« Géopolitique de l’Iran »*

Le mercredi 14 décembre 2016, Géostratégies 2000 a organisé un petit-déjeuner-débat dans les salons du Palais du Luxembourg autour de Bernard Hourcade, géographe, éminent observateur et fin connaisseur de l’Iran.   Directeur de recherche émérite au CNRS et W. Wilson Center Global Fellow (USA). Assistant de géographie à l’université de Pau (1972-1978), puis directeur de l'Institut Français de Recherche en Iran (1978 – 1993), il a fondé et dirigé l’équipe de recherche « Monde iranien » (CNRS, 1993-2005). Bernard Hourcade nous a livré une subtile analyse de la situation actuelle de l’Iran, un éclairage différent de ce que l’on entend généralement. Se basant sur les rapports de force entre héritages nationaux, idéologies islamiques et mondialisation, il nous aidé à mieux comprendre comment l’Iran, après la levée des sanctions, allait reprendre sa place dans le concert des nations, entre espoir et incertitude.

Le 14 juillet 2015, lorsque Barack Obama s’est réjoui de l’accord sur le nucléaire iranien, le Shah d’Iran est mort une seconde fois, assène d’entrée de jeu, Bernard Hourcade. Jusque là, son fantôme rodait toujours, le retour de l’Iran impérial était encore envisageable. Cette fois, comme l’a déclaré officiellement le Président Hassan Rohani, de nouveaux horizons s’ouvrent, l’Iran redevient un membre à part entière de la communauté internationale. Le système va changer, mais avec quel logiciel, s’interroge Bernard Hourcade, qui croit en une renaissance de l’Iran.

UN NOUVEL ENVOL

Ce pays, toujours isolé, connait depuis 4000 ans une continuité historique et géographique.

Il y a une véritable symbiose entre une terre et un peuple. Les nombreuses invasions, d’Alexandre Le Grand aux Ottomans, en passant par les conquêtes Mongoles et Arabo-musulmanes, ont enrichi et diversifié leur culture. Les Iraniens ont toujours réussi à assimiler leurs envahisseurs successifs et à récupérer leur identité. En 1979, les Américains étaient trop présents, notamment sur le plan militaire. La révolution islamique a été l’occasion de les chasser, mais pour Jimmy Carter, à l’époque, ce revers ouvrait la porte à une possible avancé soviétique et menaçait les approvisionnements en pétrole.

Les Iraniens, qui se sentaient en danger au milieu des dictatures et des monarchies du Golfe, soutenues par le bloc occidental, ont adopté une posture offensive, déclamant haut et fort qu’ils allaient abattre Israël et donner une terre aux Palestiniens.. Mais il est difficile d’analyser ce débat passionnel, mené par une dictature où le clergé contrôle le système, une forme de pouvoir de plus en plus théocratique mais de plus en plus vidé de son caractère religieux, reconnaît Bernard Hourcade. Pour mieux comprendre les rapports de force au sein de ce pays complexe, il faut se référer aux « trois I ». Le premier renvoie à Iran, vieux pays hyper nationaliste ; le second à Islam. Le chiisme y règne depuis le 16ème siècle et imprègne toute la vie quotidienne. Le Shah a oublié cet aspect, il l’a trop minimisé et c’est ce qui a provoqué sa chute. Enfin, le troisième , c’est International. Car, depuis la découverte de gisements pétroliers en 1908, cet État joue un rôle stratégique majeur. Il faut respecter ce subtil équilibre, si l’on veut savoir comment le pays fonctionne, souligne Bernard Hourcade.

Depuis 1980, l’Iran se sent encerclé, entouré par un environnement hostile et il n’a pas tort. Car, pour faire contrepoids à la menace de Téhéran, les États-Unis et leurs alliés ont énormément soutenu les monarchies pétrolières, notamment l’Arabie saoudite, plus récemment Dubaï et le Qatar. Celles-ci ont exporté et développé un islam conservateur, le salafisme, dans les pays européens et africains. De Dakar jusqu’à la Malaisie, un réseau wahabite, de plus en plus politisé et radicalisé, chapeauté par une unité culturelle anti-chiite, met l’Iran en difficulté.

