« Les Défis du Transport Aérien Européen »

Le jeudi 21 février 2019, Géostratégies 2000 a organisé, dans les salons du Palais du Luxembourg, un petit-déjeuner autour de l’ancien PDG d’Air France-KLM, Jean-Marc Janaillac, qui a brossé un tableau très détaillé du transport aérien européen. Il a analysé les spécificités de ce secteur, ses atouts mais aussi ses vulnérabilités. Et a insisté sur la nécessité de prendre en compte les nouveaux enjeux qui apparaissent et qui auront un impact majeur sur le développement futur de ce secteur.

Le transport aérien est une activité récente, fragile et peu rentable. C’est en ces termes que Jean-Marc Janaillac aborde son sujet, exemples à l‘appui. En 1914, premier vol avec passagers, en Floride, entre Saint Pétersbourg et Tampa. En 1918, inauguration de la première ligne aérienne régulière (New York-Washington) ; 1919, premier vol de l’Aéropostale et première liaison commerciale internationale (Londres-Paris). Cette même année, KLM est créé, plus ancienne compagnie aérienne au monde.  Avant guerre, le rayon d’action était encore très limité. Avec 30 passagers à bord, la vitesse ne dépassait pas les 300 kilomètres par heure. Et il fallait prévoir au moins deux escales pour traverser l’Atlantique. Mais, après 1945, grâce aux retombées des avancées militaires, les progrès sont fulgurants. Arrivée en 1952 du premier turboréacteur et du Boeing 707 qui vole à 970 kilomètres heure. Son rayon d’action est de 7600 kilomètres (multiplié par 3,5) et il peut emporter 130 passagers.

FORTE CROISSANCE ET CONCURRENCE TRÈS VIVE

Désormais, la vitesse n’est plus une priorité, remarque Jean-Marc Janaillac. Les efforts se portent sur l’efficacité des moteurs et la légèreté de la carlingue. Le Boeing 777, avec ses 370 passagers, consomme 2 litres au 100 kilomètres, soit 20% de moins que la génération précédente.

Les compagnies aériennes qui ont affiché en 2018 un chiffre d’affaires global de 824 milliards de dollars (soit 3,5% du PIB mondial), sont un facteur et un vecteur de la mondialisation.

Le nombre de passagers explose (4 milliards en 2018) et devrait doubler d’ici 2036. Le trafic aérien suit ainsi une courbe ascendante (entre 4,6 et 4,9%), concentrée surtout sur l’Asie Pacifique (+4%) ; l’Afrique (+6%) et dans une moindre mesure, l’Atlantique Nord (2,5%). En 2022, la Chine dépassera les USA et deviendra le premier marché aérien mondial.

En revanche, la rentabilité reste un point noir. Entre 1945 et 2015, le transport aérien n’a jamais connu deux années de suite de profits. L’année 2016 inverse la tendance, grâce à la baisse des prix du pétrole et à une politique de consolidation interne des compagnies.  En 2018, les bénéfices étaient de 38,4 milliards de dollars (contre 34,5 en 2017) et le taux de remplissage record (81,4%). La rentabilité moyenne avoisine les 6% (12% aux USA et 6% en Europe). Toutefois, nuance Jean-Marc Janaillac, les constructeurs et les motoristes dégagent une plus grande marge. Les compagnies, quant à elles, font face à une très forte concurrence. Il n’y a pas de barrières à l’entrée. Donc, il n’est pas très compliqué de monter un projet. Ensuite, c’est une activité « cash positive » , les passagers paient avant de monter. Mais, à la sortie, il y a souvent des désillusions et les gouvernements doivent soutenir leurs compagnies nationales. Ainsi, Alitalia a coûté 6 milliards d’euros aux contribuables italiens et 1 milliard à ses actionnaires successifs.

Les facteurs extérieurs, notamment économiques, ont un gros impact sur les résultats. Comme le prix du pétrole (25 à 30% des dépenses d’une compagnie) et les taux de change (pour Air France 1/3 des dépenses est facturé en dollars) , qui sont très fluctuants. Mais, il faut aussi prendre en compte les événements politiques (terrorisme, guerres…), liés à la santé publique (épidémies) et au climat (tsunamis, éruption de volcans…).

