ayrault à ce sujet?

Son inclination personnelle le pousserait à soutenir cette initiative, mais l’Élysée va le bloquer, Matignon également. François Hollande s’en tient au principe de l’autodétermination. Il ne s’est pas non plus montré très critique lors de l’opération israélienne à Gaza.
De son côté, Laurent Fabius s’est battu pour obtenir l’entrée de l’Etat Palestinien à l’Unesco.

Raymond Douyère : Un Etat binational en Israël et en Palestine serait-il viable?

Cela n’est demandé par aucun des deux pays, mais, dans les faits, cet Etat est en train d’être constitué, même si officiellement, il est rejeté.
Ce qui m’inquiète, c’est l’importation de ce conflit, ses conséquences sur la société française, les tensions que cela crée entre communautés.
La situation semble bloquée. Israël est de plus en plus à droite et ne souhaite pas la fin de ces tensions; l’Union Européenne a renoncé à être acteur et les USA, aussi bien Hillary Clinton que les Républicains, sont plus que jamais pro-israélien.
De leur côté, les Palestiniens se radicalisent. La tentation de se désintéresser de cette région du monde est très dangereuse.
L’occupation d’un peuple par un autre est difficilement acceptable.

Eric Bonsch (Président CFA-Stephenson, Président Langues en Scène) : Pouvez-vous nous éclairer sur la politique française au Sahel?

C’est incontestablement la région la plus sensible de l’Afrique. Le Niger comptera 45 millions d’habitants en 2040 (contre 19 millions actuellement). C’est une bombe à retardement.
Si rien n’est fait, si aucun planning familial n’est mis en place, on va vers le désastre.
Les habitants vont fuir un endroit sans perspective, où on meurt de faim.
On est beaucoup trop orienté sur le sondage du jour, et on se soucie de moins en moins du long terme, ce qui est une grave erreur.
Certaines actions à court terme sont efficaces (comme l’intervention au Mali), mais elles doivent être intégrées dans la durée.

Raymond Douyère : L’Europe pourrait-elle accroître son aide?

Elle est déjà un acteur majeur, premier donneur d’aide. Mais, il faudrait renforcer le contrôle sur la gestion de ces fonds. L’Afrique représente 5% du développement économique global, mais celui-ci est basé sur les matières premières. Cela fait travailler peu de monde et engendre une grande corruption.

Peter Salinson (Ancien de Cambridge) : Brexit ou pas de Brexit?
Quel rôle pour la diplomatie française dans ce contexte?

Ce référendum va lever toute ambiguïté et apporter une nécessaire clarification. C’est une bonne chose. Si le « non » l’emporte, la question de l’indépendance écossaise se posera à nouveau.
Cameron a pris un très grand risque, car il n’a aucun contrôle sur ses électeurs.
Le moment choisi est le pire, car il y a une conjonction de facteurs très différents. La City et les élites appellent à voter « oui », mais c’est peut-être un élément de plus en faveur du « non ».
En tout cas, si sortie il y a, elle sera plus coûteuse pour la Grande-Bretagne que pour l’Union Européenne.

François Cantegreil (Président Semia) : Le sport a considérablement évolué en quarante ans. Comment se présente l’avenir? `
Pouvez-vous nous parler de l’IRIS?

C’est un instrument de « soft power ». La candidature de Paris pour les Jeux Olympiques de 2024 doit être soutenue activement. Le sport est un instrument fédérateur, on défile derrière un drapeau, on chante l’hymne national, on reçoit des médailles. Cela facilite grandement les relations entre pays.

L’IRIS est un « Think Tank » créé il y a 25 ans. Il a de nombreuses publications, une revue trimestrielle, une lettre hebdomadaire et un site internet. Il organise des colloques, mène des recherches à la demande d’entreprises et de ministères. Il a également un public d’étudiants.
Nous essayons d’animer le débat en France et à l’étranger dans une optique internationale.

www.iris-france.org

Derniers ouvrages de Pascal Boniface:

« 50 idées reçues sur l’état du monde », Armand Colin, 2016.
« Atlas du monde global « (co-écrit avec Hubert Védrine), Armand Colin, 2016.
« La géopolitique », Eyrolles [3èmeédition], 2015

« Les atouts et les défis de l’Afrique au XXIè Siècle »


Le mercredi 27 janvier 2016, Géostratégies a reçu dans les salons du Palais du Luxembourg, François Loncle, député de l’Eure, ancien Ministre et membre du Conseil National du Parti Socialiste.
Autour d’un petit déjeuner, ce fin connaisseur de l’Afrique nous a brossé un tableau très complet et détaillé de ce continent, terre de contrastes et de mutations, encore en butte à de nombreux défis mais dont le potentiel ne doit pas être sous-estimé.
François Loncle, persuadé que l’avenir du monde se trouve en grande partie en Afrique, a réitéré son souhait de voir la France redevenir un partenaire de premier plan et a également plaidé en faveur d’un engagement plus fort de l’Union Européenne.

Le continent africain est un continent d’avenir à la croisée des chemins. Malheureusement, la couverture médiatique se focalise sur les crises et nie les progrès, soupire François Loncle tout en illustrant ses propos par un proverbe « Quand un arbre tombe, on l’entend. Quand la forêt pousse, pas un seul bruit » Cette perception est trop restrictive et alarmiste, elle occulte les changements et sous-estime les profondes mutations à l’œuvre. Il faut une vision globale et optimiste, une démarche pragmatique et concrète. Il y a de nombreuses raisons d’espérer. La croissance est robuste, elle attire de plus en plus de capitaux étrangers. Parmi les dix pays ayant connu la plus forte croissance depuis quinze ans, on compte l’Angola, l’Éthiopie, le Mozambique, le Rwanda et le Tchad.
Avec ses 30 millions de km2, l’Afrique ne représente pas un bloc monolithique. Elle recouvre une grande diversité, sanitaire, culturelle, économique, politique et doit faire face à quatre défis majeurs, observe François Loncle. Il lui faut tout d’abord maîtriser sa démographie. Vers 1950, il y avait 240 millions d’Africains, ils sont maintenant plus d’un milliard et devraient atteindre les 2 milliards en 2050. Le Nigeria, l’Éthiopie et la République Démocratique du Congo feront alors partie des 10 pays les plus peuplés au monde. Entre 1960 et 2050, par exemple, le Niger aura vu le nombre de ses habitants passer de 3 à 63 millions. La baisse de la mortalité et le maintien important d’un taux de fécondité expliquent ce fort accroissement, de l’ordre de 2,7% par an.
En moyenne, une Africaine donne naissance à 5,4 enfants, le Niger détenant le record mondial avec plus de 7 nourrissons par mère. Avec, pour conséquence, un exode rural massif et une urbanisation anarchique. La croissance urbaine (4,5% par an) y est la plus rapide au monde. On dénombre 40% de citadins (60% prévus en 2040 et déjà 57 mégalopoles.
Cette évolution est inquiétante, car elle va favoriser les épidémies, l’appauvrissement et pénaliser les politiques publiques en matière de santé, de scolarité et d’emploi. Déjà, le PIB par Nigérien a diminué d’un tiers en un demi-siècle. Cependant, elle n’est pas inéluctable, et des États comme le Sénégal et l’Afrique du Sud freinent ces tendances, enregistrant une forte baisse de la fécondité, se réjouit François Loncle.
Depuis la conférence de 2011 à Ouagadougou, la planification familiale n’est plus un tabou.
Avec l’émergence de classes moyennes et le développement économique, la prise de conscience est de plus en plus nette. La coopération entre pouvoirs publics et églises se révèle aussi très efficace. Tout comme l’encadrement scolaire, un vecteur essentiel, puisque 43% de la population a moins de 15 ans. Le Niger l’a bien compris puisqu’il consacre 21% de son budget national à l’éducation.

PACIFIER DES TERRITOIRES DÉCHIRÉS

Mais tous ces efforts seront vains, si l’Afrique ne réussit pas à se stabiliser et à juguler les menaces sécuritaires, martèle François Loncle. L’expansion du fanatisme islamiste est un défi majeur, qui concerne directement l’Europe avec les arrivées massives de migrants. Après l’Algérie (1991-2002), l’extrémisme religieux violent se propage en Somalie, au Soudan, au Mali, au Nigéria, au Kenya, en Tunisie et en Libye. Les régions pauvres et reculées, où règnent la désespérance sociale, des tensions interreligieuses ou interethniques, sont des cibles faciles, surtout quand le contrôle étatique ne s’exerce que de manière faible , laissant place à tous les trafics.
Deux crises graves ont secoué le continent ces dernières années, au Mali et au Centrafrique, ce qui a nécessité l’intervention de la France, qui a agi à la demande des pays africains et avec un mandat de l’ONU. Notre rôle de « gendarme de l’Afrique » est bel et bien révolu, précise François Loncle. L’opération Serval, au Mali, a permis de repousser l’offensive djihadiste, de reconquérir l’intégralité du territoire, et de démanteler une partie d’AQMI. Pour autant, le danger existe encore, car des groupes armés se sont réfugiés dans le sud libyen.
Quant à l’opération Sangaris au Centrafrique, débutée en décembre 2013, elle a permis de séparer les rebelles musulmans et les milices chrétiennes, de les désarmer et de rétablir un minimum de sécurité dans un pays aux structures étatiques quasi inexistantes.
Depuis août 2014, le dispositif militaire français est placé sous un commandement régional unique, c’est l’opération Barkhane. Cela permet une plus grande efficacité et une coopération militaire accrue avec les pays africains concernés (Mauritanie, Burkina Faso, Mali, Niger et Tchad).
Car la France, seule, ne peut stabiliser cette partie de l’Afrique. Elle les aide à se doter d’une véritable défense, formant chaque année 20 000 soldats et les poussant à coordonner leurs actions au sein de l’Union Africaine, notamment.
La décision de l’Union Africaine, lors du sommet d’Addis Abeba du 31 janvier 2015, de créer une force mixte multinationale de 8500 hommes pour combattre Boko Haram, s’inscrit dans cette nouvelle orientation.
Le Forum international de Dakar sur la paix et la sécurité en Afrique, la Conférence sur la sécurité maritime (piraterie, trafics) qui se tiendra en mars 2016 au Togo, vont également dans la bonne direction. La France essaie aussi d’impliquer davantage l’Union Européenne, souligne François Loncle, mais les réticences sont encore nombreuses. Pourtant, il y a désormais une opération d’entrainement des forces armées maliennes (EUTM) comportant environ 600 formateurs français, allemands, belges et espagnols, ainsi que la mission EUFOR au Centrafrique.
Toutefois, les attentats du 13 novembre font bouger les mentalités. L’Allemagne et la Lituanie vont envoyer des renforts militaires au Mali. L’Europe commence à réaliser que son avenir se joue en partie en Afrique, où l’essor économique doit être considéré comme une priorité absolue, si l’on veut éradiquer le terrorisme, stabiliser les Etats et redonner espoir à la jeunesse.

ACCOMPAGNER LE DÉCOLLAGE ÉCONOMIQUE

C’est là le troisième grand défi. il faut passer à une économie de production et booster le développement rural, indispensable pour atteindre la sécurité alimentaire. Or, actuellement, les cultures vivrières ont leur rendement qui baisse en Afrique subsaharienne. Il faut réagir en améliorant les infrastructures de transport , et éviter ainsi que les récoltes ne pourrissent sur place.
Il faut aussi de vastes replantations forestières comme le projet de « grande muraille verte » lancé en 2007 et qui vise à reboiser les terres sahéliennes comprises entre la Mauritanie et l’Erythrée.
Le programme d’électrification (250 milliards de dollars) qui va être lancé est une urgence, puisque deux tiers des Africains n’ont toujours pas accès à l’électricité;
Pour le moment, déplore François Loncle, l’Afrique est encore trop dépendante des bailleurs de fonds internationaux, même si les transferts d’argent des migrants vers leurs pays d’origine sont devenus nettement supérieurs à l’aide publique au développement (62,9 milliards de dollars contre 54,1 en 2014).
La France, qui affecte 80% de son aide au développement à l’Afrique et souhaite la doubler d’ici 2018, doit retrouver un rôle de premier plan. Il faut enrayer la chute du nombre des expatriés (un tiers en 20 ans), qui ne sont plus que 102 000. Cinq fois moins nombreux que les Chinois de Pékin! La proximité géographique, l’héritage historique, la langue, le métissage des cultures et des peuples font de la France un partenaire naturel, assure François Loncle. Elle ne doit pas céder de terrain face à des puissances comme la Chine, l’Inde, le Brésil et la Turquie, qui s’y implantent à grande échelle.
Grand réservoir de consommateurs et de main d’œuvre, l’Afrique s’intègre déjà dans les grands circuits commerciaux. La Côte d’Ivoire développe son potentiel agro-alimentaire, le Ghana, son industrie manufacturière, l’Ethiopie, l’industrie du textile et de la chaussure. Ce pays étant un bel exemple de vitalité économique (plus 10% de croissance par an) et de progrès social. Le processus d’industrialisation de Taïwan, dans les années 60, sert de modèle de développement à de nombreux états, notamment le Burkina Faso. La coopération opère dans tous les secteurs. L’énergie, le médical, les transferts de technologies, la formation universitaire,
L’Afrique prend en main son destin, mais tous ces efforts seront couronnés de succès, uniquement s’ils sont accompagnés d’une vraie démocratisation, insiste François Loncle. La nouvelle génération de responsables politiques en est consciente. nous devons soutenir leurs efforts mais refuser toute ingérence. L’Afrique doit trouver ses propres voies, éradiquer les fléaux qui la minent, comme le clientélisme et la corruption. Et faire davantage entende sa voix sur la scène internationale. D’autant plus qu’elle est touchée de plein fouet par les profondes évolutions qui affectent le reste du monde. Comme le changement climatique, alors qu’elle n’émet que 4% des émissions mondiales de gaz à effet de serre….
Elle doit être reconnue et respectée. A cette condition, elle sera alors l’avenir de l’humanité, comme elle en a été le berceau. « Si tu veux aller vite, marche seul, mais si tu veux aller loin, marchons ensemble » conclut François Loncle.

Raymond Douyère, Président de Géostratégies 2000, a animé le débat, riche en échanges, qui a suivi l’intervention de François Loncle.

Raymond Douyère (Président de Géostratégies 2000) : Après la COP 21, la France a promis 3 milliards d’aide à l’Afrique. Connaissez-vous la répartition?

C’est un virage. En même temps, l’Agence Française de Développement et la Caisse des Dépôts se sont rapprochées. Ceci doit être une garantie supplémentaire pour que l’aide aille dans les bonnes directions.
L’image de la France a été ballotée, suite à son désengagement du continent africain.
Nous sommes en train de faire marche arrière. La reconstruction est en marche avec le monde des affaires, les Instituts Français et également l’Armée.
Depuis 1994, le budget des Affaires Étrangères et de la Culture Extérieure se dégrade. Il faut absolument stopper cela.

Vice-Amiral Pierre Sabatié-Garat (Gérant Euratlantique - Conseil) : Que pensez vous du projet d’électrification de l’Afrique lancé par M. Borloo?
Le Rwanda est un exemple de développement réussi, qui ne s’appuie pas sur la production de matières premières.
Est-ce un exemple transposable à ses voisins?

M. Borloo a d’excellentes idées. Les critiques selon lesquelles ce projet renvoie à nos anciennes pratiques avec l’Afrique, qu’il y aurait des détournements, me semble infondé.
En revanche, si cela peut contribuer à renforcer l’influence française, c’est une bonne chose. Sinon, ce seront les Chinois et les Indiens qui occuperont tout le terrain.
Toute immixtion n’est pas un péché mortel.
Ce qui me fait peur, c’est le mécanisme sur lequel ce projet va reposer. Je crains une usine à gaz, si, pour récolter des fonds, on crée une structure qui pourrait vite devenir une instance de blocage. C’est un vieux défaut français.
Le Rwanda est un beau modèle de développement, tout comme l’Éthiopie.
Mais les relations sont tendues avec la France à cause du génocide. On devrait tourner la page.
Faire porter sur la France cette responsabilité est une injustice majeure.

Jean-Louis Malvy (Directeur scientifique - Vae Solis) : Quid de la corruption en Afrique ?

C’est un gros handicap et cela existe même dans les États de droit.
Il faut plus de vigilance, de sanctions de la part des instances internationales;
C’est un grand défi.

Francis Babe (Directeur des Etudes - Association Régionale des Auditeurs IHEDN)
Jean-Louis Pierrel : (Relations Universitaires - IBM France- Secrétaire Général Adjoint Géostratégies 2000) : La Chine ne devient-elle pas le néo colonisateur de l’Afrique?
Pratique-t-elle le développement ou la prédation?

Tous les BRICS ont vite senti le potentiel de l’Afrique, mais la Chine l’a fait brutalement, à sens unique. Elle exige des parts dans les exploitations minières, en échange de la construction de routes, de ponts.
La perception de cette politique par la population africaine est très mauvaise. C’est un succès très mitigé, même si la Chine a réussi son implantation.
La France a proposé de nouer des partenariats franco-chinois en Afrique. Nous ne savons pas encore quelle suite sera donnée.

Régis Paranque (Inspecteur Général des Finances)
Paul Drezet (Magistrat Honoraire à la Cour des Comptes) :
Jacques Taranger (Inspecteur du Personnel Civil de la Défense):
Quid de la francophonie? La France sait-elle se servir de cet instrument d’influence?

L’Organisation Internationale de la Francophonie (OIF) est-elle un soutien réel pour les pays francophones africains?
La multiplicité des langues et des religions pourrait-elle permettre une harmonie, à défaut d’une unité africaine?

La Francophonie souffre d’un déclin dramatique en matière de moyens.
Il faut redresser la barre, faire des efforts supplémentaires
L’OIF fonctionne, mais elle a perdu beaucoup en dynamisme et en initiatives. De plus, le Français est de plus en plus grignoté de toutes parts

Jacques Taranger : Quel est le rôle du Brésil?

il y a la langue portugaise au Mozambique et en Angola, ce qui peut constituer des pôles d’attraction.
Mais, actuellement, le Brésil n’investit plus beaucoup, car il traverse une grave crise économique.

Jean-Pierre Duport (Ancien Préfet d’Ile de France) : Je préfère l’expression « état de droit » au mot « démocratie » en Afrique. Cela me semble plus adapté.
Est-il judicieux d’accepter des entorses au niveau de la gouvernance?

L’état de droit est un minimum vital.
Il vaut mieux parler de régimes démocratiques plutôt que de la démocratie..
Il ne faut pas imposer un modèle, être maladroit, donneur de leçons
Il y a un tronc commun à respecter, avec un système judiciaire et parlementaire indépendant;
Ensuite, il faut un peu de souplesse.
Lorsque la France déclare que les mandats exécutifs et législatifs doivent durer au maximum deux fois cinq ans, les dirigeants africains sont effarés et on peut les comprendre, puisque pendant 180 ans, la France a eu le septennat à vie.
Ce discours est tenu à cause de la corruption, pour tenter de l’enrayer, mais c’est une erreur.
Il faut plus de concertation.

Jean-Yves Le Fevre (Ancien Directeur d’exploitation de la Banque Hervet) : Pouvez-vous nous dire quelques mots de ce qui se joue actuellement au Burkina-Faso?

Le Burkina-Faso est un pays enclavé, sans moyens. Le Président Compaore est resté 25 ans au pouvoir et il a fait le mandat de trop. De plus, il n’avait pas préparé sa succession.
Sur le plan international, le bilan est positif. Il a été un grand médiateur en Afrique de l’Ouest.
Sur le plan national, il a été victime de son entourage. D’ailleurs, dans le gouvernement qui se met en place, beaucoup sont d’anciens proches de Blaise Compaore.
La transition est trop longue et contestable.
Maintenant, le pays n’est plus autant à l’abri d’AQMI. il y a des risques, une certaine fragilité (comme au Niger) car il y a eu une déstabilisation avec cette longue transition, ce qui a permis des infiltrations djihadistes.
Toutefois, il ne faut pas oublier que le premier contingent militaire à rejoindre Serval était celui du Burkina Faso.
Je garde mon estime envers lui. Je suis hostile au procès à son encontre.. Il ne faut pas entrer dans un système de vengeance. Je prône la réconciliation. il ne faut pas non plus faire revenir le mythe « Sankara », car sa dérive à la fin a été tragique. Son modèle n’était autre que le dictateur albanais Enver Hodja!!!
Il n’y a jamais eu d’ambiguïté chez Compaore sur la façon de combattre le terrorisme.
Simplement, il menait aussi une diplomatie parallèle qui a permis des négociations pour la libération d’otages.

Alain Guyon (Conseil) : Quid du « deux poids-deux mesures », en particulier au Tribunal Pénal International (TPI) ?
Omar El Bechir est poursuivi et les responsables des massacres dans la région des Grands Lacs ne le sont pas…
Quelle crédibilité pour les démocraties en Afrique?

Il y a des gestions contestables. En agissant ainsi, le TPI nuit à sa propre image.
En Côte d’Ivoire aussi, il y a débat. Bagbo est poursuivi, mais pourquoi pas les autres?
Il semble vraiment que les vaincus ont toujours tort.

Joël Routier (Directeur commercial Air France) : Le Benin va avoir un nouveau Président.
Que pensez-vous de la candidature de M. Lionel Zinsou, proche de M. Laurent Fabius?
Quelle est la logique de cette candidature franco-béninoise?

M. Lionel Zinsou est un financier. Il a créé des fonds de pension en Afrique. C’est un homme d’affaires qui connaît tout le monde en France, hommes politiques de gauche comme de droite.
Il ferait certainement un bon Président, mais il a un handicap, celui d’être considéré comme un « Parisien »

Jean-Louis Vichot (Délégué Général de l’UDESCA - Président de l’ADOSM) :
Le Golfe de Guinée peut-il être sécurisé? Etes-vous optimiste, même si les prix du pétrole continuent à chuter?

La Conférence sur la Sécurité Maritime qui va se tenir au Togo, en mars prochain, sous l’égide de l’ONU, est une nécessité. Il faut prendre à bras le corps ce problème et je regrette que la France, et d’autres pays proches de l’Afrique, ne se sentent pas plus impliqués.
Mais, je reste optimiste, cela devrait se régler.

Paul Drezet (Magistrat Honoraire à la Cour des Comptes) : Quelle est l’évolution de la présence des femmes aux responsabilités?

Il y a des progrès considérables. Dans la composition des gouvernements, dans la gouvernance.
Leur rôle est primordial dans l’économie. C’est Catherine Samba-Panza qui préside le gouvernement de Transition Centrafricaine, c’est aussi une femme qui a été élue maire de Nouakchott, Mme Maty Mint Hamady.

Philippe Marchat (Inspecteur Général  (H)des Finances ) : N’allons nous pas progressivement vers une réduction de l’influence française en Afrique?

Je reste optimiste, car nos lycées français sont remarquables. L’éducation et la formation sont les clés de la poursuite de notre présence.
Les PME jouent également un grand rôle, il faut leur faciliter la tâche, car elles représentent la vitrine de la France.
Je tiens à rendre hommage à l’ambassadeur de France à Bamako, Gilles Huberson, qui a fait un travail fantastique, qui a beaucoup œuvré en faveur des investissements économiques.
Le maintien de l’influence française est une lutte de tous les instants, à tous les niveaux.

Marie-Clotilde Hingray

Propos non revus par les intervenants

« Les enjeux de l’environnement à l’heure de la COP 21 »

LaurentTAPADINHAS (G2K-JLP)
A la veille de la clôture de la COP 21, Géostratégies 2000 a reçu le 10 décembre 2015, dans les salons du Palais du Luxembourg, autour d’un petit déjeuner, Laurent Tapadinhas, directeur, adjoint à la Commissaire Générale au Développement Durable.
Cet Ingénieur Général des Ponts, des Eaux et Forêts a fait le point sur la stratégie et les ambitions de la France en matière de développement durable. il a également salué la nouvelle dynamique mondiale en faveur de l’environnement, très palpable tout au long des négociations entre les représentants des 195 pays présents au Bourget.

Le concept de développement durable, qui fut au cœur des débats de la COP 21, a été évoqué pour la première fois dans le rapport Brundtland, en 1987, dans une publication des Nations Unies, rappelle, en guise d’introduction, Laurent Tapadinhas. On peut le définir comme « un développement qui répond au besoin du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs ». Il a servi de base au Sommet de la Terre, qui s’est déroulé à Rio en 1992, et où se sont réunis 173 chefs d’Etat. Cette conférence est particulièrement importante, car elle va permettre à la communauté internationale de prendre conscience des grands enjeux environnementaux.
Il s’agit, en fait, de réconcilier trois domaines. L’économique (politique énergétique, industrielle, agricole, production raisonnée, transport) ; le social (santé, travail décent, lutte contre la pauvreté) et l’environnemental (pollution, gaz à effets de serre, dérèglements climatiques, menaces sur les ressources naturelles…). Or, les opinions divergent lorsqu’il s’agit de trouver un équilibre idéal.
Certains acteurs soutiennent que l’environnement prime sur la société, et que l’économie elle-même est incluse dans la société. Toutefois, on ne peut nier la réalité : l’économie a désormais pris le pas sur les autres secteurs.
Un autre enjeu, et non des moindres, est celui de la gouvernance, souligne Laurent Tapadinhas.
Pendant longtemps, les rapports de force entre pays riches et pauvres ont dominé ces grands « messes » internationales. Il était très difficile, voire impossible d’imposer des limitations, et encore plus de contrôler si les mesures avaient été appliquées. Mais, de plus en plus, aux côtés des acteurs gouvernementaux, la société civile fait entendre sa voix, la démocratie participative joue pleinement son rôle dans ce domaine.

UN SURSAUT INDISPENSABLE

Après Rio et Kyoto, en 1997, Paris est donc l’hôte de la 21ème conférence des parties à la Convention Cadre des Nations Unies sur les changements climatiques. Un rendez-vous crucial, car il s’agit de redéfinir de nouveaux objectifs en matière de plafonnement des gaz à effet de serre.
Des signes encourageants également, puisque tous les participants se sont engagés à contenir la réchauffement mondial au dessous de 2°, voire de 1,5°, d’ici 2050.
A son échelle, la France a atteint d’excellents résultats, puisque les émissions de gaz à effet de serre ont diminué de 13% entre 1990 et 2013.
De nouvelles pratiques et filières apparaissent, se réjouit Laurent Tapadinhas. Entre 2004 et 2012, les éco-activités ont vu leurs offres d’emploi augmenter de 36% (soit 1,8% de l’emploi intérieur total) . Une dynamique de mutation urbaine se met en place, avec le développement d’éco-quartiers.
Un Comité national de transition écologique existe désormais, mais tout ceci doit s ‘accélérer.
Certes, depuis 10 ans, on observe un recyclage des déchets en hausse de 60%; dix fois moins de sacs plastiques en circulation que dans les années 2000, et des espèces menacées comme la loutre, le castor ou le loup, qui ont vu leur situation s’améliorer. Mais, la pollution accentue sa pression avec la mondialisation, l’urbanisation et la consommation de masse. Les oiseaux ont diminué de 35%, la moitié des zones humides s’est dégradée depuis 2000 et les déchets ont bondi de 25% depuis 1996 (600 kilos par habitant et par an).
De plus, si le niveau moyen des gaz à effet de serre a baissé en France (environ 8 millions de tonnes par an), cela ne reflète pas l ‘évolution de l’empreinte carbone du Français, qui se situe aux alentours de 12 millions de tonnes, et qui, elle, prend en compte les émissions liées aux importations, donc les produits fabriqués à l’étranger, mais vendus et consommés en France.
Le changement climatique a des répercussions multiples, mais touche particulièrement l’agriculture, avec les sécheresses, les feux de forêt, les inondations à répétition. Plus spécifiquement, en France, les dates des vendanges commencent à changer et de nouveaux parasites apparaissent. A l’échelle du monde, les risques pour la santé humaine sont encore sous estimés. Mais, ils pourraient saper tous les gains en termes de santé publique depuis cinquante ans
La France affiche clairement une stratégie de développement durable, note Laurent Tapadinhas.
Les bases d’une transition écologique sont lancées, basées sur les innovations technologiques et sociales. Elle s’articule autour de trois axes. Sobriété dans l’utilisation des ressources, développement de politiques territoriales (et non plus sectorielles) et transition énergétique vers une croissance verte (Loi Royal de l’été 2015). Concrètement, on peut citer le projet « zéro déchets ». Un enjeu d’importance quand on sait qu’il y a 17 milliards de sacs plastiques utilisés en France et 8 milliards abandonnés dans la nature. Egalement, à Strasbourg, une station d’épuration qui recycle les déchets et fabrique du bio méthane pour alimenter le chauffage urbain.
Sur le plan financier, de nouveaux fonds d’investissement « verts » se créent, le financement participatif dans les énergies renouvelables (éoliennes, solaire) connait un succès croissant.
Les mutations professionnelles sont en cours, de nouvelles compétences sont requises, de nouvelles filières d’enseignement sont proposées.
Chacun doit s’approprier la transition écologique, au travers de projets comme celui intitulé « Familles et Energies Positives », note Laurent Tapadinhas, qui insiste beaucoup sur le mot « transition », car il s’agit d’une politique de long terme, qui se construit étape par étape.
La mobilisation de tous les acteurs est aussi vitale Lors de cette COP 21, de très nombreuses associations et ONG font entendre leur voix. Au niveau national, des actions concrètes ont été présentées par l’ADEM, par la Fédération des bovidés, qui a expliqué, entre autres, comment produire du « boeuf bas carbone.
Toutes ces initiatives rendent optimistes, mais il faut absolument continuer et amplifier le mouvement, conclut Laurent Tapadinhas.