De plus, la classe dirigeante est constituée presque exclusivement d’anciens combattants de la guerre avec l’Irak, qui a duré 8 ans et a fait 800 000 morts. En effet, une phase de grande déception a suivi la fin du conflit et le gouvernement a décidé de faire entrer ces anciens combattants (15 millions de personnes) dans les arcanes du pouvoir. Des privilèges leur ont été octroyés comme des bourses d’études, ils ont pu aussi ouvrir des entreprises, obtenir le monopole sur certains commerces.

Pour la plupart, du gouverneur au chauffeur, leurs grades et leurs diplômes sont honorifiques, mais ils font tourner le pays et s’accrochent à leurs postes. Ils sont imprégnés de culture révolutionnaire, ne parlent pas l’anglais mais ont le contrôle sur l’international !!!

UNE PUISSANCE INCONTOURNABLE

Or, l’obsession actuelle est de maintenir un cordon de sécurité tout autour de l’Iran. Il n’y a pas de politique impérialiste, mais les « zones tampon »restent sous grande vigilance. Le régime veut pouvoir compter sur des gouvernements « amis », notamment en Irak, en Afghanistan, au Turkménistan, en Azerbaïdjan, en Turquie et dans le Golfe Persique. Les Printemps Arabes ont beaucoup déstabilisé l’Iran et particulièrement la guerre en Syrie. Les Iraniens ont fait le maximum pour garder un gouvernement fort à Damas, et pour eux, il ne peut être incarné que par Assad, même s’il est un horrible dictateur. Car, il peut compter sur une armée et une police solides, sur une base sociale assez large, qui va des chrétiens à la bourgeoisie libérale et commerçante. Ils n’ont jamais soutenu les rebelles, car selon eux, très peu sont de réels démocrates. La plupart sont des djihadistes, notamment des tchétchénes et ils sont les « chevaux de Troie » des Saoudiens. Or, la plus grande peur des Iraniens est de voir une force pro saoudienne prendre le pouvoir à Bagdad ; ce conflit syrien est aussi un handicap politique , qui freine l’essor économique. Rejeter l’Iran de la table des négociations sur la Syrie a été une erreur d’analyse, constate Bernard Hourcade. Le mythe du nucléaire a mis l’Iran hors jeu, alors qu’il était un pion capital sur l’échiquier régional.

L’Iran, riche de ses hydrocarbures et de ses 79 millions d’habitants, dispose d’énormes potentialités. Mais il doit affronter aussi un double défi, à la fois intérieur et extérieur. Le gouvernement doit répondre aux aspirations de changement de la population, notamment la nouvelle bourgeoisie citadine et instruite, tout en maintenant la stabilité. Et hisser le pays au rang de puissance régionale indépendante. Pour cela, il faut trouver une solution au face à face avec l’Arabie Saoudite. Cette rivalité n’est pas seulement religieuse (sunnite/chiite) et ethnique (arabe-perse), elle est surtout globale et politique.

La « Pax Petrolea » pourrait être la solution, suggère Bernard Hourcade. Ces deux pays ont besoin  que le prix du pétrole augmente et qu’il soit exporté en toute sécurité. Ils pourraient s’entendre autour de cet enjeu crucial et se partager des zones d’influence de part et d’autre du Golfe Persique, conclut-il.

Luc Debieuvre (Partner Reach Capital) : Vous parlez de « l’ encerclement iranien » et les Saoudiens dénoncent le danger du croissant chiite (Irak, Syrie, Hezbollah et Hamas).

Pensez-vous, comme le disent les Saoudiens, qu’ils ont tout essayé pour trouver des solutions à leurs différends?

Après l’accord sur le nucléaire et début 2016, la levée des sanctions, l’Arabie Saoudite a paniqué. Elle a peur que les États-Unis ne soutiennent à nouveau l’Iran.