Le transport aérien est également une activité stratégique très réglementée, rappelle Jean-Marc Janaillac, Il est régi par les Convention de Varsovie (1929) et de Chicago (1944), qui a débouché sur la création de l’OACI, organisation des Nations Unies, basée à Montréal. Deux règles essentielles se dégagent : la totale souveraineté des Etats, la réglementation des droits de trafic, basée sur un système d’accords bilatéraux. Par exemple, pour les liaisons entre la France et le Brésil, tout était précisément fixé :  Les compagnies assurant les vols, les aéroports desservis, le nombre de fréquences, les prix et parfois même, le partage des recettes. Ce système a perduré jusqu’en 1978 aux USA et 1987 en Europe, jusqu’à l’ouverture à la concurrence de ce secteur. Ce mouvement de déréglementation s’est achevé en 1997 en Europe, avec, en parallèle, des « accords à ciel ouvert ». Par exemple, entre les USA et l’Europe, toutes les compagnies peuvent effectuer autant de vols qu’elles le souhaitent, dans les deux sens. En parallèle, les privatisations se sont enchaînées. Les compagnies étatiques étant désormais peu nombreuses (en Chine, Russie, au Moyen Orient). Toutefois, le capital des  nouvelles compagnies privées doit être détenu majoritairement, par des investisseurs nationaux.

Ce qui se comprend puisque de nombreux intérêts économiques, culturels et politiques sont en jeu, précise Jean-Marc Janaillac.

Actuellement, deux grands types d’acteurs se partagent le ciel, les compagnies traditionnelles et les « low cost ». Les compagnies nationales, privées aux USA, plus ou moins publiques ailleurs, ont un réseau international et domestique. Avec un « hub », qui leur permet de remplir leurs long courriers avec des passagers venant de moyen courriers, même si ce modèle évolue, et si de plus en plus de longs courriers viennent alimenter d’autres vols long courrier. C’est le modèle de développement d’Emirates, qui relie Europe, Asie et Océanie. A Roissy, l’un des « hubs » les plus puissants en Europe,1500 avions atterrissent et décollent chaque jour et plus de 100 000 passagers y transitent, dont la moitié en correspondance.

RELEVER LES ENJEUX DU XXIème SIÈCLE

Aux États Unis, après une guerre commerciale sans merci, qui a vu disparaître Pan Am, TWA, Eastern Airlines, une restructuration sévère sous la protection du Chapitre 11, existe aujourd’hui une forte concentration :  77% du marché domestique américain est désormais entre les mains des 5 plus gros transporteurs (American, Delta, United, Southwest et Alaska Airlines). En revanche en Europe, malgré le mariage Air France-KLM (2004), l’absorption par Lufthansa, de Brussels Airlines, de Swiss et d’Austrian Airlines, la naissance d’IAG (British Airways, Iberia, Air lingus, Vueling), la part de marché de ces 3 premiers groupes n’est que de 51%. Cette situation face aux Américains, vient du fait qu’il n’y a pas eu de vraies fusions, explique Jean-Marc Janaillac. pour des raisons sociales (les réglementations sont différentes d’un pays à l’autre ; tout comme les droits de trafic) mais surtout culturelles et politiques. Chaque pays veut à tout prix conserver son transporteur national.

Toutefois, la joint venture Air France-KLM-Northwest est une initiative intéressante. Tout peut y être décidé en commun (les prix, les horaires, le nombre de vols…). Participer à l’une des trois grandes alliances. Sky Team (Air France, KLM, Delta…) ; One World (British Airways, American, Qatar Airways…) et Star Alliance (Lufthansa, United Airlines…) est également indispensable. Cela permet d’exploiter des synergies aéroportuaires, de mettre sur pied un réseau mondial avec des programmes de fidélité et des offres privilégiées pour les clients et de renforcer sa position dans un contexte tumultueux.

