« Point de vue des grands gestionnaires d’actifs sur l’Europe »

Le jeudi 20 juin 2019, Géostratégies 2000 a reçu, autour d’un petit-déjeuner organisé dans le Salon Pourpre du Palais du Luxembourg, Jean-François CIRELLI, Président de BlackRock France, Belgique et Luxembourg, l’un des fonds les plus réputés et les plus influents au monde. Cet ancien Président de Gaz de France puis Directeur Général Délégué de GDF Suez nous a expliqué la réalité et la stratégie de ces fonds, souvent perçus comme puissants et opaques. Il a analysé leur rôle réel ou supposé dans l’économie, décrypté les nouveaux messages lancés aux investisseurs, et nous a éclairés sur les placements financiers à venir.

L’Europe est devenue un risque géostratégique, car une crise peut éclater sans crier gare, mais pour l’heure, ce risque est encore largement sous-évalué, ce qui rassure pour l’instant les investisseurs observe Jean-François Cirelli. Il y a peu de temps encore, la globalisation triomphait, l’économie « drivait » tout, la marge de manœuvre politique était très restreinte. Mais depuis peu, la politique a repris ses droits, et la finance est de nouveau soumise à la géostratégie.

LE PARI SUR L’EUROPE

Nous avons une vision beaucoup trop négative de l’Europe. Le PDG de BlackRock, lors d’un déjeuner franco-allemand organisé à Davos, a été frappé par le ressenti négatif de ses invités européens qui se voyaient déjà colonie chinoise ou américaine. Alors que, paradoxalement, l’Europe est un grand marché de capitaux, indispensable après le Brexit ; fluide et profond. Et ce qui compte, ce sont les liquidités.

Certes, les étrangers sont décontenancés par ce Brexit incompréhensible et irrationnel, la montée des populismes et regrettent l’absence de leadership en Europe, remarque Jean-François Cirelli. Le couple franco-allemand est très distendu et l’Italie représente un gros risque, sur le plan économique et financier. Elle détient la troisième dette obligataire au monde. Mais, globalement, l’économie européenne n’est pas si mal en point. L’Europe est toujours perçue comme une zone « safe », car c’est un Etat de droit.

La dette allemande est maintenant à taux négatif, tout comme la dette française, depuis la mi juin. Et l’Italie emprunte à 2,5%, ce qui n’est pas dramatique. Cela ne s’est jamais produit, aucun précédent !!!

Cette politique monétaire expansionniste va se poursuivre car il y a un afflux de liquidités. Les taux d’intérêt sont bas et les actifs réels en hausse (immobilier, entreprises…). Le tout combiné à un taux d’épargne élevé. Quand on est un investisseur, on n’a pas le choix, on est obligé d’investir en Europe, malgré le risque, résume Jean-François Cirelli. Il y a actuellement 11 000 milliards de dettes émis par les Etats à taux négatifs, mais si on ne veut pas perdre en capital, c’est la seule solution. On peut toujours craindre un risque géostratégique qui ferait peur aux investisseurs. Nous sommes dans une période, où l’on sent des problèmes sous jacents, non résolus, mais tant que tout va bien, c’est le statu quo. Mais la donne peut changer comme dans la grande distribution. Il y a 3 ans, elle n’avait aucun problème pour se financer. Mais, Amazon a tout balayé sur son passage et des groupes traditionnels comme Rallye, Casino ou Monoprix, ont des difficultés pour trouver de l’argent.

Si une crise éclate, elle sera grave, car, pour y faire face, il y aura moins d’instruments qu’en 2008, prévient Jean-François Cirelli. Il y a actuellement 160 000 milliards de dollars en circulation dans le monde. La moitié seulement est investie, le reste se trouve dans des comptes bancaires, à vue. BlackRock détient 6500 milliards de dollars, soit 4% du total et pourtant c’est le premier acteur, car nous sommes ici dans un secteur très peu concentré. Il y a aussi trois métiers très distincts.

 - Les fonds d’investissement, qui empruntent pour acheter des entreprises, souvent en difficulté, et revendent entre 4 et 10 ans plus tard, avec une plus value. C’est le cas de Carlyle, Blackstone et Arion en France, filiale du groupe Axa. Nous sommes dans l’économie capitaliste.

 - Les fonds de pension, qui reçoivent chaque jour de l’argent, pour le faire fructifier pour la retraite. Ils cherchent la rentabilité sans aucun risque. Mais cela devient compliqué d’avoir un retour sur capital avec des taux d’intérêt négatif.

 - L’asset management, ou gestion d’actifs, dominée par les groupes anglo-saxons, comme BlackRock. Mais il y a aussi des Français : Amundi (1500 milliards d’euros) ; Natexis (800 milliards). Nos clients sont des banques, des assurances, des fonds de pension, des grandes fortunes. Ils nous donnent tous des mandats avec des directives. Donc, notre stratégie consiste à diviser les risques et à faire nos placements un peu partout. Nous prenons en compte le risque géostratégique mais nous n’avons pas une vraie influence en la matière.

