« Les enjeux de sécurité en Afrique »

Le jeudi 5 avril, Géostratégies 2000 a reçu autour d’un petit déjeuner organisé dans les salons du Palais du Luxembourg, le Général d’armée Didier CASTRES, Inspecteur Général des Armées - Terre, venu nous livrer ses réflexions sur l’avenir du continent africain, Cet ancien adjoint au Chef de l’Etat-major particulier du Président Nicolas Sarkozy a analysé les grands défis à relever et proposé des axes en matière de sécurité, face aux percées inquiétantes des djihadistes. Il a réaffirmé la nécessité d’une coopération globale avec l’Union Européenne, dans l’intérêt de toutes les forces démocratiques.

Quand on pense « Afrique », il faut s’extraire de trois ornières idéologiques, rappelle d’emblée le Général Castres.  Il ne faut pas céder à « l’afro pessimisme » ;  surestimer le poids de la « France Afrique » , une expression inventée en 1955 par Houphouët-Boigny, mais qui ne représente plus grand chose. En tout cas qui est bien loin des milliers d’acteurs conscients ou inconscients imaginés par Stephen Smith. Et enfin, se laisser bercer par une « afro-béatitude », entretenue par des utopistes, qui annoncent une croissance exponentielle et un horizon radieux.

UN CONTINENT COMPLEXE

Mes perceptions sont plutôt celles d’un continent en marge des affaires du monde et de la grande politique. Sous la Présidence Hollande, Laurent Fabius, son ministre des Affaires Étrangères, s’y est très peu rendu, se déchargeant sur Jean-Yves Le Drian, le ministre de la Défense.

L’Afrique est aussi une dérivative stratégique, un ring décalé où s’affrontent les pays dans les domaines économiques, politiques et religieux. Le Qatar et la Turquie utilisent l’Etat Islamique pour mettre le feu à la Libye ; les Émirats Arabes Unis tentent de déstabiliser la Tunisie.

C’est aussi « un libre-service ». Depuis toujours, elle constitue une réserve de richesses, de matières premières rares. Celles-ci étant plus ou moins épuisées, on assiste actuellement à un dépeçage en règle des ressources basiques, des terres agricoles. 130 millions d’hectares (deux fois la superficie de la France) ont été vendus ou loués à l’Inde, la Chine, la Corée. Les Africains ne peuvent plus exercer leur souveraineté, déplore le Général Castres, qui évoque également « l’Afrique menace », contre laquelle il faudrait se barricader. Une dangereuse option !

Les analyses et les approches françaises, tour à tour paternalistes, romantiques, idéologiques, ne fonctionnent plus. Le complexe du colonisateur, du « fardeau de l’homme blanc » est déraisonnable. L’Afrique redevient un continent avec des enjeux. Sa croissance économique était de 5% en 2015 (voire 7% dans les pays les plus riches). La Grande-Bretagne, Israël, la Chine, les Pays du Golfe y arrivent en force. Nos échanges commerciaux ne sont pas si élevés que cela comparés à ceux des pays émergents (passés de 23 à 36% en 10 ans) ou ceux de la Chine qui ont été multipliés par dix pendant la même période. A Djibouti, la Chine est en train d’investir 2,4 milliards (contre 240 millions pour la France). La « Route de la Soie » est une réalité concrète.

La France doit mener une politique étrangère cohérente avec ses intérêts nationaux, avec pragmatisme et sans cynisme, explique le Général Castres. Car elle est une « citoyenne de l’Afrique ». En 1638, des colons français ont fondé Saint Louis du Sénégal ; en 1793, Jean-Baptiste Belley fut le premier parlementaire noir et ensuite, Blaise Diagne, né à Gorée au Sénégal, fut un homme politique français, nommé sous-secrétaire d’Etat aux Colonies. Nos liens sont étroits, il y a encore 250 000 Français en Afrique et 2 millions d’Africains en France.

