« La culture française à l’étranger : essor ou déclin ? »

P1020411 Le mercredi 15 juin, pour son dernier petit déjeuner avant la trêve estivale, Géostratégies 2000 a reçu le diplomate Olivier Poivre d’Arvor, nouvel Ambassadeur de France en Tunisie. Directeur de France Culture de 2010 à 2015, puis Ambassadeur, chargé de l’attractivité culturelle, cet écrivain et homme de théâtre, passionné par le continent africain, a dressé le bilan des forces et des faiblesses de notre culture à l’étranger. Il nous a ensuite présenté diverses propositions pour accentuer l’influence et le rayonnement de notre pays et aider nos artistes à émerger hors de nos frontières. Des enjeux  éminemment politiques et très stratégiques. L’influence d’une langue est étroitement liée à l’image qu’elle projette dans le monde, à la perception qu’en ont les nouvelles générations, affirme Olivier Poivre D’Arvor. Notre langue française est indissociable de notre identité, de nos valeurs et de notre histoire et donc de notre place dans le monde. Elle constitue avec la culture deux leviers importants de notre influence qui sont un élément central du « soft power », cette doctrine développée dans les années 1990 par le professeur américain Joseph Nye qui théorise la capacité d’un état à utiliser d’autres facteurs que la diplomatie ou la force pour influencer d’autres états. Les américains le comprirent très vite en investissant massivement dans les années 30 dans les industries culturelles (cinéma, télévision) afin de promouvoir partout dans le monde, leur langue et au delà de « l’American way of life » qui fait rêver le monde et lui donne envie de ressembler à un Américain, ce que Voltaire et Diderot firent en leur temps, invités dans les cours étrangères, notamment en Prusse et en Russie, pour  y apporter l’Esprit des Lumières. La France a su aussi miser sur la dimension culturelle et linguistique de sa diplomatie dans une démarche moins conquérante et assez différente de celle des américains. Cette démarche est fondée davantage sur l’idée que notre pays est une terre d’accueil culturelle. Au début du XIXème siècle, de nombreux artistes, comme Picasso, Soutine, Chagall, Dali s’installèrent à Paris, dans le quartier Montparnasse, au Bateau Lavoir,  et trouvèrent en France un cadre idéal pour travailler, créer, échanger… EXPLOITER NOS ATOUTS Concernant l’influence de notre langue, l’évolution démographique fera du Français l’une des premières langues parlées sur la planète. Nous sommes actuellement 250 millions de francophones (100 millions au Nord et 150 au Sud). Or, en 2050, nous serons 700 millions, dont 600 millions au Maghreb et en Afrique subsaharienne. Nous devons considérer cet espace comme notre futur réseau social en dépit des turbulences actuelles. La jeunesse de ces pays y est de plus en plus éduquée, les élites y sont brillantes. Notre devoir est d’y maintenir une francophonie vive et forte malgré les blessures de la colonisation. ENCOURAGER DES PROJETS AMBITIEUX La francophonie n’intéresse guère les Français.  Nos instruments, comme TV5 et France 24, sont encore très limités à commencer par L’Europe elle même. Tandis que l’Allemagne développe ses relations avec l’Est, et qu’Angela Merkel parle russe avec Poutine, nous devons tisser notre réseau vers le Sud, tout autour de la Méditerranée, comme Nicolas Sarkozy en avait lancé le projet, et resserrer les liens avec le Royaume-Uni, trop délaissé par rapport à Berlin. Plus généralement, et c’est très dommageable, l’Union Européenne ne mobilise plus les jeunes. Seul le programme Erasmus est un véritable succès, déplore Olivier Poivre d’Arvor. La langue française a des atouts, mais ils sont fragiles. Nous sommes bien placés au niveau des jeux vidéos, mais nous sommes en panne, car nous avons raté la grande révolution culturelle, qui est celle du numérique. Le cinéma français n’attire pas assez (seulement 2% du marché mondial). Et, notre exception culturelle « le Minitel », a été un échec. Nous devons faire face à la puissance d’Internet et de la Silicon Valley, au  « soft power » exercé au travers de groupes comme Google, Apple, Twitter… L’Europe a su construire une industrie aéronautique solide avec Airbus, mais elle a échoué sur le plan culturel. Il faut réagir, car l’Europe possède le bassin de population le plus cultivé et le plus éduqué. Et c’est en France que la dépense culturelle par habitant est la plus élevée au monde. Au total, cela représente 80 milliards d’euros. Un chiffre impressionnant, comparé aux 7,8 milliards alloués par le budget de l’Etat… Nous avons aussi un circuit de librairies fantastique, plus de 150 000 titres proposés, toutes les cultures étrangères y ont une place de choix.  