En effet, le « Hub » de Roissy risque d’être fragilisé par l’essor des avions plus petits (Boeing 777 et Airbus A320), qui transportent moins de passagers et peuvent proposer des vols directs de plus en plus longs. Par ailleurs, avec l’essor des nouvelles technologies, chacun peut organiser son voyage, ce qui bouleverse la donne. Et les compagnies low cost, méprisées au départ, sont de plus en plus redoutables. South West aux USA, Ryanair (1984) et Easy Jet suivent toutes le même schéma, très simple. Pas de hub, un seul type d’avion, utilisé au maximum et les activités d’escale externalisées. Conséquence : un toucher Easy Jet revient à 1200 euros contre 3000 eurospour Air France ! Ryanair est devenu le premier transporteur européen, avec 15% de part de marché.

Les compagnies du Golfe, outils stratégiques de développement économique de leurs États, sont aussi de sérieux concurrents. Emirates a un chiffre d’affaires de 23 milliards de dollars et 260 avions (seulement 170 pour Air France/KLM). Qatar Airways dispose de 93 avions et Etihad de 100.Toutefois, ces nouveaux géants, qui sont fortement subventionnés par leurs Etats respectifs, n’obéissent pas aux mêmes règles, déplore Jean-Marc Janaillac, qui conclut en insistant sur les trois grands défis actuels.

Celui des infrastructures. Il devient très difficile de construire de nouveaux aéroports (Notre Dame des Landes, sites au Japon). Sous la pression de l’opinion publique, des projets sont abandonnés, excepté en Chine, où n’y a jusqu’à présent aucune limitation.

Celui de la digitalisation, qui va donner un rôle accru aux GAFA, qui pourraient gérer les relations clients directement, en lieu et place des compagnies.

Et celui de l’environnement. Le transport aérien, qui émet 3% des émissions mondiales des gaz à effet de serre, se mobilise pour fabriquer des avions plus "propres"  et les compagnies vont devoir acheter des crédits carbone pour compenser une partie de leur empreinte écologique.

Après cet exposé très intéressant, le Vice-Amiral Jean-Louis Vichot a animé le débat, comme à l’accoutumée, fut riche en échanges.

François-Xavier Martin (Président d’honneur de Crédit X-Mines. Secrétaire Général et Trésorier de Géostratégies 2000)

Jean-Claude Giblin (Directeur Marketing Air France) :

Que pensez vous de l’opportunité et de la faisabilité de taxer le kérosène, au nom de l’écologie et de l’équité fiscale ?

Cela va provoquer une distorsion de concurrence. Si l’on taxe le kérosène, comme le réclame une partie de l’opinion publique, c’est la mort des vols domestiques. Air France est déjà en très lourdes pertes sur ce secteur. La seule ligne rentable est Toulouse.

Ce sera très facile pour les compagnies étrangères de faire le plein à Londres ou Francfort.

Ce sujet est très facile à exploiter politiquement mais les conséquences peuvent être désastreuses.

Francis Babé (Sciences Po- IHEDN) : Claude Frauly (IBM) :

Comment analysez-vous l’arrêt de l’Airbus A 380 ? Est-il irréversible ?

L’exploitation d’un A380 est compliquée : au lancement, le coût au siège était moins important que ses concurrents, donc élément positif mais le risque économique est plus fort : si l’avion ne remplit pas, cela engendre des pertes.

Cela a à peu près bien fonctionné jusqu’à l’arrivée du Boeing 777, qui a un coût au siège plus bas., l’Airbus A380 ne se justifie pleinement que dans des aéroports sursaturés, donc tout cela reste très limité.

 Souhaitez-vous une harmonisation fiscale et sociale en Europe ?

Ce point est fondamental. Actuellement, Ryanair viole sciemment toutes les règles du droit social européen. Le personnel naviguant n’est pas salarié, mais auto-entrepreneur… Il y a des actions dans différents pays devant les tribunaux, mais cela prend du temps.