L’intervention de M. Tapadinhas a été suivie d’un débat, animé par Raymond Douyère, Président de Géostratégies 2000.

Georges Grosz (Consultant. Associé Corporate Développement International) :
Comment faire passer la notion de développement durable auprès de la population?
Quelles actions mener? Est-ce évoqué à l’école?

Il y a maintenant beaucoup d’outils en ligne pour sensibiliser le citoyen. Sur le site de l’ADEM, par exemple, on explique comment calculer sa propre production de CO2.
Dans les écoles urbaines, de plus en plus, on initie les enfants à cultiver des jardins potagers.
Cela les aide à mieux comprendre le rapport à la nature
Dans cet optique, on enseigne aussi de nouveaux savoir faire dans le bâtiment.
L’écologie ne doit pas apparaître comme punitive.
Il faut associer et impliquer le plus grand nombre possible de personnes dans la mise en oeuvre de projets.

Jean-Pierre DUPORT (Ancien Préfet d’Ile de France) : Pourquoi ne pouvons nous pas aborder sereinement des questions clés comme l’approvisionnement en eau du Tarn? Comment a-t-on pu en arriver à ces manifestations contre le barrage de Sivens et à la mort d’un homme ?

En France, nous avons une société civile très réactive et une incapacité à poser les termes du débat, de façon démocratique. Les associations environnementales sont très structurées, mais nous améliorons nos outils en terme de concertation publique. Il y a de plus en plus de débats, à tous les niveaux.
Pour éviter les affrontements, il faut commencer la discussion le plus en amont possible. Chacun en a maintenant conscience.

Raymond Douyère (Président de Géostratégies 2000) : Au sein de l’administration, il y a une volonté d’imposer sa propre vision, souvent sans vouloir expérimenter d’autres solutions proposées. Qu’en pensez-vous?

L’administration d’Etat est de moins en moins porteuse de projets. De plus en plus, les collectivités locales prennent le relais, et comme je le disais précédemment, le travail se fait de plus en plus en amont. Le projet « Aéroport CDG Express » a été transformé après débat public. la première mouture pour relier la Gare de l’Est à Roissy était très coûteuse et lourde pour l’environnement, avec notamment l’obligation de construire des tunnels dans les zones traversées.
Le projet final a été nettement amélioré et a gommé les incohérences.

Michel Cantal-Dupart (Architecte) : Pourquoi ne pas favoriser les missions et vocations scientifiques pour trouver et améliorer les façons de mieux traiter notre planète?
Pierre Lepetit (Consultant) : Quel rapport entre l’environnement et les entreprises?
Doit-on parler de contraintes ou de développement?

Notre Direction de la Recherche est très active dans ce domaine.

Beaucoup d’entreprises se mobilisent autour du concept d’ »environnement industriel »
Malheureusement, les pays qui aspirent au développement économique, rejettent encore l’idée de conservation, préservation.
Or, la nature est là, elle apporte des services que l’on essaie de plus en plus de quantifier, de valoriser. Cela est particulièrement vrai pour les forêts.
On développe aussi une agriculture biologique qui respecte les cycles. Certaines terres sont ainsi gardées sans cultures, ce qui limite les écoulements et évite les catastrophes naturelles.

Richard Hallows (Directeur commercial - Groupe Cerestar) : Est-il vrai que la plantation massive d’arbres peut contribuer à l’absorption des gaz à effet de serre? Si oui, y a t-il en France une politique de ce type?

Oui, il y a maintenant des plantations massives d’arbres, là où les forêts ont été le plus décimées, au Kenya, en Haïti, au Brésil…. C’est un enjeu mondial. Cependant, en France, nous ne sommes pas concernés directement par ce problème.

François-Xavier Martin (Président d’Honneur de Crédit X Mines, Secrétaire Général et Trésorier de Géostratégies 2000) : Certains pensent que la réalisation des objectifs environnementaux (plus 1,5 ou 2°) impose de ne pas extraire tout le pétrole existant dans le sous sol de la terre ?
Qu’en pensez-vous?

Bien sûr, une grande partie de ces ressources doivent rester dans le sous sol pour atteindre ces objectifs.
Il faut savoir se limiter pour pouvoir maîtriser les conséquences.

Jean-Claude Richard (Ancien Ambassadeur de France en Asie Centrale) : Pourquoi toujours se poser en coupable et ne pas rappeler que la France est un très bon élève sur le plan environnemental, qui émet deux fois moins de CO2, par habitant, que l’Allemagne et trois fois moins que les USA et le Canada?

La France ne culpabilise absolument pas. Elle revendique le sentiment d’être exemplaire.
La Loi Royal de transition énergétique vers une croissance verte en est le meilleur exemple.
Elle a également très bien joué son rôle d’organisateur de la COP 21 et œuvre activement en ce moment à son succès. Elle soutient des initiatives intéressantes comme la présentation, par tous les pays, de leurs contributions nationales dans la lutte contre le réchauffement climatique.
Elle appelle aussi de ses vœux la création d’un fonds vert de 100 milliards de dollars en faveur des pays les plus pauvres et vulnérables pour leur permettre de s’adapter aux changements climatiques.

Jacques Taranger (Inspecteur du Personnel Civil de la Défense) : Que pensez vous de l’utilisation de satellites spécialisés qui ont l’avantage de « surveiller » la planète entière avec des mesures précises dans la durée?

Le France s’engage résolument dans cette voie. Le CNES porte le projet « MicroCarb », un micro satellite qui va cartographier à l’échelle planétaire les sources et les puits de CO2. Il va mesurer les flux de CO2 mais aussi de méthane (deuxième gaz à effet de serre). Le lancement est prévu en 2020 et la France finance au départ à hauteur de 25 millions d’euros (sur un total de 175 millions).

Marie-Clotilde HINGRAY
Propos non revus par intervenants

Rencontre avec Haïm Korsia, Grand Rabbin de France

 


 

 

Le mercredi 21 octobre 2015,  Géostratégies 2000 a reçu dans les Salons du Palais du Luxembourg, le Grand Rabbin de France, Haïm Korsia, un homme de foi, qui a donné à un auditoire captivé, une belle leçon d’humanité et de tolérance. Cet ancien Aumônier des Armées et de l’Ecole Polytechnique, fin connaisseur des questions géostratégiques et de défense nationale, a livré un témoignage pertinent, que ce soit sur les questions actuelles d’éthique, les interrogations sociétales ou le dialogue interreligieux.  Il a également distillé de précieuses recommandations pour faire face à la crise morale et spirituelle que nous traversons.

 

Haïm Korsia a tenu à souligner en préambule que l’engagement était une valeur essentielle à ces yeux.

« Elle peut faire peur à nos sociétés, centrées excessivement sur la recherche du plaisir et l’hédonisme. Elle doit être au cœur de nos vies comme elle l’est pour notre armée ».

Lors des obsèques des dix militaires français tués à Uzbin, en Afghanistan, au cours d’une embuscade, le Président de la République avait évoqué dans son discours des « victimes ».

A mon sens, leur engagement en faisait non des victimes mais des héros, s’exclame Haïm Korsia.

L’engagement ne saurait souffrir d’aucune entrave ni précaution, car il empêche de croire que nous pouvons changer les bases de la société. Il sous-entend que de la défiance.

Si les Juifs avaient appliqué ce principe de précaution, ils seraient toujours en esclavage, de l’autre côté de la Mer Rouge, plaisante-t-il.

Ils avaient confiance en leur capacité à changer leur destin pour avoir une vie meilleure.

Il en est de même aujourd’hui. Nous devons avoir la force de réinventer notre futur, unis malgré nos peurs.

Parmi ces peurs celle de l’étranger.

Nous avons la chance de vivre dans une société laïque, à pouvoir y être croyant ou non. Nous nous côtoyons avec nos différences sociales et religieuses, car nous avons un socle commun de valeurs.

 

Prenons ainsi la question des migrants, qu’il serait, selon moi, préférable d’appeler des réfugiés.

 

Elle nous interpelle actuellement.

 

« Tu aimeras l ‘étranger comme toi-même », nous enseigne la Bible. Nous sommes tous étrangers les uns vis-à-vis des autres, les différences sont nécessaires. Dieu préfère que nous soyons rassemblés, même contre lui, que désunis en son nom. Les religions feraient bien de méditer cela.

Il faut construire de l’unité, mais pas de l’uniformité, sinon on n’apprend rien de l’autresi cen’est notre propre reflet. Dieu a distingué chacun et chacune, le génie de chaque peuple est nécessaire au fonctionnement du monde. Il faut des mélanges pour obtenir un alliage unique. Il faut être capable d’intégrer des différences pour partager ensemble, c’est cela le dépassement, et c’est ce qui donne sens au concept de « nation », souligne Haïm Korsia, qui regrette que l’engagement citoyen s’amenuise peu à peu. On n’envisage plus un nouveau possible, or, au-delà du possible, il y a un autre possible, et c’est ce qui doit nous faire avancer. C’est aussi ce que martèlent les religions. Chez les catholiques, au moment de l’eucharistie, le croyant incorpore du pain, qui est devenu le corps du Christ, grâce à la parole du prêtre. Il devient alors un « petit Messie » C’est la même chose chez les juifs.

Il est aussi primordial de rêver. Comme l’a dit Max-Pol Fouchet, homme de radio et de télévision, inventeur d’émissions littéraires comme « Le Fil de la Vie » et « Lectures pour Tous », « le chemin le plus direct de A àB n’est pas la ligne droite mais le songe ». Désormais, on oublie de rêver d’une France fraternelle. Heureusement, il y a eu un sursaut le 11 janvier. Comme l’a dit le Président Hollande : « Tous n’ont pas défilé, mais ceux qui ont défilé, l’ont fait pour tous ». Quatre millions de personnes se sont dit : « quel est mon devoir? » Et il était temps, car lors des assassinats de Mohammed Merah à Toulouse, l’indifférence a été terrible et comme le dit si bien Elie Wiesel, « le pire de l’amour, ce n’est pas la haine, mais l’indifférence ».

Nous devons faire vivre cet élan du 11 janvier, retrouver ce bonheur simple d’être français, ensemble, mais avec nos spécificités, conclut Haïm Korsia, Individuellement, nous avons tous une responsabilité et nous devons nous engager pour réinventer le futur.

 

Cette brillante intervention s’est poursuivie par un débat riche en échanges et animé, comme à l’accoutumée, par Raymond Douyère, Président de Géostratégies 2000.

 

Jean-Louis Pierrel (Chargé des Relations Universitaires IBM France- Secrétaire Général Adjoint de Géostratégies 2000) : Quelles explications face à la montée des intégrismes et leur radicalisation?

C’est toujours l’échec de la foi. L’impossibilité de penser avec l’autre, car on considère que sa vie est le modèle à suivre. Il faut lutter contre cela. Dieu demande à ce que l’on respecte la liberté de chacun. Or, l’intégrisme rejette l’étincelle divine des autres.

Raymond Douyère (Président de Géostratégies 2000) : Que penser des intégristes dans le judaïsme?

Ils ne sont pas dangereux et vivent au sein de leur communauté. Ils ne sont pas prosélytes et n’ont pas le souci de convertir. C’est plus compliqué pour une religion à vocation universelle. Historiquement, il y a eu l’Inquisition, les Conquistadores chez les catholiques. On imposait la religion par l’épée.
Cela n’existe pas dans le judaïsme.

 

Jean-Loup Pinet (Président JLP Marine Consulting): Comment vis tu ton rôle de « jeune » Grand Rabbin, au milieu des représentants des autres religions, plus âgés?

L’âge est une théorie abstraite. Nous avons l’habitude de travailler ensemble et l’entente est très bonne. D’ailleurs, j’ai déjà coécrit un livre avec un représentant de la communauté protestante et c’est un cardinal qui a rédigé la préface. Un bel exemple de fraternité et de dialogue.

La jeunesse est un âge où on ne dit pas les choses, mais où on les construit.

 

Jean Yves Le Fevre (Ancien Directeur d’Exploitation à la Banque Hervet - HSBC) : On parle d’intégrisme, mais pourquoi ne pas parler directement de l’Islam, puisqu’aujourd’hui, c’est cette religion qui pose problème?

En 1905, la loi de séparation des Églises et de l’État a fait des juifs et des protestants des victimes collatérales. Concernant l’Islam prenons la question du voile. Si celui ci est une prescription, il est aussi devenu un symbole politique. Je l’ai toujours affirmé, mais je n’ai pas été suivi. Ordonner d’enlever le niqab n’est pas un acte islamophobe, mais un acte républicain.

Parallèlement, la création d’une aumônerie musulmane en 2005 a été une bonne décision. Cela a rendu une dignité aux Musulmans et ils ont eu une représentativité.

Il faut aussi être conscient que la religion n’empêche pas l’engagement. Notre credo, tous cultes confondus, c’est : « Que pouvons-nous faire pour l’État? » Des associations comme le Secours Catholique Français apportent leur aide en tant que citoyens et non en tant que religieux. Aucun certificat de baptême n’est demandé.

Jean-Louis Pierrel (Chargé des Relations Universitaires IBM France - Secrétaire Général Adjoint de Géostratégies 2000) : Quelle est votre analyse face à la possible transformation de l’humanité suite aux révolutions technologiques (cœur artificiel, intelligence artificielle, learning machine…)?

Les juifs font Shabbat. Cela dure 24 heures, pendant lesquelles ils n’utilisent ni téléphone, ni voiture, ni internet et cela leur permet de retrouver leur humanité, de se désintoxiquer.

Il est nécessaire d’intégrer les transformations, mais sans oublier ce qu’est l’humain.
Aujourd’hui, grâce à de nouvelles techniques médicales, on réussit à apaiser la douleur j’applaudis.

L’impossibilité d’avoir un enfant naturellement est souvent une telle souffrance que je comprends la Procréation Médicalement Assistée. Dieu a instillé du Mal pour nous obliger à le réparer. Dans son Encyclique sur la Nature, le Pape François exprime ses préoccupations environnementales et nous appelle à travailler et à conserver la Terre, notre bien le plus précieux.
Toutes les religions ont une vraie préoccupation sur ce qu’est l’humain, et sur ce qui l’entoure.

 

Raymond Douyère (Président de Géostratégies 2000) : Quelle est la position de votre religion sur les grandes évolutions sociétales?

Nous sommes opposés aux directives anticipées sur la fin de vie. Personne ne peut témoigner de ce qu’il ne connait pas. Comme le dit si joliment Georges Braque, « j’aime la règle qui corrige l’émotion. » Cela pourrait être la plus belle définition des religions

 

Jean-Pierre Duport (Ancien Préfet de la Région Ile de France) : On parle d’un nombre croissant de Français partant pour Israël. Confirmez-vous cette tendance?

Au delà même des juifs de France posons-nous la question du départ de beaucoup de jeunes Français à l’étranger. C’est le manque de foi en leur avenir. Pour les juifs, c’est plus aigu car ils ne sentent plus en sécurité. Le détonateur a été les assassinats de Ilan Halimi puis ceux commis par Mohamed Merah.

Les répercussions se ressentent seulement maintenant  car les formalités sont longues avant de franchir le pas et leur départ m’inquiète car il est révélateur en partie de notre impuissance à leur offrir une autre alternative

Il y avait un adage qui disait « Etre heureux comme un juif en France ». J’aimerais pouvoir le réentendre.

 

Jean-Claude Richard (Ancien Ambassadeur de France en Asie Centrale) : Vous avez repris en d’autres termes les devises de Napoléon « Impossible n’est pas français » ou « Je fais mes plans sur les rêves de nos soldats endormis »

Y voyez-vous un besoin de rêve réalisable pour les Français?

On est toujours parvenu à dépasser ce qui était jugé comme insurmontable, par exemple la perte de l’Alsace-Moselle. Lors de l’Affaire Dreyfus, les juifs des États Baltes disaient qu’un « pays qui se fracture en deux pour un pauvre petit capitaine juif, est un pays où il faut vivre »

Nous avons besoin de la fermeté de l’État, il doit rappeler les règles et les limites.

On se rassemble dans la souffrance et la joie. En France, cela s’est produit lors de deux moments forts, le 12 juillet 1998, après avoir gagné la Coupe du monde de Football et le 11 janvier 2015, moment intense d’émotion, de recueillement et de fraternité.

« Economie mondiale : le pire est-il à venir ? »

P1010420Le mercredi 3 juin, Géostratégies 2000 a reçu autour d’un petit déjeuner dans les Salons du Palais du Luxembourg, Jean-Hervé Lorenzi, Président du Cercle des Économistes. Ce brillant économiste, qui a notamment enseigné à Paris Dauphine et qui a publié en 2014 « Un monde de violences. L’économie mondiale 2015-2030 », nous a livré les clés nécessaires pour mieux penser la trajectoire de l’économie mondiale d’ici à 2030. Il analyse les tensions de plus en plus lourdes, qui nous entourent, mais propose également des pistes pour éloigner les menaces de conflit. Accepter, entre autres, de dépasser nos contradictions, de bouleverser nos habitudes et nos modes de régulation, tant au niveau mondial, qu’européen et français.

Face au ralentissement évident et inéluctable de la croissance mondiale, je suis frappé par la timidité des mesures de politique économique. Les propositions sont beaucoup trop simplistes et répétitives, lance d’emblée Jean-Hervé Lorenzi, qui réfute cependant l’idée d’une « décrépitude permanente ». Les banques centrales sont-elles devenues les nouveaux maîtres du monde avec leur politique de « quantitative easing »? Sont-elles légitimes dans ce nouveau rôle d’injection de liquidités? Certes, cela a permis de revivifier l’économie mondiale, mais il en découle une croissance faible à long terme et il est très difficile de sortir de ce dispositif. Les politiques monétaires classiques ont vécu. Notre priorité doit être l’allégement de la dette. Elle ne devrait plus augmenter, mais pour observer une réduction, il faudra attendre la génération de nos petits enfants, explique Jean-Hervé Lorenzi. A court terme, des décisions de bon sens pourraient apporter un souffle novateur. En France, la dette représente 90 à 100% du PIB. Or, la Grande-Bretagne a pu supporter 250% de dettes publiques grâce à des taux d’intérêt très faibles, qui s’étalaient sur 20 à 30 ans. Il serait donc habile d’allonger la duration de la dette, qui est actuellement de 7 ans dans notre pays contre 15 en Angleterre. L’Agence Française du Trésor pourrait émettre à 15, voire 30 ans au lieu de 6 mois ou un an. Au final, le caractère anxiogène s’en trouverait amoindri. Il faut également aider financièrement les PME, voire les TPE, qui sont pénalisées par le non respect des délais de paiement des grandes entreprises, souvent d’anciens groupes publics. Cela leur coûte environ 12 milliards d’euros par an. Si les règles étaient plus strictes, elles pourraient récupérer 2 à 3 milliards d’euros. Les politiques économiques ne se résument pas à plus ou moins d’austérité. La rigueur est nécessaire, mais il faut aussi penser de manière plus imaginative et moins frileuse. Cela redonnerait du dynamisme. Malheureusement, convaincre Bercy n’est pas une mince affaire, regrette Jean-Hervé Lorenzi.

UN ÉTAU DE CONTRAINTES

L’économie mondiale souffre d’un entrelacs de contraintes. Certaines sont anciennes, d’autres plus récentes, comme la panne du progrès technique. Le secteur du numérique apparaissait comme un eldorado prometteur, or, le monde n’a jamais créé autant d’emplois si peu qualifiés. Sur les 250 000 nouveaux emplois aux USA, 192 000 ne demandent aucune compétence particulière. Chez Amazon, seuls 5% des salariés travaillent sur des logiciels high tech. La grande majorité étant employée à des tâches d’emballage et d’envoi de colis. Par ailleurs, entre 1995 et 2005, les pays développés ont décidé de privilégier le consommateur. Cela a provoqué d’incroyables mouvements de délocalisation. Les pays de l’OCDE ont transféré 20% de leur valeur ajoutée vers les pays émergents. Avec de terribles conséquences. La part de la production industrielle aux USA est passée de 25 à 30 % à moins de 10% aujourd’hui. De ce fait, la population active diminue, les salaires sont stables, voire décroissants. La dette privée  explose Outre-Atlantique, et la dette publique en Europe. Lorsque la BNP annonce le 9 août 2007 qu’elle va fermer deux fonds qui contiennent des produits « subprimes », le monde n’imagine pas encore l’ampleur du désastre, remarque Jean-Hervé Lorenzi. Les créances douteuses sont alors chiffrées à 40 milliards de dollars, mais très vite les estimations sont revues à la hausse. L’OCDE évoque 280 milliards, le FMI 800 milliards, avant que la communauté internationale ne tombe d’accord sur le chiffre astronomique de 4000 milliards de dollars. Avec la faillite de Lehmann Brothers, à la fin de l’été 2008, le couperet tombe. Personne ne peut nier la très mauvaise maîtrise de la finance internationale. Les politiques s’activent et à partir de 2010, la dette est devenue le principal enjeu.

Les pays réduisent simultanément leurs dépenses publiques, ce qui entraîne des multiplicateurs de baisse d’activité. Un euro de dépenses en moins étant égal à 1,5 euro d’activités en moins, observe Jean-Hervé Lorenzi, qui insiste sur l’univers radicalement différent dans lequel nous vivons aujourd’hui et encore très difficile à conceptualiser.

UN MONDE AU BORD DE LA RUPTURE

Une situation d’autant plus délicate que les anciennes contraintes n’ont pas été résolues, ajoute-t-il. Le rêve de relocalisation est loin de se matérialiser. Certes, les USA opèrent un retour vers le gaz de schiste et la pétrochimie, mais pour le moment cela a encore peu d’impact (plus 0,02 points de PIB). Quant au numérique, il oscille entre 4 et 5 points du PIB. Pour réactiver nos systèmes de production, il faudrait des investissements massifs, mais comment les financer s’interroge Jean-Hervé Lorenzi, également préoccupé par l’explosion des inégalités. Les rapports changent. Il y a encore dix ans, le patrimoine moyen représentait trois années de revenu moyen. Or, désormais, il faut attendre dix ans. Les classes moyennes s’inquiètent, le déséquilibre entre revenus et patrimoine s’accentue.

Il faut aussi intégrer l’idée d’une financiarisation  de l’économie. La gouvernance mondiale et les G20 ont fait la preuve de leur incapacité à contrôler la finance. Celle-ci a sa propre logique, c’est une industrie propre, qui doit toutefois garder une part suffisante de financement réel, note-t-il. Par ailleurs, et comme le soulignait Braudel, l’histoire du monde, c’est l’histoire de la démographie. Or, le vieillissement de la population dans nos pays développés freine l’innovation. De plus, cela entraîne un surcoût pour les retraites et la protection sociale, de l’ordre de 3 à 4 points du PIB. Pour rebondir, il faut une capacité d’investissement massif, donc une épargne entre les mains des actifs, mais c’est le schéma inverse qui prévaut puisque ce sont les inactifs qui détiennent 60% de l’épargne. Résultat, les taux d’investissement ont chuté depuis 20 ans dans nos pays et les gains de productivité partout dans le monde. En Chine, ils sont passés de 7 à 3,5 et aux USA, de 4 à 2.

Avec de tels paramètres, la croissance potentielle s’annonce faible, entre 1,5% en France et 1% en Allemagne, avance Jean-Hervé Lorenzi, avant d’évoquer la thèse de la « grande stagnation », qui alimente actuellement le débat aux USA et qui s’appuie sur l’évolution de l’histoire. Pendant les 15 premiers siècles, il n’y a eu aucun gain de productivité, puis le Royaume-Uni et les Pays Bas ont décollé, annonçant l’accélération de ces 200 dernières années.

Comment le monde va-t-il pouvoir financer sa réorganisation? Tel est le défi qui se pose à nous. Comment pourra-t-il équilibrer l’investissement mondial et l’épargne disponible, de plus en plus rare? Malheureusement, les surplus d’épargne sont derrière nous, comme lorsque le nucléaire français était financé par une épargne privée, garantie par l’Etat. Nous devons inventer de nouveaux modèles, qui intègrent la complexité de notre environnement, car les contraintes se renforcent, avec des risques de ruptures financière, sociale et géostratégique, conclut Jean-Hervé Lorenzi.

Le passionnant exposé de Jean-Hervé Lorenzi a été suivi d’un débat riche en échanges et animé, comme à l’accoutumée par Raymond Douyère, Président de Géostratégies 2000

Francis Babe (Directeur des Etudes Association Régionale des Auditeurs IHEDN) : Le monde est gorgé de liquidités. Un jour, mais quand ? Quelqu’un constatera que tous les dollars, euros ou yuans ont autant de valeur que les assignats de 1798. Quelles seront les conséquences mondiales de cet effondrement?

Antoine Cazard (Consultant) : Selon vous, il n’y a pas de solution pour alléger la dette? Depuis toujours, la solution n’a-t-elle pas été d’euthanasie les rentiers?

Il y a un ouvrage très intéressant, intitulé « History of Interest Rates », qui décrit les relations entre créanciers et débiteurs. Il y a toujours une logique de culpabilité. Le rendement et la durée évoluent en fonction du rapport de force entre créanciers et débiteurs. Tout n’est pas noir ou blanc. A un moment, un équilibre s’impose. Pour la Grèce, par exemple, si l’Union Européenne la fait sortir de l’euro, elle perd 100% de la mise. Dans le cas contraire, elle peut espérer récupérer1%.
Tout cela est très relatif, c’est la vie des affaires.

En 2011, la notation de la dette américaine a été dégradée, un mauvais signal atténué par la crise grecque. A une réunion des ministres de l’eurozone, le secrétaire d’Etat au Trésor américain insiste beaucoup sur la dette grecque. Avec un seul objectif, mettre au second plan l’image de la mauvaise notation US.

Il n’y a pas de solution binaire, l’histoire du monde est faite de restructurations de dettes.

Vice-Amiral Jean-Louis Vichot (Délégué Général de l’UDESCA) : Le transfert de la production a handicapé l’Occident mais a permis l’apparition d’une classe moyenne dans les pays émergents.

Quand serons-nous les travailleurs des pays émergents? Leur croissance peut-elle profiter à nos économies occidentales?

