« S’engager pour refonder l’Europe »

Le 10 Octobre 2018, Géostratégies 2000 recevait, dans les salons du Palais du Luxembourg autour d’un petit-déjeuner, Philippe Herzog, Président-fondateur de l’association Confrontations Europe, membre du Conseil d’analyse économique auprès du Premier ministre, député européen de 1989 à 2004, puis conseiller spécial auprès de la Commission de 2009 à 2014.

PRENDRE DU RECUL POUR MIEUX COMPRENDRE LA CRISE POLITIQUE ACTUELLE. 

Les Français semblent dépassés par l’Europe que beaucoup ne comprennent pas.

Ceci n’est pas nouveau : à l’époque de l’union de la gauche autour du programme commun (1972), il n’y a pas eu de débat entre les responsables politiques au sujet de la conduite à prendre sur l’Europe.

Par contraste, les philosophes allemands, par exemple ceux de l’école de Frankfurt, avaient travaillé après la seconde Guerre mondiale pour comprendre le nazisme et réintégrer l’Allemagne dans le cercle des Européens en créant une communauté. Ils rejoignaient en cela les personnalistes chrétiens-démocrates. Des dirigeants comme Adenauer et de Gaulle étaient chacun à sa façon des européens, ce que fut également Mitterrand par la suite.

Il est vrai que l’Europe a réussi à se créer avec le soutien et l’initiative des Etats-Unis d’Amérique qui à l’époque se souciaient d’inciter à une coopération internationale. Mais il ne faut pas minorer pour autant l’immense apport séculaire d’intellectuels et de dirigeants. En particulier Kant proposait d’unir les Européens autour d’une ambition de « paix perpétuelle ». Il suffit de lire Robert Schumann pour saisir que construire l’Europe signifiait faire œuvre de civilisation pour la paix mondiale.

Dans les années 1970 le monde et la société ont commencé de changer. La globalisation du capitalisme financier a démarré, 1968 marquait l’avancée d’une société libertaire et la révolution informationnelle voyait ses débuts à l’époque de la cybernétique. Toutes ces mutations se sont accélérées et ont muri, mais dans ce nouveau monde, les citoyens ne se sont pas encore bien approprié les défis qui en découlent.

Depuis plus d’une décennie nous connaissons les premiers impacts d’une crise du capitalisme globalisé, vecteur d’inégalités et d’insécurités profondes. Alors que nos modèles sociaux nationaux se délitent, beaucoup cherchent des boucs émissaires, au premier rang desquels se retrouvent les migrants.

Philippe Herzog n’apprécie guère la notion de populismes ni la façon d’opposer trop simplement les pro-européens aux nationalistes. Stigmatiser les populismes, c’est être condescendant envers des peuples qui souffrent et observent que les actes des élites dirigeantes produisent des effets qui ne correspondent pas forcément aux valeurs qu’elles proclament. Des pro-européens libéraux ont quelques responsabilités dans la montée des inégalités, et les nationalistes ne sont pas toujours ceux que l’on croit. A plus de 60% les peuples européens jugent positivement les apports de l’Union et à 80% ils ne veulent pas la quitter. Il faut voir les peuples derrière les dirigeants qui - comme Orban - proclament la volonté populaire d’une démocratie illibérale.

S’ENGAGER POUR REFONDER UNE UNION EUROPÉENNE

L’Europe a besoin d’un nouveau récit qui suscite l’espoir et l’engagement. Il faut créer une communauté politique dotée d’une capacité de puissance publique, sinon l’Europe sera broyée et appauvrie. Il s’agit de relever deux défis : transformer l’Union en un Acteur global capable de régénérer la coopération internationale, et inventer un nouveau mode de développement écologique et solidaire. Ceci doit être appuyé par un vaste effort stratégique et de prospective.

Le monde a changé sous nos yeux sans que l’Europe n’en ait pris la mesure. La Chine est désormais une grande puissance qui s’organise pour dépasser les Etats-Unis en l’espace d’une génération. Ceux-ci réagissent à la manière de Trump et maintenant s’engage une période de rivalité des puissances, sans oublier les puissances régionales ou qui aspirent à l’être. Du nouveau monde, l’Europe divisée n’a pas d’autre vision que celle qui persiste à y projeter ses valeurs et ses règles. Si nous voulons espérer contribuer à façonner l’ordre mondial dans l’esprit de la reconnaissance mutuelle entre les peuples et des biens communs, l’Union doit se doter des attributs d’une puissance publique : redéfinir sa puissance économique à l’ère du numérique, faire de l’euro une monnaie internationale, créer une défense commune ce qui suppose aussi une vision stratégique… Profondément dépendante des États-Unis au plans financier, technologique, militaire et dans le cadre de l’alliance atlantique, elle doit progressivement acquérir une autonomie pour agir à l’extérieur, avec de nouvelles conceptions pour la paix et le développement. Pour ce faire, elle doit diversifier ses liens et trouver de nouveaux partenaires : avec la Chine qui joue sa place dans la globalisation et avec qui nous avons des cartes à jouer, avec l’Asie et l’Amérique latine… La priorité absolue doit être l’Afrique qui est la jeunesse du XXIème siècle, riche de potentiels, chez qui des investissements massifs sont absolument nécessaires à l’appui d’une croissance endogène. Non moins vitale est la nécessité de retrouver le dialogue avec la Russie, avec la Turquie et plus généralement celle de nous rapprocher de nos voisins en créant un cercle des amis.

