« La politique étrangère de la France : continuité et changements »

 
    Le mercredi 17 février 2016, Pascal Boniface, Directeur de l’Institut de Relations Internationales et Stratégiques (IRIS) était l’invité de Géostratégies 2000, au cours d’un petit déjeuner organisé dans les salons du Palais du Luxembourg. Il a apporté son regard d’expert sur la politique étrangère de la France, ses forces et ses faiblesses, en cette période de forte tension internationale. Pascal Boniface, qui est également Professeur à l’institut d’Études Européennes de l’Université de Paris 8, a aussi dressé un bilan de l’action de Laurent Fabius, tout en esquissant les grandes lignes de celle qui pourrait être suivie par son successeur, Jean-Marc Ayrault. Avec, en toile de fond, le double héritage du Général de Gaulle et de François Mitterrand, deux Présidents qui ont œuvré pour la grandeur de la France, chacun à leur manière. En politique étrangère, comme dans beaucoup d’autres domaines, la France alterne entre arrogance et auto dénigrement. Ce comportement doit cesser, déclare d’emblée, Pascal Boniface. Il faut savoir affronter la réalité. Certes, la France est toujours une puissance, mais elle ne peut plus imposer ses vues. Toutefois, il faut relativiser, les USA et la Chine sont confrontés au même problème. De plus, cela ne signifie pas un effacement da la scène internationale. La voix de la France compte, elle peut entraîner derrière elle une coalition (comme au Mali et au Centrafrique), elle est membre permanent au Conseil de Sécurité, un siège très convoité, notamment par l’Inde et par le Japon. elle est très écoutée aux G7, G8 et G20. Sa légitimité est reconnue sur tous les grands sujets, que ce soit la sécurité et la gouvernance internationale, la COP 21 ou encore le terrorisme. Elle est la seule en Europe, avec la Grande-Bretagne, à avoir une capacité de projection militaire. Ce qui lui permet, sur ce plan, de devancer l’Allemagne, leader incontesté au niveau économique. ACTEUR MAJEUR DE LA DIPLOMATIE INTERNATIONALE Par ailleurs, si les Accords de Minsk, qui ont mis fin au conflit entre la Russie et l’Ukraine, ont pu être signés, c’est en grande partie grâce à la France et l’Allemagne, qui ont fait jouer leur complémentarité, rappelle Pascal Boniface. La fin de la guerre froide et donc, du monde bipolaire, a entraîné des évolutions stratégiques qui ont atténué le rôle de la France. Elle qui se revendiquait comme « un allié indépendant des États-Unis » a dû renoncer à cette spécificité. Paradoxalement, la volonté de la France de dépasser la logique des blocs n’avait plus de sens, puisque ces blocs n’existaient plus! Un autre processus, majeur, capital, est en train de s’achever, insiste Pascal Boniface. C’est la fin du monopole de la puissance du monde occidental, qui avait débuté voilà un peu plus de cinq siècles en 1492. L’Occident est toujours riche, mais il doit apprendre à partager. Si l’on regarde l’Union Européenne, elle représente 6% de la population mondiale, 22% du PIB mondial et 50% des dépenses sociales mondiales. Des chiffres qui expliquent pourquoi l’Europe, si critiquée en interne, apparaît aussi attractive au dehors et fait figure d’eldorado aux yeux des migrants. En France, la politique étrangère reste le domaine réservé du chef de l’Etat. Ceux-ci imposent leur marque. Le clivage est particulièrement net entre De Gaulle et Mitterrand, souligne Pascal Boniface. Pour le Général, priorité à l’indépendance nationale, refus de toute aliénation, surtout vis à vis des USA (La France quitte le commandement intégré de l’OTAN en 1966), relations privilégiées avec les grands pays du tiers monde. Avec Mitterrand, dès 1981, l’atlantisme va revenir en force. Pour lui, l’indépendance est une illusion et il est préférable de se relier à la puissance américaine qui seule peut nous protéger. D’où son soutien au projet d’implantation des euromissiles américains en Europe. Jacques Chirac, quant à lui, a fait preuve de clairvoyance en refusant de se laisser entraîner