La croissance des pays émergents est utile, mais pas exceptionnelle. Elle a favorisé un développement de la consommation de la population la plus pauvre dans nos pays, puisque beaucoup de produits sont devenus beaucoup plus accessibles.

Mais, il y a aussi des victimes de la mondialisation,  comme la caissière monoparentale à temps partiel, qui gagne 800 euros par mois.

Le bilan est à nuancer. Certes, il apporte de la croissance, mais il accentue aussi la pauvreté, surtout chez les jeunes.

Luc Debieuvre (Global PrivateEquity Partner) : A partir de quel niveau de taux d’intérêt estimez-vous que la situation financière de la France puisse être considérée comme critique?

Difficile, car les situations changent très vite.
Les taux d’intérêt ont augmenté aux USA, donc la valeur du dollar aussi. Cela signifie-t-il que l’argent va revenir vers les places financières américaines et quitter les pays émergents? Il n’y a pas de réponse claire.

A-t-on progressé dans la gouvernance mondiale?

Non, je ne le pense pas. Nous sommes de plus en plus en décalage avec une vision coopérative économique.Les Occidentaux vont devenir les retraités favoris des pays émergents, mais, à l’inverse, notre industrie manufacturière (principalement d’armements) est tirée par des pays comme l’Inde et le Qatar.
Le commerce mondial traverse un fort ralentissement, les zones ont tendance à se protéger, on va de plus en plus vers une segmentation du monde.

Raymond Douyère (Président de Géostratégies 2000): Va-t-on vers une disparition des banques et l’apparition d’une économie grise que l’on ne pourra plus taxer?

Je ne crois pas à la dématérialisation du système bancaire. Le financement économique européen se fait par les banques, celui des USA passe par le marché. En revanche, tout ce qui a trait à l’intermédiation se fait de plus en plus en dehors du système bancaire.

Pour un acte de financement,  je prête et en contrepartie, j’ai des garanties. Je prends des risques, mais j’ai des garanties toujours concrètes.

Toutefois, je crois à l’obscurité du système financier. Il est désormais obligé de mettre dans son bilan de quoi assumer un éventuel choc, ce qui augmente les fonds propres. Mais, il y des mécanismes qui échappent à cela, comme les OTC, les systèmes sans garantie. On doit toujours trouver une manière de garantir le risque.

Je n’adhère pas à l’idée du déclin français, à la faillite des élites. Nous vivons dans une société riche, égoïste, mais dynamique, surtout au niveau de la jeunesse. Sur les campus, le nombre de start up qui se créent est impressionnant. Pour stimuler ces élans, il faut absolument soulever le couvercle des formalités administratives.

Au niveau européen, la situation financière n’est pas dramatique, mais il faut relancer la mécanique avec quelques milliards d’euros sur la table, suivre l’exemple de la Chine qui a injecté 10% de son PIB en 2008. Il faut relativiser ! Regardez le Japon, décrit comme le modèle à suivre dans les années 80 et qui est maintenant une société vieillissante.

« Présentation de la future Armée de Terre »

 

carton armée de terre

28 Mai 2015 à l’École Polytechnique par le Général d'Armée Jean-Pierre BOSSER, Chef d’État-major de l'Armée de Terre : invitation de l'ensemble des membres de Géostratégies 2000.

« Renforcer le consentement à l’impôt : pourquoi et comment? »

P1010054

Le 14 avril 2015, Vincent Drezet, Secrétaire Général du Syndicat National Solidaire -Finances Publiques était l’invité de Géostratégies 2000, autour d’un petit déjeuner organisé dans les salons du Palais du Luxembourg. Alors que la contestation fiscale gronde de toute part, cet Inspecteur principal des finances publiques a tenu à clarifier la situation et à rétablir des vérités. Il a aussi souligné qu’une politique fiscale n’est pas neutre et qu’elle dépend avant tout de choix de société. Tout en reconnaissant que des aménagements et des orientations nouvelles étaient souhaitables.

« Nous payons trop d’impôts ». Ce sentiment diffus se propage de plus en plus dans l’opinion publique et pourtant, l’impôt crée un lien entre l’individu et la société où il vit, avance prudemment Vincent Drezet, avant de brosser un rapide état des lieux. Au départ, il y avait surtout des prélèvements d’autorité, assez conjoncturels, pour financer une guerre ou punir des populations. Puis, petit à petit, le système est devenu permanent, le véritable tournant datant de 1314, sous Philippe Le Bel. Les révoltes sont fréquentes contre le pouvoir royal absolu, qui perçoit ces impôts, et cela va aboutir à la Convocation des Etats Généraux en 1789. Le Tiers Etat est excédé de payer un lourd tribut, alors que la Noblesse et le Clergé sont exemptés. L’article 14 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen rétablit le principe de consentement, mais cela ne suffit pas à éteindre toutes les contestations qui, d’ailleurs, sont toujours d’actualité remarque Vincent Drezet, qui cite en exemple le mouvement des « Bonnets Rouges »contre l’éco taxe.

UN SENTIMENT DE « RAS LE BOL »

Cette vague d’incompréhension est assez inquiétante, de plus en plus de contribuables viennent exprimer leur mécontentement au sein même de l’administration des finances publiques, parfois même en reflétant ainsi un discours populiste dangereux. Pourtant, observe-t-il, jusqu’au début du 21ème siècle, il y avait une bonne acceptation de l’impôt. Les Français étaient prêts à payer un peu plus pour avoir des services publics de meilleure qualité. Mais, à partir de 2008, la tendance s’inverse. La moitié des Français réclame une baisse d’impôts, et est prête à concéder, en échange, une réduction des services publics. L’internationalisation des échanges, la mondialisation, la financiarisation de l’économie créent un monde plus instable et déséquilibré, où les crises se succèdent, notamment celle des subprimes aux USA, ou encore, la crise de la Grèce. Les citoyens ne supportent plus une répartition des richesses de plus en plus injuste, des revenus salariaux en constante diminution. Parallèlement, le chômage, la baisse du pouvoir d’achat et la hausse des dépenses sociales creusent la dette et le déficit public.

Notre système fiscal, qui est d’une grande complexité, souffre d’un manque de lisibilité. Il ne dispense pas assez d’informations claires, affirme Vincent Drezet. Cela est flagrant avec les niches fiscales qui, dans l’esprit d’une majorité de Français, permettent aux plus riches d’épargner, tout en réduisant le montant de leurs impôts. L’instabilité fiscale est également très préjudiciable. Le choix gouvernemental de réduire le déficit public est souvent mal perçu. Le contribuable ne se sent pas responsable de cet état de fait, et accepte de plus en plus difficilement un système fiscal jugé injuste et compliqué.

La société devient de plus en plus individualiste, le discours sur un prétendu assistanat se développe.. La critique gronde face aux dérives des institutions et à la fraude fiscale, qui représente un manque à gagner de 60 à 80 milliards pour la France et de 1000 milliards d’euros pour l’Union Européenne.

Cela peut aussi déboucher sur des distorsions de concurrence. Les PME, par exemple, sont beaucoup moins bien armées que les grosses entreprises, qui jouent à fond l’optimisation fiscale.

Pour les ménages, le scénario est le même.

Par ailleurs, insiste Vincent Drezet, le paysage fiscal diffère selon les pays, en fonction du niveau de leurs services publics et de leur protection sociale. En France, les prélèvements obligatoires atteignent un niveau élevé, environ 46% de la richesse nationale (avec, symétriquement, un haut niveau de dépenses publiques). Cela s’explique par des choix historiques. Ainsi, après guerre, la loi Laroque crée une couverture sociale pour l’ensemble de la population, gérée par les partenaires sociaux et financée par les cotisations des employeurs et des salariés. En revanche, aux USA, le système de santé est financé à 55% par le secteur privé. Une orientation différente, plus chère et moins uniforme, où le coût des dépenses de santé se monte à 17% du PIB, alors qu’en France, il n’est que de 11%.

EXPLIQUER LES ENJEUX ET LES PRIORITÉS

En France, les recettes fiscales atteignent un montant quasi similaire à celui des autres pays de l’Union Européenne. Pourtant, les taux sont plus élevés que la moyenne, notamment ceux qui touchent les sociétés. Mais, le C.I.C.E., les mesures dérogatoires ou encore les possibilités de déductions ( provisions…) du bénéfice sont autant de dispositions et de niches qui permettent de niveler l’ensemble, note Vincent Drezet, qui précise que, souvent, grâce à des mesures comme le crédit d’impôt-recherche, les grands groupes ont un taux d’imposition inférieur à celui des PME.

La base de l’assiette est trop étroite, et le constat est exactement le même pour les ménages. Ce contexte, assez confus, qui prévaut aussi pour les taxes locales, très archaïques, alimente l’incompréhension. Sans oublier la TVA, qui constitue la moitié des recettes fiscales.

Tout ceci engendre une évolution dangereuse pour la vie en société, une méfiance de plus en plus marquée vers les élites et nourrit un grand absentéisme électoral.

Comment faire pour réconcilier les Français et l’impôt, s’interroge Vincent Drezet. A l’évidence, le discours macro-économique généraliste ne suffit plus. Pour convaincre, il serait préférable de s’adresser aux français en imaginant une société sans impôts, où seuls ceux qui utilisent un service le paient. Cela signifierait un système éducatif privatisé (10 000 euros pour le lycée, 8000 euros pour le collège par élève et par an), un système de santé également privatisé, y compris les pompiers et tous les services aujourd’hui publics. Or, une réflexion s’impose, lorsque l’on sait qu’un départ du feu coûte plus de 5000 euros de l’heure. Le scénario serait le même pour les routes, avec de nombreux péages à acquitter. C’est un raisonnement par l’absurde, mais ces exemples sont très parlants. Cela démontre que lorsque l’on paie des impôts, on en retire aussi un bénéfice. Il y a toujours une incidence sociale et économique vertueuse à la mise au pot commun.

Où se situe la frontière entre actions privées et publiques? Que doit prendre en charge la société ? Voilà des questions essentielles qui doivent être posées. Toutefois, les comparaisons internationales sont faussées à cause de systèmes fiscaux disparates. L’absence de politique fiscale commune dans la zone euro est un handicap. Une harmonisation de l’imposition sur les entreprises changerait la donne. Les grands groupes sont très mobiles et établissent leur siège là où les conditions sont les plus favorables, assène Vincent Drezet. Il faut aussi s’attaquer à la TVA et à la grande fraude inter communautaire actuelle. Cette fraude est organisée entre plusieurs groupes (secteurs du commerce, des composants électroniques, de la téléphonie mobile et du textile) pour obtenir le remboursement par un Etat de l’Union d’une taxe qui n’a jamais été acquittée en amont, ou pour réduire le montant à payer. Elle s’élève en France à un peu plus de 25 milliards d’euros. Il faut aussi intensifier les échanges automatiques d’information concernant les revenus de source étrangère. Pour appliquer correctement la loi fiscale, Il est impératif que chaque administration fiscale ait toutes les connaissances disponibles sur ses ressortissants à l’échelle mondiale.

Il faut également exploiter de nouvelles pistes, adapter les règles fiscales à l’ère numérique et taxer les bénéfices là où la valeur est créée. Dans le viseur, Google, Facebook, Apple et Amazon.

La fiscalité comportementale, taxe sur les boissons, certains produits alimentaires et le tabac est également à l’étude, conclut Vincent Drezet, qui recommande la plus grande pédagogie pour traiter ce chantier explosif.

L’intervention de Vincent Drezet a été suivie d’un débat animé par Raymond Douyère, Président de Géostratégies 2000, et qui a donné lieu à des échanges riches et variés.

Régis Paranque (Inspecteur Général (H) des Finances) : La suppression de la première tranche du barème de l’impôt sur le revenu n’est-elle pas une erreur majeure ?

C’est l’aveu qu’il y avait eu une augmentation d’impôts trop importante pour une partie des contribuables. Toutefois, c’est un mauvais signal pour la minorité de Français qui paie le maximum de l’impôt sur le revenu. Cela pose le problème de la cohésion nationale et nous éloigne de l’idée de l’impôt citoyen.

Vice-Amiral Jean-Louis Vichot (Délégué Général de l’UDESCA) : Lors de chaque campagne présidentielle, une grande réforme fiscale est toujours annoncée. Quelle piste privilégiez-vous pour 2017 ?

Il est souvent question d’unifier l’impôt sur le revenu et la CSG, qui rapporte, à elle seule, 90 milliards d’euros, et dont le revenu est affecté au budget de laSécurité Sociale, contrairement à l’impôt sur le revenu qui finance le budget de l’État. La CSG a une assiette très large et est prélevée très facilement. L’impôt sur le revenu est plus complexe, mais il est progressif et déclaratif, un point capital dans la démarche citoyenne.
Sur quoi alignerait-on un impôt fusionné? Faudrait-il supprimer le quotient familial et conjugal, le remplacer par un système de crédit d’impôt? Quid de l’affectation des recettes?

Tous ces points ne peuvent être résolus facilement. Selon moi, il serait préférable d’améliorer les deux prélèvements, mais séparément. On peut rapprocher les deux assiettes, mais il faut préserver les deux affectations distinctes(Sécurité Sociale et Etat).

Il faut également mener une réflexion sur la fiscalité des sociétés, s’attaquer au crédit d’impôt recherche et le recentrer sur la « vraie »recherche (2 à3 milliards sur les 6 milliards sont de la pure optimisation fiscale). Les impôts locaux, eux aussi, doivent être révisés sur des bases intelligentes et se rapprocher étroitement des estimations des agences immobilières.

Francis Babé (Directeur des Etudes - Association Régionale des Auditeurs IHEDN) : Pour quels résultats payons-nous des impôts? Nous avons le sentiment de payer toujours plus pour des résultats catastrophiques.

Oui, le sentiment de payer pour les autres se renforce et les contreparties se dégradent. Le système de protection sociale voit ses dépenses augmenter avec le vieillissement de la population, un taux de fécondité élevé, des charges liées à l’éducation et à la santé de plus en plus lourdes.

Et en parallèle, la désertification des services publics dans les zones rurales s’accentue. Conséquence de la volonté de réduire les déficits et la dette publique. La logique des politiques de rigueur est posée.

Lors de mesures d’allègement d’impôts, il faut voir si leur coût est supérieur ou inférieur à ce que l’on en a retiré économiquement.

Le tableau n’est pas entièrement noir. L’État continue sa politique d’investissements publics. Il y consacre environ 85 milliards d’euros.

Mais, le maître mot doit être l’efficacité.

François-Xavier Martin (Président d’Honneur de Crédit X Mines. Secrétaire Général et Trésorier de Géostratégies 2000) : Des taux d’imposition apparents beaucoup plus élevés que les taux réels ont de graves conséquences sur l’image internationale de la France (manque d’attractivité).

Nos politiques -en particulier socialistes- semblent totalement ignorer ce problème et nos concurrents en profitent au maximum.

Oui, celui nuit à l’image de la France, mais surtout pour les entreprises moyennes. Les grands groupes ont plus de marge de manœuvre. D’ailleurs, une plaisanterie court dans les couloirs de Bercy, comme quoi ceux- ci choisiraient eux- même leur taux d’imposition.

Cependant, nous avons aussi l’Agence Française pour les Investissements Internationaux, qui vante à l’extérieur des frontières notre forte productivité, ainsi que le nouveau C.I.C.E.

La taxe à 75% a été improvisée et analysée comme une volonté de taxer les agents économiques qui investissent. Cela a tué le débat sur la progressivité de l’impôt. C’était incohérent et non rentable.

Au final, on ne peut pas vraiment parler d’indifférence, il y a plutôt un double discours qui doit absolument être rééquilibré et réorienté.

Jean-Claude Richard (Ancien Ambassadeur de France en Asie Centrale) : Tous les gouvernements d’Europe, à l’exception de la France, ont aboli l’ISF. Cet impôt est-il productif ou contre productif ?

Oui, c’est une spécificité française. Il rapporte 4 milliards d’euros et est acquitté par 300 000 contribuables. Payé avec les revenus du patrimoine, il constitue de fait une surcote par rapport à l’impôt sur le revenu peu progressif. Il a été créé par Michel Rocard pour financer le RMI.

Il est accusé de favoriser l‘exil fiscal, mais c’est tout relatif. Avant 2011, seuls 0,12 à 0,14% de Français ont quitté leur pays, et parmi ceux-ci, 30 à40% sont revenus. En revanche, il ne faut pas sous estimer l’attractivité de destinations voisines comme la Belgique.

Si on réformait l’impôt sur le revenu et si on supprimait les niches fiscales, on pourrait supprimer l’ISF. Toutefois, il serait judicieux de l’aménager. Il serait préférable d’avoir des taux très faibles sur des bases très larges. Ainsi, on rétablirait un certain équilibre entre les couches aisées et les très aisées qui réussissent à y échapper.

Enfin, l’argument selon lequel les prélèvements obligatoires nuisent à l’activité économique est contestable. Si cela s’avérait juste, la France ferait partie des pays les moins riches. Or, son PIB s’est élevé en 2014 à 2100 milliards d’euros. Il faut raison garder. Au reste, ce sont les pays les moins avancés qui présentent le taux de prélèvements obligatoires rapporté au PIB le moins élevé…

Christophe Bouchez (Avocat - Cabinet Veil-Jourde) : L’amélioration du consentement à l’impôt ne passe-t-elle pas d’abord par une meilleure utilisation des deniers publics? Suppression des dépenses inutiles, concentration vers les missions régaliennes ?

Il faut avoir en tête la question suivante : quel est le niveau d’action publique souhaité, sur le plan de la santé et de l’éducation nationale notamment. Quel est notre objectif commun, tout en prenant également en compte la nécessaire correction des inégalités. Celles-ci se développent dans les pays anglo-saxons, conséquence d’un système fiscal moins présent qu’en France avec, parallèlement, des dépenses importantes en faveur des mécanismes privés (assurances santé privées par exemple).

Des réformes structurelles doivent avoir lieu, mais il faut bien les cibler.

Les salariés se sentent en régression salariale. Pour contrebalancer ce manque à gagner, il faudrait renforcer leurs droits, par exemple.

La fiscalité peut également jouer un rôle de rééquilibrage. Pour mettre à contribution l’ensemble des richesses et pas seulement les revenus du travail, on pourrait fiscaliser les ressources venant de la Sécurité Sociale. C’est une piste à étudier. De même, les entreprises qui embauchent devraient avoir une imposition fiscale plus avantageuse. Il faut prendre en compte la valeur ajoutée.

Raymond Douyère (Président de Géostratégies 2000) : Comment lutter contre la fraude fiscale ?

Le poids de la fraude fiscale internationale est tel qu’il déstabilise notre économie. Pour le moment, nous utilisons uniquement les procédures nationales, nous sommes très mal armés. Il faudrait un système d’échange automatique d’informations, mais la coopération internationale fonctionne mal.

De plus, la baisse de nos effectifs empêche la performance dans ce domaine.

Quelle orientation choisir? La régularisation? La pénalisation? Cette dernière option peut s’avérer dangereuse. Il faut avancer sur le contrôle administratif, adopter une riposte graduée et surtout améliorer au niveau international les moyens juridiques et informatiques.

Jean-Pierre Duport (Ancien Préfet de la Région Ile de France) : Y a-t-il des pays où le consentement à l’impôt est différent ?

Tous les pays sont confrontés à la même défiance. Même la Suède et le Danemark qui, jusqu’à présent, étaient considérés comme des modèles à suivre.

Je tiens toutefois à préciser un point important. En France, les prélèvements obligatoires à destination de l’Etat sont faibles, environ 13,5% du total. La majeure partie des dépenses publiques relève de la Sécurité Sociale. Il faut également prendre en compte la spécificité de notre Défense, qui occupe un poste très important, comparé à la plupart des autres pays membres de l’UE. Une honnêteté dans les comparaisons internationales s’impose pour tenir compte de ce que financent les dépenses publiques et de leur utilité sociale et économique.

Marie-Clotilde Hingray

« Islam de convivance ou Islam de combat ? »

 

Le jeudi 12 mars, Géostratégies 2000 a reçu dans un des salons des restaurants du Palais du Luxembourg, Christian Lochon, Professeur à l’Institut Ghazali de Formation des Imams de la Grande Mosquée de Paris, autour d’un petit déjeuner consacré à un sujet brûlant et complexe : l’islam.  Cet érudit, chargé de cours à Panthéon Assas, a démontré le rôle des différentes lectures et interprétations du Coran, véhiculées au cours des temps, et leur impact sur les orientations prises aujourd’hui au nom de l’islam. Et il s’est efforcé de nous convaincre que les appels au combat de certains musulmans au nom du Coran provenaient d’un manque de connaissance historique du contexte dans lequel ces appels ont été émis.

 

L’enseignement du fait religieux est indispensable, car l’ignorance est terrible et source de conflits, prévient d’emblée Christian Lochon, qui cite l’exemple du Liban. Dans ce pays, ce sont les musulmans qui sont des croyants convertis, et non pas les chrétiens, comme on le croit trop souvent, note-t-il.

Le Coran n’est pas organisé comme la Bible, en respectant un ordre chronologique. Il a été mis en volume pendant de longues années, et ceux qui notaient, au bout de 20 ans, ont décidé de collecter les Sourates par ordre de grandeur, des plus longues aux plus courtes. L’environnement culturel a joué un rôle important, c’était l ‘époque des poètes.  Le ton oratoire, semblable à celui de la poésie pré islamique, prédomine. Or,certains musulmans contestent cette présentation du Coran, remarque Christian Lochon, qui rappelle, par ailleurs, que, dans les sourates, Mahomet se comporte le plus souvent en prophète, faisant appel à la charité et à la solidarité. Mais, parfois, on trouve des versets conjoncturels, en rapport avec son existence personnelle. Il est ainsi allé à Médine, une ville oasis, où sont installées trois tribus juives. Il essaie de les renverser pour prendre le pouvoir, et à cette occasion, on trouve des versets avec une forte connotation anti juive. Ils relatent un épisode de sa vie et non sa pensée profonde. En tout cas, résume, Christian Lochon, la fiabilité de tous ces textes est affirmée et confirmée. Cela a été la même chose pour le christianisme, les Pères de l’Eglise ont reproduit les paroles de Jésus dans quatre Evangiles. Mais cela a été le fruit d’âpres discussions. D’ailleurs, les Coptes ont imposé un cinquième Evangile, celui de Barnabé, note Christian Lochon, avant de se pencher sur les Hadiths, c’est à dire tout ce que le Prophète a dit. Ils sont très nombreux (entre 10 et 15 000) et ont été publiés même après sa mort. Ils ont suscité de nombreuses controverses, qui ont abouti à différentes perceptions théologiques.

 

UNE MULTITUDE DE COURANTS

 

Globalement, on distingue quatre Ecoles, explique Christian Lochon.  Chez les Hanafites, la coutume et la parole des compagnons du prophète ont une grande importance. Ils sont très libéraux, l’opinion personnelle compte beaucoup. Les Malékites, eux aussi, mettent l’accent sur l’avis des compagnons du prophète, et accordent une grande place aux coutumes et aux normes juridiques, mais celles-ci ne doivent pas contredire la loi divine.  Les Shâfiites, qui se positionnent entre ces deux courants, insistent sur le nécessaire consensus de la communauté. Et enfin, il y a les Hanbalites, qui proclament que tous les Hadiths sont valables, et qui exigent l’obéissance au leader musulman, qui détient la vérité.  Ces Ecoles ont constitué la base du droit musulman, jusqu’à l’arrivée au 19ème siècle, du mouvement salafiste wahhabite, plus radical, qui veut ramener l’Islam à sa pureté primitive, qui rejette toute tradition écrite et orale et qui s’en tient à la seule source du Coran. La chute de l’Empire Ottoman, en 1924, a beaucoup renforcé cette idéologie, inspirée en grande partie par les travaux d’Ibn Taymiya, qui a vécu au 13ème siècle à Damas, souligne Christian Lochon. Dans ses écrits, on retrouve un nombre extraordinaire de fatwas, appelant à combattre les juifs, les chrétiens, les mongols, les chiites, les ismaéliens et les druzes. Il vante l’application stricte de la charia et veut imposer l’autorité de l’islam par le djihad A l’heure actuelle, pour justifier leurs actions, beaucoup d’idéologues islamistes se référent à lui, tels les leaders d’Ai Quaida et de Daesh, trouvant des analogies entre cette période et le monde d’aujourd’hui.

De toute façon, comme le proclame l’imam de Marseille, il y a une charia par génération, on prend dans le Coran les passages qui correspondent le mieux aux défis et aux préoccupations en cours.

Cette lecture du Coran était déjà en vogue vers  l’an 800, lorsque les grands intellectuels et philosophes se retrouvèrent à Bagdad et  fondèrent l ‘Ecole du Motazilisme. Un lieu de tolérance et de diversité confessionnelle, où les savants les plus érudits traduisent en arabe toute la science de l’Antiquité grecque et la font parvenir jusqu’en Espagne. Toutefois, un certain esprit contestataire s’y développe aussi, observe Christian Lochon. Ils déclarent que le Coran est fait pour une période limitée, mais pas pour l’éternité. Le Coran a été donné par Dieu à une époque où la civilisation arabe était une civilisation bédouine, qui n’avait rien à voir avec leur mode de vie citadin. La grille de lecture varie selon les époques. Elle peut être écologique, si l’on prend en compte des versets où l’homme est décrit comme gérant de la faune et de la flore, mais aussi beaucoup plus directive, si l’on s’attarde sur les versets recommandant l’obéissance à Dieu, maître suprême. A partir du 11ème siècle, le Motazilisme sera banni, les livres brulés. On retrouve toutefois encore quelques disciples, notamment en Egypte et au Maroc.

 

PLAIDOYER POUR UN ISLAM ECLAIRE

 

Un autre élément clé, pour bien comprendre l’Islam, est l’importance du confrérisme, insiste Christian Lochon. Les premiers rassemblements s’organisent dès le 8ème siècle.  Ils donneront naissance aux dynasties almoravide et almohade. C’est l’émergence des grandes confréries, celle des Qadirlyya et celle des Chaziliya, qui auront de nombreuses ramifications, comme celle des « Derviches Tourneurs » et qui ensuite, seront souvent à l’origine des mouvements nationalistes anticolonialistes. Interdites par les Frères Musulmans et les mouvements radicaux, elles sont un lieu de proximité et de convivance entre personnes en haut de l’échelle sociale et gens du peuple. Des personnalités politiques, économiques  et universitaires s’y ressourcent, dans une atmosphère religieuse, où chacun est l’égal de l’autre. Si une solidarité panislamique s’y développe, le respect pour les non musulmans y est également prôné. L’émir Abdelkader, qui appartenait à la Qadiriyya, en Algérie, a ainsi participé au sauvetage de quelque 10 000 chrétiens contre les Turcs, à Damas.

Au 19ème siècle, un esprit libéral souffle sur l’islam. De petits groupes, dont certains appartiennent à la franc-maçonnerie, sont reçus dans les Ministères, à Paris et à Londres. En 1925,  cette tradition se perpétue avec Ali Abderraziq, Dans son livre, « l’Islam et les Fondements du pouvoir », ce théologien égyptien, défenseur de l’orthodoxie donne une réponse modérée à la suppression du Califat en Turquie et se pose en réformateur. Il soutient la séparation du politique et du religieux, du temporel et du spirituel. La jeunesse doit connaître cette littérature, qui prouve que l’islam est compatible avec la démocratie, martèle Christian Lochon. Le terme de Calife, pris par les successeurs du prophète, avait une forte connotation religieuse, mais ceci est erroné. Dans le Coran, il est juste en charge de la nature. Lorsque le patron de Daesh s’auto proclame « Calife », ceci est une imposture. Tout est artificiel, sa vraie identité n’est pas Abu Bakr Al Baghdadi mais Ibrahim Al Husayni, et ses connaissances religieuses très limitées. La situation est très confuse, elle s’apparente quelque peu à la « fitnah », période de chaos et de guerre civile, qui a suivi la mort de Mahomet en 632.

