« La diplomatie religieuse de l’Arabie Saoudite »

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Le mercredi 25 mai 2016, Géostratégies 2000 a organisé un petit-déjeuner au Palais du Luxembourg autour de Pierre Conesa, ancien haut fonctionnaire au Ministère de la Défense, maître de conférences à Sciences Po, historien et spécialiste des questions stratégiques internationales. Cet essayiste, qui publiera en septembre prochain un ouvrage intitulé « La diplomatie religieuse de l’Arabie Saoudite* » nous a apporté un éclairage très intéressant sur la structure et le système de fonctionnement du royaume wahhabite, la toute puissance de son idéologie religieuse. Il a aussi mis en évidence des relations tourmentées avec les pays voisins et des liens ambigus avec les Occidentaux. Sans oublier l’entrée en scène d’un nouvel acteur, Daech, très déstabilisant pour la dynastie Saoud.

Dès sa création, l’Arabie Saoudite a développé une diplomatie religieuse destinée à propager le wahhabisme, très proche du salafisme, et donc, désormais l’un des principaux défis de l’Islam contemporain, affirme d’emblée Pierre Conesa. Pourtant, les Saoudiens, en dépit de signes évidents d’implication terroriste, ont une capacité impressionnante à se faire oublier. En Afghanistan, ils formaient le plus gros contingent contre les Soviétiques. Le 11 septembre, la plupart des commandos étaient saoudiens, et actuellement, 2500 combattent au sein des forces de l’État Islamique. Et malgré tout, il n’y a aucunes représailles américaines contre le royaume, un mystère... ironise Pierre Conesa.

UNE HISTOIRE MOUVEMENTÉE

En fait, le régime s’est constitué à partir d’une contradiction. D’un côté, la tribu Saoud, qui représente la force militaire, et de l’autre, le pôle religieux, dirigé par le clan Al Shaikh. Lorsque les premiers se sentent menacés, ils appellent les Occidentaux à l’aide, ce qui mécontente les seconds. Pour calmer la crise, les Saoud imposent plus de religion dans le pays, pour apaiser les oulémas, qui accentuent ainsi leur contrôle sur la société civile.

Anti-nassérienne et anticommuniste, l’Arabie Saoudite est depuis toujours soutenue par les Occidentaux, incapables d’imaginer que ce pays puisse avoir une stratégie propre, finalement profondément nuisible aux démocraties. Toutefois, dès les années 50, les Saoudiens créent le pan islamisme qui s’oppose au pan arabisme de l’Egypte, de la Syrie et de l’Irak. Et déclarent que l’identité musulmane dépasse toute identité nationale. En 1979, la révolution iranienne est un traumatisme. Le Shah, qui était leur allié et leur protecteur, est renversé, et Khomeini ramène les chiites au cœur de l’histoire. En guise de représailles, les Saoud ne cherchent pas à éviter les grandes pagailles qui dégénèrent lors des pèlerinages dans les lieux saints et qui ont causé la mort de plusieurs centaines d’Iraniens.

Cette même année survient un autre choc terrible. L’occupation de la Grande Mosquée par des fondamentalistes islamistes, opposés à la modernisation accélérée du royaume, conséquence de la nouvelle manne pétrolière. La Garde nationale saoudienne ne peut intervenir qu’après autorisation des oulémas. Mais, c’est un échec, un bain de sang, et la dynastie Saoud est contrainte de faire appel aux troupes du GIGN, qui rétablissent l’ordre très vite. Toutefois, auparavant, elles avaient dû se convertir, car aucun « mécréant » ne peut entrer dans un lieu saint.

A cette époque, une grande partie de la jeunesse saoudienne part en Afghanistan se battre contre les Soviétiques, c’est la naissance du Djihad. Les Occidentaux s’en réjouissent, déplore Pierre Conesa. Ils ne se rendent pas compte que cela va amener sur le devant de la scène les Moudjahidin et les Talibans.

La similitude entre wahhabisme et salafisme est totale. Sectarisme à l’égard des autres pratiques du sunnisme, discrimination et violence légale contre le chiisme, racisme à l’égard des « mécréants », violent antisémitisme, négation de la loi humaine, haine de l’autre, intolérance totale, égrène Pierre Conesa.

Aujourd’hui, le régime wahhabite, secoué par les printemps arabes, est également contesté par le salafisme djihadiste et l’État islamique, qui symbolise, plus que Riyad, la « Oumma ». En effet, il a attiré 25 000 combattants étrangers, alors que le royaume saoudien n’accorde la naturalisation qu’à très peu d’élus et sélectionne avec parcimonie les migrants fuyant les crises régionales. De plus, en se proclamant Calife, « Commandeur des Croyants », Al Baghdadi se place au-dessus des Saoud, simples serviteurs des Lieux Saints. Un défi que n’avaient jamais osé relever Al-Qaïda et Ben Laden.

