« Economie mondiale : le pire est-il à venir ? »
Le mercredi 3 juin, Géostratégies 2000 a reçu autour d’un petit déjeuner dans les Salons du Palais du Luxembourg, Jean-Hervé Lorenzi, Président du Cercle des Économistes. Ce brillant économiste, qui a notamment enseigné à Paris Dauphine et qui a publié en 2014 « Un monde de violences. L’économie mondiale 2015-2030 », nous a livré les clés nécessaires pour mieux penser la trajectoire de l’économie mondiale d’ici à 2030. Il analyse les tensions de plus en plus lourdes, qui nous entourent, mais propose également des pistes pour éloigner les menaces de conflit. Accepter, entre autres, de dépasser nos contradictions, de bouleverser nos habitudes et nos modes de régulation, tant au niveau mondial, qu’européen et français.
Face au ralentissement évident et inéluctable de la croissance mondiale, je suis frappé par la timidité des mesures de politique économique. Les propositions sont beaucoup trop simplistes et répétitives, lance d’emblée Jean-Hervé Lorenzi, qui réfute cependant l’idée d’une « décrépitude permanente ». Les banques centrales sont-elles devenues les nouveaux maîtres du monde avec leur politique de « quantitative easing »? Sont-elles légitimes dans ce nouveau rôle d’injection de liquidités? Certes, cela a permis de revivifier l’économie mondiale, mais il en découle une croissance faible à long terme et il est très difficile de sortir de ce dispositif. Les politiques monétaires classiques ont vécu. Notre priorité doit être l’allégement de la dette. Elle ne devrait plus augmenter, mais pour observer une réduction, il faudra attendre la génération de nos petits enfants, explique Jean-Hervé Lorenzi. A court terme, des décisions de bon sens pourraient apporter un souffle novateur. En France, la dette représente 90 à 100% du PIB. Or, la Grande-Bretagne a pu supporter 250% de dettes publiques grâce à des taux d’intérêt très faibles, qui s’étalaient sur 20 à 30 ans. Il serait donc habile d’allonger la duration de la dette, qui est actuellement de 7 ans dans notre pays contre 15 en Angleterre. L’Agence Française du Trésor pourrait émettre à 15, voire 30 ans au lieu de 6 mois ou un an. Au final, le caractère anxiogène s’en trouverait amoindri. Il faut également aider financièrement les PME, voire les TPE, qui sont pénalisées par le non respect des délais de paiement des grandes entreprises, souvent d’anciens groupes publics. Cela leur coûte environ 12 milliards d’euros par an. Si les règles étaient plus strictes, elles pourraient récupérer 2 à 3 milliards d’euros. Les politiques économiques ne se résument pas à plus ou moins d’austérité. La rigueur est nécessaire, mais il faut aussi penser de manière plus imaginative et moins frileuse. Cela redonnerait du dynamisme. Malheureusement, convaincre Bercy n’est pas une mince affaire, regrette Jean-Hervé Lorenzi.
UN ÉTAU DE CONTRAINTES
L’économie mondiale souffre d’un entrelacs de contraintes. Certaines sont anciennes, d’autres plus récentes, comme la panne du progrès technique. Le secteur du numérique apparaissait comme un eldorado prometteur, or, le monde n’a jamais créé autant d’emplois si peu qualifiés. Sur les 250 000 nouveaux emplois aux USA, 192 000 ne demandent aucune compétence particulière. Chez Amazon, seuls 5% des salariés travaillent sur des logiciels high tech. La grande majorité étant employée à des tâches d’emballage et d’envoi de colis. Par ailleurs, entre 1995 et 2005, les pays développés ont décidé de privilégier le consommateur. Cela a provoqué d’incroyables mouvements de délocalisation. Les pays de l’OCDE ont transféré 20% de leur valeur ajoutée vers les pays émergents. Avec de terribles conséquences. La part de la production industrielle aux USA est passée de 25 à 30 % à moins de 10% aujourd’hui. De ce fait, la population active diminue, les salaires sont stables, voire décroissants. La dette privée explose Outre-Atlantique, et la dette publique en Europe. Lorsque la BNP annonce le 9 août 2007 qu’elle va fermer deux fonds qui contiennent des produits « subprimes », le monde n’imagine pas encore l’ampleur du désastre, remarque Jean-Hervé Lorenzi. Les créances douteuses sont alors chiffrées à 40 milliards de dollars, mais très vite les estimations sont revues à la hausse. L’OCDE évoque 280 milliards, le FMI 800 milliards, avant que la communauté internationale ne tombe d’accord sur le chiffre astronomique de 4000 milliards de dollars. Avec la faillite de Lehmann Brothers, à la fin de l’été 2008, le couperet tombe. Personne ne peut nier la très mauvaise maîtrise de la finance internationale. Les politiques s’activent et à partir de 2010, la dette est devenue le principal enjeu.
