« Brexit : quelles conséquences stratégiques ? »

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Le lundi 17 octobre, Géostratégies 2000 a organisé un petit déjeuner dans les Salons du Palais du Luxembourg autour de Pierre Razoux, qui dirige le domaine « questions régionales Nord» à l’Institut de Recherche Stratégique de l’Ecole Militaire (IRSEM). Ce spécialiste des relations internationales et des conflits contemporains, ancien chargé de mission au ministère de la Défense britannique, à Londres, nous a livré ses réflexions sur l’après-Brexit et les profonds changements qui allaient en découler, tant pour l’Union Européenne que pour le Royaume-Uni.

Il nous a également éclairés sur les enjeux à venir, notamment sur le plan militaire, et a exhorté l’Union Européenne à se réformer pour répondre plus efficacement aux aspirations des populations.

Depuis la victoire du «Non » à l’Union Européenne, les clivages s’accroissent au Royaume-Uni.

Nigel Farage, leader pro-Brexit de l'UKIP a démissionné. Boris Johnson, ancien maire de Londres, a fait de même, laissant le Parti Conservateur profondément divisé, mais revigoré depuis l’arrivée de Theresa May au 10 Downing Street, s’exclame Pierre Razoux. Elle bénéficie d’un fort soutien populaire, qui lui assure une légitimité au-delà de son propre parti, et a même convaincu Boris Johnson de participer au gouvernement comme Ministre des Affaires Etrangères.

En revanche, les Libéraux ont été vaporisés, et sont de plus en plus remplacés par l’UKIP qui poursuit son ascension. Quant aux Travaillistes, avec Jeremy Corbyn à leur tête, ils savent qu’ils ne représentent pas une alternative crédible.

UNE NOUVELLE DONNE MILITAIRE

A court terme, ce Brexit va intensifier les divisions au sein de l’Union Européenne. Il y a, d’un côté, ceux qui veulent punir, et de l’autre, ceux qui veulent ménager ce qui peut encore l’être. Tout cela va entraîner un face à face compliqué entre le clan de la France et celui de l’Allemagne, déplore Pierre Razoux. De plus en plus, l’OTAN est perçue comme la valeur refuge. Il est évident que, sans les Britanniques, l’Europe de la Défense, ne pourra pas fonctionner. Le Danemark ou encore les Pays Bas ne seront plus attirés. L’Europe de la Défense est morte. La France, qui a les plus grandes capacités militaires et dispose de la dissuasion nucléaire, ne pourra pas inverser la tendance. Il faut être pragmatique et ne pas se voiler la face. Tout le monde se rapatrie vers l’OTAN. Les Anglais, qui laissent beaucoup de postes au sein de l’UE, vont se battre bec et ongles pour en récupérer le plus possible à l’OTAN. Cela entraînera des frictions, mais ils voudront faire triompher leurs dossiers et leurs hommes, coûte que coûte.

La Coopération bilatérale de Défense franco-britannique, qui repose sur les Traités de Lancaster House de 2010, va être renforcée. Nous sommes liés pour 30 ans, notamment en matière de coopération nucléaire. Les Britanniques ont volontairement verrouillé ces traités en y incluant la question nucléaire ; ils ne voulaient pas qu’ils deviennent multilatéraux, et c’est pour cela qu’ils se sont engagés sur une si longue période. Généralement, note Pierre Razoux, ils recherchent  un minimum de contraintes juridiques.Sur le plan industriel, les deux principaux projets sont des missiles contre des navires légers et des drones de combat.

Ils vont également se rapprocher des USA, même s’ils se posent de plus en plus de questions sur ces relations certes privilégiées, mais aussi très complexes.

Avec le Commonwealth, c’est certain, de nouveaux liens vont se tisser. Ils vont également réactiver leur appartenance au « Club des Five Eyes » avec le Canada, l’Australie, la Nouvelle-Zélande. Cela reprend tout son sens.

Cette nouvelle donne est le reflet de la montée des populismes. C’est une manifestation de l’évolution de nos sociétés occidentales. La Russie et la Chine sont en embuscade. Poutine aimerait que l’Union Européenne se divise encore plus. Si la sortie de la Grande Bretagne de l’UE pouvait faire des émules, encourager des pays comme le Danemark à suivre le même chemin, il en serait le premier ravi. Il pourrait tester plus loin nos limites.

Avec les Etats-Unis, on observe un relatif désengagement politique. Ils ne cachent pas leur volonté de voir les Européens traiter leurs problèmes entre eux, mais sur le plan économique, leur activisme est très fort. L’Europe reste une priorité dans leur agenda.