En même temps, la réinvention du multilatéralisme est à l’ordre du jour. L’Europe qui truste plusieurs places dans les institutions mondiales doit faire la place aux pays émergents, agir pour faire rentrer la finance en société, et rénover les institutions internationales créées après la guerre qui sont toutes en difficulté. L’accueil des migrants, conçu dans une stratégie de circulation des Hommes pour l’emploi et la formation, est un test majeur.

Inventer un nouveau mode de développement s’impose quand la stagnation s’installe, alors que le mode de croissance actuel va se heurter rapidement à un mur avec la montée des mers et l’ampleur du réchauffement climatique. La difficulté est de faire face à l’impératif écologique tout en préservant la protection sociale et en recréant des perspectives positives pour le travail et l’activité. Ceci implique des solidarité intra-européennes et internationales sans précédent. Au-delà de COP21 qui fixe des objectifs aux États dont les moyens sont profondément dissymétriques en termes de puissance sans que des solidarités ne soient bâties, il faut inventer une nouvelle économie politique. Le libre-échange a voulu bannir l’intervention publique sur le marché, elle redevient au contraire nécessaire, en particulier par la création d’infrastructures sociales et productives et de partenariats public-privé dans lesquels on mutualisera les ressources et les travaux.

L’espace européen est pertinent pour avancer rapidement, à condition de donner une priorité aux investissements humains (ainsi par exemple l’insuffisance des compétences est partout dénoncée). Au-delà du plan Juncker, nous avons besoin de créer une union de financement et d’investissement, avec une division intra-européenne du travail ancrée dans les régions qui devront multiplier les coopérations entre elles. Ceci implique une stratégie macroéconomique dans laquelle le budget – car l’euro sans budget est intenable – doit être un budget d’investissement et non pas seulement de transferts purs et simples.

Bâtir une communauté politique plurinationale autour de ces objectifs répondrait aux attentes des citoyens, mais ceci implique de repenser notre conception de la démocratie. Si la gouvernance de l’Union est aujourd’hui technocratique, c’est parce que nos États-nations l’ont voulu ainsi. Déjà en France, dans un État jacobin dont la structure n’a guère bougé depuis Napoléon, il y a visiblement un excès de délégation des pouvoirs au détriment de l’implication des forces vives dans toutes nos régions et de la recréation d’un ascenseur social. Dès lors que ce sont les gouvernants des États qui prennent les décisions à Bruxelles, l’Union est une démocratie délégataire au carré. Philippe Herzog a fait plusieurs rapports pour la participation des citoyens à la vie de l’Union, qui vise à les aider à vivre l’Europe quotidiennement par leurs échanges, leurs mobilités et leur capacité de faire des projets transfrontières.

Par ailleurs, il ne s’agit plus aujourd’hui de viser à créer des Etats-Unis d’Europe : ceci impliquerait de créer une nouvelle nation, alors que les vieilles nations d’Europe veulent perdurer par elles-mêmes. Il s’agit donc de les rapprocher. Or c’est impossible si l’on pense à créer une fédération d’États car la coopération entre nos Etats est particulièrement faible. Philippe Herzog propose l’hypothèse d’une Union politique différenciée (et non pas à plusieurs vitesses). Les peuples devront choisir les politiques qu’ils acceptent de partager dans des domaines de biens communs fondamentaux : l‘éducation, l’industrie, la défense et l’action extérieure… Ceux d’entre eux qui acceptent d’avancer ainsi dans tel ou tel domaine pourront le faire sans que les autres y mettent de veto. Cependant, il faut en même temps dépasser la gouvernance actuelle de l’Europe qui abuse de plus en plus du recours à des règles, sans souci de la diversité et des asymétries de forces, et créer un gouvernement pour l’Union que la Commission a vocation à être.

Pour conclure, Philippe Herzog fait appel à un combat culturel pour régénérer les valeurs, lier responsabilité à liberté, repenser l’éducation et créer un espace public européen d’information et de communication.

Après l’exposé de Philippe Herzog, plusieurs questions ont été posées.

Alain BUSNEL (Gérant Rosebud Productions) : dans le contexte prospectif que vous présentez, quelle seraient les mesures immédiates à prendre après les élections ?

D’abord le lancement d’une stratégie européenne pour mettre en commun les défis de l’éducation, de la formation et du développement des compétences. Ensuite la transformation du plan Juncker en Union pour le financement et l’investissement. Enfin l’ouverture du débat avec les Africains pour un développement massif d’investissement humain et productif à l’appui de leurs efforts.