Et puis, il y a le problème du coût social en France. Le coût à l’heure des pilotes est supérieur à la quasi totalité de celui des concurrents. Il faut également y ajouter les charges sociales. 42% en France contre 17% en Allemagne. 400 millions d’euros de différence avec l’Allemagne; 1 milliard avec Emirates!

C’est une charge très pénalisante pour une activité que l’on ne peut pas délocaliser.

Vice-Amiral Jean-Louis Vichot : Va-t-on vers une évolution des règles sociales en Europe ? Y a-t-il des revendications de droit de trafic de la Chine sur l’Asie du Sud Est ?

Les tribunaux commencent à se saisir du problème des cotisations sociales chez Ryanair mais la base du problème est le financement du modèle social français.

On ne peut pas faire de parallèle avec les revendications de souveraineté en Mer de Chine méridionale. Il n’y a pas les mêmes risques avec le transport aérien, mais il faut reconnaître que l’espace aérien chinois est très réglementé et qu’il y a de fortes restrictions.

Jean Mallot (Contrôleur Général Économique et Financier. Ministère de l’Économie et des Finances) : Que pensez-vous de la privatisation d’ADP ? Faut-il s’inquiéter des appétits des Chinois, partout dans le monde ?

Les Chinois ne sont pas très présents en Afrique. Et à Toulouse, ils sont repartis. Je ne pense pas qu’ils soient intéressés par ADP.

L’État français a encore beaucoup de prérogatives sur ADP. Il est plus gourmand que n’importe quel fonds de pension. Les tarifs d’ADP sont parmi les plus chers du monde. La privatisation devra obéir à des règles. Pour l’instant, on ne connait pas la stratégie choisie. Va-t-on maximiser le chèque de l’investisseur ou donner plus d’oxygène aux compagnies ?

Tout dépend du cahier des charges de l’appel d’offres.

Dominique Lapprand (Lapprand International) : Le transport aérien est soumis au facteur humain (les pilotes). Ce paramètre va-t-il évoluer avec la massification et l’automatisation ?

Certes, la majorité des accidents vient encore des erreurs humaines. Des questions commencent à poindre, comme : A-t-on encore besoin de deux pilotes dans un cockpit ? L’aspect psychologique joue un grand rôle. Pour la voiture, le train, la mécanisation est naturelle. Pour l’avion, ce n’est pas encore intégré par les passagers.

Concernant la massification, des limites vont apparaître, mais pour le moment, elle augmente   encore. Ceci est lié au tourisme international (2/3 des vols). Tourisme et environnement sont étroitement liés, avec la problématique du « sur tourisme ». Doit-on limiter la fréquentation de certains sites? Mais quand, comment, où?

Jean-Louis Pierrel (Relations Universitaires IBM France. Secrétaire Général Adjoint Géostratégies 2000) : Quel va être l’impact du Brexit ? Air France est l’une des compagnies les plus chères, mais elle ne fait pas partie des plus sûres. Qu’en pensez-vous ?

Avec le Brexit, la Grande Bretagne ne fera plus partie du ciel européen, mais les vols ne s’arrêteront pas pour autant. L’aviation civile britannique devra signer des accords avec toutes les aviations civiles européennes. Mais des problèmes vont surgir. Normalement, après le Brexit, Easy Jet ne devrait plus avoir le droit de faire des vols Paris-Toulouse. Pour les groupes qui ont des capitaux à majorité européenne, comme IAG, le Brexit va changer la donne et il faudra trouver une solution pour Iberia, par exemple. Les conséquences seront fortes pour les compagnies britanniques qui volent en Europe et pour celles qui ont des participations britanniques dans leur capital comme Air France et Virgin.

Concernant le coût, certaines compagnies américaines sont plus chères, mais, il est vrai que chez Air France, l’entreprise doit payer à la fois des salaires élevés et la protection sociale.

Pour la sécurité, c’est une question très compliquée. C’est souvent une accumulation de petits éléments qui provoque des accidents.

Marie-Clotilde Hingray