« La Russie aujourd’hui »

Pour son petit-déjeuner de rentrée, le mardi 26 septembre, Géostratégies 2000 a reçu Andreï Gratchev, ancien conseiller et dernier porte-parole de Mikhaïl Gorbatchev. Ce journaliste et politologue russe a brossé un tableau complet, et parfois inquiétant, du contexte international et a particulièrement insisté sur la nouvelle donne entre la Russie et l’Occident. Il nous a aussi livré les clés nécessaires pour mieux comprendre les affirmations de puissance de Poutine, qui entend rester un acteur majeur dans ce monde multipolaire.

« La Russie est un pays dont on peut dire n’importe quoi, mais ça peut être vrai » Cette remarque de Churchill est toujours d’actualité, remarque d’emblée  Andreï Gratchev, avant quelques rappels historiques. Il est important, pour comprendre le comportement du gouvernement et de la société russes, de savoir que ce pays a des rapports particuliers avec son passé, qui l’empêchent de partir vers l’avenir. La Russie d’aujourd’hui doit être définie avec des négations. Elle n’est pas, elle n’est plus, elle n’est pas encore. C’est un ex empire, une ex super puissance, pas encore une démocratie. Est-ce vraiment une économie de marché? Comment va-t-elle évoluer?  Autant d’ambiguïtés qui font planer de nombreux doutes, note Andreï Gratchev.

UN GÂCHIS DÉMOCRATIQUE

Sous l’ère Gorbatchev, on avait le sentiment que la Russie rompait avec son double héritage tsariste et soviétique, autoritaire et totalitaire pour rejoindre l’Europe et le monde. Une force démocratique était en marche. La politique extérieure était placée sous le signe du désarmement unilatéral nucléaire, du désengagement de l’Afghanistan et de l’Europe de l’Est, du divorce à l’amiable avec le Pacte de Varsovie. La Charte de Paris de l’OSCE (Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe) signée en novembre 1990, invitait activement les anciens pays du Bloc de l’Est à rejoindre l’Occident. Il y avait comme une euphorie à l’idée de l’avènement d’un nouveau monde, se souvient Andreï Gratchev. Malheureusement, 25 ans plus tard, on a l’impression que la tendance s’inverse. On assiste à une nostalgie grandissante pour l’époque soviétique, il y a même des bustes de Staline qui réapparaissent !!!

Au départ, Poutine semblait enclin à poursuivre la ligne de la pérestroïka. Même si son autre facette, celle de l’officier du KGB, prend de plus en plus d’importance, il est très difficile de l’enfermer dans une case. Il est avant tout « a idéologique », pragmatique, froid, bon stratège et excellent joueur d’échec. Il est le chef, la personnification de la politique de la Russie. Il exprime la frustration et le malaise de la société, qui espérait beaucoup et qui a été doublement déçue. D’abord, parce qu’elle na pas trouvé la « terre promise », après l’abandon du système communiste Parce qu’elle a dû composer avec le modèle occidental jugé dur, violent et injuste qui s’est abattu sur elle et qui a fait voler en éclat la stabilité et les garanties auxquelles s’était habituée la population, même au prix terrible du manque de liberté, explique Andreï Gratchev. L’éclatement de l’Union Soviétique a également provoqué son lot de violences, avec des conflits autour des frontières  et des religions, qui, auparavant, étaient maîtrisés sous couvert de l’Empire. La transition économique compliquée s’est accompagnée d’un déplacement de populations dans les ex Républiques Soviétiques.

Ensuite et surtout, la Russie a très mal vécu la perte de statut, de la dignité gagnée au prix d’horribles sacrifices. Grand vainqueur en 1945, elle est désormais traitée comme un pays vaincu, qui a perdu la Guerre Froide, et dont l’existence géostratégique est négligée. Elle s’est sentie rejetée, presque expulsée par l’Europe, qui n’a pas osé profiter de cette chance pour définir une nouvelle version de l’OstPolitik. Au contraire, elle s’est réfugiée derrière le parapluie américain, alors que la menace n’était plus justifiée. L’Europe n’a pas joué son rôle de levier vers la modernité, déplore Andreï Gratchev, et Poutine s’est tourné vers l’Est et l’Asie. C’est un revirement préoccupant, car il rompt avec une tradition héritée de Pierre le Grand qui faisait de l’Europe l’horizon de la politique intérieure et extérieure.