Les pays réduisent simultanément leurs dépenses publiques, ce qui entraîne des multiplicateurs de baisse d’activité. Un euro de dépenses en moins étant égal à 1,5 euro d’activités en moins, observe Jean-Hervé Lorenzi, qui insiste sur l’univers radicalement différent dans lequel nous vivons aujourd’hui et encore très difficile à conceptualiser.
UN MONDE AU BORD DE LA RUPTURE
Une situation d’autant plus délicate que les anciennes contraintes n’ont pas été résolues, ajoute-t-il. Le rêve de relocalisation est loin de se matérialiser. Certes, les USA opèrent un retour vers le gaz de schiste et la pétrochimie, mais pour le moment cela a encore peu d’impact (plus 0,02 points de PIB). Quant au numérique, il oscille entre 4 et 5 points du PIB. Pour réactiver nos systèmes de production, il faudrait des investissements massifs, mais comment les financer s’interroge Jean-Hervé Lorenzi, également préoccupé par l’explosion des inégalités. Les rapports changent. Il y a encore dix ans, le patrimoine moyen représentait trois années de revenu moyen. Or, désormais, il faut attendre dix ans. Les classes moyennes s’inquiètent, le déséquilibre entre revenus et patrimoine s’accentue.
Il faut aussi intégrer l’idée d’une financiarisation de l’économie. La gouvernance mondiale et les G20 ont fait la preuve de leur incapacité à contrôler la finance. Celle-ci a sa propre logique, c’est une industrie propre, qui doit toutefois garder une part suffisante de financement réel, note-t-il. Par ailleurs, et comme le soulignait Braudel, l’histoire du monde, c’est l’histoire de la démographie. Or, le vieillissement de la population dans nos pays développés freine l’innovation. De plus, cela entraîne un surcoût pour les retraites et la protection sociale, de l’ordre de 3 à 4 points du PIB. Pour rebondir, il faut une capacité d’investissement massif, donc une épargne entre les mains des actifs, mais c’est le schéma inverse qui prévaut puisque ce sont les inactifs qui détiennent 60% de l’épargne. Résultat, les taux d’investissement ont chuté depuis 20 ans dans nos pays et les gains de productivité partout dans le monde. En Chine, ils sont passés de 7 à 3,5 et aux USA, de 4 à 2.
Avec de tels paramètres, la croissance potentielle s’annonce faible, entre 1,5% en France et 1% en Allemagne, avance Jean-Hervé Lorenzi, avant d’évoquer la thèse de la « grande stagnation », qui alimente actuellement le débat aux USA et qui s’appuie sur l’évolution de l’histoire. Pendant les 15 premiers siècles, il n’y a eu aucun gain de productivité, puis le Royaume-Uni et les Pays Bas ont décollé, annonçant l’accélération de ces 200 dernières années.
Comment le monde va-t-il pouvoir financer sa réorganisation? Tel est le défi qui se pose à nous. Comment pourra-t-il équilibrer l’investissement mondial et l’épargne disponible, de plus en plus rare? Malheureusement, les surplus d’épargne sont derrière nous, comme lorsque le nucléaire français était financé par une épargne privée, garantie par l’Etat. Nous devons inventer de nouveaux modèles, qui intègrent la complexité de notre environnement, car les contraintes se renforcent, avec des risques de ruptures financière, sociale et géostratégique, conclut Jean-Hervé Lorenzi.
Le passionnant exposé de Jean-Hervé Lorenzi a été suivi d’un débat riche en échanges et animé, comme à l’accoutumée par Raymond Douyère, Président de Géostratégies 2000
Francis Babe (Directeur des Etudes Association Régionale des Auditeurs IHEDN) : Le monde est gorgé de liquidités. Un jour, mais quand ? Quelqu’un constatera que tous les dollars, euros ou yuans ont autant de valeur que les assignats de 1798. Quelles seront les conséquences mondiales de cet effondrement?