Deux écoles se sont alors affrontées. La première, qui regroupe les sunnites, pense que la relève doit être assurée par le compagnon de toujours, Abou Bakr. Il est désigné premier calife, c’est le retour aux traditions tribales. La seconde, qui représente les chiites, veut que le successeur appartienne à la famille. Ali, cousin du prophète, marié à sa fille Fatima, est désigné.  Après l’assassinat du troisième calife, puis d’Ali, en 661, la scission entre les deux courants devient définitive. Les chiites sont quasiment éliminés, ils réapparaissent sous les Abbassides, jusqu’à la fin du 10ème siècle, puis sont exterminés par les Turcs sunnites. En 1500, ils reviennent en Iran et en 1979, après la chute du Shah et le coup d’Etat de l’ayatollah Khomeiny, ils reprennent la lutte contre les sunnites.

En fait, conclut Christian Lochon, c’est la guerre entre chiites et sunnites qui a mis à feu et à sang le Moyen Orient. Daesh, qui détruit l’image de l’islam dans le monde, poursuit un but majeur : anéantir les chiites d’Irak, les alaouites en Syrie et le Hezbollah au Liban.

 

Après cet exposé très documenté, Raymond Douyère, Président de Géostratégies, a animé un débat aux échanges très enrichissants.

 

 

François-Xavier Martin (Président d’honneur de Crédit X - Mines. Secrétaire Général, Trésorier de Géostratégies 2000) : Quand Daesh traite les coptes ou les chrétiens d’Irak qu’il exécute de « croisés », s’agit-il d’un mensonge délibéré ou le fait-il par ignorance?

 

C’est de l’ignorance. Malheureusement, les tueries de chrétiens ne datent pas de Daesh.
A la chute de l’Empire Ottoman, l’Islam rencontre de graves difficultés. Les chrétiens sont massacrés. Cette année, en 2015, nous célébrons le centenaire du génocide assyrien. En 1900, il y avait encore un chrétien pour quatre citoyens ottomans. Mais ensuite, I million 200 000 arméniens et 300 000 assyro-chaldéens furent exterminés.

 

 

Carol Amouyel-Kent (Senior Credit Policy Manager - Royal Bank of Scotland) : Quelle issue voyez-vous pour la lutte entre chiites et sunnites, et quelles implications pour l’Occident?

 

Il y a une chiitisation de la jeunesse sunnite en France. En Belgique aussi, surtout chez les Marocains. Chez certains musulmans, l’islam se limite à la prière, au ramadan et au port du voile. Il n’y a pas la richesse de la spiritualité. Or, dans ce domaine, les chiites ont une littérature abondante, traduite en français, qui exerce un grand attrait. Derrière tout cela, il y a les services secrets iraniens qui tirent les ficelles et essaient de pénétrer la société européenne.

 

Jean-Louis Pierrel (Relations universitaires IBM France - Secrétaire Général Adjoint Géostratégies 2000)

Jean-Claude Richard (Ancien Ambassadeur de France en Asie Centrale) :

Combien de temps faudra-t-il pour rendre compatible islam et laïcité, comme avec le christianisme qui semble s’en être accommodé?

Est-ce envisageable, du fait que l’islam propose une vision globale de la société, et notamment des règles de gouvernement?

Comment opposer nos valeurs à celles de gens convaincus des leurs, dans la confrontation en cours?

 

La France est le seul Etat européen à confondre laïcité et laïcisme. Dans les pays voisins, il y a un enseignement de l’islam, comme de toutes les religions. C’est une marque de respect, une notion que les musulmans n’admettent pas.

La charia (qui a inspiré Napoléon pour le Code Civil français) est faite par les hommes, et non par Dieu. Elle institue une société très hiérarchisée, où les musulmans ont tous les droits. Par exemple, si je suis chrétien, je dois me convertir pour épouser un musulman

Si je suis copte, je ne peux pas devenir gynécologue. Mais, une loi se change, en fonction de l ‘évolution de la société. Or,  Daesh a remis au goût du jour des versets sur l’esclavage, qui existaient à l’époque du prophète, mais qui n’ont plus leur place dans notre civilisation. Il y a une dichotomie entre notre univers et la législation.

La société est également très machiste. Au Moyen Orient, les mariages sont confessionnels et non civils. Les musulmans, les juifs et les chrétiens se marient dans leur communauté et héritent de cette communauté. Par exemple, chez les orthodoxes du Liban, une fille hérite d’une part, mais son frère de deux parts. Tout ceci est imposé par la charia et n’a rien à voir avec la religion.

 

Raymond Douyère (Président de Géostratégies 2000) : Pourquoi ce déferlement de haine, après les caricatures de Mahomet?

 

En Iran, on peut voir partout des figures d’Ali et du prophète.  Chez les chiites, la réaction n’est pas la même.

Certes, chez les ignorants, cela peut provoquer de l’inquiétude. En fait, l’islam est une religion, qui a été influencée, par le judaïsme d’abord (avec la lapidation et les interdictions alimentaires), mais aussi par la chrétienté. Les cinq prières musulmanes se sont établies peu à peu, en suivant le rythme des monastères chrétiens (4heures du matin, midi, les vêpres, avant le dîner et avant le coucher) présents dans la région. Il y a eu des relais.

La religion est universelle, il ne faut pas la communautariser.

Marie-Clotilde Hingray

La Sécurité exterieure et intérieure de la France

 


 

 

 

Le vendredi 13 février, François Heisbourg, Conseiller spécial auprès de la Fondation pour la Recherche Stratégique, a participé dans dans les salons  du Palais du Luxembourg au petit-déjeuner mensuel organisé par Géostratégie 2000. Cet ancien Professeur à Sciences Po Paris, qui a publié en 2012 un ouvrage intitulé « Espionnage et Renseignement : le vrai dossier », a fait le point sur la politique de la France en matière de sécurité et de défense. Il a analysé les nouvelles orientations, les points forts et les limites du dispositif français, dans un environnement international très chaotique et très menaçant, avec des foyers de tension très vive, comme en Ukraine et au Moyen Orient.

Le Livre Blanc 2007-2008, élaboré à la veille de la grande crise économique et financière, a constitué un tournant dans la lecture que l’on fait du monde. Le suivant, en 2012-2013, a ajusté le tir, tout en confortant la notion de sécurité intérieure et extérieure. D’emblée, François Heisbourg donne le ton et décrit les conséquences qui en ont découlé en matière de défense et de sécurité de la Nation. Le Ministère de l’Intérieur s’est doté d’outils de planification et de gestion. Même si un long chemin reste encore à parcourir, les attentats ont, hélas, confirmé la justesse des appréciations, note-t-il. Un Comité du Renseignement a été mis en place, dans le but de donner un coup de frein à la guerre des polices. La DGSE a été renforcée sur le plan quantitatif. La diversification des recrutements a été accentuée. La DGSI, qui a ensuite été créée, dispose de ses propres moyens budgétaires et de ressources humaines. Elle adapte ses embauches en fonction des nouvelles menaces et du contexte, faisant appel, de plus à plus souvent, à des personnes sans expérience dans la police.

Ces Livres Blancs annonçaient clairement ce qui risquait d’arriver au Maghreb, les révolutions arabes ou encore la guerre en Libye. Ils alertaient également sur une situation explosive à l’Est, puisque la Russie retrouvait son libre arbitre. Ce qui pouvait provoquer des problèmes sécuritaires. Trois mois plus tard, l’intervention en Géorgie donnait raison à ces prévisions. En revanche, nuance François Heisbourg, le Livre Blanc n’a pas vu venir la plus grosse rupture stratégique, la grande crise économique et financière.

MIEUX ANTICIPER LES CRISES

Ces réflexions stratégiques ont transformé les schémas en cours, notamment au niveau de la dimension des forces et du contrat opérationnel. On est passé du scénario Golfe Persique, notamment dans le domaine terrestre, à celui d’une participation majeure au sein de l’OTAN.  Depuis un an, on observe une sur-validation de ces thèses. La Russie est devenue un Etat révisionniste, elle ne se satisfait plus des règles du jeu international et les transgresse. Tout particulièrement, en annexant une partie d’un territoire, la Crimée, d’un autre Etat souverain, l’Ukraine. Personne ne l’avait imaginé, cette imprévisibilité bouscule l’ordre européen, qui est désormais derrière nous, souligne François Heisbourg.

Au Moyen Orient, les désordres sont également majeurs. Le monde Occidental, Russie incluse, n’a rien vu venir. Il connaissait l’existence de Daesh, une excroissance d’Al Quaida, mais a été totalement pris au dépourvu devant la naissance d’un nouvel Etat, qui occupe la moitié du territoire irakien et syrien et qui a éliminé la frontière entre ces deux pays. C’est une faillite générale du renseignement, y compris américain, déplore François Heisbourg et cela a déstabilisé notre propre dispositif. La DGSI a dû détourner certaines de ses ressources pour traquer les nouveaux « touristes » de Daesh, et n’a pas été en mesure de suivre les « chevaux de retour » comme les Frères Kouachi et Koulibaly.  Donner la priorité au renseignement a été une bonne décision, mais malheureusement les moyens budgétaires et en ressources humaines ne sont pas à la hauteur.

Nos amis américains ont également fait la preuve de leurs limites. Lorsque le Président Obama déclare, à l’été 2013, qu’il va frapper la Syrie, avant de changer d’avis, cela entraîne un flottement, tant chez ses alliés que ses ennemis. Cela va bouleverser la manière dont tous les interlocuteurs regardent les USA, qui, d’ailleurs, ne s’en sont toujours pas remis. Parallèlement, la part du budget militaire américain par rapport à la Défense mondiale, a chuté de 10% en cinq ans. Elle est passée de 47% à 37%. C’est un basculement, qui va compliquer la gestion des relations avec la Chine. Avec le Moyen Orient, aussi, mais cette région n’est plus aussi vitale, depuis que les Etats-Unis sont devenus auto-suffisants en pétrole, avec leurs exploitations de gaz de schiste.

GERER LES CONTRAINTES BUDGETAIRES

Poutine, quant à lui, ne supporte pas de constater que les USA accordent une importance toute relative à la Russie. Dans cette zone, l’Europe va devoir se débrouiller davantage toute seule. Ce qui n’est pas une tâche facile, car elle est plombée par d’épouvantables résultats économiques. En ce début 2015, elle n’a toujours pas récupéré le niveau économique de 2007. L’Europe, regrette François Heisbourg, est aussi divisée contre elle-même. Il y a des tensions entre pays de la périphérie et ceux du centre, avec la population, à qui l’on promet un retour de la croissance qui n’arrive pas et qui se retourne contre les élites. Alors que, pendant ces huit dernières années, la Chine a vu sa croissance bondir de 60%, l’Inde de 45% et les USA de 12%, l’Europe est restée à 0%, avec un petit bémol pour l’Allemagne qui a atteint 4% de progression, mais avec une dette qui représente 80% de son PIB. Tous les pays de l’Union Européenne sont débiteurs, c’est un fardeau qui les plombe pour augmenter et unir leurs efforts sécuritaires, martèle François Heisbourg, avant d’étudier plus particulièrement le cas de la France. L’inquiétude ne porte pas seulement sur le montant des dépenses de défense, trop faibles, mais surtout sur l’instabilité qui règne dans ce domaine et qui est une particularité bien française. Evidemment, les restrictions trop fortes doivent être évitées, remarque François Heisbourg, car elles mènent à des impasses. La Grande-Bretagne, qui n’a plus aucune aviation de patrouille maritime (un comble pour une île!) doit faire appel à la France pour pister des sous-marins russes… Par ailleurs, il est impossible de connaître réellement le montant de notre budget Défense, personne ne peut s’y retrouver, on vit d’expédients. La vente annoncée de 24 Rafale à l’Egypte devrait apporter un peu d’oxygène et desserrer l’étau budgétaire, précipiter peut-être des achats d’autres pays, se félicite François Heisbourg, mais cela ne va pas régler notre problème majeur, à savoir l’incertitude sur les engagements de l’Etat. De ce fait, les acteurs du secteur financier ne peuvent pas le considérer comme un interlocuteur fiable. Les sociétés de projets, de plus en plus sollicitées, vont, elles aussi, faire payer à l’Etat un loyer très élevé, pour combler le risque de non respect de sa parole.

Nos armées sont formidables sur le terrain, mais le moral est au plus bas, la machine est déstabilisée. Vigipirate, tel que décrit dans les Livres Blancs, doit pouvoir s’appuyer sur 10 000 soldats, affectés aux affaires intérieures. Dans le court terme, cela fonctionne, mais dans la durée, c’est impossible. Cela coûte beaucoup d’argent et s’il est aisé d’augmenter les effectifs, il est plus périlleux de les faire baisser. Les attentats de Londres, le 7 juillet 2005, ont eu lieu 15 jours après une réduction du niveau d’alerte. C’est une triste coïncidence difficile à accepter.

Cette gestion dans la durée est très stressante pour la Défense, c’est une première en quelque sorte. Toutefois, conclut François Heisbourg, nos armées font un travail fantastique et la communauté internationale en est tout à fait consciente.

L’intervention de François Heisbourg s’est poursuivie par un débat, animé par Raymond Douyère, Président de Géostratégies 2000 et qui a donné lieu à des échanges très enrichissants.

Bernard Balle (AXA) : Vous avez déclaré que la part des USA dans le budget militaire mondial est passée de 47 à 37%. Quels Etats ont pris la part perdue?

Les USA vont à contre courant, car, pour la première fois depuis la fin de la Guerre Froide, les dépenses militaires mondiales sont reparties à la hausse. La Chine a augmenté son budget militaire d’environ 40%. La Russie l’augmente également, mais dans une moindre mesure : ses dépenses militaires, qui vont grimper de 33%, vont représenter 21% du budget total. En revanche, l’Europe et le Japon ont diminué leurs efforts. Le Japon ne représente plus que 14% des dépenses militaires asiatiques, contre 21% auparavant.

Régis Paranque (Inspecteur Général des Finances H) : Ne faudrait-il pas exiger la sortie du budget militaire du pourcentage de déficit par rapport au PIB? L’astuce ne serait-elle pas d’autoriser cela pour tous les membres de l’UE, ce qui, de toute façon, donnerait de l’oxygène à la France?  

Pour les dépenses d’investissement, cela pourrait être une bonne solution. L’ancien Ministre de la Défense, M.Alain Richard, l’avait d’ailleurs proposé.

De manière générale, le budget de la Défense est très flou, les lignes bougent en permanence.

Docteur  Clément Bouccara: Le Medef (et les autres Medef européens) n’obèrent-ils pas notre esprit de défense européen, et donc notre politique budgétaire militaire, pour préserver des intérêts à court terme?

Je suis très dubitatif. Les différents patronats européens n’ont pas de politique dans ce sens. Le frein est d’abord politique. Les Etats veulent conserver une base de défense nationale. La France n’est pas la plus fautive. L’Allemagne a bloqué la fusion EADS-BAE pour des raisons politiques, et non parce qu’elle craignait des suppressions de postes.

Dans les circonscriptions, les différents élus ne peuvent accepter l’idée de fermetures d’usines. L’esprit de coopération européenne n’existe pas, les préoccupations liées à l’emploi l’en empêchent. La crise ne provoque pas la solidarité. J’appartiens au Comité monétaire du Medef, cette organisation n’intervient pas sur ce plan là.

Général Max Berthier : Daesh, BokoHaram, des actions imprévisibles?

A quelles menaces sommes-nous confrontés, à court et à long terme?

Il y a une fulgurante ascension de groupes armés non étatiques. Les cadres terroristes de Daesh sont très bien formés, ils sont passés de l’artisanat au management moderne. Sur YouTube circule un docu-fiction des Chabab en Somalie qui explique comment ils ont intercepté le sauvetage de notre otage. Leur mise en scène de cet échec est très subtile, très perverse. Ils veulent démontrer combien ils sont désormais professionnels et compétents.

En revanche, les attentats de janvier à Paris sont le fait de « vieux de la vieille ». La bande du 19ème suivie depuis 2004 par la police et les journalistes. Actuellement, il y a une véritable pression de la concurrence, entre groupes terroristes, des luttes entre factions.

Au niveau étatique, le comportement de Poutine est totalement imprévisible. A Moscou, au printemps dernier, j’ai eu une « épiphanie ». Dans les rues, après la victoire en Crimée, le sentiment dominant était la joie, comme en Allemagne, dans les années 30. On ne ressentait pas la peur, comme pendant la Guerre Froide. Mais, la population ne s’attendait pas à ce coup de force.Cette stratégie fait partie de la panoplie des outils de Poutine, mais elle a un coût budgétaire.

Vice-amiral Jean-Louis Vichot (Délégué Général de l’UDESCA) : Le comportement russe actuel n’est-il pas une déclinaison de la posture chinoise (comportement en Mer de Chine)?

Jean-Louis Pierrel (Relations universitaires IBM France - Secrétaire Général Adjoint Géostratégies 2000) : N’y a-t-il pas un risque d’isoler la Russie, de la pousser dans les bras de la Chine?

Il y a 18 mois, j’ai été invité à Moscou pour assister à une réunion intitulée « Puissance et Influence dans le monde moderne ». Le but était intellectuel et académique, mais pour des praticiens. Il y avait avec moi un Américain, un Chinois, et face à nous tout un aréopage de hauts gradés militaires russes. En fait, cette conférence était centrée sur les relations entre les USA et la Russie. Poutine continue d’avoir pour benchmark, pour rival, les Etats-Unis. En revanche, l’ordre des priorités pour les Américains est radicalement différent. La Russie n’arrive qu’en 11ème ou 12ème position, le virus Ebola passe avant.

Si ce séminaire avait eu lieu à Paris, la discussion aurait été beaucoup plus centrée sur la Chine.

Un accord Chine/Russie ne se fera pas d’égal à égal. La Russie ne représente qu’ 1/10ème de la population chinoise, 1/5ème de son PIB et les dépenses militaires sont beaucoup plus faibles

D’ailleurs, l’accord gazier sur 30 ans, signé entre les deux puissances, est en faveur de la Chine. Elle a obtenu ce qu’elle recherchait depuis 15 ans. La Russie a cédé à la plupart des ses exigences.

Francis Babe (Directeur des études à l’Association régionale des auditeurs IHEDN) : Peut-on faire confiance à M. Poutine? Comment gérer cette personnalité complexe?

Pierre Lepetit (Consultant) : Comment résoudre le conflit entre les forces de l’OTAN et la Russie?

Christian Fournier (IIM Ltd, Director) : Si l’on se fait l’avocat du diable, quels titres la Russie historique a-t-elle envers l’Est de l’Ukraine?

Le référendum organisé en Crimée sur le retour dans le giron russe a été un plébiscite, près de 98% de oui. Comme l’annexion de l’Autriche à l’Allemagne en 1938. La Crimée n’est pas l’équivalent du Kosovo, ce sont plus l’Ossétie du Sud et l’Abkhazie qui s’en rapprochent.

Dans le cas de la Crimée, il y a eu annexion d’un territoire d’un Etat souverain par un autre Etat souverain. Les Russes sont conscients de l’ampleur de leur transgression, ils savent qu’ils ont franchi un seuil inacceptable. L’Union Européenne doit poursuivre sa politique de sanctions sur les investissements en Crimée. Je ne sais s’il faut faire confiance à Poutine. Nicolas Sarkozy disait que dans la vie diplomatique, il faut traiter avec des personnalités non recommandables, on n’a pas le choix.

Les sanctions européennes ont réussi au-delà de toute espérance, la mise en œuvre administrative a été très rapide. La forte baisse des prix du pétrole, imprévue, a décuplé leur puissance. Toutefois, il faut être prudent. Car, les sociétés gazières et pétrolières russes sont aux abois. Elles ont besoin d’emprunter, mais n’ont plus accès aux marchés financiers. Donc, la Russie est obligée de vendre massivement des roubles, dont le cours s’effondre. Si cette tendance persiste, dans deux ans, la Russie pourrait faire défaut financièrement et ce serait très grave.

Ces sanctions pénalisent la Russie, mais n’apportent aucun soutien à l’Ukraine. Il faut renforcer les mesures d’aide. Dans ce contexte, le nouveau package du FMI en faveur de l’Ukraine, décidé en parallèle des Accords de Minsk, est déterminant.

Pierre Lepetit (Consultant) : Comment va se résoudre le conflit entre les forces de l’OTAN et la Russie?

Après les accords de Minsk, il est vital que l’Ukraine ne s’effondre pas économiquement et politiquement. Si cela arrivait, la Russie a le projet d’en faire un Etat fédéral. Les symboles de souveraineté extérieure resteraient à Kiev, mais Poutine établirait des relations directes entre la Russie et chacune des provinces ukrainiennes. Nous devons alléger l’arme des sanctions, elle devient très violente et cela me fait peur. Récemment, Poutine a envoyé deux messages, qui sont loin d’être sibyllins. Il a déclaré, d’une part, que le « rat acculé peut mordre », et d’autre part, que « la seule chose qui reste à l’ours russe en danger, ce sont ses dents nucléaires ». La France a parfaitement compris les enjeux, puisqu’elle a annoncé une modernisation de sa force de dissuasion. Le contexte est anxiogène, mais, c’est un fait, le nucléaire revient sur le devant de la scène.

Raymond Douyère (Président de Géostratégies 2000) :

Y a-t-il des terroristes potentiels dans l’armée et la gendarmerie?

On trouve, plus qu’on ne le voudrait, comme des pyromanes chez les pompiers. En termes de logique, la rencontre entre un terroriste et des armes n’est pas aberrant. Nous avons des exemples, avec certaines déconvenues de nos forces en Afghanistan. Cela s’est aussi produit chez les Américains.

Paul Rechter (Vice-président de Géostratégies 2000) : Des organisations terroristes seraient financées par l’Arabie Saoudite et le Qatar. Est-ce un mythe ou la réalité?

La France a d’abord été un Etat, avant de devenir une Nation. Le Qatar et l’Arabie Saoudite ne sont pas encore devenus des Etats, ce sont  des dynasties.

Lors de ventes d’armes, en Arabie Saoudite, 15 à 18% de la part des commissions ont été réparties entre les princes de la famille Saoud. Ce comportement est-il le fait d’un Etat? Je ne le pense pas.

Ce financement d’organisations terroristes ne serait pas surprenant. Même si cela est très tentant (il y a l’argument des créations d’emplois), il est toutefois dangereux et peu intelligent de se mettre sous la coupe d’entités terroristes.

Jacques Benoist-Méchin, dans sa biographie sur la dynastie saoudienne, rappelle l’épisode de la création du Parti des Frères Musulmans au Caire, dans les années 20, qui est calqué sur le modèle bolchévique. Ils font des adeptes en Arabie Saoudite, mais ils sont sévèrement réprimés. Depuis lors, le combat n’a pas cessé. En revanche, les Qataris, qui sont aussi des wahhabites, soutiennent les Frères Musulmans.

En Libye et en Syrie, ces deux pays se livrent bataille. C’est à celui qui fournira le plus d’armes aux entités les moins recommandables. Daesh est tout simplement le produit de cette concurrence. C’est un enfant mortifère

L’Arabie Saoudite vit dans la crainte maladive de toute libération de forces hostiles au régime. C’est un paramètre qui peut expliquer leur politique par rapport aux femmes. En 1979, la dynastie Saoud a failli s’effondrer, lorsque la Grande Mosquée a été prise d’assaut par près de 500 sunnites radicaux, qui reprochaient, entre autres, au roi de trop s’ouvrir politiquement à l’Occident. L’intervention du GIGN leur a permis de la reprendre, mais ils n’ont pas oublié le traumatisme.

Marie-Clotilde Hingray

Propos non revus par intervenant

 

 

 

« Où va la population mondiale ? Quels enjeux stratégiques ? »

 

Le mercredi 10 décembre 2014, Géostratégies 2000 a reçu autour d’un petit-déjeuner organisé dans les salons du Palais du Luxembourg Gilles Pison, chercheur spécialiste des changements démographiques. Ce directeur de recherche à l’INED, rédacteur en chef de Population et Société, a brossé un tableau très complet de la population mondiale et de son évolution. Après un rappel historique, il a esquissé les orientations futures. Face à un déclin de la fécondité quasi généralisé c’est le vieillissement de la planète qui constitue désormais le principal défi.

Gilles Pison a illustré les projections de populations présentées pendant le petit-déjeuner en utilisant sur le site de l’INED

http://www.ined.fr/fr/tout-savoir-population/graphiques-cartes/population_graphiques/

(Emploi très facile ; en accès libre).

P1000745 P1000750 P1000766 P1000771

Il y a environ 2000 ans, notre planète terre comptait 250 millions d’habitants. Ce chiffre est resté stable jusqu’à la fin du 18ème siècle. A ce moment, un frémissement a eu lieu, puis une accélération, portant le nombre des habitants à 1 milliard, puis à 2 milliards en 1927, pour atteindre les 7 milliards en 2011, explique Gilles Pison, qui situe un pic en 2050, autour de 9 à10 milliards d’êtres humains. Actuellement, nous sommes en phase de croissance démographique. Chaque seconde, il y a simultanément dans le monde 4 naissances et 2 décès. Ce qui équivaut à 75 millions d’habitants supplémentaires chaque année (croissance d’1%) et à un doublement de la population tous les 60 ans.

Pendant très longtemps, un équilibre s’est maintenu entre naissances et décès. Les couples avaient en moyenne 6 bébés, mais la moitié mourait avant leurs dix ans. Localement, cette proportion pouvait être nettement supérieure, en raison de guerres ou d’épidémies. Toutefois, en Europe de l’Ouest et en Amérique du Nord, au début du 18ème, la mortalité a commencé à baisser et tout particulièrement celle des enfants. On a alors assisté, très vite, à un excédent des naissances. Parallèlement, les comportements changent, les couples limitent volontairement le nombre de naissances, qui tombent de 6 à 3 ou 4. Mais comme la mortalité poursuit sa courbe descendante, on va rester en quasi équilibre pendant deux siècles.  Cette baisse concomitante de la fécondité et de la mortalité, appelée transition démographique, va entraîner la multiplication par 4 de la population de l’Europe entre 1806 et 2006. L’Europe est pionnière en la matière. C’est en 1900 que sa part dans la population mondiale est la plus forte (26%). Désormais, ce phénomène concerne tous les continents, souligne Gilles Pison. La fécondité moyenne dans le monde est de 2,5 enfants par femme , 2,2 en Asie et en Amérique Latine, 2 en France mais toujours 5 en Afrique.

 

TRANSFORMATION DU PAYSAGE DÉMOGRAPHIQUE

Quant à l’espérance de vie, qui ne cesse de s’allonger, elle se situe autour de 70 ans.

A quel avenir allons-nous nous confronter ? S’interroge Gilles Pison. Selon les simulateurs de population, si les deux paramètres (natalité et mortalité en baisse) restent inchangés, on pourrait observer une croissance indéfinie de la population. Même avec une politique de l’enfant unique, la courbe augmenterait. On serait dans une situation d’inertie démographique. Ce ne serait qu’à très long terme qu’une diminution de la population commencerait à se faire sentir, car, il y a actuellement dans le monde une très forte proportion de couples en âge d’avoir des enfants. Toutefois, nuance Gilles Pison, il existe d’autres scénarios, plus réalistes. Les Nations Unies prévoient une fécondité en déclin et une espérance de vie de plus en plus longue. Ce qui se traduit ainsi : 9,5 milliards d’habitants en 2050 et 11 milliards en 2100. Ces chiffres sont calculés sur la base de 2,6 enfants par femme. Mais ici, le sexe de l’enfant est déterminant. Comme il devient de plus en plus facile de sélectionner le sexe de son bébé, le nombre de garçons risque de dépasser celui des filles. C’est déjà le cas en Chine (55%) Le taux de 2,6 deviendrait alors insuffisant pour que la population se maintienne.