UN JEU DANGEREUX

L’ambiguïté actuelle découle du clash de deux paranoïas. Celle de Poutine, qui s’abrite derrière l’alibi de la protection pour construire des barricades autour de la Russie tout en profitant des faiblesses et des fautes du monde occidental. Lequel voit en Poutine un expansionniste  dont le rêve est  la reconstruction de l’Empire russe. Cette paranoïa enfle avec l’ancrage à l’Ouest et l’adhésion à l’OTAN des anciennes démocraties populaires et des Etats baltes. Ce nouvel atlantisme est une erreur. La fin de la Guerre Froide découle d’un abandon volontaire du modèle soviétique, ce n’est pas une reddition provoquée par une victoire militaire.

Avec l’arrivée de Donald Trump à la Maison Blanche, l’Europe découvre qu’elle ne peut pas avoir à la fois le parapluie américain et une liberté totale dans sa politique extérieure. Ce qui pourrait peut être l’obliger à reconsidérer sa place sur la carte internationale, espère Andreï Gratchev.

Dans ce monde multipolaire, aux nombreuses menaces (Etat Islamique, Iran, Corée du Nord…), l’administration américaine privilégie toujours la même stratégie de dissuasion vis à vis de la Russie. Si la nouvelle politique de Moscou tolère certains choix, comme la coopération en Syrie contre des poches de l’Etat Islamique, elle est en revanche intraitable sur un point crucial, l’inviolabilité de l’espace vital qui entoure ses frontières. D’où les tensions américano-russes de plus en plus vives, provoquées par une montée en puissance de l’OTAN dans cette zone (Ukraine, Etats Baltes) .

La volonté de Poutine de s’appuyer sur la grandeur passée, de célébrer les héros, d’ériger la Russie en forteresse assiégée, ne va pas dans le bon sens. Les « Gorbatchéviens », favorables à une alliance naturelle avec l’Europe, sont de plus en plus marginalisés. Un contexte inquiétant, qui pourrait faire penser à un nouvel « avant-guerre », conclut-il.

L’intervention de M. Gratchev, suivie par une très nombreuse assistance, a ensuite laissé place à un débat, animé comme à l’accoutumée par Raymond Douyère, Président de Géostratégies 2000,et qui a donné lieu à de nombreux échanges.

Dominique Bromberger (Ecrivain-Journaliste) ; Eric Verstraete (Directeur financier Développement Bouygues TP) ; Paul Drezet (Magistrat (H)à la Cour des Comptes) : La politique de Poutine, basée sur la force et le déploiement militaire en dépit de la crise économique et des sanctions internationales, peut-elle continuer?

Le peuple russe peut-il accepter cette situation indéfiniment?

A Cuba, en Iran et même en Irak, les politiques de sanction n’ont pas vraiment été couronnées de succès. Les résultats ne sont pas automatiques, surtout dans un pays aussi vaste que la Russie qui dispose de nombreuses ressources naturelles. Elles peuvent même être contre productives.

L’embargo décidé par Carter à la suite de l’invasion de l’Afghanistan a eu un faible impact sur l’URSS et Ronald Reagan a vite décidé d’annuler les sanctions sur le blé, car elles pénalisaient en priorité les agriculteurs américains. Sur le court terme, elles n’affaiblissent pas le régime et n’ont donc pas l’effet souhaité. Une chose est sûre, la Russie aimerait revenir à des rapports naturels avec ses voisins.

Raymond Douyère (Président de Géostratégies 2000) : Sur le long terme, la crise économique ne peut-elle pas faire bouger l’opinion publique?

Certes, pour l’heure, l’économie russe est entravée, mais cela n’entraîne pas de répercussions politiques. Poutine peut compter sur le sentiment de frustration de la population, sur sa volonté de sortir de l’humiliation infligée par le monde occidental. il ne faut pas oublier que 80% des citoyens russes soutiennent Poutine !