dans la seconde guerre d’Irak. Une analyse critiquée par certains, mais ensuite unanimement approuvée. Chez François Hollande, c’est le pragmatisme qui l’emporte. Il n’a pas d’approche globale de la politique internationale, contrairement à Laurent Fabius, qui ne cache pas son goût pour le concept. A l’heure de son départ du Quai d’Orsay, son bilan est positif, il peut même rejoindre Hubert Védrine et Alain Juppé dans le classement des meilleurs Ministres des Affaires Etrangères, note Pascal Boniface. Il a arraché un accord général à l’issue de la COP 21, les 193 pays présents, aux intérêts souvent divergents, ont tous signé. Un succès qui n’avait rien d’évident et qui a été salué par toute la communauté internationale. Bien sûr, le contexte était favorable, puisque les deux grands pays pollueurs (USA et Chine), ayant pris conscience du désastre, ont changé leur attitude et commencé à réduire leurs émissions de gaz à effet de serre A la fois architecte et artisan des changements, il a réformé le Ministère des Affaires Etrangères. Le rattachement du Commerce Extérieur et du Tourisme s’avère positif. La féminisation des troupes s’accélère, la nomination d’un Ambassadeur pour le Sport va également dans le bon sens. Son attitude très sévère, presqu’inflexible dans les négociations avec l’Iran sur le nucléaire, a été critiquée. Il a pris le risque de faire capoter l’accord, en y insérant des clauses plus dures. Mais, au bout du compte, il a gagné son pari hasardeux. En Syrie, le départ d’Assad, demandé avec emphase dès 2012, a été un échec, certes, mais il est collectif. Et aucune solution ne parait envisageable à court terme. REDESSINER CERTAINS CONTOURS Que peut faire Jean-Marc Ayrault en 14 mois, s’interroge Pascal Boniface. C’est un peu court, mais c’est un poids lourd de la politique. Sa personnalité, un homme de l’Ouest, ses convictions de chrétien de gauche, le pousseront peut-être à redonner un nouveau souffle à la solidarité Nord/Sud. Sa pratique de la langue allemande devrait lui être utile pour relancer le couple franco-allemand. Deux partenaires qui ne partagent pas les mêmes positions (sur la Grèce, les migrants), n’ont pas les mêmes intérêts, mais ont absolument besoin l’un de l’autre. Il vaut mieux éviter de critiquer publiquement Mme Merkel sur sa politique envers les réfugiés, celle-ci a la sagesse de ne pas se prononcer sur notre politique économique, observe Pascal Boniface. Sa marge de manœuvre sera extrêmement faible en Syrie, où la guerre risque de s’enliser. Et il en sera de même pour le conflit israélo-palestinien, où toutes les initiatives seront gelées pendant la campagne électorale américaine. En revanche, les relations avec la Russie pourraient se détendre. La Crimée a été annexée par son grand voisin, voilà deux ans, mais c’était une volonté de sa population. La position pro-ukrainienne très forte de l’Union Européenne, évolue quelque peu. Même le FMI reconnaît maintenant que le problème majeur de Kiev est la corruption de ses dirigeants. Ce pays est pillé par ses oligarques. Aussi, une levée des sanctions contre la Russie (qui souffre en parallèle de la baisse des prix du pétrole) doit être envisagée, suggère Pascal Boniface. Ces sanctions sont contreproductives pour l’Europe et notamment pour les agriculteurs français. En revanche, les USA qui commercent très peu avec Moscou, ne sont guère affectés. Cette décision aurait le double avantage de donner de l’air à notre économie et de prouver notre indépendance vis à vis des États-Unis. Par ailleurs, le couple franco-allemand en sortirait renforcé, promet Pascal Boniface, désireux de faire voler en éclats le pessimisme ambiant. Comment peut-on imaginer que les Français aient moins confiance en l’avenir que les Irakiens ? S’insurge-t-il. Après cet exposé captivant, les questions ont fusé lors du débat animé, comme à l’accoutumée, par Raymond Douyère, Président de Géostratégies 2000. Vice-Amiral Jean-Louis Vichot (Délégué Général de l’UDESCA. Président de l’ADOSM) : La