Comment cette population va-t-elle se répartir ? En ce début de XXIè siècle, 750 millions de personnes vivent en Europe (de Brest à Vladivostok). En 2100, ils devraient être moins nombreux. En revanche, en Afrique, il va y avoir une explosion. Nous allons passer de 1milliard, à 2,5milliards en 2050 et plus de 4 milliards en 2100. En d’autres termes, il y a actuellement un habitant sur 7 en Afrique et en 2100 il y en aura 4 sur 11 (2,5 sur 9,5 en 2050).

Cette redistribution de la population entre continents aura des répercussions très importantes, économiques et géostratégiques, insiste Gilles Pison. En 2015, la Chine est le pays le plus peuplé au monde, avec 1,4 milliard d’habitants. Elle est suivie par l’Inde (1,3 milliard). Mais, à partir de 2030, les deux courbes vont se croiser, et ensuite s’inverser. En effet, à partir de la fin des années 60, la fécondité a baissé plus vite en Chine (1,7 enfant par femme) qu’en Inde (2,45). Même si l’Inde devrait, elle aussi, passer en dessous de la barre de 2 enfants par femme, elle dépassera la Chine sur le plan démographique.

Selon Gilles Pison, le modèle de famille à très petite taille, présent au Japon, en Corée, au Brésil, et dans beaucoup de pays d’Europe, au premier rang desquels l’Allemagne, devrait devenir la norme et se répandre partout. L’épuisement des ressources, le changement climatique et les inégalités croissantes entre le Nord et le Sud sont autant de défis à court terme qui influencent les familles. Elles misent sur la qualité et investissent sur leurs enfants. Un critère universel, somme toute.

Cet exposé très détaillé a été suivi d’un débat animé par Madame Nicole Chaix (Vice présidente de Géostratégies 2000), et très riche en échanges.

Jean-Pierre Duport (Ancien Préfet Ile de France) : L’évolution de la mortalité a-t-elle une incidence ou est-elle marginale ?

Selon les Nations Unies, en 2100, l’espérance de vie sera de 82 ans. Celle que connaît la France aujourd’hui. Avec les progrès de la médecine, on peut la voir atteindre les 90 ans. Mécaniquement, cela ferait augmenter la population mondiale de 10 à15%. Donc oui, l’hypothèse de la mortalité pèse beaucoup moins.

 

Elisabeth Couffignal (Consultant) : Les Japonais ont intégré un élément intéressant dans l’espérance de vie : la durée de vie en bonne santé. Avons- nous en France cet indicateur ?

Le Japon voudrait relever sa natalité. Mais comment ?

L’ancien système, qui prévoyait que l’on prenne en charge les grands parents, disparaît peu à peu. C’est la collectivité qui prend le relais. Donc, ce critère n’est plus pertinent pour expliquer le faible taux de naissances. La Chine suit le même chemin.

Thierry Le Roy (Conseiller d’État) : Que pensez-vous de l’efficacité des politiques démographiques volontaristes ?

Comment expliquer la courbe très heurtée des naissances en Chine, au cours des cinquante dernières années ?

On se trompe en partie sur les retombées de la politique chinoise de l’enfant unique. En 1979, quand elle a été mise en œuvre, les couples chinois voulaient déjà moins d’enfants, les femmes avaient déjà un peu moins de 3 enfants. C’est la conjonction entre le souhait des couples et la politique menée, qui a permis d’enregistrer de bons résultats.

En Inde aussi, les gouvernements ont voulu, dès 1947, s’attaquer à la croissance démographique. Mais comme les mentalités n’étaient pas prêtes au changement, cela n’a pas été fructueux.

La Thaïlande suit la même évolution que la Chine, et pourtant, il n’y a pas de politique régulatrice.

En Iran et dans tous les pays arabes, le taux de fécondité est resté élevé très longtemps, à cause de la rente pétrolière. Puis, quand la manne s’est réduite, la tendance s’est inversée.

Il faut être très modeste en matière de politique familiale, les critères conjoncturels et structurels jouent également un grand rôle.

Jean-Louis Pierrel (Relations Universitaires IBM France. Secrétaire Général Adjoint Géostratégies 2000) : Avez-vous pu établir une corrélation entre niveau d’études des femmes et taux de fécondité?

En Europe, les pays les plus féconds se trouvent au Nord et à l’Ouest. Dans le Sud, en revanche, la natalité est faible. A l’échelle de l’Europe, on ne peut pas prouver la relation entre haut niveau d’instruction et faible fécondité. C’est même plutôt l’inverse qui se produit. En fait, la fécondité est élevée dans les pays où l’Etat a permis aux couples de réaliser leurs souhaits. On y trouve la France. En revanche, l’Allemagne (1,4 enfant par femme) se rattache aux pays du Sud et de l’Est.

Général Pierre Warmé: Quel degré de confiance peut-on accorder à des projections d’évolution démographique de plus de 20 ans?

Quel crédit pour les statistiques? il est déjà remarquable de savoir que l’on est 7 milliards d’habitants sur terre et 65 millions en France. Il n’est pas toujours facile d’être très précis. Tout le monde ne porte pas une étiquette. Au dernier recensement, la Grande-Bretagne a découvert qu’elle comptait un million de Britanniques de plus que prévu. Cela n’a pas posé de problèmes, les statisticiens ont mis l’accent sur les aléas de leur mission. Dans certains pays d’Afrique, les difficultés sont plus grandes. Parfois, les recensements ne sont pas publiés, comme au Nigeria. Cela peut se révéler dangereux et même causer des guerres.

On connait un certain ordre de grandeur et c’est déjà un exploit.

Jean-Claude Richard (Ancien Ambassadeur de France en Asie Centrale) : Les pronostics pour l’Afrique sont-ils les mêmes en cas de déficit de développement économique?

En Afrique, les statistiques sont moins riches qu’ailleurs et les projections moins sûres.

Il y a quarante ans, les Nations Unies prévoyaient 10 milliards d’habitants en 2100, dont 2 milliards en Afrique. Le total mondial semble toujours correct, mais la répartition a changé. La Chine, l’Inde et l’Amérique Latine ont vu leur fécondité diminuer à un rythme plus rapide que prévu.  En Afrique, c’est l ‘inverse. En Afrique intertropicale (mais aussi dans le Nord du Pakistan et dans certaines régions de l’Inde), le taux de fécondité est supérieur à 3 enfants par femme.

Pierre Lepetit (Consultant) : Quel est le cercle vertueux pour notre économie? Un fort dividende démographique ou une baisse?

Dominique Lapprand (Consultant) : Le facteur démographique comporte un élément perturbateur qui est le groupe des jeunes mâles entre 18 et 30 ans. Leur activité (guerre, révolte, violence…) a-t-elle une influence sur le comportement démographique?

Selon moi, l’élément le plus important est le vieillissement de la population. Il concerne toute la planète, seul le rythme diffère d’une région à l’autre. La France a été le premier pays à voir sa population commencer à vieillir. En 1865, 7% de la population avait plus de 65 ans. Il a fallu attendre 1979 (soit 114 ans plus tard) pour voir ce pourcentage doubler. L’évolution a été lente car la mortalité infantile a décliné très doucement. La Suède et le Royaume Uni ont suivi des chemins similaires. En revanche, la Chine, elle, n’a mis que 25 ans.

Ce vieillissement démographique va causer de nombreux problèmes dans des pays comme la Chine, l’Inde ou le Brésil. Il n’existe pas de système de solidarité collective, tout est à mettre en place. Dans ces pays, les actifs constituent 70% de la population actuelle. Cette évolution de la pyramide des âges, autrement dit le dividende démographique, permet l’essor économique. Mais comment ces personnes vont-elles vivre, lorsqu’elles ne pourront plus travailler?

Nicole Chaix  (Maître de conférence à l’Université Panthéon Assas. Vice-Présidente de Géostratégies 2000) : Quelles réponses face au vieillissement?

A l’échelle mondiale, on devient vieux à 30 ans. C’est l’âge médian (il y a autant de personnes plus jeunes que de personnes plus âgées).  C’est un bon moyen de mesurer l’âge des populations. En Afrique, il n’y a qu’un tiers des habitants qui dépassent cet âge. En Europe, c’est le contraire, c’est considéré comme jeune. C’est pourquoi l’espérance de vie moyenne se situe, quant à elle, autour de 70 ans. Beaucoup de facteurs ont une influence sur la démographie, comme l’urbanisation, le réchauffement climatique ou encore l’alimentation. Donc, les projections sont à prendre comme des données sérieuses, mais elles sont entourées d’une part de mystère. Comment la planète réussira-t-elle à nourrir 10 milliards d’habitants?

Jean-Pierre Duport (Ancien Préfet Ile de France) : Le pourcentage des non actifs par rapport aux actifs n’est-il pas aussi un enjeu important?

Il faut faire attention aux catégories d’âge dans les évolutions à long terme. Actuellement, la phase de la jeunesse s’étale entre 25 et 35 ans. Mais ces cloisonnements sont arbitraires. Puisque l’on vit de plus en plus longtemps, l’âge où l’on deviendra non actif va évoluer, les repères de 60 ou 65 ans n’auront plus la même signification.

Propos non revus par intervenant

Marie-Clotilde Hingray

 

« Les Pays Baltes face aux menaces extérieures »

 

Le jeudi 16 octobre, Géostratégies 2000 a reçu, autour d’un petit-déjeuner organisé dans les salons du Palais du Luxembourg, François Laumonier, ancien Ambassadeur de France en Lituanie, venu faire le point sur la situation des Etats Baltes et leurs relations, toujours quelque peu tumultueuses, avec leur grand voisin russe.

Il a précisé qu’il s’exprimait à titre personnel. Fin connaisseur de la région et plus particulièrement de la Lituanie, François Laumonier, a démontré combien le contexte historique était important pour bien comprendre les orientations actuelles de ces petits pays et leur fierté d’appartenir à l’Union Européenne, un gage de démocratie et de prospérité économique pour leur avenir.

Si les trois Pays Baltes ont partagé un destin commun et tragique, marqué par une succession d’occupations, ils se livrent aujourd’hui une concurrence sévère pour attirer les investisseurs étrangers, remarque François Laumonier. Fin 2014, l’Estonie, qui est la plus avancée sur le plan technologique, a lancé un statut de résident numérique. Il suffit de se présenter au bureau des douanes, de donner ses empreintes digitales, une photo et de régler 50 euros. Le pays mise sur 10 millions de résidents potentiels et ses voisins affichent les mêmes prétentions.

Entourés par la Biélorussie, la Pologne, la Russie, la Finlande, la Norvège et la Suède, les Pays Baltes ont dû subir invasions et exterminations. Sur ces « terres de sang », se sont succédé les Chevaliers Romains Germaniques, au 12ème siècle, puis les Suédois, les Danois, les Russes, les Polonais, les Nazis et enfin les Soviétiques. Tout cela n’a pas gommé leurs identités respectives. La Lituanie, très liée à la Pologne, est catholique, chaleureuse et ouverte. En Lettonie, on ressent plus l’influence de la Prusse et du protestantisme, tandis que l’Estonie, plus tournée vers la Finlande, affiche réserve et discrétion. En Lituanie, La Réforme n’a pas laissé d’empreinte. Au contraire, les Jésuites ont construit des collèges, des universités et des églises. C’est un miracle, se réjouit François Laumonier, que ces Etats souverains existent toujours. Ils le doivent, en grande partie, à leur ténacité et à leur arrimage à l’Europe (ils sont entrés dans l’UE et dans l’OTAN en 2004).

La Lituanie, qui compte 3 millions d’habitants est assez homogène. La minorité russophone ne dépasse pas les 6%, alors qu’ailleurs, elle monte à 25, voire 40%. Il est vrai que ce pays a eu la sagesse de naturaliser tous ses habitants comme résidents, en 1990. Peut-être parce que la Lituanie ne peut ignorer l’enclave de Kaliningrad, où vivent un million de Russes. Il s’agit en fait d’une partie de l’ancienne Prusse Orientale, rattachée en 1945 à l’URSS, et qui fait toujours partie de la Fédération de Russie dont elle est géographiquement coupée par la Lituanie et la Biélorussie. Sa fonction stratégique -elle abritait une grande partie de la flotte russe de la Mer Baltique- tend à s’amenuiser et elle a même tendance à regarder de plus en plus vers l’Europe, explique François Laumonier, avant de nous brosser un rapide tableau de l’histoire mouvementée de la Lituanie.

UN DOULOUREUX CHEMIN VERS L’INDEPENDANCE

La Lituanie a formé une Union avec la Pologne, jusqu’à la fin du 18ème. Elle a ensuite été intégrée à l’Empire Russe et soumise à une russification intense. Les répressions ont succédé aux insurrections et en 1832, l’Université a été fermée. Parallèlement, l’alphabet latin est progressivement remplacé par l’alphabet cyrillique. Dès 1860, le réveil national s’exprime de plus en plus et en 1918, l’indépendance est proclamée. Ce sera une embellie de courte durée, puisque le 20ème siècle sera le théâtre des barbaries soviétiques et nazies. En 1939 les soviétiques occupent les Pays Baltes à la suite de l’accord Ribbentrop-Molotov et déjà de nombreuses exécutions et déportations. Après la rupture du pacte, les nazis envahissent à leur tour la région : dès 1941, la culture yiddish est éradiquée et un très grand nombre de juifs sont tués par balle. En 1945, les Soviétiques occupent de nouveau les Pays Baltes. Pour contrer la résistance, une partie de la population est emprisonnée, tuée ou déportée en Sibérie. D’ailleurs, les derniers patriotes ne seront anéantis qu’en 1953.

Avec l’effondrement de l’Empire soviétique, les Pays Baltes s’émancipent. En 1989, la population forme une « Voie Balte ». En fait, une chaîne humaine allant de Vilnius à Tallinn en passant par Riga, qui réclame l’indépendance. Celle-ci sera proclamée le 11 mars 1990 en Lituanie. Après de derniers combats autour de la Tour de la télévision à Vilnius et à la frontière avec la Biélorussie, l’indépendance est confirmée.

Cette succession d’événements dramatiques n’a pas réussi à faire chavirer la volonté d’une population déterminée, au caractère romantique et légèrement mélancolique, remarque François Laumonier. La culture, la musique, le folklore joue un rôle important et le pays compte de nombreux artistes. Un poète, Milosz, Prix Nobel de Littérature est né en Lituanie de même que des écrivains comme, Romain Gary et Emmanuel Lévinas, des peintres comme  Chagall et Soutine. Un cinéaste, Michel Hazanavicius, dont la famille est originaire de ce pays.  Les femmes occupent de nombreux postes clés, de chef de l’Etat à Ambassadeur à Paris, et représentent 40% des cadres dirigeants.

Si l’économie a décollé rapidement avec l’aide des fonds européens, elle a dû ensuite subir le contre coup des crises financières. Celle qui a secoué la Russie à la fin des années 1990 et celle de 2008, qui a particulièrement touché le secteur de l’immobilier, et qui a fait chuter le PIB de 15% en 2009. Toutefois, à la suite d’efforts considérables et d’une dévaluation interne qui a conduit à une forte baisse des salaires et des retraites, la croissance est redevenue positive, elle est de 3,5% en 2014, elle est l’un des taux les plus élevés de l’Union Européenne. Les amortisseurs traditionnels, comme la solidarité familiale et l’économie grise (emplois non déclarés), ont rendu la crise moins dure. Tout comme la farouche volonté des Lituaniens de s’en sortir, sans avoir recours aux associations ou aux syndicats, encore trop souvent associés à l’héritage psychologique désastreux de l’ex URSS.

En revanche, la jeunesse est ouverte aux échanges et le pays a accueilli 2400 étudiants étrangers en 2013

UN ANCRAGE EUROPEEN

Parmi les défis les plus compliqués à relever, il y a, reconnaît François Laumonier, celui de la dépendance énergétique vis à vis de la Russie, qui avoisine les 80%, surtout après la fermeture de la centrale nucléaire, imposée par l’Union Européenne, pour raisons de sécurité. La démographie négative et l’émigration de nombreux jeunes sont d’autres dossiers sensibles, même si la diaspora a toujours été forte. La première ville lituanienne n’est autre que Chicago!

Malgré un développement rapide depuis vingt ans, des progrès dans les infrastructures, beaucoup reste à faire pour renouveler les décideurs, ouvrir les esprits, et améliorer le niveau de vie, puisque le salaire minimum ne dépasse pas les 300 euros mensuels. Il faut construire une véritable démocratie, qui s’appuie sur un Etat solide. Les partis politiques sont top faibles. Il y a encore trop de réseaux de corruption hérités de l’époque soviétique. En 22 ans, 16 gouvernements se sont succédé, avec des coalitions très hétérogènes. Les scandales législatifs et judiciaires se multiplient. Le pays a été trop longtemps fermé au monde extérieur; on ne peut pas imposer un changement trop rapide des mentalités et des valeurs. L’influence religieuse reste forte, tout comme le modèle de l’ « homo sovieticus », organisé autour d’une famille traditionnelle blanche. Si les filières d’ingénieur ont bonne réputation, le niveau global de l’éducation est encore faible, et la presse peu transparente. Les questions de santé publique, comme l’alcoolisme, interpellent également. La Lituanie détient le triste record du plus fort taux de décès au volant dans l’Union Européenne.

Les Etats Baltes revendiquent un futur européen. Le 1er janvier 2015, la Lituanie sera la dernière, après l’Estonie et la Lettonie, à adopter l’euro. Après les hésitations des démocraties occidentales, qui ne voulaient pas provoquer l’URSS, entre 1988 et 1990, les relations sont vite devenues étroites et chaleureuses. Le Président Mitterrand a effectué une visite symbolique en Lituanie indépendante en 1992, et a installé notre ambassade dans la « Maison Stendhal », dans le centre historique. En 2004, c’est l’entrée dans l’Union Européenne. En 2011, la Lituanie est bénéficiaire net  du budget européen à hauteur de 1,4 milliards d’euros et en 2013, elle assume la présidence tournante du Conseil européen. Le troisième sommet du partenariat oriental, organisé en novembre 2013, à Vilnius, devait en être l’apothéose, avec la signature d’un accord d’association avec l’Ukraine, l’Arménie, la Géorgie et la Moldavie. Mais les pressions économiques et commerciales russes, liées aux tensions politiques avec l’Ukraine, l’ont fait échouer.

La coopération politique et de défense avec l’Union Européenne est encore balbutiante. Le budget militaire de ces pays, d’environ 1% du PIB, est trop faible. Cependant, ils se savent sous la protection de l’OTAN et la France participe régulièrement à la « police de l’air », des manœuvres dont le but est de sécuriser l’espace balte.

Nous devons intensifier nos relations économiques avec ces Etats, où travaillent déjà de nombreuses sociétés françaises, conclut François Laumonier. Le rôle des groupes d’amitiés parlementaires ne doit pas être négligé.

Il faut par ailleurs essayer de contrebalancer leur orientation nordique, leur attrait pour le modèle scandinave.

L’intervention de François Laumonier a été suivie d’un débat, animé par Raymond Douyère, Président de Géostratégies 2000. Il a donné lieu à de nombreux échanges, qui ont surtout porté sur les relations avec le grand voisin russe.

Stephan Chevalier (Managing Director - OBI Consulting):

Jacques Taranger (Inspecteur du Personnel civil de la Défense) :

-Des menaces russes pèsent-elles sur les Pays Baltes, avec l’appui des russophiles ?

-Qu’en est-il des armées baltes? Seraient-elles abandonnées par l’Union européenne en cas d’attaque de Poutine? L’Union Européenne ne devrait-elle pas clairement afficher sa position?

-Paul Drezet (Conseiller référendaire (H) à la Cour des Comptes) :

Les frontières orientales sont-elles sûres? Quid ses services secrets russes?

Pour Poutine, la chute de l’URSS a été la grande catastrophe du 20ème siècle.

Son souhait est de retrouver une influence internationale qui corresponde au rang de la Grande Russie. Il est dans une logique de « paix froide ». Cette stratégie de Poutine reçoit un soutien très fort du peuple russe, très nationaliste et de l’Eglise orthodoxe, très écoutée.

Le pouvoir temporel marche main dans la main avec le pouvoir spirituel.

Les chefs d’Etat des Pays Baltes sont très vigilants, car Poutine est imprévisible.

J’écarte, pour le moment, tout danger militaire. L’OTAN a renforcé son dispositif et ses exercices d’entraînement, ses équipements et sa présence. La France participe, d’ailleurs, très activement à ces efforts.
Les craintes pourraient plutôt venir de tentatives d’infiltration et de déstabilisation de ces pays. Sur un plan économique, avec leur forte dépendance énergétique, ils peuvent être pris en otage.
Il faut également tenir compte des minorités russes, très présentes en Lettonie et en Estonie. En ce moment, la Russie intensifie les échanges scolaires avec les écoles d’enseignement russe dans les Pays Baltes.

Il y a aussi le risque des attaques cybernétiques. La Russie dispose de beaucoup de capacités pour attaquer les services informatiques de ces pays. Elle l’a prouvé lors de l’invasion de la Géorgie. Les services secrets russes ont retrouvé toute leur puissance, ils utilisent les mêmes méthodes que pendant la guerre froide.

Face à tous ces signaux, les Pays Baltes ne sont pas sereins. Ils viennent d’ailleurs d’augmenter leur budget de Défense.

Pour ce qui est des frontières, elles sont sûres. Toutefois, les Etats Baltes étant des pays de transit, ils sont touchés sur un plan économique et commercial, par les mesures de rétorsion de Poutine

Alain Busnel (Gérant de Rosebud Production) :

Quelle politique faut-il conduire en Europe vis à vis de l’ «impérialisme russe »? Y a-t-il des arrière-pensées revanchardes?

Il faut tenir compte des spécificités propres à chaque pays.

La Crimée fait désormais partie de la Fédération de Russie, en dépit de tous les traités internationaux. C’est devenu un conflit gelé. Mais la Crimée a toujours été considérée comme une zone d’influence russe. Une très forte majorité russophone y vit et elle s’est d’ailleurs déclarée, par référendum, favorable à un rattachement avec la Fédération de Russie.

En Ukraine, le dossier est compliqué. Il y a un lourd contentieux historique, économique et politique. De plus, les régimes qui se sont succédé sont minés par la corruption. Les réactions initiales de l’Union Européenne et des USA ont peut-être braqué Poutine. La situation risque de s’enliser, il y aura des négociations, des évolutions, mais une chose est certaine, l’Europe ne fera pas la guerre à la Russie.

Jean-Marie Gezault (Ministère de la Défense - DGA)

Quelle est la situation et l’état d’esprit des minorités russophiles ?

Il faut distinguer la situation en Lituanie, d’une part, où il n’y a aucune difficulté, et une parfaite intégration dans le tissu social. Et d’autre part, en Lettonie et en Estonie, où la question devient politique avec le statut de non résident, qui est celui d’une grande partie de ces minorités.

Cependant, on ne peut pas parler d’antagonisme, l’Etat est uni, il y a toujours ce sentiment d’appartenir à une même Nation. Mais, il ne faut pas sous estimer les menaces. Ces minorités sont fortes et de plus en plus manipulées par Moscou. Poutine veut retrouver sa grandeur perdue. L’effondrement de 1990 l’a profondément blessé. Il veut revenir sur le devant de la scène et fait tout pour accréditer l’idée d’un effondrement de l’Occident décadent Les médias russes relaient ce message. L’Europe ne doit pas sous estimer cette image véhiculée par Poutine et qui trouve un large écho dans sa sphère d’influence.

Raymond Douyère (Président Géostratégies 2000) : La minorité russe est elle bien représentée dans la société civile, la presse?

Absolument. Le maire de Riga, par exemple, est un russophone et il le revendique.

Il y a de nombreux journaux qui ont une influence sur cette communauté. Les Etats Baltes doivent être prudents, mais ils doivent aussi composer, arriver à fonctionner tous ensemble. Ils garderont toujours ce grand voisin qu’est la Russie.

Pierre-Louis Cavoleau (Analyste industriel et géopolitique) : Qu’en est-il du réseau ferré hérité de l’Empire russe?
Que devient le projet de voie rapide entre les Pays Baltes et la Pologne?

Ces trois Etats s’expriment d’une seule voix au sein de l’Union Européenne, lorsqu’il s’agit de coopération politique. En revanche, sur le plan économique, ils se livrent une forte concurrence.

« Rail Baltica », qui devait relier le Nord des Pays Baltes à la Pologne et permettre une accélération du transport des personnes et du fret, n’avance pas. Les dirigeants ne le jugent guère utile, arguant que désormais tout le monde prend l’avion. En tout cas, le réseau ferré actuel est d’un autre temps, il faudrait revoir l’ensemble du dispositif.

Toutefois, s’il y a une priorité, c’est celle du désenclavement énergétique. Vers 2005, la Lituanie a eu le projet de construire une nouvelle centrale nucléaire. Les autres Pays Baltes devaient y être associés, mais vu les difficultés, la France s’est désengagée. Hitachi et General Electric ont repris le flambeau, mais, après Fukushima, le projet a été suspendu. L’opinion publique y est hostile et le gouvernement est dans le doute. Les Polonais ont renoncé également à toute nouvelle centrale.

Toutefois, la liaison électrique avec la Finlande a été renforcée, une liaison sous-marine est en construction avec la Suède, un gazoduc est à l’étude avec la Pologne. Et surtout, la Lituanie mise sur le futur grand terminal de gaz naturel liquéfié, qui devrait lui permettre de moins dépendre du gaz russe.

Il y a également des recherches sur une potentielle exploitation de gaz de schiste, une volonté de développer les énergies renouvelables comme la biomasse avec notamment la société française Dalkia, mais les obstacles semblent nombreux.

La Lettonie a aussi des capacités de stockage de gaz non négligeables.

Raymond Douyère : La menace russe de fermer l’approvisionnement en gaz est-elle réelle?

Tout à fait. Et cela aurait de terribles conséquences, car l’électricité de ces pays dépend du gaz russe. C’est lui qui fait fonctionner la plus grande partie des installations.

Bernard Augier (Consultant) : Pouvez-vous nous rappeler le rôle et l’influence des barons baltes?

Ces barons baltes étaient les grands propriétaires fonciers de la Prusse Orientale. Leur empreinte économique, culturelle et linguistique est toujours là. Lors de leur indépendance en 1991, les Pays Baltes ont décidé, pour des raisons économiques et pragmatiques, de n’enseigner que la langue anglaise. Cela a duré dix ans. Maintenant, les liens historiques refont surface. L’allemand et le français peuvent également être choisis. Notre action en matière de francophonie est au cœur de la politique française.

 

« Des printemps arabes aux tempêtes du désert »

Mercredi 10 Septembre, avec Antoine SFEIR,  Président du Centre d’Etudes et de Recherches sur le Proche-Orient , Directeur des Cahiers de l'Orient


Pour son petit-déjeuner de rentrée dans les salons du Palais du Luxembourg, le mercredi 10 septembre, Géostratégies 2000 a reçu  le journaliste et politologue franco-libanais, Antoine Sfeir. Homme de conviction,  il a  posé son regard d’expert sur la situation actuelle au Moyen Orient et a appuyé son analyse sur des repères historiques, indispensables pour comprendre les enjeux actuels. Fin connaisseur de l’Islam, il a également insisté sur les différents courants qui l’ont façonné et qui jouent un rôle essentiel dans les conflits actuels. 

 

 

Les printemps arabes, qui se sont vite transformés en hivers islamistes, marquent un processus irréversible pour les jeunes de moins de 30 ans, soit 70% de la population. Même si cela n’a duré que quelques semaines, voire quelques jours, ils ont réussi à s’approprier la rue et la parole, s’exclame Antoine Sfeir. Malheureusement,  cet élan a été coupé net, puis l’Occident s’en est mêlé, avec des résultats peu brillants. Pourquoi avoir décidé d’intervenir pour sauver Benghazi et laisser mourir Syrte, s’interroge Antoine Sfeir, qui ne peut que constater une mort programmée du monde arabe, un éclatement des différents pays qui le composent. Ces soubresauts étaient, selon lui, prévisibles.