Une chose est sûre, si l’Europe veut continuer à exister, elle est acculée à se transformer, mais elle souffre cruellement d’un manque de vision. Quid de l’Europe à deux vitesses, des programmes de coopération structurée, s’interroge Pierre Razoux.

LE ROYAUME UNI EN PERIL

A moyen terme, le Royaume Uni risque la fragmentation. La sortie de l’Ecosse doit être considérée comme possible. Nicola Sturgeon la « First Minister » écossaise a déclaré que s’il y avait une sortie totale de l’Union Européenne, un nouveau référendum sur l’indépendance de l’Ecosse serait organisé. Toutefois, pour le moment, le calcul financier ne serait pas en faveur de l’Ecosse. Cette dernière reçoit plus du Royaume qu’elle ne lui donne.

En Irlande, toute la classe politique ne rêve que d’une réunion de l’île. Cependant, à Belfast, les habitants sont très partagés. Certains indépendantistes commencent à penser à une intégration progressive, mais les Orangistes sont vent debout contre une sortie du Royaume.

Enfin, il y a Gibraltar et le différend qui oppose Anglais et Espagnols. Désormais, l’UE prendra parti pour Madrid, c’est inévitable.

D’ici cinq ans, souligne Pierre Razoux, le Royaume Uni pourrait perdre 13% de sa population, 30% de son territoire et 10% de son PIB. Il serait alors déclassé à l’échelle mondiale et devrait accepter de « jouer en deuxième division ». Les conséquences pour l’Armée britannique seraient également  capitales, avec un budget en baisse de 10% et 15 000 militaires en moins. Qu’adviendrait-il de la base de sous-marins nucléaires de Faslane? Peut-être pourrait-on négocier le maintien d’une enclave en terre écossaise, moyennant compensations financières…

Les Britanniques pourraient abandonner progressivement la dissuasion nucléaire, par manque de capacités financières, constate Pierre Razoux. C’est une éventualité, car il n’y a pas le même consensus qu’en France autour de l’utilité de cette force. Ils se mettraient alors progressivement sous le parapluie nucléaire américain.

Et la France se retrouverait en première ligne sur le plan militaire. Mais loin derrière l’Allemagne, numéro un incontesté au niveau politique et économique. Par ailleurs, les pays à gouvernements populistes, les régions qui bénéficient déjà d’une certaine autonomie, comme la Catalogne, vont faire entendre leurs voix. L’avenir de l’Europe semble très incertain.

On la perçoit de plus en plus comme une « citadelle assiégée » : Au Sud, la décomposition du monde arabo-musulman, le boom démographique africain et le réchauffement climatique et à l’Est, le retour en puissance de la Russie.

On s’achemine vers un découplage grandissant entre d’une part, les Etats Unis, le Canada et la Grande-Bretagne, et de l’autre, un bloc européen de moins en moins soudé. Avec l’Allemagne, tentée par un rapprochement avec la Russie et l’Europe Orientale, et la France, tournée, plus ou moins par défaut, vers les Etats du Sud, conclut Pierre Razoux.

L’intervention de Pierre Razoux a été suivie d’un débat, animé par Raymond Douyère, riche en échanges variés.

Elève du Lycée Jean Jaurès à Montreuil : Quel scénario de sortie est le plus probable entre un « hard » et un « soft » Brexit?

Ce qui est sûr, c’est qu’il y a une rupture des liens. Cette séparation va être négociée entre partenaires intelligents. C’est plutôt cette direction pragmatique qui prévaudra.

En parallèle, les Britanniques sont partis à la chasse aux contrats, dans toutes les parties du monde. Ils jouent à fond leur propre jeu.

Régis Paranque (Inspecteur Général des Finances) : Quel est l’état d’esprit français?

Il y a une volonté gouvernementale et nationale de maintenir une coopération militaire forte avec nos voisins d’outre Manche.

Mais un certain agacement peut aussi être ressenti chez les diplomates et les financiers.

Jacques Lutfalla (Contrôleur Général des Armées 2s) : A qui reviendront les revenus pétroliers de la Mer du Nord?

Ils reviendront aux pays qui les exploitent. Mais, les ressources pétrolières et gazières sont en phase d’extinction, et avec un prix du baril qui devrait se stabiliser à terme autour de 70-80 dollars, les investissements ne sont plus vraiment rentables.