DES DÉFIS DE TAILLE

Nous devons faire face à trois enjeux de sécurité, qui, tous, ont un impact sur nos valeurs et notre façon de vivre. Tout d’abord, la prolifération des trafics, qui passent par le Golfe de Guinée. Anodin, comme celui des cigarettes, mais qui a quand même généré 400 millions d’euros en 2015 ! Mais aussi, de plus grande ampleur. En 2016, 700 tonnes de cannabis on été saisies, et 21 tonnes de cocaïne (soit 42% de la quantité qui devait entrer en Europe). Ces trafics, qui incluent également les armes et les médicaments, génèrent 3 à 4 milliards d’euros, soit l’équivalent du budget d’un Etat comme le Mali et déstabilisent les Etats Africains, surtout ceux de l’Ouest. En France aussi, ils ont des conséquences. En 2016, on a compté 34 morts par armes de guerre pour trafic de drogue (à peu près le même nombre que celui de nos soldats tués en Afghanistan!).

Ensuite, il y a les migrations. En 2015 et 2016 confondus, plus de 800 000 migrants ont traversé la Méditerranée et plus de 5000 sont morts noyés. Cette misère génère des trafics, y compris celui de l’esclavage, s’insurge le général Castres, qui remarque qu’en même temps, 22000 personnes ont accosté à Mayotte, d’où les troubles récents liés à l’insécurité grandissante dans ce territoire.

La problématique n’est pas de savoir comment stabiliser les populations africaines, ou quels quotas fixer. En revanche, il faut avoir conscience que les migrations en cours sont les prémices de ce qui se prépare. En 1950, il y avait 250 millions d’habitants en Afrique, aujourd’hui, ils sont 1,2 milliards et en 2050, ils seront 2,5 milliards. La population aura été multipliée par 10 en un siècle, elle représentera 25% des habitants de la planète et la moitié aura moins de 20 ans !

Enfin, nous sommes confrontés à l’inquiétante traînée de poudre islamo-djihadiste qui s’étend au-delà du Sahel. Le Burkina Faso fait face à un islamisme radical, qui arrive aussi en Côte d’Ivoire.

De l’autre côté, les Chebabs (le groupe terroriste le plus meurtrier au monde) sèment la terreur en Somalie et au Kenya. Ces groupes s’affranchissent de toute logique de continuité territoriale, ils s’entraident, coopèrent et trouvent des arrangements opérationnels pour progresser. Le Yémen finance certains de ces groupes, comme le Qatar qui aide actuellement les rebelles au Tchad.

Toute cette constellation djihadiste est quatre fois plus nombreuse que les talibans en Afghanistan et deux fois plus proche de nos sanctuaires, ce qui est très alarmant, observe le Général Castres. De plus, la menace change. Il y a une extension de la zone d’évolution (2,4 millions de kilomètres carrés, soit quatre fois la France, au Sahel). Le périmètre d’action est beaucoup plus vaste, les groupes réagissent plus vite et les crises ne sont plus séparées, même si elles sont cloisonnées géographiquement. Il faut aussi prendre en compte la très forte adaptabilité de nos adversaires. Comme la tentative de créer un État au Sud Mali a été un échec, les djihadistes se tournent vers une territorialisation souterraine, comme à Djenné sur les rives du fleuve Niger, où ils ont attaqué le chantier de construction d’un barrage et provoqué d’importantes destructions.

DÉVELOPPER LES STRATÉGIES DE COOPÉRATION

Nous devons nous forcer à faire preuve de lucidité et de modestie. L’éradication de la misère et de l’idéologie qui s’en nourrit, sont hors de portée militaire. Mais les problèmes de l’Afrique sont aussi nos problèmes et nous devons trouver des solutions tous ensemble. Il faut élaborer une stratégie d’action générale, être opérationnel sur le plan international. Il faut cloisonner les « zones infectées », pour que la « cocotte-minute n’explose pas ». Mettre en place des embargos, empêcher les livraisons d’armements, de matériel, les services de formation et aider tous ceux qui combattent nos ennemis.