 

DES RESPONSABILITES HISTORIQUES

 

Rappelons-nous l’accord Sykes-Picot, signé en 1916. La Grande-Bretagne et la France ont redessiné la carte du Moyen Orient, profitant du démantèlement de l’Empire ottoman pour se partager cette région du monde. Les Anglais, très intéressés par le sous-sol, se sont octroyé une zone couvrant la Palestine, l’actuel Israël, et une grande partie de l’Irak. Tandis que la France se réservait un territoire correspondant à la Syrie et au Liban, ainsi qu’un bout de l’Irak. Les frontières ont été tracées sans tenir compte de la géographie (Kurdistan en Irak !) ni de la volonté des habitants. Pour créer le Liban, en 1920, la France a procédé à un découpage totalement artificiel. Au Mont Liban, où vit une majorité de chrétiens maronites, l’administration a adjoint Beyrouth et Tripoli au Nord, et Tyr et la Plaine de la Bekaa, au Sud. De nouvelles citoyennetés syrienne, irakienne, libanaise ont vu le jour.

Les Américains, eux aussi, se sont très vite intéressés aux pays du Golfe. Ils y envoient des géologues de la Standard Oil, qui, dès 1936, découvrent du pétrole. C’est le début des relations très étroites tissées entre les USA et l’Arabie Saoudite, qui se matérialisent en 1945 avec la signature du Pacte de Quincy, entre le Président Roosevelt et le roi Ibn Seoud. Renouvelé en 2005, ce Pacte garantit l’approvisionnement énergétique aux  Américains, qui bénéficient d’un droit exclusif. En contrepartie, la stabilité de l’Arabie Saoudite devient un enjeu vital pour les USA, tout comme la protection inconditionnelle de la dynastie des Seoud.

En 1948, la création d’Israël provoque un tremblement de terre. Beaucoup de régimes sont renversés, remplacés par des dictatures militaires. La liberté d’expression ne peut se trouver que dans les mosquées, qui sont aux mains d’imams saoudiens, précise Antoine Sfeir. C’est le début d’une longue série de conflits. Si la guerre israélo-palestinienne reste la guerre « patricienne » de la région, elle se referme de plus en plus sur elle-même. L’été dernier, les combats sanglants entre Israël et Gaza se sont déroulés dans une quasi-indifférence de la communauté internationale, déplore Antoine Sfeir, qui insiste également sur l’importance de la première guerre Iran-Irak, de 1980 à 1988. Ce fut une guerre ethnique entre Perses et Arabes, la première vraie manifestation du conflit religieux entre sunnites et chiites, désormais incontournable. L’expédition de Suez, en 1956, a également joué un rôle clé dans l’évolution de la région. Les USA ont entraîné la Grande-Bretagne et la France dans leur alliance stratégique avec l’Arabie Saoudite. C’est le point de départ de l’islamisation des sociétés, souligne Antoine Sfeir.

Aujourd’hui, le Qatar, une « tribu » de 173 000 habitants, fait aussi partie de nos Alliés. On veut nous imposer l’idée qu’il s’agit de démocraties, mais n’y a-t-il pas une incompatibilité avec la pratique de la charia ? Quand la France commence à gouverner, en 1920, elle invente le confessionnalisme. Toute minorité peut être représentée à l’Assemblée. Or, le Moyen-Orient est une mosaïque clanique, religieuse, confessionnelle ! Est-il raisonnable de vouloir imposer la démocratie dans des pays où les démocrates sont en prison ou en exil  et où l’islamisation menace, remarque Antoine Sfeir.

 

DES DIVISIONS INCONCILIABLES

 

Au départ, l’islamisme pouvait être comparé au christianisme et au judaïsme. Mais, à partir de 1982, ce concept a été totalement réinventé.et a pris un caractère ultra. L’islamiste devient quelqu’un qui veut islamiser le champ social, économique, politique, juridique de l’endroit où il vit. Il veut mettre la main sur les rouages du pouvoir. Dans ce contexte, le salafisme s’est propagé. Ceux qui s’en réclament veulent vivre comme le prophète. Ils sont en quête d’authenticité, de retour à la pureté des sources. C’est la doctrine du wahhabisme, qui fait du Coran la Constitution du royaume saoudien. Le salafiste prône le respect aveugle de la sunna (Coran, hadiths et sira), condamne toute interprétation théologique, toute piété populaire comme le culte des saints et surtout, rejette toute influence occidentale. Car, selon lui, l’humanité a vocation à devenir musulmane, c'est-à-dire, soumise à Dieu. Or, désormais, ces préceptes sont interprétés avec les armes, dénonce Antoine Sfeir. Depuis la guerre contre l’URSS en Afghanistan, les salafistes djihadistes veulent rendre légitime l’usage de la violence. Le but étant de combattre les régimes jugés impie et de libérer les pays musulmans des occupations étrangères.

Parallèlement,  Mahomet n’ayant pas désigné de successeur officiel, deux courants se sont développés après sa mort en 632.  Il y a ceux qui pensent que la relève doit être incarnée par le compagnon de toujours, Abou Bakr, qui est désigné premier calife. Et il y a les autres qui choisissent le cousin Ali, marié à Fatima, la fille du prophète, car il fait partie de la famille. Les assassinats du troisième calife, qui a fait écrire le Coran, puis d’Ali en 661, entraînent la scission définitive entre sunnites et chiites. Pour les premiers, qui défendent une application stricte du Coran, il ne peut y avoir d’intermédiaire entre les croyants et Allah.  L’imam est considéré comme un simple pasteur, doté de compétences politiques. Les chiites, en revanche, attendent toujours le « Messie », ce qui les rapproche du judaïsme.et s’appuient sur un clergé très hiérarchisé, comme chez les catholiques. Ce sont les études qui confèrent de l’autorité. Et l’imam (mollah et ayatollah chez les Perses) s’impose naturellement comme le guide, car il a accès au sens caché du message divin. Actuellement, précise Antoine Sfer, les deux ayatollahs référents se trouvent en Iran et au Liban, ce sont eux que le peuple choisit de venir écouter

Sur un plan théologique, les sunnites se réfèrent à la période mecquoise, très spirituelle, dans la droite ligne des Ecritures, tandis que les chiites se réclament de la pensée médinoise, plus temporelle et axée sur l’aspect social.

Autre notion clé, actuellement, l’Ijithâd, commente Antoine Sfeir. A l’origine, c’est un effort de recherche mené par des juristes pour interpréter les textes fondateurs. Transformé en

djihad, dès le 10ème siècle, c’est aujourd’hui un espace de réflexion et d’action sur toutes les questions se rapportant à l’Islam en France et dans le monde. Le but étant de préserver l’identité culturelle et spirituelle des musulmans, de promouvoir un islam progressiste et populaire, porteur de justice sociale, en phase avec son environnement.

Les sunnites, majoritaires à 85%, présents particulièrement en Arabie saoudite, sont aujourd’hui sur la défensive. Les chiites, surtout depuis la révolution iranienne de 1979, montent en puissance. Ils ont redonné de l’espoir à leurs frères du Pakistan, de Chine, du Liban. On assiste à l’émergence d’une nouvelle citoyenneté communautaire, comme au Liban et en Irak, où les Américains confèrent tout le pouvoir aux chiites, qui refusent de le partager avec les sunnites. Ce qui explique le chaos actuel, qui se répercute sur les minorités et les menace gravement. Comme c’est le cas pour les Chrétiens d’Orient, qui sont au bord du précipice.

Même si la Syrie d’Assad, soutenue par l’Iran et la Russie semble avoir échappé à l’éclatement, les risques de partition du Moyen Orient sont très élevés, s’insurge Antoine Sfeir. Les pays occidentaux n’ont pas vocation à imposer la démocratie aux autres et à choisir entre la peste et le choléra.

Je refuse cette ingérence, car je suis un citoyen égalitaire, solidaire et laïc. La laïcité est primordiale, car elle donne le droit de croire ou de ne pas croire. Elle fait la différence entre la foi et la religion, cette organisation temporelle qui organise le pouvoir, conclut-il.

 

La brillante intervention d’Antoine Sfeir s’est poursuivie, comme à l’accoutumée, par un débat animé par Raymond Douyère, Président de Géostratégies 2000, qui a donné lieu à des échanges riches et variés.

 

Vice-Amiral 2s Pierre Sabatie-Garat (Gérant Euratlantic Conseil) : La grande question n’est-elle pas la confrontation de l’Islam avec la modernité ? Actuellement,  on prône surtout un retour aux sources fondamentaliste et intégriste. Est-ce que l’autre option – l’aggiornamento de l’interprétation et de l’application des textes fondateurs- pourrait émerger ?

 

Dans le chiisme, il y a de l’exaltation, certes, mais pas d’extrémisme. En revanche, on observe une radicalisation chez les sunnites, un rejet de la société occidentale. Mais, les Européens et les Américains ont commis des erreurs dans leur volonté d’intégration. En fait, les premières victimes sont les musulmans, qui se murent souvent dans le silence. Les média ont leur part de responsabilité. Cet été, le recteur de l’Université du Caire, une très haute autorité spirituelle, s’est insurgé contre le dévoiement de l’Islam par les djihadistes de Syrie et d’Irak. Qui a relayé son discours ? Personne.

La France n’est pas non plus irréprochable. Encore récemment, elle était la seule puissance à parler à tout le monde, au Moyen-Orient. Aujourd’hui, elle a pris le parti d’un camp, ce qui change tout.

Il faut recréer des écoles, donner un large accès à l’enseignement, développer la francophonie, qui est encore le seul espace privilégié de nos libertés. C’est la seule manière de pousser les Musulmans à faire leur aggiornamento.

 

Luc Debieuvre (Partner Global Private Equity) : Que pensez-vous de la position du Président Hollande, qui a déclaré qu’il ne pouvait choisir entre deux barbaries en Syrie, Assad et les Djihadistes ?

 

Je ne peux avoir de sympathie pour le régime d’Assad, qui m’a emprisonné et torturé. Alors que les gouvernements français ont toujours collaboré avec les Assad, père et fils.

Mais, selon moi, le mot barbarie ne peut être galvaudé. En Arabie Saoudite et au Qatar, en application de la charia, des femmes sont lapidées, des hommes décapités. Peut-on faire une différence entre les prisons d’Assad et les pratiques du roi Abdallah ?

En Syrie, sous Assad, les Chrétiens jouissaient d’une certaine liberté. Ils pouvaient tout faire, sauf de la politique. Mais, leurs lieux de culte étaient respectés. Ils ont subi les dictatures, ils ne les ont pas soutenues, c’est une grande différence.

 

Paul Rechter (Directeur Executif Publicis France – Vice-Président Géostratégies 2000) : Quelle est votre position sur le nucléaire iranien ? Quelles conséquences ?

 

Aucun gouvernement ne veut reconnaître publiquement qu’il a la bombe. Quand on posé la question à Shimon Péres, il a répondu : « Qui a dit qu’Israël avait la bombe ? » Les Iraniens jouent tout aussi subtilement.

Je ne crois pas que les Iraniens veulent développer l’arme nucléaire. Mais, je pense qu’un jour, ils diront qu’ils ont les moyens de le faire. Ils ne supporteront pas qu’on leur interdise de poursuivre, qu’on les traite comme des néo coloniaux.

L’Iran avait proposé à la France de cogérer avec eux ce développement, mais elle a refusé car elle voulait un contrôle total, ce que les Iraniens n’ont pas accepté. Ils sont fiers et inflexibles. Il est très difficile de négocier avec eux, c’est comme un jeu d’échecs.

La situation est assez semblable avec Poutine. L’Europe n’a pas pris conscience de sa véritable force, alors qu’il a le pouvoir de la mettre à genoux avec les livraisons de gaz.

Quand on combat un adversaire, on négocie pied à pied, on ne ferme pas son ambassade, comme c’est actuellement le cas en Syrie.

 

Jacques Taranger (Inspecteur du personnel civil de la Défense) : Quel est le rôle de la Russie au Moyen-Orient ?

 

Poutine s’est auto proclamé défenseur des chrétiens au Moyen Orient, un rôle autrefois dévolu à la France. Il est très habile, il se fait désirer. Il se tait, puis, soudain, il agit.
Les Russes sont en train d’investir au Liban, dans l’exploitation de gisements de gaz et de pétrole. Plus de la moitié des entreprises du secteur leur appartiennent.

Face à ce redéploiement, un seul pays résiste, c’est l’Iran qui garde un très mauvais souvenir des anciennes relations de suprématie russes et britanniques.

 

Vice-Amiral Jean-Louis Vichot  (Délégué Général de l’UDESCA) : Quel est le but poursuivi par les Américains au Moyen Orient, maintenant qu’ils sont les premiers producteurs d’hydrocarbures, et autosuffisants dès 2016 ?

 

Ils veulent une région très morcelée, qui leur permette de contrôler facilement le Golfe Persique et le Détroit d’Ormuz. Le Président Obama va envoyer des troupes au Yémen (qui rappelons- le est en face de Djibouti, un traditionnel bastion français…)

Ils veulent aussi contrôler le Canal de Suez. Ce n’est pas un hasard si le Président égyptien, le Général Sissi, a décidé de doubler ce canal, ce qui représente un investissement de  25

milliards  de dollars..
Ils veulent avoir la main mise sur tout le commerce du pétrole du Moyen-Orient.

 

Jean-Louis Malvy (Médecin) : L’Etat Islamique de l’Irak et du Levant (EIL) a-t-il des contacts avec les islamistes libyens ?

 

Oui, mais pour le moment, ils sont rompus. La milice islamiste à Tripoli a été bombardée par les Emirats Arabes Unis et l’Egypte, qui a fourni des pilotes et ses bases aériennes.

Ceci illustre le retour de l’Egypte et de sa diplomatie sur la scène arabe.

C’est une piste de réflexion à creuser.

 

Marie-Clotilde Hingray

Propos non revus par intervenant.

« L’Albanie et les Balkans dans l’Europe : pourquoi ? » avec SE Dritan TOLA Ambassadeur d’Albanie en France

Le jeudi 3 juillet, Géostratégies 2000 a reçu, autour d’un petit déjeuner organisé dans les salons du Palais du Luxembourg, l’Ambassadeur d’Albanie en France, Son Excellence Dritan Tola. Ce diplomate, fin connaisseur des institutions européennes, ne conçoit pas l’avenir de son pays en dehors de l’Europe. Ses diverses responsabilités l’ont amené à œuvrer au rapprochement entre l’Union Européenne et l’Albanie, et le nouveau statut de « candidat à l’adhésion » de son pays lui procure donc une grande fierté. Conscient des difficultés et des efforts à fournir, il plaide en faveur d’une poursuite et d’une accélération des réformes en cours, indispensables pour espérer satisfaire, un jour, aux critères européens.

 

 

Le 24 juin dernier, l’Union Européenne a accordé à l’Albanie le statut de candidat à l’adhésion, se félicite d’entrée de jeu  Son Excellence Dritan Tola. C’est un nouveau pas qui récompense les progrès accomplis et notre volonté à entrer dans l’Europe. Une démarche qui peut sembler paradoxale, à l’heure où l’euroscepticisme semble l’emporter dans de nombreux pays. Elle va de pair avec la fin des longs conflits qui ont endeuillé la région. Nous nous réjouissons du traité signé en avril 2013, entre la Serbie et le Kosovo, qui scelle une réconciliation historique  et qui a abouti grâce à la détermination du chef de la diplomatie européenne, Madame Catherine Ashton, ajoute-t-il.

Toutefois, ce processus d’intégration est une course épuisante. Nous venons de franchir une nouvelle étape, mais nous savons que le processus sera lent, les négociations difficiles, et les critères requis, très exigeants. Nous sommes prêts à faire des sacrifices, car nous avons fait le choix de l’Europe, qui est pour nous une destination inéluctable. Nous voulons aller dans le sens de l’histoire. Tourner le dos à l’Europe serait un suicide politique. Une décision défavorable de la Commission aurait augmenté les frustrations en Albanie, et plus globalement, dans les Balkans.

 

UN FOISONNEMENT DE PROJETS

 

Nous nous trouvons face à un grand chantier, qui repose sur trois priorités. D’abord, moderniser et consolider l’Etat de droit. Ensuite, réformer en profondeur les systèmes administratifs et judiciaires, afin de lutter contre la corruption, le crime organisé et les mafias.

Enfin, approfondir notre collaboration avec l’Union Européenne. Toutes ces mesures devraient nous permettre d’améliorer le niveau de vie des Albanais. Parallèlement, nous voulons intensifier la coopération régionale, développer des projets au niveau des infrastructures et de l’énergie. Dans ce domaine, nous avons signé un accord, en 2013, avec le Monténégro, la Croatie et la Bosnie Herzégovine, pour construire un gazoduc commun, qui reliera tous les Balkans et l’Europe du Sud Est, notamment la Grèce.

Nous souhaitons également libéraliser le marché du travail, donner un nouvel essor au tourisme. Un secteur qui représente un important gisement pour notre économie.

Nous avons besoin de l’Union Européenne, mais nous comptons aussi lui apporter beaucoup. C’est une nouvelle ère qui commence, conclut Son Excellence Dritan Tola.

 

 

L’intervention de Son Excellence Dritan Tola a été suivie, comme à l’accoutumée, par un débat très enrichissant, qui a vivement intéressé l’assistance.

 

 

Raymond Douyère (Président de Géostratégies 2000) : Pouvez-vous nous éclairer sur les relations entre l’Albanie et les autres pays des Balkans ?

 

Nous avons une histoire douloureuse. Les Balkans ont été l’élément déclencheur de la Première Guerre Mondiale, avec l’assassinat de l’Archiduc François-Ferdinand, à Sarajevo, en juin 1914. Toutefois, depuis la chute du communisme, l’Albanie s’efforce d’être un bon élève. Elle n’a été impliquée dans aucun conflit. Nous avons de bonnes relations avec nos voisins, multiplions les échanges, les visites, notamment en Serbie et avons déjà signé plusieurs traités de coopération. Ces liens étroits sont indispensables, car il y a une forte population albanaise dans ces pays.

 

Jean-Louis Pierrel (Relations Universitaires IBM France. Secrétaire Général Adjoint de Géostratégies 2000) : Comment éviter à l’Albanie les mêmes soucis que la Grèce dans l’Union Européenne, du fait d’une intégration trop précipitée et sur des bases économiques trop faibles ?

 

En effet, c’est un grand défi. Nous en sommes totalement conscients, surtout lorsque nous  observons les déboires de la Grèce, les difficultés de la Roumanie et de la Bulgarie.

 

Raymond Douyère : Avez-vous l’obligation de réduire votre déficit à 3% ?

 

Nous n’en sommes pas encore là. Notre priorité est d’abord la consolidation de l’Etat de droit. Nous avons le statut de pays candidat depuis le 27 juin dernier, nous n’avons pas de sentiment de triomphalisme. Nous aspirons maintenant à l’ouverture de négociations.

 

Vice Amiral (2s) Jean-Louis Vichot (Délégué Général de l’UDESCA) : Quelles mesures allez-vous prendre concernant la police et la justice ? Il existe de nombreux dépôts d’armes et de munitions qui alimentent les mafias. Comment les démanteler ?

 

Nous allons réformer les institutions et voter des lois. Mais, il est  difficile de changer les mentalités, la mise en œuvre s’avère complexe. Nous devons réformer la justice, perçue à juste titre, comme un secteur très corrompu. La rendre plus indépendante des pouvoirs, plus responsable. C’est un énorme défi.

Pour ce qui est de la sécurité, il y a eu des opérations de police contre des plaques tournantes du trafic de drogue, dans des villages. Cela a été un succès et cela prouve notre détermination.

Concernant les armes, il y a eu des programmes de démantèlement, sous l’égide de l’ONU et des pays européens. Depuis que la guerre du Kosovo est terminée, ce n’est plus un problème particulier.

 

Pouvez-vous nous parler des perspectives économiques ?

 

L’Albanie est un pays très riche en ressources hydrauliques. Notre électricité  provient à 99% de source hydro-électrique. Le potentiel est énorme et nous allons accélérer les investissements.
Au niveau du tourisme, les perspectives sont très encourageantes. Nous misons beaucoup sur la côte Adriatique et Ionienne et sur notre population, qui est très accueillante. Actuellement, il n’y a plus de vol direct avec la France, il faudra y remédier.
Nous voulons aussi développer notre agriculture. La moitié de la population vit à la campagne. Nous avons une forte proportion de cultures biologiques, nous voulons encore accentuer ce choix.

 

Jean-Pierre Duport (Ancien Préfet de la région Ile de France) : Qu’en est-il du « Mouvement Grand Albanais » ?

 

C’est un cliché, mais il repose sur des fondements. L’origine se trouve dans la notion de frontière. Pendant toute la dictature d’Enver Hodja, les frontières étaient surveillées, idéologiques, représentées par des fils de fer barbelés, qui pouvaient être synonymes de vie ou de mort. Ensuite, après la chute du communisme, il a été très difficile de tracer des frontières stables, cela a provoqué les conflits ethniques qui ont détruit les Balkans durant les années 1990. La frontière naturelle est une illusion. L’espace sans frontière auquel nous aspirons, c’est l’Europe.

La « grande Albanie », ce n’est pas un projet politique, ni gouvernemental. C’est plutôt du registre de l’intégration régionale. Cette idée est parfois lancée à des fins électorales par les partis nationalistes, mais ils ne font pas recette, seulement 1% des suffrages au dernier scrutin.
Ce mouvement n’est pas du tout ancré dans la réalité.

 

Pierre-Louis Cavoleau (Analyste industriel et géopolitique) : Quelles sont vos relations avec la diaspora albanaise ? Avec le nouvel Etat du Kosovo ?

Y a-t-il une coopération fructueuse entre les différentes communautés religieuses ?

 

L’Albanie compte 3 millions d’habitants. Il y a autant d’Albanais qui vivent en dehors.

Les plus grandes communautés se trouvent en Grèce (700 000) et en Italie (600 000). Mais, il y en a aussi  au Royaume Uni, en Allemagne et aux USA. Peu de nos compatriotes ont choisi la France (environ 15 000), mais ils représentent l’élite. Ce sont des intellectuels, des ingénieurs, des artistes.

En Turquie, on ne peut pas parler de vraie diaspora, car l’Albanie a appartenu à l’Empire Ottoman. Environ 40 grands vizirs de l’Empire Ottoman furent originaires d’Albanie, qui a toujours été perçue comme un allié et un partenaire.

Cette diaspora est une source de revenus importante pour notre économie, même si cela s’est un peu ralenti, à cause de la crise économique qui a touché la Grèce et l’Italie.

Le droit de vote pour cette diaspora est un  énorme défi pour les années à venir.

L’Albanie est un pays multi confessionnel. Les musulmans (sunnites et bekhtashis), les chrétiens orthodoxes, les catholiques romains vivent en harmonie ; l’Albanie a été un refuge pour les Juifs pendant la seconde guerre mondiale. Leur nombre était plus élevé après 1945 !

Ils ont été protégés par les autres communautés. C’est une belle illustration de tolérance. Le régime communiste fut très dur, les religions interdites. A cette époque, l’Albanie était le seul pays au monde qui se proclamait athée dans sa Constitution. Cela a donné beaucoup de mariages mixtes et au final un grand mélange religieux.

 

Alain Busnel (Gérant de Rosebud Production) : Pouvez-vous faire un point sur le système institutionnel albanais. Quelles sont les attentes majeures du peuple ?

 

Les aspirations sont les mêmes que dans les autres pays de l’Union Européenne. La différence vient du fait que nous sommes dans l’action. L’adhésion à l’Union Européenne constitue une grande force motrice. Cette perspective est un instrument de pression positive sur les élites. Mais le clivage existe, comme partout. Nous n’y échappons pas.

Notre Constitution date de 1998. Nous avons un Président de la République aux pouvoirs limités (comme en Italie et en Allemagne), qui est à la tête du conseil de la Magistrature et nomme les Ambassadeurs. Un gouvernement avec un Premier Ministre qui est au centre du pouvoir et un Parlement. Nous avons entrepris une réforme territoriale qui va diminuer de manière drastique le nombre de nos régions. Elles vont passer de 440 à 40.

 

 

Jacques Luftfalla (Contrôleur général des armées (2s) : Quelle est l’influence de la Confrérie des Bektashis dans le panorama religieux de votre pays ?

 

C’est une grande communauté religieuse. A l’origine, ce sont des dissidents musulmans qui ont été persécutés au 18ème siècle. Ils ont trouvé refuge en Albanie en 1912, lors de la proclamation de l’indépendance et depuis, ils y ont établi leur centre mondial. Ils sont très tolérants et très spirituels et ont produit une grande partie des élites intellectuelles de notre pays. Ils sont très respectés et constituent, par ailleurs, une source d’intérêt pour les chercheurs.

 

Philippe Marchat (Inspecteur (H) Général des Finances) : Pouvez-vous nous décrire la situation économique et financière ?

 

Actuellement, l’Albanie connaît une croissance d’environ 1,7%. Elle s’est ralentie par rapport aux 8% d’il y a quelques années, mais la crise est passée par là. Assez peu toutefois, car le pays est encore en dehors des systèmes financiers internationaux. On perçoit des signes de reprise, et nous sommes bénéficiaires d’un programme d’aide du FMI et de la Banque Mondiale.

L’endettement n’est pas notre problème numéro 1. Le plus préoccupant, ce sont les dettes envers les sociétés, mais ceci est en train de se régler. Nous avons de gros investissements prévus, comme la construction de la partie albanaise du gazoduc, qui devrait s’élever à 2 milliards. Des gisements de pétrole ont aussi été découverts. Nous sommes assez optimistes.

 

Guy-Michel Billard (IGAS) : Y a-t-il des conflits religieux en Albanie ? Quelle est la religion dominante ?

 

Non, il n’y a pas de conflits. C’est un pays laïque, même si il y a une référence à la religion musulmane dans la Constitution. Les musulmans représentent 70% de la population.
Après la chute du communisme, l’Albanie a dû faire face à un vide moral et économique. Il y avait un danger de voir les fondamentalistes, djihadistes combler ce vide, mais ils n’ont pas trouvé de terrain propice.

 

Alain Boyer  (IHEDN) : Etes-vous confrontés au problème des Roms, qui concerne toute l’Europe ?

 

Bien sûr, mais dans une moindre proportion que la Roumanie, par exemple. Pendant le communisme, ils ont été plutôt moins discriminés qu’ailleurs. On ne peut nier qu’ils rencontrent de grandes difficultés, mais ils reçoivent des financements nationaux et européens. Ils ne représentent pas un problème de société.

 

Raymond Douyère (Président de Géostratégies 2000) : Pouvez-vous évoquer la place de la femme albanaise ?

 

Il y a de fortes disparités. Cela dépend beaucoup de la situation géographique. Il y a une plus forte évolution dans les villes et dans les régions côtières, que dans les montagnes et dans les zones rurales. Sous le communisme, il y a eu une émancipation forcée, qui a servi de base à notre nouvelle démocratie. Si la femme est le noyau de la famille albanaise, il reste toutefois de nombreux progrès à accomplir. Même si l’on trouve des femmes parmi nos officiers supérieurs et nos ambassadeurs !

 

Marie-Clotilde Hingray

Propos non revus par les intervenants

« Les élections européennes : quels enseignements et quelles conséquences sur la vie politique française ? » avec Dominique Reynié, Directeur général de Fondapol


Le mercredi 4 juin 2014, Géostratégies 2000 a organisé au Palais du Luxembourg un petit-déjeuner autour du Directeur général de Fondapol (Fondation pour l’Innovation Politique), Dominique Reynié. Ce  politologue et professeur des Universités à Sciences Po, auteur d’un ouvrage intitulé « Populismes : la pente fatale », nous a apporté un éclairage pertinent sur les élections européennes du 25 mai dernier. Après avoir analysé les éléments clés qui fragilisent la construction européenne, il a mis en lumière la stratégie politique des partis populistes et leur habileté à exploiter les déceptions et les craintes. Démontrant, par la même occasion, que leur récent succès, ne doit rien au hasard.

