« Des tensions aux violences sociales, la société française se radicalise-t-elle ? »

Le 6 décembre, Géostratégies 2000 a reçu autour d’un petit déjeuner dans les salons du Palais du Luxembourg, Jean-Daniel Levy, Directeur Général de Harris Interactive, en charge du département « Politique et Opinion » . Il a analysé et mis en perspective politique les tendances profondes qui animent la société française. Il est aussi revenu sur le malentendu de départ entre Emmanuel Macron et une grande partie de la population, qui débouche aujourd’hui sur la crise des « gilets jaunes », sous-jacente toutefois depuis des décennies.

La majeure partie des enquêtes reste confidentielle. Elles sont destinées aux acteurs du monde économique, social, syndical, économique. Ce sont le plus souvent des études qualitatives, qui permettent de suivre un raisonnement à travers des grilles de lecture, explique Jean-Daniel Levy, avant de nous brosser un état des lieux de la « Maison France ». L’État s’est construit avant la Nation, c’est lui qui structure toutes les revendications. De plus, tous les 5 ans, à l’occasion de la présidentielle, une interrogation collective resurgit autour de thèmes comme « Qu’est-ce qu’être Français? » ; « Quel message envoie-t-on au reste du monde » ; « Comment définir la singularité française? » « Quelles sont nos valeurs communes ? »

UNE ADHÉSION DE FAÇADE

En fait, résume Jean-Daniel Levy, la fierté française repose sur deux actes de naissance. La révolution de 1789, souvent connotée positivement autour de la liberté, de l’égalité et de la fraternité et l’immédiat après-guerre (1945-46), qui a vu la création de notre modèle social, un système de solidarité entre ceux qui travaillent ou pas, qui sont malades ou non, entre générations. Il ne faut surtout pas casser cette dimension, cette « identité nationale ».

Lors de la dernière élection, en 2017, tous les pronostics donnaient Fillon vainqueur. Puis, la machine s’est grippée, à cause du « Pénélope Gate », mais pas seulement. Aussi parce que François Fillon laissait entendre qu’il allait remettre en cause le modèle social et les systèmes de solidarité. A première vue, le soutien à Emmanuel Macron semble important (24% au premier tour), mais il doit être relativisé. Hollande avait obtenu 28% et Sarkozy 27%. Par ailleurs, ceux qui lui apportent leur voix, sont plus dans le registre personnel que politique. Il est jeune, dynamique, il rassemble la gauche et la droite, il n’est pas inféodé à un parti et il est optimiste. En revanche, un doute subsiste sur la thématique de campagne, sur le contrat passé. Cette nouvelle orientation posait problème à beaucoup de nos concitoyens. Il n’y avait pas de dimension emblématique, comme avec Chirac, en 1995, autour de la fracture sociale, ou Sarkozy en 2007 qui plaidait pour « le travailler plus pour gagner plus ». Ainsi , malgré son débat raté, Marine Le Pen gagne 13 points entre le premier tour (21%) et le second (34%). Un score inégalé en pourcentage et en voix, qui n’est pas un accident, commente Jean-Daniel Levy. Déjà, lors des élections européennes (2014), départementales et régionales (2015), le FN arrive en tête avec près de 28% des voix. Alors que dans ces scrutins, on vote surtout en faveur de personnes bien enracinées dans le territoire.

LE TEMPS DES DÉSILLUSIONS

Il y a eu une mauvaise interprétation du « moment présidentiel ». On réclamait du dynamisme, on rejetait les vieux partis, mais en même temps, les doutes subsistaient. Il ne faut pas oublier l’abstention record aux deux tours et l’élection de 9 députés FN. Les premières réformes, comme la Loi Travail, le Bac, la SNCF, Notre Dame des Landes, sont passées sans encombre. Le Président faisait ce qu’il disait, il n’y avait pas de trahison. De plus, la mobilisation sociale était très faible et aucune alternative n’était proposée par l’opposition. La perte de confiance est survenue durant l’été 2017, avec la suppression de l’ISF, concomitante avec la baisse de 5 euros sur les APL. On touche ici aux valeurs, note Jean-Daniel Levy. Emmanuel Macron est perçu comme le « Président des Riches », comme « arrogant », qui met en péril le principe d’égalité. De micro événements, comme la commande d’une nouvelle vaisselle pour l’Elysée, la construction d’une piscine à Brégançon, la Fête de la Musique avec des rappeurs, renforcent l’idée qu’il est là, plus pour se servir, que pour servir. On est dans l’ordre des symboles, mais cela lui coûte 7 points, et la critique se renforce. Son principal argument « Vous allez voir les résultats de ma politique économique » , est de moins en moins convaincant. Le chômage et les inégalités ne baissent pas, le pouvoir d’achat n’augmente pas, la croissance est moins élevée que dans les autres pays européens. Son image se fissure, il ne semble plus maîtriser tout ce qu’il fait. Et les démissions de Nicolas Hulot et Gérard Collomb le fragilisent encore davantage.

Taxer des dépenses contraintes, comme celles liées à la voiture, était très risqué, observe Jean-Daniel Levy. Chez beaucoup de nos concitoyens, cela est perçu comme toujours plus d’efforts et moins de reconnaissance.

Fermeture des services publics (les maternités de proximité,  les postes et les gares) ; flambée des prix des loyers et de l’immobilier. Conséquence : il est désormais impossible de choisir son lieu de résidence et impératif de posséder un véhicule, voire deux. De plus, le pouvoir parisien centralisé n’a plus de relais. Les espaces de confrontation traditionnels, comme les syndicats , les partis politiques et les associations ont pratiquement disparu. Le peuple est en première ligne, et malgré les violences, les « gilets jaunes » sont encore soutenus par 70% des habitants.

