« Impunité fiscale : la France, exception en Europe ? »

 

Le jeudi 23 mars, Géostratégies 2000 a organisé un petit déjeuner autour de Katia Weidenfeld, historienne du droit, juriste et directrice d’études à l’Ecole Nationale des Chartes. Auteure avec Alexis Spire d’un ouvrage intitulé « L’impunité fiscale : quand l’Etat brade sa souveraineté », elle nous a expliqué sa démarche et nous a livré son éclairage sur le fonctionnement des administrations fiscales et judiciaires. Estimant que les dernières réformes vont dans le bon sens, elle a démontré qu’il était possible d’agir efficacement pour plus de moralisation et de justice.

 Une décennie en arrière, la fraude fiscale semblait enterrée, puis les affaires des comptes au Lichtenstein, ou encore les « Swissleaks » ont remis la question à l’ordre du jour, même si aucune réponse politique ne pouvait être apportée, face à l’impunité des paradis fiscaux, [lance Katia Weindenfeld, avant de plonger dans le vif du sujet.] A savoir, comment les fraudeurs sont-ils punis quand ils sont détectés, quelle est la réponse institutionnelle? Sur 17000 contribuables inquiétés seuls 1000 sont poursuivis, et aucun, pour le moment, n’est en prison. En grande partie, parce qu’au pénal, il faut une raison matérielle et ici, tout est couvert par le secret fiscal

A la fin du 19ème siècle, la justice pénale était le marqueur des valeurs, elle représentait un étalon de l’importance accordée par la société au respect de l’impôt. Mais, depuis, il y a eu des évolutions, [concède Katia Weindenfeld, qui a mené son enquête, en tandem avec Alexis Spire, en rencontrant, en France et au Royaume Uni, en 2011, tous les acteurs concernés.] A partir de 570 jugements non biaisés, elle a cerné les profils sociologiques, les types de fraude et les a reliés à l’histoire de la fraude et de la sanction. [Elle reconnaît que l’affaire Cahuzac a provoqué un séisme et que depuis cet épisode, les peines ont été alourdies, mais selon elle, l’impact a tendance à être un peu exagéré.]

UN MANQUE D’EFFICACITE

Avant les réformes de 2010, il y avait en France deux institutions distinctes, l’administration fiscale et la justice. Or, cette superposition temporelle, spécifique à la France, rendait plus compliquée la mise en œuvre des sanctions  sur les fraudeurs détectés, [déplore-t-elle.]

Au niveau fiscal, c’est le Ministre du Budget qui saisit le Procureur, mais cela arrive relativement rarement. En raison du verrou de Bercy. En fait, cette administration sélectionne ceux qui sont poursuivis. Son but étant de recouvrer l’impôt et de réprimer en fonction de ses propres objectifs. Elle privilégie la coopération et la bonne volonté, car, dans ce cas, elle peut monnayer et faire rentrer l’argent dans les caisses, alors que la voie pénale semble plus risquée.

C’est ce qui s’est passé avec l’affaire Wildenstein. Les avocats ont réussi à prouver l’optimisation fiscale et ont obtenu un non lieu. Ce type de jugement pèse dans l’autocensure de l’administration fiscale. Les directions qui notifient le plus de redressements sont celles chargées du contrôle des grandes entreprises et des grands patrimoines. En revanche, il y a une très forte représentation au pénal de PME du BTP et de gardiennage. Ces contribuables ne sont pas armés pour négocier. Il y a, parmi eux, 23% d’étrangers (alors que la totalité des personnes poursuivies représente 6% de la population), ce qui rend compliqué le dialogue. Généralement, il n’y a pas de déclaration et pas de réponse aux avis de redressement, [constate Katia Weindenfeld.]

Autre caractéristique française, le Ministère du Budget doit, avant de porter plainte, passer les filtres de la Commission des infractions fiscales, qui doit donner un avis favorable. Seuls 6% des cas sont refusés. Par ailleurs, les poursuites ne sont effectuées qu’au delà du montant de 100 000 euros. Si les fraudes sont répétées des dizaines, voire des centaines de fois, elles ne sont pas proposées pour poursuites car elles n’excèdent pas ce seuil. Les conseils fiscaux qui proposent des plans d’optimisation fiscale frauduleuse, y échappent également.