France est le seul pays européen du Pacifique et de l’Océan Indien. Quelle politique étrangère pour la France, en particulier avec l’Asie orientale (Chine, Japon, Singapour, Indonésie) ? Incontestablement, on assiste à un redéploiement en Asie, pas seulement en Chine et au Japon. Mais nous devons montrer une plus value pour attirer, car la diplomatie économique de nombreux pays de la région (Malaisie, Corée, Indonésie…) devient plus insistante. Désormais, le poste diplomatique de Pékin est plus important que celui de Washington. Cette région a été trop longtemps ignorée ou limitée à la Chine. Cela change, le Japon vient de commander des Airbus. Eric Verstraete (Directeur Financier Développement - Bouygues TP) : L’influence de la France doit-elle aussi passer par ses grandes entreprises? Les chefs d’entreprise jouent de plus en plus un rôle clé. Les ambassadeurs ont réorienté leur stratégie, priorité est donnée désormais à la diplomatie économique, à la recherche de contrats. Le reproche, comme quoi les ambassadeurs seraient trop repliés sur eux-mêmes, n’a plus lieu d’être. Jean-Louis Pierrel (Relations Universitaires - IBM France - Secrétaire Général Adjoint Géostratégies 2000) : Est-il bien raisonnable pour l’Europe de rejeter la Russie dans les bras de la Chine? Nous avons besoin de la Russie, mais cela ne veut pas dire que nous sommes d’accord sur tous les sujets. Sur le dossier du nucléaire iranien, nous avons travaillé avec elle et elle nous soutient au Mali. Il y a un contentieux sur l’Ukraine, malgré cela Poutine a été invité aux commémorations du débarquement en Normandie, malgré la pression des Américains. Le Président Hollande a eu raison d’insister et de l’accueillir. Il aurait été inacceptable de ne pas avoir la Russie à nos côtés pour ce 70ème anniversaire. Sur la Syrie, nos positions divergent, puisque la France réclame le départ d’ Assad, ce qui n’est pas le cas de la Russie. La Realpolitik est obligatoire. On ne peut pas diviser le monde entre les bons, d’un côté, et les méchants, qui ne respectent pas les droits de l’homme, de l’autre. Quand De Gaulle a rétabli les relations diplomatiques avec la Chine, ce pays était loin d’être une démocratie. Nos relations avec la Russie doivent s’inscrire dans ce cadre. Il y a dans les media français un véritable « Poutine bashing ». Or, il est très populaire dans son pays, car il défend l’intérêt national russe. De plus, il a restauré le pouvoir d’achat et les Russes sont fiers de leur nation. Ils sont à nouveau patriotes. Il n’y a pas eu de régression de la démocratie par rapport à Eltsine. N’oublions pas que ce dernier a envoyé les chars contre le Parlement. Les critiques méconnaissent de grands pans de la politique de Poutine et c’est regrettable. Raymond Douyère( Président de Géostratégie 2000) : Quelle est votre opinion sur la situation au Maghreb? Tout d’abord, je voudrais insister sur le fait qu’il n’y a pas eu un printemps arabe mais 22 récits nationaux très différents. Donc, il faut s’intéresser à l’échelon local. Nos relations avec l’Algérie sont très bonnes, car il y a de moins en moins d’interférence. L’acceptation du survol de nos avions en partance vers le Mali en est la meilleure preuve. Au Maroc, les relations sont quelque peu pacifiées. La brouille semble terminée, après la procédure engagée en France contre un haut responsable du renseignement marocain qui avait provoqué le courroux de Rabat. Quant à la Tunisie, la France la soutient du mieux qu’elle peut. Mais la situation touristique est désastreuse à cause des attentats terroristes. La transition démocratique est réussie, mais elle demeure très fragile puisqu’il y a un coup d’arrêt sur le tourisme, principal secteur d’activité économique. Paul Rechter (Vice-Président de Géostratégies 2000) : Les initiatives des groupes politiques français se multiplient en faveur de la reconnaissance d’un État Palestinien. En Europe aussi. Quelle va être l’attitude de Jean-Marc Ayrault à ce sujet? Son inclination personnelle le pousserait