Il faut aussi confiner le plus possible les « cellules cancéreuses » et renforcer les pays fragilisés. Et intégrer une nouvelle dimension dans l’espace de bataille, qui est l’espace informationnel. Avec, notamment, l’utilisation des réseaux sociaux à des fins de propagande contre les Etats malien et français. Ce nouveau paramètre leur permet aussi de recourir à des modes d’action asymétriques et de contourner notre avance technologique. Par exemple, pendant la bataille de Mossoul, Daesh a envoyé 1000 drones achetés en Chine, en libre-service sur internet. Destinés aux enfants, ils ont été armés avec des explosifs. Ces évolutions réduisent les Etats et les organisations internationales (ONU, OUE, UE) à l’impuissance. Ils n’ont, ni la flexibilité, ni la réactivité suffisante, pour gérer ce genre de menaces.

Ils doivent trouver d’autres ripostes et notamment renforcer la crédibilité politique, économique et sociale des Etats assaillis. Les aider à se doter de constitutions « robustes » qui les mèneront vers une vraie alternance politique, note le général Castres qui plaide pour un rapprochement entre l’Afrique et l’Union Européenne, qui doit s’impliquer davantage. Autre direction à suivre, relier et coordonner les stratégies élaborées au Nord et au Sud. Et enfin, faciliter l’intégration Sud/Sud, avec déjà une initiative intéressante, le G5 Sahel. La création de coalitions comme celle-ci (avec le Niger, Tchad, Mali, Mauritanie, Burkina Faso) est une bonne solution pour résoudre les problématiques locales, Il y a déjà des structures équivalentes pour lutter contre Boko Haram et les pirates de la Corne de l’Afrique, se félicite le Général Castres. Les grands discours ne suffisent plus. Il faut trois critères « willing, fighting,funding » pour qu’une coalition marche. Tous les pays doivent accepter le principe d’envoyer des troupes et ne plus se satisfaire d’une aide matérielle et financière.

La France continuera à jouer un rôle particulier, car rien ne peut se faire sans elle, mais elle devra aussi assumer les critiques qui lui seront adressées, conclut le Général Castres.

Ce brillant exposé a été suivi d’un débat riche en échanges comme à l’accoutumée et qui a été animé par le Vice-amiral (2s) Jean-Louis Vichot, vice -président de Géostratégies 2000.

Christophe Bouchez (Avocat-Cabinet Veil-Jourdes) : Au Mali, l’armée française est-elle prise entre le marteau et l ‘enclume, les Touaregs et les islamistes ?

Comment voyez-vous l’issue de l’opération Barkhane ?

Avant le lancement de l’opération Serval, trois points me semblaient essentiels pour aboutir à une solution. L’Algérie avait un rôle clé à jouer, un accord de paix devait être mis en œuvre et le robinet idéologique, les armements qui venaient de Libye devaient être fermés. Or, cinq ans plus tard, rien n’a été satisfait. Il faut reconnaître qu’il y a eu aussi beaucoup de mauvaise volonté de la part du gouvernement de Bamako.

En dépit de cela, Serval, sur le plan tactique, a été un succès extraordinaire. Nous avons désarticulé toute la structure terroriste.

Serval a été remplacé par Barkhane. Dans cette seconde phase, ce sont les forces armées maliennes qui sont en première ligne, mais cela ne fonctionne pas. Les autorités maliennes ne maîtrisent pas la situation. Elles ont perdu 400 soldats dans une attaque contre les Touaregs et leurs troupes ne veulent pas mourir pour leurs chefs corrompus.

Il y a un grave problème de confiance vis à vis du pouvoir politique et militaire. Qui n’existe pas avec les Forces Spéciales Française. Avec elles, les Maliens sont repartis se battre.

Quid de la mission de l’ONU en République Démocratique du Congo ?