Le Procureur de la République poursuit les affaires en quasi totalité. Car les cas qui lui arrivent sont très solides et les dossiers sont bouclés. Mais, ils sont très anciens, ils remontent à 5 ou 6 ans et les preuves ont eu le temps de disparaître. Par conséquent, les intermédiaires, c’est à dire les « esprits » de la fraude ne sont pas inquiétés. Ceux qui le sont souvent des lampistes et rarement les principaux profiteurs. Le jugement débouche, à 90%, sur une condamnation. Souvent des peines de prison avec sursis, ce qui n’a aucun sens, [relève Katia Weindenfeld,] car ce n’est pas de la délinquance de droit commun et il y a rarement de la récidive. Chez nos voisins, il y a des mesures comme le travail d’intérêt général (ce fut le cas en Italie pour Berlusconi, au Brésil pour des footballeurs) et aussi des interdictions professionnelles. En fait, les magistrats se trouvent face à un dilemme éthique, les fraudeurs devant eux ne sont pas forcément les plus coupables, ce qui explique les peines relativement clémentes.

DES PROGRES LIMITES

Mais, depuis 2010, la donne a changé. Il y a eu une volonté de rendre la main à la justice dans la sélection des fraudeurs. La Commission des infractions fiscales est désormais saisie en amont, en début de contrôle, lorsqu’il y a des doutes ; cela a une incidence temporelle, puisque l’administration judiciaire peut travailler tout de suite avec des moyens que l’administration fiscale n’a pas, comme les gardes à vue et les perquisitions. Ainsi, le Procureur peut diligenter des enquêtes musclées et trouver plus de preuves. Cette nouvelle procédure, qualifiée de « blanchiment de fraude fiscale » contourne la sélection de l’administration fiscale et est de plus en plus utilisée.

Parallèlement, des instances spécialisées ont été créées. Le Parquet national financier et une Police fiscale, qui travaillent de concert avec les inspecteurs des impôts et les officiers judiciaires et ont donc une double compétent technique.

Ces innovations sont encourageantes, [confirme Katia Weindenfeld,] mais la proportion des dossiers traités est minime, seulement 100 sur les 1000 concernés par la justice pénale. Les pouvoirs politiques n’ont pas doté ces instances des moyens humains suffisants. Seulement 15 magistrats pour le Parquet national financier (23 étaient prévus initialement), contre 40 pour le Parquet anti corruption espagnol. De plus, tout est basé à Paris, il n’y a pas d’antennes en province et il est donc difficile de couvrir tout le territoire.

Autre bémol, l’outillage est encore insuffisant, surtout pour les enquêtes dans les grandes entreprises. La saisie de matériel informatique chez Google France en 2016 va occuper les services pendant trop longtemps. Enfin, il semblerait que l’institution judiciaire se convertisse peu à peu aux objectifs de l’administration fiscale, c’est à dire, renflouer en priorité les caisses de l’Etat.

De plus en plus, les grands groupes acceptent de payer de grosses sommes en échange de l’arrêt des poursuites. Ils sont ainsi lavés de toute culpabilité et peuvent à nouveau souscrire à des appels d’offre publique.

En revanche, dans les affaires de stupéfiants, ce n’est pas cette logique qui prévaut, la réponse est presque toujours pénale et répressive.

En fait, [conclut Katia Weindenfeld,] l’administration judiciaire essaie de plus en plus de trouver un juste milieu entre le coût et la rentabilité.

Après cet exposé très intéressant, un débat animé par Raymond Douyère, Président de Géostratégies 2000, a donné lieu à de nombreux échanges.

Jean-Claude Richard (Ancien Ambassadeur de France en Asie du Sud Est) : Votre exposé donne l’impression que la recherche de la fraude coûte plus cher que la fraude. Qu’en pensez-vous?

Tout cela est difficile à mesurer. Il faut décourager les fraudeurs, ils doivent craindre les poursuites. Globalement, le respect de l’impôt doit faire partie de nos valeurs essentielles. Derrière la justice pénale, on trouve la construction de tout un système de valeurs. Au cours du 19ème siècle, c’étaient les infractions aux biens, et non pas aux personnes, qui étaient poursuivies. Car la propriété était une valeur sociale dominante. Il a fallu attendre le début du 20ème siècle pour que la délinquance sexuelle soit considérée comme grave….

Raymond Douyère (Président de Géostratégies 2000) : Le Ministère des Finances a annoncé le retour de 6 milliards d’euros dans ses caisses, provenant de la lutte contre la fraude fiscale. Qu’en pensez-vous?

Il faut nuancer ces sommes, qui découlent souvent de transactions et sont le gage d’absence de poursuites.

Pierre Lepetit (Consultant) : La pénalisation de la fraude fiscale est plus importante dans les pays anglo-saxons. Peut-être parce que les Américains n’ont pas le même regard sur la valeur de l’argent?

La culture protestante domine chez les Anglo-saxons. Ils n’éprouvent pas de culpabilité par rapport à l’argent et ne sont pas hostiles à l’enrichissement personnel, contrairement aux Français. En revanche, s’il y a fraude, c’est un délit qui peut entraîner la prison.