à soutenir cette initiative, mais l’Élysée va le bloquer, Matignon également. François Hollande s’en tient au principe de l’autodétermination. Il ne s’est pas non plus montré très critique lors de l’opération israélienne à Gaza. De son côté, Laurent Fabius s’est battu pour obtenir l’entrée de l’Etat Palestinien à l’Unesco. Raymond Douyère : Un Etat binational en Israël et en Palestine serait-il viable? Cela n’est demandé par aucun des deux pays, mais, dans les faits, cet Etat est en train d’être constitué, même si officiellement, il est rejeté. Ce qui m’inquiète, c’est l’importation de ce conflit, ses conséquences sur la société française, les tensions que cela crée entre communautés. La situation semble bloquée. Israël est de plus en plus à droite et ne souhaite pas la fin de ces tensions; l’Union Européenne a renoncé à être acteur et les USA, aussi bien Hillary Clinton que les Républicains, sont plus que jamais pro-israélien. De leur côté, les Palestiniens se radicalisent. La tentation de se désintéresser de cette région du monde est très dangereuse. L’occupation d’un peuple par un autre est difficilement acceptable. Eric Bonsch (Président CFA-Stephenson, Président Langues en Scène) : Pouvez-vous nous éclairer sur la politique française au Sahel? C’est incontestablement la région la plus sensible de l’Afrique. Le Niger comptera 45 millions d’habitants en 2040 (contre 19 millions actuellement). C’est une bombe à retardement. Si rien n’est fait, si aucun planning familial n’est mis en place, on va vers le désastre. Les habitants vont fuir un endroit sans perspective, où on meurt de faim. On est beaucoup trop orienté sur le sondage du jour, et on se soucie de moins en moins du long terme, ce qui est une grave erreur. Certaines actions à court terme sont efficaces (comme l’intervention au Mali), mais elles doivent être intégrées dans la durée. Raymond Douyère : L’Europe pourrait-elle accroître son aide? Elle est déjà un acteur majeur, premier donneur d’aide. Mais, il faudrait renforcer le contrôle sur la gestion de ces fonds. L’Afrique représente 5% du développement économique global, mais celui-ci est basé sur les matières premières. Cela fait travailler peu de monde et engendre une grande corruption. Peter Salinson (Ancien de Cambridge) : Brexit ou pas de Brexit? Quel rôle pour la diplomatie française dans ce contexte? Ce référendum va lever toute ambiguïté et apporter une nécessaire clarification. C’est une bonne chose. Si le « non » l’emporte, la question de l’indépendance écossaise se posera à nouveau. Cameron a pris un très grand risque, car il n’a aucun contrôle sur ses électeurs. Le moment choisi est le pire, car il y a une conjonction de facteurs très différents. La City et les élites appellent à voter « oui », mais c’est peut-être un élément de plus en faveur du « non ». En tout cas, si sortie il y a, elle sera plus coûteuse pour la Grande-Bretagne que pour l’Union Européenne. François Cantegreil (Président Semia) : Le sport a considérablement évolué en quarante ans. Comment se présente l’avenir? ` Pouvez-vous nous parler de l’IRIS? C’est un instrument de « soft power ». La candidature de Paris pour les Jeux Olympiques de 2024 doit être soutenue activement. Le sport est un instrument fédérateur, on défile derrière un drapeau, on chante l’hymne national, on reçoit des médailles. Cela facilite grandement les relations entre pays. L’IRIS est un « Think Tank » créé il y a 25 ans. Il a de nombreuses publications, une revue trimestrielle, une lettre hebdomadaire et un site internet. Il organise des colloques, mène des recherches à la demande d’entreprises et de ministères. Il a également un public d’étudiants. Nous essayons d’animer le débat en France et à l’étranger dans une optique internationale. www.iris-france.org Derniers ouvrages de Pascal Boniface: « 50 idées reçues sur l’état du monde », Armand Colin, 2016. « Atlas du monde global « (co-écrit avec Hubert Védrine), Armand Colin, 2016. « La géopolitique », Eyrolles [3èmeédition], 2015