Le différend Iran/Arabie Saoudite a toujours existé. De plus, il y a un axe « Républiques du Nord » contre « Monarchies du Sud » Même si tous ces régimes sont plus ou moins dictatoriaux, les premiers doivent plus prendre en compte la pression populaire.

Les tensions se sont ravivées dernièrement après la rupture des relations diplomatiques entre les deux pays, suite au sac de l’Ambassade d’Arabie Saoudite à Téhéran, qui était lui même une réponse à l’exécution d’un dignitaire chiite à Riyad.

Mais les Iraniens ne veulent pas la chute de la dynastie Saoud, ils ont besoin d’un état fort.

Marie-Christine Chevreux (Generali France Assurance - Direction de courtage (ER)) : Y a-t-il un risque réel d’escalade entre l’Iran et l’Arabie Saoudite?

Il n’y a pas de risque militaire direct, car l’armée iranienne est très sous-équipée en matériel mais dispose de beaucoup d’hommes (300 000). Or, en Arabie Saoudite, c’est le scénario inverse. En revanche, oui, il y a une guerre interposée, en Syrie, en Irak et en Afghanistan.

Vice-Amiral Pierre Sabatié Garat (Gérant Euratlantique) : Pouvez-vous nous parler des relations Iran/Russie ?

Les Iraniens détestent les Russes. L’empire des tsars a pris des territoires iraniens, a bombardé des villes comme Ispahan.

Quand les Américains se retirent en 1979, il y a un vide.

C’est seulement en 2010 que les Russes signent la reconstruction de la première unité de la centrale nucléaire Boucher. Ils viennent à nouveau de signer pour la construction des unités 2 et 3, mais ils restent très prudents.

Toutefois, il y a un rapprochement autour de la politique en Syrie. Les avions russes ont utilisé la base militaire d’Hamadan pour aller bombarder en Syrie. Cela a suscité un tollé, puis finalement cela a été acté, car il n’y avait pas d’autre choix.

En Iran, certaines voix s’élèvent actuellement pour demander un retour des USA.

François-Xavier Martin (Président d’honneur de Crédit X Mines, Secrétaire Général et Trésorier de Géostratégies 2000) : La Chine joue un rôle économique important dans toute la région. Cherche-t-elle aussi à avoir un rôle politique?

Oui, c’est certain. Elle a profité du vide, causé par les sanctions. N’oublions pas que l’Iran a été le plus sanctionné entre 2011 et 2015. La Chine a acheté du pétrole iranien bon marché, elle a payé en yuans et donc l’Iran s’est mis à acheter beaucoup de produits chinois.

Les Chinois ont pris pied dans ce pays depuis plus de 10 ans, ils ont une bonne expérience de la réalité économique et aimeraient jouer un rôle politique. Par ailleurs, ils parlent très bien le Persan (tout comme les Japonais et les Coréens) et sont très présents dans toute cette zone. Désormais, on trouve même  plus d’entreprises chinoises que françaises à Djibouti.

Joel-Alexis Bialkiewicz (Associé-Gérant Banque Delubac & Cie) : Si le nationalisme iranien s’est construit non sur le Persan mais sur le chiisme, les territoires du Machrek à forte population chiite ne peuvent-ils pas être considérés comme des protectorats iraniens ?

On peut faire un parallèle avec la France, qui, par tradition, protège les Chrétiens d’Orient mais n’a aucune ambition religieuse.

L’Iran puise ses racines, son identité dans le chiisme. Lorsqu’ ils voient des chiites massacrés, il y a de la compassion et parfois une aide militaire. Il y a une influence nationaliste sur les communautés chiites.

Carol Amouyel Kent (Senior Credit Policy Manager Group Credit Policy Royal Bank of Scotland) : Quid du Yémen?