Thierry Le Roy (Conseiller d’Etat) : L’Ecosse, restant à la fois dans l’Union Européenne et dans le Royaume Uni, vous paraît-elle une hypothèse réaliste?

Ce qui me semble le plus probable, c’est que l’Ecosse va rester dans le Commonwealth, et par ce biais, elle va négocier un nouveau statut au sein de l’union Européenne.

Jean-Louis Pierrel (Relations universitaires IBM France - Secrétaire Général Adjoint Géostratégies 2000) : Quelle influence sur la Catalogne et la Flandre, traditionnellement proches des Britanniques ?

Toute une série de provinces pourraient être tentées par l’indépendance et réclamer des référendums.

Bernard Balle (AXA) : Vous avez parlé du statut de Gibraltar.Quid des bases britanniques à Chypre?

Les Britanniques possèdent des bases à Chypre, mais ils n’ont aucune revendication politique.

D’ailleurs, Chypre est en train de se rapprocher du bloc russe, au détriment des Occidentaux.

Si le Royaume Uni paie pour garder ses bases, il n’y aura aucun problème.

Priscilla Ramirez (Etudiante Sce Po,MI International Security) : Quelles conséquences budgétaires pour la défense française?

Il n’y aura pas de réponse avant l’élection présidentielle en 2017.

L’environnement, plus instable, doit être pris en compte.

Il y a aussi un défi structurel avec le renouvellement de la force de dissuasion militaire.

S’il est acté, cela signifie un budget de la défense en hausse. Mais cela est compliqué dans un contexte économique tendu. Choisirait-on de rogner sur d’autres budgets ou de creuser le déficit?

Paul Drezet (Magistrat Honoraire à la Cour des Comptes) : Quelle est la position de la Russie?

La Russie est ravie. Il y a une bienveillance évidente quant au choix des Anglais.

Toutefois, la prudence est de mise, car entre la Russie et la Grande-Bretagne, il y a toujours eu des relations compliquées. Il y a une méfiance naturelle, des rivalités historiques.

Cela est également le cas avec la Turquie. Depuis très longtemps, il y a une attitude négative de la part des Britanniques, et pas à cause de la question chypriote. En 2011, alors que l’avenir semblait radieux pour la Turquie qui s’imposait comme un important acteur régional, les Anglais n’ont manifesté aucune volonté de resserrer les liens.

Margitta Wuelker-Mirbach (Représentante Permanente Adjointe - Mission Permanente de la R.F.A. auprès de l'OCDE) Quelles sont vos hypothèses au sujet de la coopération militaire avec l’Allemagne?

L’idée d’incorporer l’Allemagne dans la dissuasion nucléaire française est un vieux serpent de mer. Valery Giscard d’Estaing avait fait des propositions. L’Allemagne avait répondu « jamais »….

Jacques Taranger (Inspecteur du personnel civil de la Défense) : La répartition de territoires français et britanniques à travers le monde peut-elle aussi conduire à un « nouveau rapport défense » franco-britannique pour le maintien d’une paix mondiale?

En dépit du Brexit, la France et la Grande Bretagne conservent des intérêts stratégiques complémentaires. Ils partagent la même vision globale. Tous deux sont membres permanents du Conseil de Sécurité de l’ONU, possèdent la dissuasion nucléaire, et ont des territoires ultra-marins lointains à défendre.

Vice-amiral2s, Jean-Louis Vichot (Délégué Général de l’UDESCA - Président de l’ADOSM) : La relation spéciale entre le Royaume Uni et les USA n’est-elle pas passée au second plan derrière la relation USA/Japon?

Le retour du Royaume Uni en Asie semble être une réponse économique à son retrait de l’Europe.

Enfin, si les Anglais ne sont plus dans le Pacifique, la France y est toujours!

Ce n’est pas sûr que les Américains privilégient la relation avec le Japon, qui est aussi très compliquée à gérer. La grande question qui hante les USA est : qui va être le fauteur de trouble en Asie? Ils auraient plutôt tendance à désigner la Chine, mais cela pourrait aussi venir de la Corée ou du Japon.

Eric Verstraete (Directeur Financier Développement - Bouygues TP) : Le Royaume Uni s’est lancé dans des travaux d’infrastructure considérables (Crossrail, centrales nucléaires, TGV) avec des besoins très importants de main d’œuvre, dont une bonne partie vient d’Europe Centrale.

S’il y a une fermeture des frontières aux travailleurs européens, n’y a t-il pas un risque  de contentieux avec les pays d’origine?