Les résultats des élections européennes ne m’ont pas étonné. Je m’attendais à ce type de phénomène, qui, certes, a été amplifié par notre système institutionnel. Mais les raisons ne sont absolument pas conjoncturelles. Nous nous trouvons face à un processus de maturation, à des forces politiques,  économiques, sociales et démographiques, impossibles à arrêter, lance Dominique Reynié. La mondialisation, qui a entraîné la libre circulation des marchandises et des capitaux, est liée à l’essor des télécommunications qui a intégré l’espace publique planétaire. C’est un phénomène à la fois positif et négatif. Il s’est traduit à la fois par l’asiatisation du productivisme et l’américanisation des technologies. D’où une perception négative par les Européens de la politique libérale européenne. Cela a démarré avec les années 1990 et l’effondrement du communisme. Très vite, en 1994, l’OMC (Organisation Mondiale du Commerce) est créée. Toute alternative au système capitaliste disparaît, faisant place à un nouveau débat : celui de la place de l’homme dans la société.  Mais l’alter mondialisme a échoué, l’écologie ne séduit guère. Il n’y a plus de débouché pour les 20 à 30 % de laissés pour compte de nos sociétés. Le socialisme est aussi en train de s’effondrer faute d’exprimer une alternative crédible. Ainsi les Allemands qui avaient voté pour le SPD et Gerhard Schröder ont été très déçus par ses réformes et son plan de rigueur, pourtant indispensables à un nouvel élan de l’économie germanique. La démocratie a quitté le débat démocratique pour laisser la place au populisme.

UN ENVIRONNEMENT  DÉFAVORABLE

La démographie joue également un rôle  important.  Le monde asiatisé est hyper technologique, hyper productiviste et hyper innovant alors que l’Europe est de plus en plus âgée. L’Europe et le Japon sont à l’avant-garde de la transition démographique : les années 2014 et 2015 vont enregistrer le plus grand nombre de naissance de l’histoire de l’humanité.  Le pic est atteint, le déclin de la population mondiale s’amorce, emmené par le Japon et l’Europe qui vont devoir vivre avec un déséquilibre démographique naturel permanent. Seules réponses les usines à bébés (débat éthique) ou l’immigration. Mais l’immigration apparait plus comme un défi que comme une solution. En effet, contrairement aux États-Unis,  en Europe 90 à 95% des nouveaux arrivants viennent de pays musulmans. Malheureusement, regrette Dominique Reynié, aucun Etat n’en a fait une question légitime. Ce problème a toujours été refoulé. Un seul homme politique, Enoch Powell, membre influent du Parti Conservateur britannique, a alerté en 1968 contre les dangers d’une trop forte immigration issue des pays du Commonwealth. Ce fut un fiasco. Cet enjeu n’a pas été pris en compte par les milieux politiques et intellectuels traditionnels mais par le populisme. La responsabilité collective est énorme, surtout lorsque l’on analyse la recomposition ethno culturelle en Europe. Actuellement, chez les plus de 25 ans, on dénombre 56% de catholiques, 6% de musulmans, 2% de protestants et 1% de juifs. En revanche, chez les 18/25 ans, il n’y a plus que 34% de catholiques pour 21% de musulmans et toujours 2% de protestants et 1% de juifs.  C’est une chaudière prête à exploser en conflits inter culturels même si cela se passe plutôt bien pour le moment. Et malgré tout, dénonce Dominique Reynié, chacun, à son niveau, dans les entreprises, les administrations, les cours de justice, bricole. L’Etat a peur de poser des normes.

Autre variable, et non des moindres, l’épuisement des ressources des états. Les 25 000 milliards de dette publique en Europe ne laisse aucune  marge budgétaire pour fabriquer des consensus, accompagner des évolutions politiques à long terme.

Cette conjonction de facteurs a une forte influence sur l’accélération des changements  de majorité politique en Europe. L’alternance est devenue la norme. Les gouvernements, tour à tour, doivent gérer une situation dominée par des déséquilibres comptables, imposer des réformes impopulaires, qui ne correspondent pas aux promesses de campagne. On sait gagner les élections mais on ne sait pas gouverner. Par ailleurs, les réformes sociétales (comme le Mariage pour Tous, en France) ne constituent pas le remède idéal. Au contraire, elles attisent de graves clivages. Combiner les principes démocratiques et la réalité économique et sociale s’avère de plus en plus périlleux.

LA MONTÉE DES POPULISTES

On assiste donc à une usure des grands partis, qui, peu à peu, perdent leur base électorale, au profit des partis populistes, qui font preuve d’intelligence politique. Stratèges, ils ont beaucoup travaillé sur le fond et  développer  un « populisme patrimonial ». Ils défendent à la fois le niveau de vie (patrimoine matériel) et les valeurs,  le style de vie (patrimoine immatériel). A ce titre, ils manifestent une hypersensibilité, voire une sorte de spiritualité. Le référendum de 2009, en Suisse, qui a donné un coup d’arrêt à la construction de minarets, illustre parfaitement cet état d’esprit.

Ce phénomène est accentué par la sécularisation du débat des partis de gouvernement. Les partis populistes se placent plus sur le terrain de l’intime. C’est le cas en Italie, avec Oriana Fallaci et aussi aux Pays-Bas, avec Geert Wilders.

En 2011, au Congrès de Tours (un clin d’œil à l’histoire ?), Marine Le Pen se rallie à ce modèle et prend la direction du Front National. Elle propose de l’ « ethno-social », c'est-à-dire de réserver l’argent disponible pour les " Blancs", tout comme son homologue finlandais ou le parti du euple danois, qui veulent réserver l’argent public aux « vrais finlandais » ou aux « vrais danois ». Ce courant social nationaliste repose à la fois sur la fermeture sociale et nationale. Cette fermeture attire 25% d’électeurs quand la seule fermeture sociale en attire 6% (Front de Gauche). C’est le peuple contre les élites, le peuple d’ici contre le peuple d’ailleurs. Ces partis populistes, souvent des partis d’extrême droite reconvertis (avec une reconversion jamais entière) ont remporé quelque 140 sièges au Parlement européen, le 25 mai dernier, analyse Dominique Reynié.

Marine Le Pen affiche un score de 25%, le FPÖ autrichien obtient 20% des suffrages, et le Parti Populaire du Danemark, 27%. Les Démocrates de Suède, qui encore récemment défilaient en uniforme nazi, ont atteint les 10%. Toutefois, il faut se méfier des causalités simples. Le Portugal et l’Espagne, qui ont mis en place des politiques d’austérité très rudes,  ne sont pas confrontés à ce phénomène tandis qu’il est apparu dans des pays épargnés par la crise comme la Suisse ou la Norvège (parti progressiste).  Au Royaume-Uni, les europhobes de Ukip remportent 27% des voix, un niveau historique, et pourtant, la Grande-Bretagne n’appartient pas à la zone euro. Ce mal n’est pas un mal de la zone euro ou de l’Union Européenne , c’est un mal de l’Europe. Dans la plupart des pays frappés par la vague populiste, la presse est libre, la corruption faible et le chômage limité. Le phénomène n’a pas une explication matérielle, la dimension immatérielle joue un rôle moteur, nous sommes devant un phénomène de déstabilisation existentielle.

Ces partis populistes ont une présence très forte dans les média, avec souvent, un discours outrancier, radical, intolérant.  L’audience est maximale pour  les « grandes gueules » des partis. Il est tout de même aberrant que le fait de faire ratifier un traité européen par un parlement national soit considéré comme anti démocratique. Nous sommes face à une crise de légitimité de la démocratie représentative. Et le référendum d’initiative populaire se pose en ultime recours. Le filtre de la représentation parlementaire disparait.

Si les élections du 22 au 25 mai dernier reflètent une forte poussée du vote populiste en Europe, il faut néanmoins relativiser.  La participation, semblable à celle de 2009, est en effet de 43%. Et chez les 18/34 ans, le taux d’abstention est de 75%. L’abstention est majoritaire.

Enfin, conclut Dominique Reynié, les listes pro européennes du PPE, du PSE, des Ecologistes et des Libéraux ont collecté 70% des bulletins de vote. Simplement, elles sont multiples et les divisions coûtent cher, face à un « Non » radical, unique et permanent.

Un débat, animé par Raymond Douyère, Président de Géostratégies 2000, a suivi la brillante intervention de Dominique Reynié. Les échanges ont été, comme à l’accoutumée, très enrichissants.

Eric Verstraete (Directeur Financier Développement- Bouygues TP) : La déstructuration du paysage politique traditionnel observé en Europe, ne revient-elle pas à affaiblir l’Union Européenne, telle qu’elle a été pensée et mise en place, il y a 50 ans ?  

La pression actuelle fait du tort à l’Union Européenne comme au système institutionnel. La pression des partis populistes a poussé les partis de gouvernement à ouvrir une « succursale anti-européenne » Provoquant dysfonctionnements et surenchères. En France, ce sont Arnaud Montebourg et Henri Guaino qui jouent ces rôles.  Partout en Europe, le niveau national est plus contesté que le niveau européen . Ceci est dû au refus des partis de gouvernement d’énoncer l’horizon.

Pour  l’heure, l’Europe est en attente ; soit d’une puissance publique commune et supplémentaire, qui concernerait l’énergie, les transports, l’industrie, l’enseignement, la recherche – une option qui n’est pas audible actuellement ; soit d’un retour vers les souverainetés nationales, où chacun développerait sa propre chance, comme le réclament les partis populistes.

L’horizon est bouché, la situation présente inacceptable.

Jean-Louis Pierrel (Relations universitaires IBM France – Secrétaire Général Adjoint Géostratégies 2000) : Récemment, Vladimir Poutine a évoqué avec intérêt le projet de Confédération Européenne de François Mitterand qui aurait pu accueillir la Russie. L’Europe a-t-elle un avenir à l’Est ? Cela pourrait-il constituer un grand projet mobilisateur ?

La Russie est proche de nous. Elle a subi le traumatisme de la perte de certains de ses territoires. Sa démographie est très faible (1,1). Elle n’a donc aucun intérêt à cette situation actuelle de tensions. Elle a besoin de se développer. Par ailleurs, il est compliqué de bâtir une Europe sûre et stable avec une Russie hostile. Une vision commune est logique et nécessaire. Nous devons partager  la puissance avec la Russie.

Dans la crise ukrainienne, la France ne propose pas assez d’options de sortie par le haut. Nous devons nous réinscrire dans une histoire commune, ce sera mieux pour l’Europe.

 Jean-Yves Aubert (Chargé de mission – Mairie de Paris) : Les changements climatiques ne sont-ils pas un des éléments importants de l’évolution démographique inéluctable ?

Oui, cela peut avoir un effet en termes de migrations.

Toutefois, pour ce qui est des négociations climatiques, l’Europe doit réajuster ses ambitions, car elles coûtent très cher pour des effets marginaux. L’Europe constitue la partie du monde la plus vertueuse. « Décarboner » est-il encore d’actualité, quand on a surtout besoin d’un nouveau contrat social ?

Yannick Rineau (Connexions et Synergies) : Une des conséquences de la situation actuelle est la disparition de la foi comme projet collectif, et donc, la recherche de solutions individuelles (Français qui quittent leur pays). Quel impact pourrait avoir ce phénomène ?

Le sentiment patriotique n’est guère développé en Europe, excepté en Grande-Bretagne. De moins en moins de citoyens en appellent à la guerre, au contraire, ils préfèrent « sortir du monde », se replier sur eux-mêmes.

D’un point de vue sociologique, on observe un basculement complet de la classe ouvrière en Europe. Comme le Parti communiste ne la représente plus, elle se tourne, avec les chômeurs, vers le Front national. C’est également le cas pour les jeunes non diplômés. Toute une population de « perdants »

Parallèlement, les questions touchant à l’école, à la laïcité, à la fiscalité suscitent de nombreuses contestations. C’est tout l’aspect « patrimoine immatériel » qui profite énormément aux Partis populistes. Dans ce cas, ce sont les classes moyennes, voire supérieures, qui votent pour eux. Cela vient de l’idée que se font ces personnes du bonheur de leurs enfants. Leur domaine privé projeté fait l’objet d’une perception  négative, d’où une grande inquiétude vis-à-vis du futur.

Vice-amiral (2s) Jean-Louis Vichot (Délégué général de l’UDESCA) : Il existe des évolutions sensibles dans le dialogue inter religieux. N’est-ce pas là qu’il faut faire porter les efforts ?

En effet, c’est une clé. Il faut intégrer le dialogue Etats-religions. Il faut proposer de nouvelles conditions de laïcité dans l’espace national et européen. Il faut des discussions pour aboutir à de nouveaux rapports entre la société et les religions. Le pape François est très actif dans ce domaine, il bénéficie d’une grande aura. La France pourrait servir de point d’appui.

Pour aboutir à un nouveau contrat social européen, il faut se concentrer sur ces questions primordiales. Les questions métaphysiques ne peuvent faire l’objet de compromis. Elles doivent être contenues à l’espace privé.

Alain Busnel (Rosebud production) : Comment expliquez-vous la confiance accordée aux gouvernements européens qui affrontent la crise, notamment l’Allemagne et l’Italie ?

L’Allemagne pouvait être considérée comme une exception, mais cela est désormais terminé. Le petit parti eurosceptique « Alternativ für Deutschland » (AFD) a obtenu 7% des suffrages. Comme Ukip  au Royaume-Uni, il a été créé par des journalistes, des intellectuels, qui veulent quitter l’euro et arrêter de payer pour les pays qui ne font aucun effort budgétaire. Son succès est indexé  (à l’envers) sur l’Euro.  Jusqu’à présent, la CDU avait contenu en interne les poussées des populistes mais le succès d’AFD pourrait transformer la donne. En Italie, les sondages n’avaient pas prévu le score de 41,5 % de Matteo Renzi. En fait les italiens sont favorables à l’Union Européenne, ils ne veulent pas quitter l’Euro. C’est la même chose pour les Grecs et pour une grande majorité des citoyens de l’Union européenne. Ils sont très inquiets sur la capacité des Etats nations à réussir seuls. L’appartenance à l’Europe les rassure. Si Renzi réussit ses réformes, cela va cimenter l’attachement de l’Italie à l’Europe. En revanche, s’il échoue, la situation sera très préoccupante, car le populiste italien Grillo saura séduire les déçus. Son but est de défaire toute majorité. Selon lui, les individus peuvent décider eux-mêmes à travers les réseaux sociaux.

 

« Le couple Franco-Allemand : quel avenir pour l’Europe ? » avec SE Susanne Wasum-Rainer, Ambassadeur d’Allemagne en France

Le mercredi 2 avril 2014, dans les salons du Palais du Luxembourg, Géostratégies 2000 a reçu Son Excellence Suzanne Wasum-Reiner, Ambassadeur d’Allemagne en France. Cette Européenne convaincue, qui affiche une foi inébranlable dans la solidité du couple franco-allemand, reconnaît, néanmoins, la nécessité de redonner un nouveau souffle à une Europe fragilisée, de la rendre plus attractive auprès d’une opinion publique désabusée. Une lourde responsabilité qui incombe avant tout à la France et à l’Allemagne, moteur historique et incontournable de l’intégration européenne.

 

Le couple franco-allemand est plongé dans une diplomatie de crise, avec l’annexion de la Crimée à la Russie. Ce rattachement un peu particulier a surpris l’Occident.  Nous nous efforçons d’y répondre ensemble, en réaffirmant nos valeurs, comme le respect de l’intégrité territoriale des Etats. Cette agression est une violation du droit international public, de la Charte de l’ONU, de la Constitution de l’Ukraine, assène avec fermeté Son Excellence Susanne Wasum-Reiner. Toutefois, nous privilégions la concertation. La Russie doit être contrée, mais sans escalade militaire. Cet équilibre est délicat, et repousse dans l’ombre d’autres questions de premier plan, comme la Syrie et l’Iran. Néanmoins, ces tensions ont renforcé les liens au sein de l’Union Européenne.

 

DESAMORCER LES CRITIQUES

 

La France et l’Allemagne ont travaillé main dans la main, comme elles l’avaient déjà fait pour tenter de résoudre la crise économique et financière. D’ailleurs, se réjouit-elle, les bases de l’Union Bancaire viennent d’être scellées. Malheureusement, cela ne va pas influer sur le résultat des élections au Parlement européen. Les populations, de plus en plus méfiantes, risquent de voter pour des députés très critiques. Les Ministres des Affaires étrangères ont programmé des apparitions communes, en France et en Allemagne, pour faire campagne et attirer l’attention sur le bilan globalement positif de l’intégration européenne.

En effet, cela a permis soixante ans de paix et de liberté : l’ouverture des frontières, la libre circulation des personnes, une démocratie organisée autour du Parlement européen et de Parlements nationaux puissants. Sur le plan économique, l’Union Européenne possède le plus grand marché intérieur et l’euro s’est imposé comme la troisième monnaie de réserve. Enfin, insiste Son Excellence Suzanne Wasum-Reiner, l’Europe peut être fière de son modèle social, de ses valeurs fondamentales communes qui font sa marque de fabrique. Elle n’accepte aucun compromis pour tout ce qui  touche aux droits de l’homme, à l’indépendance de la justice et à la lutte contre l’arbitraire. Elle représente une promesse d’espoir pour les manifestants de la place Maïden à Kiev, mais aussi pour les milliers de réfugiés d’Afrique. L’Union Européenne est un « must » et pourtant, certains rouages se sont grippés. La confiance et l’approbation ont souffert, à cause de taux de chômage inacceptables, d’une immigration mal contrôlée et d’abus au sein de certains systèmes sociaux.

 

POURSUIVRE LES REFORMES

 

Nos efforts doivent aboutir à une Europe différente et meilleure. Cela se fera au prix de réformes douloureuses, certes, mais indispensables. Il faut à la fois renforcer la dimension sociale de l’Union Européenne, et améliorer sa compétitivité, lutter contre des marchés du travail encore trop cloisonnés. Cela va de pair. En 2005, l’Allemagne comptait plus de cinq millions de chômeurs. Avec la mise en œuvre des réformes Schröder, ce nombre est passé sous la barre des deux millions. Mais, il faut du temps, et l’Europe doit absolument soutenir les Etats membres qui s’engagent en faveur d’une croissance durable. Elle doit aussi veiller à une meilleure utilisation des investissements européens, des fonds structurels. Les négociations commerciales en cours, notamment avec les Etats-Unis, devraient donner un coup de fouet à nos échanges.

L’Europe constitue notre destin commun, martèle Son Excellence Suzanne Wasum-Reiner. Aucun état ne peut faire face seul aux défis de demain. La France et l’Allemagne doivent agir comme deux sœurs jumelles, saisir les opportunités pour une nouvelle dynamique. Nous approuvons le Pacte de responsabilité français et observons avec intérêt sa mise en œuvre. Nous discutons également d’une éventuelle intervention de la brigade franco-allemande au Mali. Nous affichons une réelle convergence sur le plan économique, social, financier et commercial, sur les questions de sécurité et les enjeux climatiques. La confiance et l’amitié qui nous lient sont sans égal, et ce, malgré nos différences. Ce sont les compromis franco-allemands qui font avancer l’Europe, conclut, optimiste, Madame l’Ambassadeur.

 

Comme à l’accoutumée, a succédé à l’intervention de notre invitée,  un débat passionnant et riche en échanges avec son Excellence Susanne Wasum-Reiner.

 

François Cantegreil (Président Semia) : Quelles actions concrètes pensez-vous utiles et possibles pour que les jeunes adhèrent davantage à l’Europe ?

Pierre Lepetit (Consultant) : Quid des écoles franco-allemandes ?

 

C’est une tâche primordiale que de gagner l’adhésion des jeunes. Ma génération a éprouvé beaucoup de passion pour l’Europe, car l’idée de réconciliation était encore très forte. Désormais, la coopération franco-allemande souffre d’une certaine banalisation. Il faut réussir à fasciner les jeunes, à les attirer vers le projet européen. L’apprentissage de nos deux langues est essentiel.

 

Dimitri Tellier (Professeur Lycée Condorcet – Montreuil) : L’avenir de l’Europe ne peut-il reposer que sur un concept historiquement daté, à savoir celui de croissance ?

 

La croissance est vitale. La relance économique européenne est au cœur de tous nos efforts. L’Europe doit être compétitive au niveau mondial, sa réindustrialisation est capitale. Elle ne peut baser son développement uniquement sur les services.

 

Raymond Douyère (Président de Géostratégies 2000) : L’Europe doit-elle viser une croissance différente ?  Ce sentiment existe-t-il en Allemagne ?

 

L’Allemagne a fait le pari de la transition énergétique. C’est un défi énorme, qui pose d’énormes problèmes au monde industriel, mais c’est une priorité, car la dimension écologique est très forte dans notre pays. Cela pourrait servir de base pour une future politique énergétique européenne.

 

Raymond Douyère : Et le gaz russe ? Les sanctions n’ont-elles pas été freinées, en raison d’une trop forte dépendance de l’Allemagne et de certains autres pays, vis-à-vis des importations de gaz russe ?

 

Jean-Pierre Duport  (Ancien Préfet de la Région Ile de France) : N’était-il pas quelque peu provocateur de poser la question de l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN ?

Quid des sanctions ? Les seules qui semblent efficaces viennent des marchés financiers.

 

Pour l’Allemagne, cette adhésion à l’OTAN est hors de question.

Concernant les sanctions, il n’y a pas encore eu de véritables décisions économiques et financières. Toutefois, 70 à 80 milliards de dollars ont déjà quitté la Russie, ce qui pourrait causer des problèmes à moyen terme.

 

Christophe le Cornec (Analyste financier) : Est-il encore possible de créer une Europe forte, malgré la présence en son sein de nombreux pays fragilisés ?

 

Il faut d’abord stabiliser les Etats en crise, mais nous sommes sur la bonne voie. L’Irlande va mieux. Pour l’Espagne et le Portugal, c’est très encourageant.
La prochaine étape doit être la réalisation d’une Union budgétaire et financière, c’est indispensable, lorsque l’on a une monnaie commune.

 

N’y a-t-il pas une certaine volonté allemande de freiner l’Union bancaire ?

 

L’Allemagne veut avant tout un système efficace. Il y a actuellement, au sein de l’Union Européenne, 6000 institutions bancaires, toutes différentes et hétéroclites. Nous voulons créer un système de surveillance, qui remplisse pleinement son rôle. Nous voulons des institutions bancaires qui aient un impact réel sur la sécurité financière. C’est un préalable pour nous.

Installer une nouvelle institution, aux côtés de la BCE, cela n’a rien à voir avec un frein.

 

Francis Babé  (Directeur des Etudes – Association régionale des Auditeurs IHEDN) : Dans son dernier livre, le journaliste Jean-Michel Quatrepoint évoque la reconstitution économique et culturelle du « Saint Empire Romain Germanique » par l’Allemagne. Quelle est votre opinion ?

 

Cette volonté d’hégémonie est totalement étrangère à l’Allemagne. Ce que vise notre pays, c’est une coopération étroite avec la France. Nous sommes un Etat démocratique, avec de profondes convictions européennes.

 

Raymond Douyère (Président de Géostratégies 2000) : La croissance européenne a besoin de relance. Toutefois, l’Allemagne veut d’abord une régularisation financière. Elle entend imposer cette volonté d’assainissement budgétaire.

 

L’assainissement budgétaire et la croissance sont complémentaires. Le problème de base tient en un postulat : nous ne sommes plus compétitifs, car trop endettés (plus de 95% en France du PIB). Il est impossible de continuer comme cela. Si l’endettement se creuse encore, les Etats vont perdre leur souveraineté. C’est un chemin très dangereux.

 

Edward Bryant  (Conférencier – Ex DRH Price Waterhouse Coopers) : Est-il encore possible de faire cohabiter les Pays du Nord et du Sud en Europe ?

 

Cela a toujours été ainsi. Chaque Etat membre doit créer les conditions pour sa propre prospérité.

 

Luc Debieuvre (Partner Global Private Equity) : La politique étrangère de l’Allemagne au Moyen-Orient ne devrait-elle pas être plus ferme dans sa condamnation de la colonisation illégale des territoires occupés par la force ?

 

Nous parlons tous d’une seule voix en Europe. Nous condamnons la colonisation par Israël des territoires palestiniens. Certes, l’Allemagne se sent responsable et solidaire vis-à-vis d’Israël. Madame Merkel a affirmé que la sécurité d’Israël était une raison d’Etat. Mais, dans le même temps, elle condamne la colonisation, car c’est un obstacle à la création d’un futur Etat palestinien.

 

Jean-Louis Pierrel (Relations universitaires IBM France. Secrétaire Général Adjoint de Géostratégies 2000) : Pourquoi l’Allemagne est-elle si mesurée dans son soutien aux actions militaires en Libye, au Mali, au Centrafrique ?

Comment construire une véritable Politique extérieure et de sécurité commune ?

 

La question de l’Europe de la défense est très complexe. L’Allemagne est toujours très réticente, face à des opérations militaires étrangères. D’ailleurs, sa constitution interdit l’envoi de soldats dans un contexte bilatéral. Au Mali, l’intervention française était nécessaire, l’Allemagne soutient cette opération avec des moyens logistiques et médicaux. La France a répondu à une demande d’aide, elle compte plus de 6000 ressortissants dans ce pays. C’est une tradition française de coopération et d’intervention en Afrique. Nous comprenons vos critiques, mais en même temps, nous nous réjouissons qu’il n’y ait pas eu d’opération militaire en Syrie. Il s’agit là d’une guerre civile, où l’opposition est loin d’être homogène.

En Libye, la situation a empiré. L’Etat est en faillite. On peut même dire qu’il n’y a plus du tout d’Etat. Ce sont des tribus qui tirent les manettes. Vu la situation, j’ai du mal à croire que l’intervention militaire ait été un succès.

 

Régis Paranque  (Inspecteur Général des Finances (H)): Ne serait-il pas légitime de sortir le budget militaire français (au moins en partie) de l’objectif de réduction du déficit du PIB ? La France supportant seule l’essentiel de l’effort de défense en Afrique.

 

La réduction du déficit budgétaire n’est pas une obsession allemande. C’est une décision de la Commission européenne. Par ailleurs, les deux budgets de la défense français et allemands sont à peu près similaires. Ce qui fait la différence, c’est la part de votre budget alloué au nucléaire.

 

Paul Rechter (Directeur Executif Publicis France – Vice Président Géostratégies 2000) : Les partis ultra nationalistes et xénophobes pourraient-ils devenir, comme en France, la troisième force politique, en Europe ? Qu’en est-il en Allemagne ?

 

C’est un sujet inquiétant, qui concerne toute l’Europe. La Commission européenne ne doit pas être le bouc émissaire, concentrer toutes les frustrations des peuples. Il faut des campagnes pro-européennes, un Parlement européen doté de compétences de plus en plus larges.

En Allemagne aussi, il y a un Parti extrémiste, en lutte contre la politique européenne et l’euro. Il sera, je le pense, en mesure d’envoyer des députés au Parlement européen.

Il est de toute manière impossible d’interdire un ou plusieurs partis.

 

George Grosz (Consultant – Associé Corporate Development International – Président d’honneur des Anciens de LSE en France) : Est-ce que l’Allemagne, à l’instar des libéraux, soutient Juncker pour la Présidence de la Commission ou Barnier ?

 

Nous devons attendre le résultat des élections pour étudier les nouvelles compositions. Pourquoi pas des coalitions transnationales, nous avons déjà des partis transnationaux, c’est une bonne évolution.

Cependant, une grande coalition au Parlement européen, ne me paraît pas la solution idéale. En Allemagne, au niveau national, c’était nécessaire, mais désormais, nous n’avons plus d’opposition au Bundestag.