LE TOURNANT ENVIRONNEMENTAL

Toutefois, vu ces différents impératifs, le monde occidental, qui a l’argent, investit dans sa sphère et cela génère une mauvaise allocation des ressources par rapport aux emplois. Ce sont souvent des investissements à long terme dans des entreprises du CAC 40, surtout celles qui font partie de l’indice, constitué par les actions les plus performantes. Mais, il n’y a pas de volonté d’interférer dans les décisions des groupes cotés en bourse. Nous ne demandons pas de postes d’administrateurs, note Jean-François Cirelli, toutefois, les équipes de direction sont déterminantes. Si un jour, en France, il n’y avait plus de patrons français ou européens, cela poserait la question de la territorialité et cela pourrait entraîner de l’incompréhension, des tensions et donc de la défiance.

Comme personne ne semble intéressé par les trois quarts de la planète, on ne peut pas financer les besoins d’une grande partie de l’humanité, même si cela commence à changer pour des pays comme le Pérou, le Chili, la Colombie, la Thaïlande et la Malaisie. Les Chinois, très présents en Afrique, commencent à hésiter et même à se retirer. Il ne reste plus que la finance islamique et des banques multilatérales, où là, on peut trouver quelques Occidentaux. Mais, il y a un net déséquilibre, une très mauvaise allocation entre épargne et emplois.

Les financiers doivent aussi intégrer une contrainte nouvelle, le monde conservateur et classique est en train de disparaître, les aspects sociétaux, les critères environnementaux prennent une importance considérable. Alors que, jusqu’à présent, seul le rendement était déterminant, la pression monte et les épargnants, ONG, Etats, veulent savoir ce que l’on fait de leur argent. Par conséquent, nous ne finançons plus les centrales à charbon, les activités liées au gaz de schiste. Le pétrole n’est pas encore touché, mais jusqu’à quand ? Nous devons rassurer certains clients en leur assurant qu’il n’y a ni charbon, ni tabac, ni armes dans leur placement. Ce qui, à terme, pourrait être préoccupant pour Thales, par exemple.

Il devient difficile de distinguer investisseurs classiques et activistes. Ces derniers ont une influence plutôt positive, car ils aiguillonnent les entreprises et les managers dans le bon sens, mais à l’inverse, ils utilisent beaucoup trop la menace juridique. Et ce n’est pas parce que l’on dit que le management est mauvais que l’on est un mauvais investisseur. Cela peut être tout simplement de l’objectivité. Néanmoins, cette orientation nouvelle pourrait faire réfléchir certains patrons du CAC 40, qui ont trop souvent tendance à se prendre pour les propriétaires, ce qu’ils ne sont pas, conclut Jean-François Cirelli.

Le débat, riche en échanges et animé par Paul Rechter, Président de Géostratégies 2000, a clôturé cette réunion très intéressante.

Roger Cukierman (R.Cuckierman Conseil) : La faiblesse de la Recherche et Développement en Europe ne freine-t-elle pas l’investissement?

Ce qui me navre en Europe, c’est qu’une majorité des 27 ne partage pas la vision de l’Europe Puissance. J’ai fait partie du Comité « Action Publique pour 2022 » dont l’objectif était la baisse des dépenses publiques. J’ai réaffirmé qu’il ne fallait pas toucher au crédit impôt recherche. D’ailleurs, il faut réveiller l’Europe dans ce domaine. Sanofi vient d’annoncer la suppression de 300 postes dans sa recherche et le transfert de 200 autres !  Avec l’interdiction des aides d’Etat pour la production de batteries, on arrive à une situation absurde. Cela n’incite pas du tout les chefs d’entreprise à se lancer dans cette aventure. Conséquence de la guerre économique entre les USA et la Chine, les relations USA/Europe devraient s’améliorer, car les Américains n’auront pas le choix. L’intelligence artificielle est un sujet chinois et américain, mais pas européen. Nous avons perdu le fil et ne sommes plus dans la course.

Croyez-vous au développement de l’Afrique ?

L’Europe doit absolument agir en faveur de son développement, sachant que les USA ne sont pas du tout intéressés.

Jean-Louis Vichot (Délégué Général de l’UDESCA. Président de l’ADOSM. Vice-Président de Géostratégies 2000) : Quelle est l’influence de la finance islamique ?

Elle est très partielle. Ceux qui veulent un retour sur capital, ne peuvent pas financer n’importe quoi et ne s’intéressent pas à la finance islamique.

Jean Mallot (Contrôleur Général Économique et Financier. Vice-Président de Géostratégies 2000)

Simon Riou (Sciences Po. Ecole d’Affaires Publiques. Master Politiques Publiques) :

Est-ce que BlackRock considère la question environnementale, la transition énergétique, comme un enjeu

stratégique ?