Laurent Lamy (Chef de projet en transverse. Capitaine (R) de la Marine Nationale) : Comment la Russie justifie-t-elle sa présence en Géorgie? Est-elle favorable à l’entrée de la Géorgie dans l’Union Européenne ?

Les relations entre ces deux pays sont historiquement en faveur d’une alliance. Pour des raisons stratégiques, ils sont des alliés naturels et indispensables, face aux territoires du Caucase du Nord, à forte majorité musulmane, qui constituent une bombe à retardement.

Pour comprendre la guerre de 2008, il faut revenir au discours de Munich de Poutine en 2007. Il annonce que la Russie va reprendre sa place sur l’échiquier international. A cette époque, les prix du pétrole tournent autour de 100 dollars le baril, ce qui donne une réelle force économique à la Russie, qui espère alors s’imposer comme une super puissance énergétique. Mais c’est une illusion qui s’évanouit vite et il ne reste donc que la force militaire.

En 2008, à l’occasion de la venue de Georges Bush, la Géorgie annonce son intention d’adhérer à l’OTAN (et non à l’Union Européenne, ce qui n’aurait pas été un facteur d’irritation). Poutine saute sur cette opportunité et se sert des maladresses du Président Géorgien dans sa gestion « à la Milosevic » du problème des minorités  d’Ossétie du Sud et d’Abkhazie pour franchir la frontière.

Après cinq jours de conflit, la Russie impose l’indépendance de ces deux régions séparatistes et démontre que l’équilibre des forces est en sa faveur dans la région.

Poutine a gagné le bras de fer géostratégique, mais les relations avec son environnement immédiat se dégradent. De même, en s’emparant de la Crimée, il perd l’Ukraine.

Marielle Vichot (Professeur agrégée d’histoire) : Comment interpréter le sens des manœuvres de l’OTAN à 150 kilomètres des frontières russes et le sens des manœuvres russes et biélorusses concomitantes?

Affirmation de puissance ? De la gesticulation ou un avertissement à l’Occident?

Les Russes veulent montrer qu’ils sont capables de faire des démonstrations de force à la soviétique. Une aubaine pour les Polonais qui veulent convaincre la communauté internationale que la Russie ne change pas et qu’elle est un mal permanent à contenir.

Tout ceci alimente les peurs et les campagnes de propagande de deux côtés, avec un risque d’engrenage. En Syrie aussi, un accident pourrait arriver. Les missiles russes, américains et israéliens traversent l’espace aérien et pourraient se rencontrer. On se retrouve, en quelque sorte, dans un contexte de guerre froide, mais cette fois, il n’y a pas de symétrie. La Russie pèse beaucoup moins lourd. Les Américains ont un budget militaire dix fois plus important, et comptent 10 super porte avions contre seulement 1 pour la Russie. Cela pourrait provoquer une « arrogance de la faiblesse », la mise en avant de l’argument nucléaire. Tout ceci est précaire et dangereux.

Georges Grosz (Consultant-Associé Corp.Development International. Président d’honneur des Anciens de L.S.E en France) : L’Ukraine peut-elle avoir un avenir en dehors de la Russie?

La doctrine Brejnev, qui a servi à justifier à postériori l’intervention soviétique à Prague en 1968, s’applique tout à fait à la situation actuelle en Ukraine. Poutine réaffirme le droit auto attribué à la Russie pour limiter la souveraineté des pays qui sont dans son espace vital.

Christophe Bouchez (Avocat au Barreau de Paris - Cabinet Veil Jourde) : Comment analysez-vous la position de Poutine sur la crise nord-coréenne?

La Russie fait profil bas, elle se tient à l’écart, comme avec Staline pendant la guerre de Corée. Elle laisse les Américains « s’embourber » avec les doctrines « va-t-en guerre » de Trump, ce qui les met en position délicate avec la Chine, le Japon et la Corée du Sud.

La Russie n’a aucun intérêt à voir un conflit se déclencher avec la puissance nucléaire qu’est la Corée du Nord . Vladivostok est proche de la frontière nord coréenne. Si une guerre éclatait et détruisait la Corée du Nord, les troupes américaines s’implanteraient dans cette zone et les Nord Coréens déferleraient vers la Chine et la Sibérie.