 

Raymond Douyère (Président de Géostratégies 2000) : Que pensez- vous du SMIC allemand, salué en France comme une avancée ?

 

C’est un sujet difficile. Avant les élections, Mme Merkel avait décidé d’instaurer ce salaire minimum. Il est basé sur une loi fédérale, ce qui constitue une grosse différence par rapport au système du droit du travail allemand. D’habitude, les salaires sont fixés après négociations avec les syndicats, qui sont d’ailleurs assez réticents, car cela réduit leur pouvoir et leur influence. Cela va avoir un impact négatif sur les branches tournées vers l’exportation, car elles seront moins compétitives. Il fallait prendre des mesures, car il y avait des abus, notamment dans le secteur agro-alimentaire. Mais, ces problèmes avaient été réglés par les conventions collectives. Vu certaines difficultés d’application, il pourrait y avoir certaines dérogations concernant ce nouveau SMIC. C’est un geste fort, une avancée, peut-être, mais je n’en suis pas sûre.

 

Pierre-Louis Cavoleau  (Analyste Industriel et Géopolitique) : Que pensez-vous des référendums en Ecosse et en Catalogne sur une éventuelle indépendance ?

 

S’ils gagnent leur indépendance, deviennent-ils automatiquement membres de l’Union Européenne ? C’est la question qui se pose.

 

Thierry Leroy (Conseiller d’Etat) : Votre opinion sur Arte ?

 

C’est une grande réussite, même si certains esprits critiques jugent cette chaîne franco-allemande trop intellectuelle. J’en suis très fière.

 

Marie-Clotilde Hingray

Propos non revus par les intervenants

« Les accords à l’OMC et le projet d’accord Union européenne-Etats-Unis » avec Pascal Lamy, ancien Directeur général de l’OMC

Le mercredi 12 mars, dans les salons du Palais du Luxembourg, Géostratégies 2000 a organisé un petit-déjeuner autour de l’ancien Directeur Général de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC), Pascal Lamy. Européen convaincu , fin connaisseur des échanges internationaux et des nouveaux enjeux qui s’y rattachent, Pascal Lamy s’est félicité de la disparition progressive des droits de douane, tout en attirant notre attention sur les obstacles non tarifaires, politiquement très sensibles et qui se multiplient. Auteur de nombreux ouvrages, dont « The Geneva Consensus » et « Quand la France s’éveillera », il nous a également livré ses réflexions sur les grandes manœuvres en cours, entre les USA et l’Europe d’une part, et les USA et les grands pays du Pacifique, de l’autre.

 

L’ouverture des échanges au niveau mondial fait l’unanimité. Le consensus idéologique est complet, car cela dope à la fois la croissance et le développement. Il faut donc poursuivre les efforts de réduction des obstacles existants, lance d’emblée Pascal Lamy. Les barrières tarifaires, qui visent à protéger les producteurs nationaux de la concurrence étrangère, diminuent rapidement. En revanche, les barrières non tarifaires, comme les normes de qualité et de sécurité, les standards techniques, suivent une courbe ascendante. Leur but est de protéger le consommateur de tout risque. Elles reflètent les préoccupations sociales et sociétales. Le niveau de précaution est toujours corrélé au niveau de développement des pays, et comme le revenu par habitant augmente, notamment dans les pays émergents, les contrôles deviennent de plus en plus astringents.

 

UNE NOUVELLE CONFIGURATION

 

Deux facteurs expliquent la disparition progressive des barrières tarifaires, souligne Pascal Lamy. Il y a, d’une part, la régulation du commerce international, réalisée grâce aux grandes vagues de négociation de ces dernières décennies (Cancun, Doha). Le droit de douane moyen oscille entre 4 et 5%, bien loin des 40% des années 70. Toutefois, la régulation ne  porte que sur les plafonds tarifaires. Celui de l’Inde est de 40 à 45, celui du Brésil, de 30 à 35 et celui de la Chine, de 10. Mais, ils reflètent assez peu la réalité, et ce qui compte, ce sont les tarifs effectivement appliqués. Par exemple, l’Inde n’impose l’acier qu’à 5%, car elle en a besoin pour son industrie automobile. L’évolution du mode d’organisation des biens et services constitue le second moteur. Désormais, on produit quelque part et on consomme ailleurs. Les progrès technologiques réduisent les coûts liés à la distance, cela saute aux yeux avec les technologies de l’information. En outre, le transport par mer devient de plus en plus efficace, grâce à la containerisation, qui représente 80% du commerce mondial en poids. Les processus de production se sont alignés sur la théorie. On assiste à une multi localisation  progressive des chaînes de production pour les biens et les services. Les composants constituent  plus des deux tiers du commerce mondial en volume, note Pascal Lamy, qui prend  pour exemple l’Ipad. Celui-ci sort d’une usine chinoise, à Longhua, un « hub » de production qui emploie 150 000 personnes. Mais seule la coque en aluminium, qui entre pour 4 à 5% de la valeur ajoutée, y est fabriquée. Le design ainsi que certains composants (soit 20 à 25% de la valeur ajoutée totale) proviennent des États-Unis. De plus d'autres composants et les systèmes de connexion viennent encore d’ailleurs, notamment du Japon.

Les nouvelles barrières tarifaires obéissent à une philosophie différente, on ne peut pas supprimer les systèmes de protection, ce serait un non sens. Néanmoins, il faut tenter de rapprocher la manière dont les normes sont établies par pays, car cela freine l’essor du commerce mondial. Il est nécessaire d’aboutir à une convergence entre les normes et la façon dont elles sont administrées, au niveau national. Lorsque les USA font payer 50 000 dollars un certificat de conformité pour les roses du Kenya cela revient à un droit de douane déguisé, s’insurge Pascal Lamy, qui plaide pour des négociations avec les instances de régulation, comme « Codex Alimentarius », une filiale de l’OMC et de la FAO.

 

DES HARMONISATIONS NECESSAIRES

 

Parallèlement, des négociations ont démarré en juillet 2013, entre les USA et l’Europe, en vue d’un accord commercial transatlantique. L’objectif est d’ouvrir totalement les échanges, de rogner au maximum sur les 20% de droits de douane subsistant encore et sur les différences réglementaires, qui génèrent 80% des obstacles. Ces disparités sont très vastes, cela va de la taille des pare-chocs de voitures au taux d’hormones dans les viandes et à la protection des données. Ces harmonisations s’avèrent très délicates, c’est un sujet sensible politiquement et qui n’est pas anodin, loin des quotas des droits de douane. De plus, les acteurs ne sont pas les mêmes, ils sont très spécialisés et les entreprises interviennent beaucoup. Alors que le consommateur soutient la réduction des droits de douane, à l’encontre du producteur, le schéma est inverse pour la négociation de rapprochements de standards. Le producteur encourage cette tendance, car un standard unifié va lui apporter des économies d’échelle et lui permettre de réduire ses coûts. Chez les organisations de consommateurs, au contraire, cela suscite le soupçon. Ces négociations aboutiront certainement à un alignement sur le standard de protection le plus exigeant, remarque Pascal Lamy, mais, en dépit de ces futures avancées techniques, le ressenti dans l’opinion publique risque d’être assez négatif.

Les Etats-Unis sont également très impliqués dans une autre négociation régionale, la TPP (Trans Pacific Partnership), qui réunit notamment la Chine, le Japon, le Mexique et le Canada, l’Australie, la Nouvelle Zélande, le Pérou et le Chili. Cette conférence cible les barrières non tarifaires, et souhaite élaborer de nouvelles règles applicables aux entreprises d’Etat, à la propriété intellectuelle, aux normes sanitaires. Stratégiquement, elle est capitale pour le Président Obama, qui veut éviter une marginalisation de son pays face à une intégration régionale menée par la Chine.

Cependant, ces négociations bilatérales ne doivent pas prendre le pas sur les discussions multilatérales. L’OMC devrait avoir un vrai mandat de monitoring pour tous ces standards, c’est indispensable, conclut Pascal Lamy.

 

L’intervention de Pascal Lamy a été suivie par un débat, animé par Raymond Douyère, et qui a donné lieu à des échanges variés et enrichissants.

 

 

Francis Babé (Directeur des études – Association régionale des Auditeurs IHEDN) ; Paul Drezet (Conseiller référendaire H à la Cour des Comptes) ; Jean-Claude Richard (Ancien Ambassadeur) :

Il y a certes des tarifs et des normes. Mais, qu’en est-il de la régulation des différentiels sociaux et fiscaux ? Quid du rapport de forces entre d’une part, l’OMC, et de l’autre, l’OIT et les ONG ?

 

Il existe un consensus international à ce sujet. Il est généralement admis que ces questions sont subsidiaires, car ce sont des affaires intérieures. Par ailleurs, il y a des nuances à apporter. Sur le plan de la concurrence, c’est  le salaire minimal pondéré par la productivité horaire qui compte. Cela permet une certaine régulation, pour ce qui est des conditions sociales internationales. Mais, cela se fait selon des standards minimaux, à l’Organisation Mondiale du Travail et non à l’OMC. Il est quasiment impossible d’obtenir un accord sur un standard social  réunissant 200 pays. Si cela est très lent et délicat au niveau multilatéral, il n’en va pas de même pour les relations bilatérales. Là, un rapport de force politique peut s’établir. Par exemple, l’Europe peut accepter un accès préférentiel sur son marché pour certains pays d’Afrique. En échange, ceux-ci doivent s’engager à respecter la convention sur les espèces protégées.

 

Jean-Louis Pierrel (Chargé des relations universitaires IBM France- Secrétaire Général Adjoint de Géostratégies 2000) : L’Union Européenne, ou plutôt l’esprit très libéral de la Commission, n’est-elle pas un peu naïve, notamment vis-à-vis des USA, qui sont très protectionnistes au quotidien ?

 

Le marché européen est parfaitement protégé, pour tout ce qui est standards sanitaires et de sécurité. Il n’y a pas de naïveté de la part de l’Europe, sa politique commerciale fonctionne très bien, elle a multiplié par trois le solde de ses échanges industriels, avec des conditions d’accès à son marché égales pour tous.

 

Michel Troïkouroff (Juriste-Agirc) : Les obstacles non tarifaires ne sont-ils pas utilisés comme représailles (USA et roquefort) plutôt que comme précaution ?

 

Il peut y avoir des zones grises. La norme peut être édictée à cause d’intérêts protectionnistes, mais cela se produit de moins en moins. On tend vers une égalité pour tous les pays.

 

Philippe Geslin (Vice Président Union Financière de France) : Quelles ont été les contreparties demandées à la Chine, lors de son entrée dans l’OMC ? Quel est le bilan de cette adhésion pour les pays développés, et notamment la France ?

La Chine a rejoint l’OMC en 2001 et a payé très cher son ticket d’entrée. Elle avait besoin d’une assurance anti protectionniste, en échange, elle a accepté les contraintes internationales. La régulation de la Chine ne se décide plus au sein du Parti, mais ailleurs, dans le cadre de l’OMC. La Chine a accepté de « franchir le Rubicon », car cela était essentiel pour son avenir. Le régime qui lui est appliqué, est à mi chemin entre celui des pays développés et celui des BRICS. Le plafond chinois est établi à 10%, deux à trois fois supérieur à ce qu’ils espéraient. Ils ont aussi dû ouvrir leurs services. L’idée répandue à Paris, comme quoi la Chine est devenue un nouveau membre de l’OMC sans contrepartie, est totalement fausse.

Si le législatif est un maillon faible pour l’OMC, il n’en va pas de même pour la mise en œuvre administrative. Si un pays n’a pas un comportement conforme aux règles en vigueur, il est traîné devant un comité  qui va régler les différends. Les mailles de la discipline sont serrées dans certains secteurs, mais beaucoup plus lâches dans d’autres, comme celui de l’énergie.

 

Jean-Louis Vichot Vice amiral (2S) (Délégué Général de l’UDESCA) : Que penser des négociations sur le Trans Pacific Partnership et des réactions, en particulier, des pays de l’ASEAN ?

 

Cette négociation est née sous la présidence Bush fils. L’idée était de préparer un pivot asiatique, de renforcer la présence américaine, et en quelque sorte, d’encercler la Chine.

Cela va-t-il aboutir à la simple consolidation d’accords bilatéraux ? Cinq ans plus tard, on reste dans le flou. On ne sait pas si c’est une négociation classique, ou si on va y inclure les barrières réglementaires. Pour le moment, il s’agit essentiellement de négociations bilatérales USA/Japon. Dans le même temps, le Japon négocie aussi avec l’Union Européenne, ce qui donne lieu à des marchandages. Si les Américains ont obtenu gain de cause sur ce point, pourquoi pas nous ? Il y a une transitivité du système mais, techniquement, c’est très compliqué.

 

Jean-Pierre Duport (Ancien Préfet de la région Ile de France) : Quelle est la place consacrée à l’exception culturelle dans les négociations transatlantiques ?

 

C’est une spécificité européenne qui est reconnue. Elle n’est pas soumise aux mêmes règles d’efficience que les produits standards. Ce problème est réglé avec les USA, les industries culturelles européennes sont très bien protégées, et peuvent être subventionnées.

 

Raymond Douyère (Président de Géostratégies 2000) : L’OMC est-elle concernée par les tensions sur le gaz entre la Russie et l’Ukraine ?

 

L’Ukraine fait partie des mauvais élèves au sein de l’OMC, au même titre que l’Argentine ou l’Equateur. L’OMC traite de multilatéralisme, rien n’est donc inscrit concernant le prix du gaz entre la Russie et l’Ukraine. De plus, en général, il n’y a aucun droit de douane sur l’énergie.

Les obstacles classiques sont en voie de mort historique. En revanche, la décision de restreindre des exportations (dans le domaine de l’énergie, de l’agriculture…) peut devenir un véritable frein et ceci n’est pas encore bien réglementé au sein de l’OMC.

 

A propos du commerce des services, quid des barrières à l’achat-vente de hauts talents nationaux ?

 

L’OMC n’est pas concernée par les échanges de personnes. Le seul cas où elle a un droit de regard, c’est lorsqu’une entreprise installe une filiale à l’étranger et y déploie du personnel, pour la mettre en service et former des employés locaux. Et cela, pour une durée déterminée.

 

François-Xavier Martin (Président d’Honneur de Crédit X Mines. Secrétaire Général, Trésorier de Géostratégies 2000) : Les pays qui ont les systèmes d’éducation préparant le mieux à l’innovation sont ceux qui ont le déficit commercial le plus important (Etats-Unis, Royaume Uni). Comment expliquez-vous ce paradoxe ?

 

La notion de déficit est très floue. Désormais, on mesure le commerce international en valeur ajoutée et non plus en volume. Les comparaisons entre les volumes du commerce international et le PNB ne sont plus pertinentes, à cause du processus de multi localisation. En volume, le commerce international représente 60% de biens et 40% de services. En valeur ajoutée, c’est l’exact contraire. Le déficit commercial des Etats-Unis vers la Chine fond de 40%, si on le mesure en valeur ajoutée, et sur le plan économique, c’est ce qui compte.

Souvent, les pays qui exportent le plus sont ceux qui importent le plus, à l’instar de l’Allemagne. Un déficit commercial est un problème macro-économique. Ce qui est pertinent, c’est de savoir si le financement de ce déficit est soutenable ou pas.

 

Raymond Douyère (Président de Géostratégies 2000) : Votre opinion sur la compétitivité de la France ?

 

Le déclin est évident depuis douze ans. Cela prendra au moins cinq ans pour y remédier, mais il ne faut plus attendre, il faut s’attaquer immédiatement à ce dossier épineux. Il faut transformer le regard décalé des Français, porteurs d’une vision extrêmement pessimiste. Il faut tenter de les réconcilier avec le monde dans lequel ils vivent. Il est vital de revenir à une ambition mondiale pour la France.

 

Marie-Clotilde Hingray

Propos non revus par les intervenants

 

« Désarmement et sécurité dans le Monde » avec Paul QUILES, ancien Ministre de la Défense

« DESARMEMENT ET SECURITE DANS LE MONDE »

Avec PAUL QUILES

ANCIEN MINISTRE DE LA DEFENSE

 

 

Le mercredi 29 janvier 2014, Géostratégies 2000 a organisé dans les salons du Palais du Luxembourg, un petit-déjeuner autour de Paul Quilès, ancien Ministre de la Défense de François Mitterrand (Septembre 1985/Mars 1986), venu nous convaincre de la réalité des multiples dangers de l’arme nucléaire. Un sujet sensible, au cœur de son dernier ouvrage « Arrêtez la bombe !», paru en 2013. Après avoir brossé un panorama historique détaillé, il s’est posé en défenseur crédible de l’arrêt de la dissuasion nucléaire. Un angle peu habituel, mais qui a permis d’aborder la question de manière contradictoire.

 

 

Mes premiers contacts avec l’arme nucléaire ont été quelque peu irréels. Jeune polytechnicien, c’est moi qui ai passé, en 1964, l’ordre de transmission de sa mise en œuvre, avec au bout du fil, le Général de Gaulle en personne, raconte sur le ton de l’anecdote Paul Quilès. Mais c’est seulement vingt ans plus tard, en devenant Ministre de la Défense, en 1985, que j’ai appris à comprendre le système décisionnel. Le contexte était compliqué, Charles Hernu avait dû démissionner après le scandale du Rainbow Warrior, mais je me suis vite rendu compte du fonctionnement monarchique de cette institution, où tout remonte au Président de la République. Malheureusement, cette expérience fut très courte, puisque six mois plus tard, le Parti Socialiste perdait les élections. En décembre 1995, après la reprise des essais nucléaires décidée par le Président Chirac, un débat, assez violent, a eu lieu à l’Assemblée Nationale.  Je me suis alors clairement prononcé pour un monde débarrassé des armes nucléaires, souligne Paul Quilès qui devient en 1997 Président de la Commission de la Défense au Palais Bourbon., et s’engage, dès lors, à porter une parole « pacifiste ». Un mot teinté parfois d’une connotation négative, qui s’explique par la confusion sur les objectifs des mouvements pacifistes des années 50-70, avec notamment, l’Appel de Stockholm, qui passait sous silence la course aux armements soviétiques, mais critiquait fortement celle des Américains.

 

UN DELIRE CONCEPTUEL

 

Le désarmement et la sécurité sont-ils des concepts contradictoires, s’interroge Paul Quilès. Il est normal que tout Etat ait le souci de se protéger, avec des moyens matériels, ou avec la négociation pour empêcher une guerre. Mais, l’arme nucléaire est-elle indispensable ? Il existe un consensus français autour de cette bombe, décrite comme notre assurance vie et notre garantie d’indépendance. Autre argument de taille, elle a mis fin à la seconde guerre mondiale. Or, conteste Paul Quilès, rien n’est plus faux. L’empereur Hirohito était prêt à capituler, depuis les bombardements de Tokyo, qui avaient fait des dégâts irrémédiables. Au Japon, Hiroshima et Nagasaki n’ont pas été considérés comme plus graves.

Alors que cette arme n’est plus adaptée à notre époque, surtout depuis la fin de la Guerre Froide, le débat sur la dissuasion reste tabou, regrette Paul Quilès. Désarmement ne rime pas encore avec sécurité, et les références historiques ne plaident pas en faveur d’une telle évolution. Le Mouvement Socialiste International n’a pas réussi à s’opposer aux enchaînements qui ont provoqué le conflit de 39-45. Et pourtant, Jean Jaurès, assassiné pour ses idées pacifistes en juillet 1914, était un véritable patriote, auteur de l’ »Armée nouvelle ». Un livre où il démontrait comment on pouvait défendre son pays, tout en œuvrant en faveur des arbitrages internationaux.

C’est un scénario radicalement différent qui s’impose dès 1945, une véritable « course à la folie », dénonce Paul Quilès. Après leur premier essai nucléaire au Nouveau-Mexique, les Américains veulent vérifier dans les faits l’effet effrayant de cette bombe, ce sera Hiroshima et Nagasaki. En 1949, les premiers essais de l’URSS ont lieu, avec très vite, une bombe de 50 mégatonnes, soit 23 fois le total des bombes lâchées sur l’Allemagne, entre 1942 et 45. En 1952, la Grande-Bretagne se dote de l’arme nucléaire, puis la France en 1960 et la Chine en 1964... Les armes doivent être toujours plus nombreuses, plus sophistiquées, avec une portée de plus en plus grande. C’est la destruction mutuelle assurée, un délire. Pour soutenir cette stratégie, les doctrines se succèdent. Ce serait une arme de non emploi, créée pour effrayer. Arrive ensuite la doctrine de dissuasion, avec ses ambiguïtés et ses contradictions. Elle sera tour à tour minimale, flexible, concertée, étendue, avant d’aboutir à la riposte graduée.

En 1986, revirement. Le Président Reagan déclare qu’il va libérer le monde des armes nucléaires. Pour protéger les Etats-Unis, il veut déployer un bouclier anti missiles, des centaines de satellites dans l’espace. Mais, très vite, ce projet est abandonné, à cause des coûts exorbitants (plus de 1000 milliards de dollars) et des difficultés, voire de l’infaisabilité de sa mise en œuvre. Et pourtant, s’insurge Paul Quilès, une nouvelle proposition de bouclier anti missiles vient d’être lancée par l’OTAN. La dangereuse influence du complexe militaro-industriel joue un rôle clé. Il y a une grande manipulation pour obtenir toujours plus de contrats.

 

UNE CERTAINE PRISE DE CONSCIENCE

 

La France devrait axer sa politique autour du Traité de Non Prolifération (qu’elle a ratifié en 1992), plutôt que de tout miser sur la dissuasion. Ce traité qui a pour but de bloquer les risques de dissémination aux cinq premiers pays détenteurs de l’arme nucléaire, vise aussi le désarmement total. Or, actuellement, on dénombre environ 20 000 ogives dans le monde. Et à cause de l’impréparation de nombreux dirigeants, de possibles erreurs de manipulation, on est souvent passé à deux doigts de la catastrophe. En 1983, les Soviétiques ont, pendant un court moment, cru  qu’un exercice de commandement de l’OTAN était en fait une attaque réelle. Une autre fois, un général de l’ex URSS a pris un coucher de soleil pour un lancement de missiles. Heureusement, il s’est rendu compte assez vite qu’il avait été victime d’un leurre infra rouge. Mais tout ceci est passé sous silence, critique Paul Quilès. Toutefois, le scénario de l’ « hiver nucléaire » a effrayé les décideurs. En effet, il a été prouvé que si l’Inde et le Pakistan faisaient exploser leurs bombes nucléaires, suite à un conflit, cela pourrait provoquer une destruction de l’environnement, de toute la végétation et des températures inférieures à 10° pendant six mois.

La fin de la course aux armements a commencé au début des années 1990. On a assisté à un gel des stocks nucléaires des pays issus de l’ex URSS. L’Afrique du Sud a détruit ce qu’elle possédait et des discussions bilatérales ont démarré entre la Russie et les Etats-Unis, qui ont réduit le nombre de leurs ogives. La France, pour sa part, en a 300 (contre 580 au milieu des années 80). En 2009, dans son discours de Prague, le Président Obama a évoqué un monde sans nucléaire et en 2010, le Traité New Start a été signé. Les deux grandes puissances acceptent de réduire à 1550 le nombre de leurs ogives, soit une réduction de 30%. Toutefois, il semblerait qu’elles continuent à moderniser et investir dans leur armement nucléaire existant, nuance Paul Quilès qui ne cache pas sa préférence envers les zones exemptes d’armes nucléaires dans le monde. Il en existe déjà six et en 2012, une Conférence internationale devait s’ouvrir pour en créer une nouvelle au Moyen Orient. Toutefois, en raison du trop grand climat d’instabilité, elle a été repoussée.

Le désarmement est indispensable, conclut Paul Quilès. Bien sûr, pour être efficace, il doit être général, complet et encadré par l’ONU et le Conseil de Sécurité. Les Etats doivent être soumis à des procédures contraignantes, sans préavis de contrôle. Le lien entre la possession de l’arme nucléaire et le statut de grande puissance ne serait plus aussi direct .Par conséquent, certains pays seraient moins incités à s’en équiper.

 

L’intervention de Paul Quilès a été suivie d’un débat, animé comme à l’accoutumée par Raymond Douyère, Président de Géostratégies 2000, et qui a donné lieu à des échanges passionnés.

 

Thierry Leroy (Conseiller d’Etat) : Je suis d’accord avec vous pour dénoncer le tabou du débat sur l’arme nucléaire. Mais, sur le plan symbolique, cela ne créerait-il pas un vide ? Notamment pour tout ce qui concerne l’image de la France dans le monde ?

 

Cette peur est liée à un reste de « gaullisme ». Il y a aussi l’inquiétude que les USA laissent tomber l’Europe, qu’elle doive se défendre seule. Mais le monde s’est transformé. Il n’y a plus d’affrontement entre blocs. Qui cherche-t-on à dissuader désormais ? Il n’y a même plus l’Iran depuis que les négociations ont  pris une tournure positive. Mais, il y a toujours cette idée que l’on doit être prêt à toute éventualité. La place de la France dans le monde ne serait pas affectée. La présence sur l’échiquier international passe aussi par un poids économique, un discours fort sur l’environnement….

 

César Platt (Professeur de sciences économiques. Lycée Claude Monet Paris) : Est-il possible de développer en France comme ailleurs, le nucléaire civil, sans risquer de voir le nucléaire militaire se développer également ?

 

Cela illustre parfaitement le problème que nous avons avec l’Iran. Si on ajoute au nucléaire civil certaines centrifugeuses qui permettent l’enrichissement, on obtient du nucléaire militaire. En soi, il n’y a pas de lien, mais les faits prouvent le contraire.

 

 

 

Est-ce une arme d’emploi ou de non emploi ?

 

La théorie de l’emploi est nécessaire pour que la doctrine soit crédible. D’ailleurs, nous avons développé un armement tactique, qui a équipé nos avions (dès 1964), nos sous-marins (avec une portée de 4000 kms, avec prévision à 8000 kms). Et aussi l’armée de terre avec le Pluton et Hadès. Mais, celui-ci ne tirait pas assez loin. En territoire « ennemi », seule l’Allemagne de l’Est pouvait être touchée. Donc, cela a été arrêté, la stratégie a été jugée inappropriée.

 

François-Xavier Martin (Président d’honneur de Crédit X Mines, Secrétaire Général, Trésorier de Géostratégies 2000) : Sans la dissuasion nucléaire américaine, Staline aurait-il envahi l’Europe Occidentale après 1945 ?

 

Je ne le pense pas. L’Europe n’était pas sa priorité. De plus, lorsqu’il est mort en 1953, l’armement nucléaire n’en était encore qu’à ses débuts.

 

Général Pierre Warmé (Conférencier) : Vous confondez dissuasion et représailles. Dissuader, c’est empêcher de réaliser une menace.

 

Avec l’armement nucléaire, l’adversaire potentiel est exposé à des dommages considérables.

Actuellement, l’OTAN dispose de 180 bombes nucléaires tactiques, déployées dans cinq pays, dont la Turquie. Cela coûte très cher. Les Russes semblent prêts à retirer leurs bombes, une fois que l’OTAN aura enclenché le processus. C’est une opportunité à saisir, les négociations vers le désarmement passent par des gestes symboliques.

 

Les négociations enclenchées avec la Syrie, après les bombardements chimiques, prouvent qu’un désarmement chimique est possible. C’est une belle avancée, si l’on pense qu’une intervention militaire avait failli aboutir pendant l’été 2013. La catastrophe a été évitée de justesse.

 

Il y a une manipulation de l’opinion publique française pour accepter cette thèse de consensus national autour de la dissuasion nucléaire. Les enquêtes d’opinion, sur ce sujet, ont une validité douteuse, puisqu’il n’y a ni information préalable, ni débat contradictoire.

 

Marie-Clotilde Hingray

Propos non revus par les intervenants