Antoine Cazard (Consultant) : Selon vous, il n’y a pas de solution pour alléger la dette? Depuis toujours, la solution n’a-t-elle pas été d’euthanasie les rentiers?
Il y a un ouvrage très intéressant, intitulé « History of Interest Rates », qui décrit les relations entre créanciers et débiteurs. Il y a toujours une logique de culpabilité. Le rendement et la durée évoluent en fonction du rapport de force entre créanciers et débiteurs. Tout n’est pas noir ou blanc. A un moment, un équilibre s’impose. Pour la Grèce, par exemple, si l’Union Européenne la fait sortir de l’euro, elle perd 100% de la mise. Dans le cas contraire, elle peut espérer récupérer1%.
Tout cela est très relatif, c’est la vie des affaires.
En 2011, la notation de la dette américaine a été dégradée, un mauvais signal atténué par la crise grecque. A une réunion des ministres de l’eurozone, le secrétaire d’Etat au Trésor américain insiste beaucoup sur la dette grecque. Avec un seul objectif, mettre au second plan l’image de la mauvaise notation US.
Il n’y a pas de solution binaire, l’histoire du monde est faite de restructurations de dettes.
Vice-Amiral Jean-Louis Vichot (Délégué Général de l’UDESCA) : Le transfert de la production a handicapé l’Occident mais a permis l’apparition d’une classe moyenne dans les pays émergents.
Quand serons-nous les travailleurs des pays émergents? Leur croissance peut-elle profiter à nos économies occidentales?
La croissance des pays émergents est utile, mais pas exceptionnelle. Elle a favorisé un développement de la consommation de la population la plus pauvre dans nos pays, puisque beaucoup de produits sont devenus beaucoup plus accessibles.
Mais, il y a aussi des victimes de la mondialisation, comme la caissière monoparentale à temps partiel, qui gagne 800 euros par mois.
Le bilan est à nuancer. Certes, il apporte de la croissance, mais il accentue aussi la pauvreté, surtout chez les jeunes.
Luc Debieuvre (Global PrivateEquity Partner) : A partir de quel niveau de taux d’intérêt estimez-vous que la situation financière de la France puisse être considérée comme critique?
Difficile, car les situations changent très vite.
Les taux d’intérêt ont augmenté aux USA, donc la valeur du dollar aussi. Cela signifie-t-il que l’argent va revenir vers les places financières américaines et quitter les pays émergents? Il n’y a pas de réponse claire.
A-t-on progressé dans la gouvernance mondiale?
Non, je ne le pense pas. Nous sommes de plus en plus en décalage avec une vision coopérative économique.Les Occidentaux vont devenir les retraités favoris des pays émergents, mais, à l’inverse, notre industrie manufacturière (principalement d’armements) est tirée par des pays comme l’Inde et le Qatar.
Le commerce mondial traverse un fort ralentissement, les zones ont tendance à se protéger, on va de plus en plus vers une segmentation du monde.
Raymond Douyère (Président de Géostratégies 2000): Va-t-on vers une disparition des banques et l’apparition d’une économie grise que l’on ne pourra plus taxer?
Je ne crois pas à la dématérialisation du système bancaire. Le financement économique européen se fait par les banques, celui des USA passe par le marché. En revanche, tout ce qui a trait à l’intermédiation se fait de plus en plus en dehors du système bancaire.
Pour un acte de financement, je prête et en contrepartie, j’ai des garanties. Je prends des risques, mais j’ai des garanties toujours concrètes.
Toutefois, je crois à l’obscurité du système financier. Il est désormais obligé de mettre dans son bilan de quoi assumer un éventuel choc, ce qui augmente les fonds propres. Mais, il y des mécanismes qui échappent à cela, comme les OTC, les systèmes sans garantie. On doit toujours trouver une manière de garantir le risque.
Je n’adhère pas à l’idée du déclin français, à la faillite des élites. Nous vivons dans une société riche, égoïste, mais dynamique, surtout au niveau de la jeunesse. Sur les campus, le nombre de start up qui se créent est impressionnant. Pour stimuler ces élans, il faut absolument soulever le couvercle des formalités administratives.
Au niveau européen, la situation financière n’est pas dramatique, mais il faut relancer la mécanique avec quelques milliards d’euros sur la table, suivre l’exemple de la Chine qui a injecté 10% de son PIB en 2008. Il faut relativiser ! Regardez le Japon, décrit comme le modèle à suivre dans les années 80 et qui est maintenant une société vieillissante.