Jean-Louis PIERREL (Relations IBM France, Secrétaire général adjoint Géostratégies 2000) « Le grand jeu » est essentiel à l'équilibre du Monde, mais la géopolitique est rarement prisée par les peuples. Comment intéresser les populations à ces problématiques ?

Lorsque l’on consulte les Eurobaromètres, on constate que les Européens mettent en tête la sécurité collective. Or les stratégies de Trump et de Xi nous obligent comme jamais à nous interroger sur les projets politiques d’ampleur que nous devons engager, qu’il s’agisse de fiscalité, de commerce, de défense et aussi de diplomatie.

Jean MALLOT (Contrôleur général économique et financier) : Le Brexit est sur le point de devenir une réalité concrète. Sera-t-il un coup fatal (ou un élément majeur dans un processus fatal) porté à la construction européenne ? Peut-il être ou devenir un point 'appui pour la consolidation, voire la relance de la construction européenne ?

Le Brexit ne sera pas le coup fatal mais c’est certainement un choc majeur pour la construction européenne. Comme je l’ai dit plus tôt, tous les peuple du continent veulent demeurer dans l’Union. Celle-ci peut amortir les impacts du Brexit mais elle ne pourra pas combattre d’autres risques de décomposition si elle n’engage pas un processus de refondation pour créer les solidarités qui nous ont fait défaut jusqu’alors. Et après la sortie du Royaume-Uni, nous devons veiller à associer les peuples britanniques à des efforts intenses de coopération dans leur intérêt comme dans le nôtre.

Pierre LEPETIT (Consultant) :  L'esprit européen peut-il être sauvé grâce au développement, pour notre jeunesse, d’universités européennes et de programmes tels que Erasmus ?

Erasmus est toujours cité comme un modèle, mais ce programme ne touche qu’une petite minorité d’étudiants qui ne s’engagent d’ailleurs pas tous pour autant dans la construction de notre Europe. La stratégie commune pour l’éducation et la formation que je souhaite doit prendre les choses à la base : échanges systématiques de maîtres et d’élèves dès l’école primaire, programmes européens d’apprentissage pour tous faisant appel à une mobilité, création d’un réseau européen d’universités technologiques en appui.

Léna KOWALSKI (élève terminale ES Lycée Maurice Ravel – Paris) Comment la jeunesse peut-elle s'engager concrètement dans les changements en faveur de l'Europe ?

Pour votre information, commencez par fréquenter les associations européennes qui existent. Mais vous pouvez aussi créer vous-mêmes de petits cercles entre ami(e)s, et mobiliser vos réseaux sociaux. Au-delà, dans les entreprises, dans les collectivités où vous serez appelé(e)s à travailler, vous pourrez prendre des initiatives et vous inscrire dans des réseaux trans européens.

Les coopérations telles que le partenariat Euromed ont-elles encore un avenir ?

Les initiatives prises il y a plus de dix ans sont un échec car les Printemps arabes n’ont pas abouti et au contraire le djihadisme et la guerre au Moyen-Orient se sont développés. A l’évidence la coopération entre les Etats concernés ne fonctionne pas et ne peut pas fonctionner. C’est pourquoi, tout en poursuivant les efforts diplomatiques, voire les interventions nécessaires, il faut travailler davantage bottom-up, c’est-à-dire développer des réseaux d’entreprises et d’associations en cherchant à rapprocher des peuples qui souffrent de leur situation actuelle et qui auraient pu espérer une autre attitude de l’Europe.

 Vous souhaitez valoriser les peuples et non les Etats, c’est très difficile…

C’est très difficile parce que nous avons pris l’habitude de déléguer les choix collectifs à nos représentants élus et à nos gouvernements. Mais l’avenir est à une démocratie de participation. Une régénération des mouvements européens et la formation d’une société civile européenne sont à l’ordre du jour et appellent un vaste effort de la vie associative. Ceci ne s’oppose pas à des progrès au niveau de la représentation mais impliquera la formation de partis politiques véritablement européens alors que ceux qui actuellement se désignent ainsi ne sont que les conglomérats de partis nationaux.

 L’inquiétude est grande envers les résultats des élections européennes à venir. Qu’avez-vous à dire à ce sujet ?

Les partis qualifiés de « populistes » vont certainement progresser au point où nous en sommes, mais ils ne feront pas majorité. En revanche, ils joueront un rôle nettement plus important au Parlement européen. Mais pour que les « pro-européens » fassent un résultat satisfaisant, il ne faut pas croire que la peur des populistes suffira à mobiliser. Il faut avant tout proposer des programmes susceptibles de toucher les gens, pas simplement sur le mode de la protection mais surtout pour leur vie quotidienne et la réduction des inégalités, et sachant les dérives et les limites de la gouvernance actuelle, lancer la perspective d’une refondation.

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Philippe Herzog est  l'auteur de nombreux ouvrages parmi lesquels :  D'une révolution à l'autre - Mémoires (2018  éditions du Rocher)  Une tâche infinie (2010) L'Europe après l'Europe (2002) Prévisions économiques et comptabilité nationale (1968)