Pendant ces quinze dernières années, il y a eu un vrai gâchis capitaliste, avec un coût considérable pour le contribuable. D’ailleurs beaucoup plus en Allemagne qu’en France. Le coût du KWH Outre-Rhin est de 0,30 euros par ménage, contre 0,14 pour les Français. Les Allemands ont payé un surcoût de 125 milliards d’euros suite aux investissements dans l’énergie renouvelable.

Il y a eu aussi beaucoup de gabegie en France avec le solaire. Mais quand la subvention se retrouve dans le prix final de votre facture d’électricité, qui augmente chaque année, les gens ne se révoltent pas, même s’ils trouvent cela scandaleux.

Mais cette époque est révolue. Bonne nouvelle, il y a désormais beaucoup moins de gaspillage de capital. Les derniers parcs éoliens sont sortis à moins de 50 euros le mégawatt-heure alors qu’il y a 5 ans, ils étaient autour de 200 euros.

Où était la logique quand on devait verser 20 millions d’euros de subventions pour deux éoliennes offshores, au large de l’Ile d’Yeu, juste pour approvisionner 200 000 foyers ?

Il faut payer un prix du CO2 élevé, mais cela ne suffit pas. Il faut aussi s’attaquer aux bâtiments et aux transports. Mais là, c’est l’électeur qui est en première ligne.

15 000 milliards d’épargne vont bientôt passer entre les mains des « millénial », beaucoup plus impliqués dans la protection de la planète. Cela aura de fortes répercussions sur l’allocation de l’épargne et sur la géostratégie.

BlackRock organise un séminaire tous les 2 ans sur les grands enjeux mondiaux. Il devrait y avoir moins de croissance à cause de la géopolitique, du risque technologique accru entre la Chine et les USA. Actuellement, la politique réduit les potentialités de croissance de la planète. L’Europe doit se réveiller !

Bruno De Soultrait (Alumni Sciences Po) : Quel est le point de vue de BlackRock sur la France (sa position, son avenir, ses difficultés) ?

Un jugement plutôt positif. Désormais, on se contente de 2% de croissance annuelle. L’investissement est bien reparti et l’impact économique des gilets jaunes, assez faible. D’ailleurs, il faut noter que pour la première fois, les manifestants demandaient de l’argent à l’Etat, et non aux entreprises Nous sommes en fin de cycle. Cela doit être bien géré, sinon cela pourrait déboucher sur une crise. Le grand « boost » fiscal de Trump a fait repartir la machine. Il n’y a pas eu de décrochage, comme certains le craignaient.

Marielle Vichot (Professeur agrégée d’histoire) ; Andrew Lloyd (Ancien d’Oxford) : Facebook lance une nouvelle monnaie qui risque de concurrencer le dollar, l’euro, voire le yen. Cela risque-t-il de désorganiser la finance internationale ou cela reste-t-il un gadget de communication ?

La cryptomonnaie, lancée par une entreprise, est un vrai sujet, sur le plan intellectuel. On vit dans un monde de « disruption » et on peut utiliser de nouveaux outils très pertinents. On peut se demander quel va être l’impact sur la souveraineté des Etats, la politique monétaire et même le blanchiment d’argent.

Paul Drezet (Magistrat (H) à la Cour des Comptes) : « Battre monnaie » a-t-il encore un avenir en termes de souveraineté ?

Oui, regardez le dollar qui est une arme politique terrible ; vous ne trouverez pas une banque française qui ose financer l’Iran. Nous payons le gaz russe en dollars…

François-Xavier Martin (Président d’Honneur de Crédit X Mines. Secrétaire Général et Trésorier de Géostratégies 2000) : Comment expliquez-vous la différence de taux entre les Etats-Unis et l’Europe ?

Nous n’avons ni le même circuit économique, ni la même politique monétaire. Mais, il faut relativiser. Il n’y a pas non plus un énorme fossé. Les politiques monétaires des pays occidentaux restent assez alignées, très laxistes, même si elle l’est un peu moins aux USA.

Pierre Lepetit (Consultant) : Le risque, c’est le grand nombre de « hedge funds » qui n’ont pas de fonds propres. Que pensez-vous ?

Ils ne vont pas très bien. Les trois quarts sont au tapis

Les fonds activistes suscitent aussi beaucoup d’interrogations.

C’est le grand sujet du moment en France. Il y a des missions partout (Sénat, Medef…)

Alain Busnel (Gérant de Société de Production Audiovisuelle) : Quid de la compétitivité de l’industrie française ? Comment financer les fonds propres des PME industrielles ?

Aujourd’hui, la production industrielle italienne est supérieure à la nôtre.

La responsabilité en incombe surtout à la lourdeur administrative et à un afflux de réglementations, qui peuvent être pénalisantes. Il y a dix ans, pour la réfection d’une turbine à gaz, le cahier des charges était de 5 pages. Maintenant, il en compte 80…

Propos non revus par intervenants Marie-Clotilde Hingray