Ils reflètent le sentiment des classes moyennes inférieures, qui, avec les 35 heures, ont vu leur salaire stagner, voire baisser avec la quasi disparition des heures supplémentaires. Ces catégories désertent les urnes depuis le début des années 2000. Un signe qui ne trompe pas : le candidat PS ne passe pas le premier tour en 2002. Donc, conclut Jean-Daniel Levy, le phénomène « gilets jaunes » n’est pas nouveau, mais il éclate au grand jour avec des mobilisations d’un nouveau genre, orchestrées par les réseaux sociaux, et qui expriment une fracture et une incompréhension profonde. Cette radicalisation est ancrée dans les structures de la société française, mais elle peut devenir très inquiétante, si l’on ne trouve pas de débouchés à toutes ces colères, avertit Jean-Daniel Levy.

Après ce passionnant exposé, Raymond Douyère, Président de Géostratégies 2000, a animé un débat, riche en échanges.

Jean-Louis Pierrel  (Relations Universitaires IBM France- Secrétaire Général Adjoint Géostratégies 2000) : Est-on dans un symbole de fond ou de forme? Sommes nous encore attachés à un bien commun ou l’anticipation de futurs déclassement est elle la plus forte?

La France reste un pays où il y a une idéalisation du collectif, où l’intérêt général doit primer.

Mais, contrairement aux pays anglo-saxons, de tradition protestante, il y a toujours un problème avec la richesse, qui est perçue, comme mal partagée. La notion de solidarité, de bien commun existe encore, mais elle diffère selon les prismes de lecture.

Jean Mallot (Contrôleur général économique et financier. Ministère des finances) : Il y a une inquiétante décomposition des corps intermédiaires. Comment en est-on arrivé là?

Le Président Macron n’est pas responsable pour les corps intermédiaires.

Pendant sa campagne, il a répondu à un reproche qui revient souvent : "Vous ne nous comprenez pas". Les Marcheurs étaient très présents sur le terrain et c’est ce qui a fait la différence.

La clé du succès du Rassemblement National tient à la clarté de son discours. Ils décrivent concrètement (mais aussi de façon très simplificatrice) la situation que vivent les Français, qui ont l’impression d’être écoutés.

Raymond Douyère (Président de Géostratégies 2000) : Les prélèvements obligatoires français sont les plus élevés du monde, en raison notamment de notre protection sociale.

Cela peut-il encore durer?

La France est un pays très politique. On parle plus des finalités que des moyens. On paie toujours trop et on ne gagne jamais assez. Mais comment diminuer les dépenses? il est extrêmement compliqué de définir des zones de priorité.

Les Français sont nuls en économie, mais aussi dans la gestion de leur épargne. Le niveau de l’épargne financière est considérable (deux fois le produit intérieur brut annuel), mais l’optimisation est très mauvaise. Jusqu’en 2007, année où François Bayrou a fait passer le message, les Français ne croyaient guère au poids massif de la dette et aux déficits. Ils pensaient que c’était un argument pour mener une politique libérale. La crise de 2008 a fini de les convaincre. Et ils réalisent qu’il peut y avoir des conséquences sur les services publics; En 2012, lorsque François Hollande est élu, cette thématique est acceptée et prise en compte dans les critères du vote;

Jacques Lutfalla (Contrôleur Général des Armées 2s) : Doit-on tenir compte du facteur religieux?

L’Islam n’a pas la même culture politique.

La France, à l’inverse des pays anglo-saxons, n’est pas communautariste.

Mais la question se pose autour du lien social. Comment exposer dans l’espace public des opinions religieuses. C’est un point central.

Christian Guillot (Avocat à la Cour) : Comment résoudre cette contradiction qui fait que l’on paie toujours plus de taxes, et que l’on ne gagne pas plus, même en travaillant plus ?

Lorsque l’on voit des perspectives, on accepte de faire des efforts.  C’est vrai au niveau individuel, de la famille, mais aussi de l’État.

Une frange de plus en plus importante de la société perçoit la solidarité comme de l’assistanat et la rejette. Et là, il y a opposition;

Beaucoup de ceux qui se révoltent, travaillent, ne reçoivent pas d’aides sociales et font des efforts. Et en dessous d’eux, ils voient des personnes avec quasiment le même niveau de vie ,qui attendent leurs allocations…

Paul Rechter (Vice-Président de Géostratégies 2000) : Jusqu’à quel niveau de renoncement Emmanuel Macron peut-il aller, sans se couper de sa base électorale?

Tout dépend des prochaines mobilisations. De toute façon, sa réponse sera trop tardive.

Il subit et n’impulse plus de dynamique. Il faudra reconstruire, revenir sur le contrat. Faire très attention à la réforme des retraites, qui risque d’être explosive, si elle creuse des inégalités. Si la réforme des institutions est perçue comme un outil pour renforcer le pouvoir centralisateur, là aussi, ce sera très dangereux.

Christophe Bouchez (Avocat à la Cour) : Parmi les gilets jaunes, il n’y a pas d’habitants de banlieue?

Ce mouvement n’a rien à voir avec celui de 2005, quand les banlieues se sont soulevées, car elles se sentaient stigmatisées. Ici, les enjeux économiques sont surtout liés aux transports individuels. Et les banlieues sont nettement moins concernées que les zones rurales.

Il faut savoir que depuis plus de 20 ans, les préfets font remonter des informations qui laissent poindre un grand nombre d’inquiétudes. Quelles retombées pour ce mouvement? Il est trop tôt pour le dire.

Marie-Clotilde Hingray - Propos non revus par intervenants