Il ne faut pas sous estimer les risques de friction. D’ailleurs, le gouvernement britannique a réaffirmé que les non Britanniques présents sur le territoire n’ont pas à se prononcer sur le Brexit.

Cela aura un impact.  La tendance est au populisme avec des slogans comme « British first ».

Thierry Le Roy : Quid du paramètre « flux migratoires »?

Francis Babé : Que vont devenir les « Accords du Touquet » et la gestion des réfugiés de Calais?

La question des flux migratoires fait partie d’une réflexion globale.

Il faut se demander comment les Européens voient leur environnement sécuritaire au Sud.

Notre priorité doit être d’empêcher l’unification des fronts djihadistes. Il y en a un en Irak-Syrie, un en Libye, un au Sinaï et un au Yémen, qu’il faut pendre très au sérieux, car le détroit de Bab-el-Mandeb est très stratégique en terme d’approvisionnement énergétique (beaucoup plus que le détroit d’Ormuz). C’est l’artère jugulaire de nos économies. Or, les djihadistes menacent de le couper. S’il y a une unification de tous ces fronts, y compris avec la bande saharo-sahélienne, ce serait une catastrophe.

Pour envisager un avenir plus serein, il faut protéger la route maritime Méditerranée-Mer Rouge-Océan Indien. Mais, où mettre la ligne d’endiguement? Au milieu de la Méditerranée, en empêchant les bateaux de migrants d’arriver ? C’est inutile, ce serait déjà une défaite !Il faut la mettre le plus au Sud possible. C’est l’option la plus rationnelle.Dans ce but, nous sommes obligés de négocier et de nous entendre avec tous les gouvernements du pourtour méditerranéen.

Reste-t-il des Hommes et des Femmes d’Etat au Royaume Uni?

Theresa May est très populaire. Si elle réussit le Brexit dans des conditions financières acceptables, elle peut s’imposer et rester au pouvoir.

Boris Johnson est toujours en embuscade. Il a ferraillé dix ans avant d’arriver au Brexit.

Il va vouloir revenir sur le devant de la scène.

Christian Fournier (Association des Anciens élèves et diplômés de l’Ecole polytechnique) : Pourquoi ne pas arrêter dès maintenant tous les paiements de l’Union Européenne à la Grande-Bretagne?

La pire chose à faire est de vouloir punir les Anglais. En plus, nous n’en avons pas les moyens. Car si nous choisissions cette option, les Anglais stopperaient immédiatement leur contribution budgétaire. Et qui compenserait cette perte? Et comment ?

Raymond Douyère (Président de Géostratégies 2000) :La Grande-Bretagne ne va-t-elle pas essayer de devenir un paradis fiscal pour les grandes entreprises?

Le taux d’imposition en Grande Bretagne est de 25% ; il est de15% en Irlande. Le dumping fiscal est une question irlandaise. Pour devenir attractifs, les Britanniques devraient baisser leur taux à moins de 20%.

Cela me semble irréalisable, surtout dans les conditions financières tendues de l’après Brexit.

Jean-Louis Pierrel: Quel est, à votre avis, le sentiment de la Reine d’Angleterre?

Il ne faut pas sous estimer l’immense influence de la Reine. Elle signe toutes les nominations à partir d’un certain rang, reçoit le Premier Ministre en audience privée, et a un pouvoir de blocage.

Ce qui la préoccupe, c’est que l’Ecosse, où elle est très populaire, reste dans le Commonwealth pour garder la Reine comme monarque. Elle aura ainsi le sentiment d’avoir sauvé l’essentiel.

Si le Royaume Uni éclatait, mon intuition me dit que la monarchie survivra sans problème, a fortiori avec l’arrivée prochaine au pouvoir d’un monarque plus jeune.

Thierry Le Roy : Ce référendum britannique va-t-il faire école? Quelle valeur lui accorder?

Je pense qu’il va faire des émules…

Il y a une règle commune. Quand on est dans l’opposition, on réclame des référendums. Quand on est au pouvoir, on s’en méfie…

D’une certaine façon, c’est le retour de la parole aux peuples qui se défient de leurs élites.

En Colombie, le « oui » au référendum sur l’accord avec les FARC, était quasi assuré. Or, c’est le « non » qui l’a emporté. Il a été détourné en un vote sanction pour contester le Président en place, sur un plan économique et politique.

Toutefois, le référendum sur le Brexit est un cas un peu particulier, car David Cameron avait été réélu haut la main quelques mois seulement auparavant.

Marie-Clotilde Hingray