Manuel Ceva (CEO Insight Signals) : Les différences de niveau des fraudes entre pays européens sont-elles liées à des facteurs culturels ou structurels, c’est à dire liés à la mise en place effective d’institutions de répression?

L’évolution du Royaume-Uni est intéressante. Dans les années 1990, il y avait peu de poursuites. La fraude fiscale bénéficiait d’un traitement indulgent. Les intermédiaires, les entreprises étaient très rarement mis en cause. Mais, depuis 2008, il y a une véritable volonté de poursuivre les fraudeurs, également les avocats. Des personnalités sont ciblées, les sanctions (souvent des peines de prison) doivent servir d’exemple. Donc, on pencherait plus pour le structurel.

Jean-Pierre Leroux (Ancien maire adjoint du 10ème arrondissement de Paris) : Quid de la suppression du verrou de Bercy? De l’optimisation fiscale? Qu’en pensent les candidats à la présidentielle?

Cela est très peu évoqué pendant la campagne. Le candidat qui semble s’y intéresser le plus est peut être Benoît Hamon. Techniquement, c’est l’administration fiscale qui détecte la fraude en premier. Elle est donc réticente à laisser lui échapper le menace de poursuites judiciaires. Surtout qu’elle détient là un argument de poids pour récupérer de l’argent. La solution serait de privilégier une meilleure coopération avec la justice. Quant à l’optimisation fiscale, à partir du moment où l’impôt n’est pas seulement un outil budgétaire mais aussi un instrument de politique économique, elle est inéluctable. Le citoyen échange quelques services contre de l’impôt. C’est une question politique.

Cibler des personnes connues. S’écarter de l’esprit des lois, est-ce vraiment le droit?

En tout cas, c’est ce qui freine les magistrats, très imprégnés de l’idée de l’égalité de tous devant la justice. Nous sommes actuellement dans une situation ambiguë. Le Parquet national financier s’inspire de l’exemple anglais. Il met en scène la répression, se montre velléitaire dans ses poursuites. Il y a des cas de sévérité exemplaire, comme avec Jérôme Cahuzac. Mais, si ces peines sont importantes sur le papier, pour l’heure, elles sont toujours virtuelles, car il n’y a pas de mandat d’arrêt. Une peine plus faible mais réellement exécutée me semblerait plus judicieuse.

Jacques Taranger (Inspecteur du personnel civil de la Défense) : Que dire de la dimension européenne, voire mondiale, dans la lutte contre la fraude fiscale?

L’administration fiscale française, seule, ne dispose pas de moyens suffisants. Elle doit pouvoir s’appuyer sur la coopération avec d’autres pays, mais celle-ci peut s’avérer délicate, comme avec la Suisse. C’est un élément qui peut conduire à ne pas poursuivre les plus puissants, mais il ne faut pas se retrancher derrière ce paravent international. Il y a également des dossiers qui concernent uniquement notre droit interne et nous n’intervenons pas encore assez.

Raymond Douyère : Quelles devraient être les propositions des candidats à l’élection présidentielle?

Je pense qu’il faut renforcer les services créés, comme le Parquet national financier et le service d’enquêtes, et les décentraliser. Ils ont déjà montré une certaine efficacité. Il ne faut pas une logique purement financière, mais une logique répressive, qui manifeste notre système de valeurs. L ‘enjeu ne devrait pas être la recherche de rentabilité.

Claudie Rigault (Attachée de direction Sotheby’s (ER)) : Pourriez-vous revenir plus en détail sur l’affaire du marchand d’art milliardaire Wildenstein?

Je vais d’abord faire un commentaire juridique. La loi pénale s’en tient au principe d’interprétation stricte. S’il n’y a pas de loi condamnant le déni, on ne peut pas condamner. Dans l’affaire Wildenstein, à l’époque des faits, aucune loi n’interdisait les trusts. Donc, même s’il y a eu recours à des trusts pour éluder l’impôt, il ne peut pas y avoir de condamnation pénale. Tout ceci est logique, mais je pense qu’il aurait pu y avoir une autre façon de mener le raisonnement et donc d’interpréter les faits.

Georges Grosz (Consultant. Associé Corporate Development International. Président d’honneur des Anciens de LSE en France) : Quelle est l’importance de la délation dans la solution des enquêtes? Comment sont recrutés les membres du Parquet national financier?

La délation joue un rôle pour déclencher un contrôle, mais très peu pour les poursuites pénales. Seules 10% des personnes contrôlées ont été dénoncées. Les magistrats du Parquet national financier sont soit des juges du siège (juges d’instruction, juges civils), soit des juges du parquet. Ils sont nommés par le gouvernement, ce qui peut laisser planer une certaine suspicion sur  leur politisation et sur leur indépendance réelle.

Marie-Clotilde Hingray Propos non revus par intervenants