Le Yémen est en quelque sorte une colonie saoudienne. Et sur son territoire, il y a une tribu opposée aux Saoud, qu’ils répriment très violemment. Il y a eu des bombardements saoudiens , notamment sur des hôpitaux, qui ont fait des milliers de morts, mais silence radio dans la communauté internationale!

L’Iran soutient activement cette tribu pour gêner l’Arabie Saoudite.

Denis Plane (Inspecteur Général de l’Armement - Conseil Général de l’Armement) : En Iran, les Anglais sont mal vus et réciproquement.

Peut-on sortir de ce préjugé?

Les Britanniques sont les « meilleurs ennemis des Iraniens ». Ils n’ont jamais vraiment colonisé le pays mais ils y ont exercé une grande influence. Ils ont découvert et exploité le pétrole iranien avant que Mossadegh ne le nationalise en 1951.

Actuellement, les Anglais reviennent à Bahrein, dans le but de contrer les Russes.

Jacques Taranger (Inspecteur (ER) du personnel civil de la Défense ) : Quelle est la puissance financière de l’Iran? Le tourisme redémarre-t-il?

La prise d’otages à l’ambassade américaine a créé un véritable traumatisme et a stoppé le tourisme.

On assiste à une certaine évolution, les touristes reviennent et leur sécurité semble assurée.

Le gouvernement veut envoyer au monde une image rassurante. Lorsque l’Ambassade d’Arabie Saoudite a été mise à feu, le Président a réagi très vite, les incendiaires ont été arrêtés.

Cependant, les miliciens très conservateurs parviennent encore à contourner son pouvoir.

La situation économique est très détériorée, les recettes extérieures baissent comme le prix du pétrole. La croissance du PIB tourne autour de 1%.

Avec la levée des sanctions, Téhéran espère récupérer une partie de ses avoirs gelés à l’étranger (entre 50 et plus de 100 milliards de dollars). Mais il devra également réformer le système bancaire pénalisé par d’importantes créances douteuses (15% des actifs et jusque 50% dans les établissements publics). Et lutter contre la corruption qui gangrène les milieux politiques et qui est alimentée par le trafic de drogue et la contrebande de marchandises.

Toutefois, les hommes d’affaires se succèdent, même s’il est encore très difficile d’investir en Iran. En effet, 80% de l’économie iranienne remonte à l’État. Une entreprise privée ne peut rien faire seule. C’est le moment de prendre date, pour être opérationnel lorsque le marché s’ouvrira réellement. Il faut être vigilant, mais il ne faut pas non plus rater le coche.

Raymond Douyère (Président de Géostratégies 2000) : Quelle est la réaction iranienne après l’élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis?

Ils ne sont pas rassurés. Son coté « commerçant », « homme d’affaires » les séduit un peu mais ils ont peur qu’il ne décide de bloquer les avoirs à l’étranger, et que le blanchiment devienne très périlleux. Ils craignent aussi qu’il ne mette un veto sur la commande de 100 Airbus.

C’est donc l’incertitude qui prévaut, comme partout.

Jean-Claude Richard (Ancien Ambassadeur de France en Asie Centrale) : Quelle est la place de la jeunesse dans la société iranienne?

Les jeunes sont la clé du système. Il y a beaucoup d’universités. En 1979, la moitié habitait en ville et savait lire et écrire. Maintenant, ils sont près de 90%. C’est une garantie de stabilité dans un pays de 80 millions d’habitants

La société est radicalement différente d’il y a trente ans. Le plus vieux pays du Moyen Orient n’est pas si jeune que cela. Les Iraniennes ont moins d’enfants que les Françaises. Les 25-45 ans n’ont pas connu la révolution, ni la guerre Iran-Irak. Souvent, la femme travaille, les enfants font des études. La moyenne bourgeoisie est assez satisfaite, malgré les nombreuses contraintes. Mais, elle se rassure au vu de ce qui se passe en Syrie et en Irak.   Marie-Clotilde Hingray Propos non revus par les intervenants *Géopolitique de l’Iran – Les défis d’une renaissance » 2è éd. A. Colin