Il faut continuer à investir dans l’intelligence, voire passer à la vitesse supérieure. Et, si cela peut se faire en français, c’est encore mieux, conclut Olivier Poivre d’Arvor. Après l’intervention d’Olivier Poivre d’Arvor, un débat animé par Raymond Douyère, Président de Géostratégies 2000, a donné lieu à des échanges très intéressants. Vice-Amiral Jean-Louis Vichot  (Délégué Général de l’UDESCA - Président de l’ADOSM) : Notre présence outre mer est une singularité en Europe. Par ailleurs, on compte désormais plus de Français en Asie qu’en Afrique subsaharienne. Sont-ce des signes d’espoir? Grâce à nos territoires d’outre mer, nous possédons le second espace maritime au monde, après les USA. L’Outre-mer est une chance pour la France, cela nous permet de couvrir tous les continents, et nous procure une présence très diversifiée. Il faut en prendre conscience et exploiter ces atouts. Quant à l’Asie, c’est très encourageant. Les USA ont une vraie politique asiatique, ils s’y intéressent plus qu’à l’Europe. En Chine, en Corée, au Japon, la France jouit d’une image très étonnante. Par exemple, « Le Comte de Monte-Cristo » est le roman le plus lu en Chine. Nous bénéficions d’une réputation très positive, véhiculée par l’industrie du luxe, il faut la développer davantage. La France est le pays qui accueille le plus de touristes étrangers chaque année (85 millions). Le but est d’en faire venir 100 millions en 2020, dont la moitié de Chinois. Nous sommes aussi le troisième pays au monde choisi par les étudiants étrangers. Ils sont 300 000, contre 700 000 aux USA et 400 000 en Grande Bretagne. Nous devons les choyer, car ils vont devenir nos meilleurs ambassadeurs. Arthur Hohler (Président de l’Association des Associations Britanniques) : Je tiens à déplorer le « triste état » de la langue française. Par ailleurs, il faut savoir que le français est de moins en moins enseigné en Grande-Bretagne. Il nous faut redoubler d’efforts. Jean-Louis Pierrel (Relations universitaires IBM France - Secrétaire Général Adjoint de Géostratégies 2000) : Le réseau des lycées français à l’étranger jouit d’une grande popularité et d’une très bonne cote. Pourquoi n’y a-t-il pas plus de développement? Certaines de nos écoles d’ingénieurs et de commerce créent des antennes au Maghreb. Pourquoi les pouvoirs publics ne les accompagnent-elles pas dans cette démarche? Nos lycées comptent 350 000 apprenants et la moitié sont français. Globalement, l’administration est trop timide, pas assez audacieuse. La fermeture de notre délégation culturelle à Cambridge a été une erreur. De même, comment expliquer que nous n’avons aucune présence française sur le campus de Berkeley? Il faudrait octroyer plus de bourses aux étudiants étrangers, cela attirerait la future élite mondiale dans notre pays. Marielle Vichot (Professeur agrégée d’histoire - Lycée Janson de Sailly) : Dans nos lycées, des instituts Confucius se créent. Pourquoi ne pas adopter cette même stratégie pour développer l’enseignement du français à l’étranger? Les instituts Confucius se sont implantés dans des lycées et des universités. Mais cela a un coût financier. Ces établissements doivent le prendre en charge. En revanche, la France, elle, fournit tout. D’ailleurs, le modèle des alliances françaises me semble un peu dépassé. Il faut toucher davantage les jeunes, donc cibler les universités. Je tiens aussi à relativiser l’augmentation de l’apprentissage du chinois. C’est un phénomène encore très parisien. Luc Debieuvre (Partner Reach Capital) : Quelles sont les raisons qui vous permettent d’être aussi optimiste sur l’influence du français? Je suis assez sceptique compte tenu des programmes « misérabilistes » de France 24 et TV5. TV5 est regardée par un grand nombre de