De plus, il y a deux projets de construction de gazoduc et de chemin de fer entre la Sibérie et la Corée du Sud, qui doivent passer par la Corée du Nord. Donc, aucun intérêt à alimenter les tensions.

Pour l’heure, tout le bénéfice est pour Kim Il Jong, qui, grâce aux gesticulations de Trump, hausse son pays  au niveau des grandes puissances. Il peut crier au « loup américain » et justifier ainsi toutes les difficultés économiques.

Pierre Sabatié-Garat (Gérant Euratlantique) ; Dominique Bromberger: Comment percevez-vous les relations entre Poutine et Monsieur Xi?

C’est un jeu stratégique. Après l’échec du rapprochement avec l’Occident, Poutine veut montrer qu’il peut se tourner vers l’Est. Mais, ce n’est pas simple. L’économie chinoise est avide des ressources de Sibérie. De plus, la frontière terrestre la plus longue de la Russie est avec la Chine, et de nombreuses frictions ont déjà eu lieu. Ils ont même failli entrer en guerre, sous l’ère soviétique. On est loin de l’alliance éternelle. Mais Poutine et M. Xi sont pragmatiques. Peut-on imaginer un nouveau Yalta sous la houlette de Poutine, Trump et Xi?

Les Chinois sont en position de force. On peut parler d’un miracle économique face au désastre russe. Mais, ils ont plus de main d’œuvre et au départ, la société chinoise était agricole à 80% et comptait 60% d’illettrés. Donc, il n’y a rien d’étonnant à leur développement fulgurant. Les Occidentaux ont toujours ménagé les Chinois face aux Russes. Pourtant, ils ont un régime totalitaire beaucoup plus féroce. Mais, il ne fait pas peur, car il n’a jamais été considéré comme une alternative pour le bloc de l’Ouest, contrairement à l’URSS. Lorsque Gorbatchev enterre l’expérience soviétique, elle meurt de sa mort naturelle.

Les Occidentaux auraient-ils accepté le même massacre que celui de Tiananmen sur la Place Rouge? La réponse est Non.

Le conflit du 21ème siècle attend encore sa définition. Cela ne sera plus Est/Ouest mais plutôt civilisation occidentale/non occidentale. Tous les défis sont devant nous, la Chine développe d’énormes ambitions stratégiques.

Georges Grosz : Et l’Islam?

L’Islam ne vient pas de faire son apparition en Russie. Les Moghols et les Tatars y sont installés depuis le 13ème siècle. Les musulmans représentent 20% de la société russe, mais jusqu’à présent, c’est le modèle tsariste autoritaire qui prévaut dans la gestion de la société. Les Tatars de la Volga représentent la seconde ethnie du pays et revendiquent de plus en plus leur identité. Kazan, conquise par Ivan le Terrible, abrite désormais la seconde plus grande mosquée de Russie. La première étant en Tchétchénie, un Etat en pleine ébullition. Les Tchétchènes ont d’ailleurs organisé une manifestation de grande ampleur dans les rues de Moscou en septembre pour montrer leur solidarité avec la minorité birmane des Rohingyas, massacrée par le régime. Cela a résonné comme un rappel de la force de l’islam au sein de la société russe.

Poutine reste très prudent sur la question de l’islam, car il sait que la cohabitation va être de plus en plus difficile. Cela explique aussi son comportement ambigu avec l’Iran. il a choisi de s’allier avec les Occidentaux dans le bras de fer pour l’arrêt du programme nucléaire. il ne veut pas brûler tous les ponts, car il est conscient que l’avenir de la modernisation de la Russie repose sur des relations naturelles et pacifiées avec l’Europe. Ce qui ne sera jamais le cas avec les USA, les vestiges de la rivalité stratégique sont encore trop présents.

Quelle est la situation des minorités politiques?

Les « Occidentalistes », considérés comme des agents d’influence de l’Occident, sont marginalisés et poussés à quitter le pays.

Cent ans après la Révolution bolchévique de 1917, la Russie de Poutine veut faire triompher une Révolution conservatrice, qui aura pour relais les forces nationalistes en Europe.

Marie-Clotilde Hingray Propos non revus par intervenant