C’est la plus grosse opération de l’ONU menée à ce jour (avec des chars lourds et des drones). Mais la situation s’enlise, il y a trop d’intérêts divergents. La situation est restée inchangée depuis 10 ans, avec toujours des foyers de rébellion.

Vice-Amiral(2s) Jean-Louis Vichot : Quelles sont les ambitions d’Israël et de la Chine ?

Général Léné (Conseiller opérationnel - Dassault Aviation) : Quel rôle et quelle stratégie pour la Russie ?

Pour Israël, c’est la logique « business » dans le domaine de la sécurité et de la défense, qui prévaut. Israël est très présent au Cameroun, où il équipe, arme et entraîne les armées.

La Chine, quant à elle, poursuit une stratégie à long terme. Elle investit dans l’agriculture, finalise sa « Route de la Soie », avec la construction d’entrepôts gigantesques à Djibouti, où seront concentrés tous les produits manufacturés en partance vers l’Afrique et l’Europe. En 2030, la Chine sera la première puissance économique mondiale. Elle doit sortir de son pays. L’Afrique lui offre un débouché économique et aussi des ressources vivrières. La Chine est également le premier contributeur aux opérations de maintien de la paix de l’ONU. Elle revendique une position hégémonique en Mer de Chine et affirme sa puissance partout dans le monde.

La Russie exploite de l’or et des minerais dans le Nord du Centrafrique. Si elle ne montre aucun intérêt particulier pour l’Afrique, en revanche son message est clair.  Qu’il s’agisse de la Crimée, de la Syrie ou du Donbass, elle montre clairement que l’avenir du monde ne se fera pas sans elle.

Elle reprend toute sa place dans l’organisation des relations internationales et a reconstruit en 15 ans une armée globale, très bien équipée, avec de la haute technologie, qui peut conduire des opérations intégrales. La Russie est revenue militairement et diplomatiquement sur le devant de la scène, tout comme la Turquie et la Chine. On assiste au retour des Empires.

Jean-Pierre Duport (Préfet Honoraire) : Comment voyez-vous les évolutions dans la Corne de l’Afrique ? Quid de la Somalie et du Mozambique ?

Dans la Corne de l’Afrique, l’Union Africaine a mis en place un dispositif pour tenter d’enrayer les conflits. Des équipes pluridisciplinaires établissent les forces et faiblesses de chaque pays visité, proposent une feuille de route puis tirent un bilan. Cela fonctionne assez bien au Kenya. Bien sûr, la Somalie ne peut en faire partie, mais pour le moment, l’insécurité et les attaques terroristes ne débordent pas trop de ses frontières.

La Tanzanie est un pays qui n’est pas protégé du terrorisme. Le premier gros attentat anti américain y a été perpétré. Pour la France, la Tanzanie, tout comme le Mozambique ou le Sud Soudan, ne font pas partie de ses priorités. Elle les considère comme appartenant à la sphère britannique et américaine. Nous sommes le produit de notre culture historique.

Paul Drezet (Magistrat à la Cour des Comptes) : La francophonie est-elle une chance pour l’Afrique, pour la France et donc, pour l’Occident ?

La RGPP (Révision Générale des Politiques Publiques) a fait beaucoup de mal à notre francophonie. Le Quai d’Orsay a payé une addition très lourde, dans la réduction des budgets, notamment auprès des centres culturels. Donc, l’apprentissage du français a été touché de plein fouet. Or, la capacité d’un pays à peser sur le monde dépend de sa démographie, de son économie, de son outil militaire, mais aussi de sa culture et de sa langue. Or, ce rayonnement se rétrécit. De moins en moins de personnes parlent correctement le français en Afrique, c’est un recul. Malheureusement, je ne suis pas sûr que la francophonie soit encore une priorité, ce qui va encore accentuer cette perte de vitesse.

Marie-Clotilde Hingray Propos non revus par intervenants