spectateurs, mais cette chaîne ne dispose pas de moyens financiers suffisants. France 24 est encore une « jeune » chaîne ; elle n’a pas trouvé son style. Je pense que l’on devrait davantage copier le modèle de la BBC, qui est très efficace. Quant à l’influence du français, c’est vrai que tout ne va pas pour le mieux dans le meilleur des mondes. Seule la moitié des citoyens parle français dans les pays africains francophones. Mais c’est nécessaire pour s’insérer socialement, même si l’anglais se développe en parallèle. Il faut investir dans les universités africaines, même si nous ne disposons que de faibles moyens financiers. Sophie Jabes (Ecrivain - Alumni Sciences Po) : Comment expliquez-vous l’engouement des études à l’étranger chez les jeunes? Vous n’évoquez guère l’Allemagne. Pourtant, Berlin est un centre culturel européen phare. Israël est un pays francophone, et pourtant il est exclu de cet espace. Pourquoi? Concernant Israël, cela ferait effectivement sens mais les pressions politiques au sein de l’organisation l’en empêchent pour le moment. Personnellement, je trouve que les jeunes ne vibrent pas assez à la mode européenne. Je serais favorable à l’obligation, pour tout jeune Français, d’aller passer un an à l’étranger. Je n’ai rien contre l’Allemagne. Au contraire, j’y ai fait mes études de philosophie à Heidelberg et j’en garde un excellent souvenir. Philippe Marchat (Inspecteur Général (H) des Finances) : Je regrette que dans certaines organisations internationales, où le français était sur un pied d’égalité avec l’anglais, les Français se soient mis peu à peu à abandonner leur langue pour adopter celle de Shakespeare…. Philippe Beauvillard (Directeur Electre) : La défense du droit d’auteur est-elle encore un axe de la politique culturelle? La Loi Lemaire qui prévoit, au nom de la promotion du numérique, le libre accès aux publications scientifiques issues de la recherche scientifique, me semble très dangereuse. La défense du droit d’auteur est capitale, dans tous les secteurs, les quotas musicaux sont aussi très importants. C’est vrai qu’il y a de plus en plus la menace du copyright. Raymond Douyère (Président de Géostratégies 2000) : Dans l’espace européen, les directives rédigées uniquement en anglais, constituent un vrai problème. Vice-Amiral Jean-Louis Vichot : Certes, mais il est avéré que la langue anglaise permet une interprétation nationale qui favorise les accords. En 2050, le monde sera polyglotte. Ceux qui gagneront la partie, seront ceux qui parlent plusieurs langues. Il ne faut pas se crisper sur cette question. Par ailleurs, je ne suis pas choqué que les thèses de médecine soient écrites en anglais, car la recherche scientifique est financée en grande partie par les Américains.   Paul Rechter (Vice-Président de Géostratégies 2000) : Netflix, Google… Tous les grands canaux de distribution culturelle sont anglo-saxons et, seconde question, quel rôle peut avoir l’école ? Le principal enjeu est de donner le goût de la culture française aux jeunes, mais comment ? Les chiffres montrent que l’investissement culturel français profite toujours aux mêmes. C’est l’école qui doit forger une culture commune, quels que soient le milieu social et la religion des enfants. Lorsque des jeunes se retrouvent ensemble sur un chantier de fouilles ou dans un musée, on se rend compte que les différences s’effacent naturellement.   Marielle Vichot  : Le Président de la Corée du Sud a lancé l’idée d’une « économie créative ». Ne serait-ce pas une voie à suivre? C’est un concept très anglo saxon. L’Europe a raté ce passage à Internet. Elle doit penser les industries numériques à son échelle et produire européen, ce qui, jusqu’à présent, n’existe pas. Francis Babé (Directeur des Etudes Association Régionale des Auditeurs IHEDN) : Pouvez-vous nous parler de l’Organisation Internationale de la Francophonie (OIF) ? C’est une organisation politico-culturelle qui compte 60 pays, mais qui n’a aucun rôle politique. Dans certains Etats membres, les droits de l’homme ne sont pas toujours respectés…. J’aimerais vraiment persuader les jeunes qu’il y a deux sujets qui doivent venir en tête de leurs préoccupations. C’est l’Europe et l’espace francophone. Marie-Clotilde Hingray