PROPAGER L’IDÉOLOGIE SALAFISTE

Toutefois, la Ligue islamique mondiale, ONG créée en 1962 pour faire pièce à la Ligue Arabe, est encore très influente. Bras armé de la diplomatie religieuse des Saoud, elle allie le « soft power » américain et les méthodes soviétiques. D’une part, une action publique avec des fondations privées aux immenses moyens, qui construisent des mosquées, ouvrent des madrasas gratuites avec des livres, de la nourriture et des imams payés dans le monde entier. Elles offrent également des bourses pour attirer vers les universités islamiques les meilleurs élèves. De l’autre, une idéologie totalitaire. Il ne faut pas oublier que Riyad a dépensé autant d’argent pour sa diplomatie religieuse que pour ses armements, ces dernières années, soit 6 à 7 milliards de dollars par an, martèle Pierre Conesa.

Parmi les pays du « premier cercle », on trouve le Pakistan, poussé à la radicalisation salafiste, miné par de très nombreux attentats internes à l’Islam. Il y a aussi le Yemen, où l’Arabie Saoudite intervient pour bombarder les Chiites et la monarchie sunnite de Bahrein. Avec l’Egypte, les relations sont complexes. Le divorce avec les Frères Musulmans a eu lieu en 1991, lorsque ces derniers ont soutenu Saddam Hussein lors de l’invasion du Koweit et rejeté l’intervention occidentale. L’université Al Azhar, grande figure de l’islam sunnite, est très prestigieuse, mais aussi très progressiste. Elle a ouvertement critiqué Daech.

En parallèle, l’Arabie Saoudite étend sa zone d’influence à des pays à forte minorité musulmane, comme le Kosovo, la Bosnie. Elle est également très présente en Indonésie.

Dans les pays occidentaux, les Saoud ne cachent pas leur préférence pour le système communautariste, ils incitent à la construction d ‘écoles coraniques et de tribunaux islamiques. Au Canada, où des pions avaient été avancés, cela s’est vite arrêté, suite à des conflits d’intérêt avec le code civil national. Dans les pays laïques comme la France, la thématique consiste à dénoncer l’islamophobie ambiante. Mais, on constate aussi une certaine évolution dans la stratégie. Riyad vient, en effet, de confier à plusieurs agences de communication françaises (parmi lesquelles Publicis) la mission de redorer son image dans notre pays…

Le système saoudien commence à craquer, note Pierre Conesa. Même si Daech représente un défi mortel, l’Arabie Saoudite ne cherche pas à le détruire, car le djihadisme de Daech ressemble énormément à sa propre société. Il vise les mêmes objectifs anti chiites et applique les mêmes règles répressives. La rupture avec les Frères Musulmans affaiblit également Riyad. En revanche, les interventions occidentales contre Daech arrangent bien la dynastie Saoud. On fait la guerre à leur place, c’est un comble !  s’exclame Pierre Conesa.

Après cette passionnante intervention, les échanges se sont poursuivis au cours d’un débat, riche et varié, animé par Raymond Douyère, Président de Géostratégie 2000.

Jean-Louis Pierrel (Relations Universitaires IBM France- Secrétaire Général Adjoint Géostratégies 2000) : Combien de temps les pouvoirs du royaume, qui verrouillent toutes les responsabilités, pourront-ils résister à la formidable poussée démographique ?

Il n’y a pas encore de pensée politique chez les jeunes. S’échapper pour eux  : il y a le djihad et la drogue.

Jacques Lutfalla (Contrôleur général des Armées 2s) : Le téléphone portable et internet vont-ils influencer l’évolution du système?

Ils sont toujours très fortement censurés. Il y a des vérités à cacher, comme le financement du terrorisme. Chaque grande famille a fondé sa propre ONG humanitaire, pour se faire pardonner ses péchés et ses excès à l’étranger. C’est un système qui ne peut s’arrêter et qui alimente de nombreux réseaux.

H. Benyacoub (Lycée Jean Jaurès, Montreuil S/B, Terminale, Atelier Sce Po) : Est-il toujours pertinent de parler de « diplomatie du carnet de chèque », étant donné que l’Arabie Saoudite traverse une crise économique?

Cela  existe toujours au Liban, pour lutter contre le Hezbollah. Mais, il y a d’autres systèmes d’influence. Aux États-Unis, par exemple, l’Arabie Saoudite finance des chaires universitaires, des Fondations, celles de Bill Clinton, de Nancy Reagan (contre le cancer). En échange, en cas de besoin, elle a tout de suite accès au Bureau Ovale. Des grands journaux ont également reçu de l’argent.

Jacques Taranger (Inspecteur du personnel civil de la Défense) : Quelle est la position actuelle des USA vis à vis de l’Arabie Saoudite?

Après le massacre de San Bernardino, Trump a réagi en disant qu’il s’agissait de musulmans ; une analyse politique simpliste. Sinon, la banalisation des relations diplomatiques avec l’Iran change la donne. Et l’opinion publique fait de plus en plus entendre sa voix. Elle critique le fait qu’il n’y ait pas eu de procès contre l’Arabie Saoudite, après le 11 septembre.

Thierry Le Roy (Conseiller d’État) : Pouvez-vous nous parler du clergé, de la hiérarchie religieuse ?

Il y a deux rivaux dans le pays, la dynastie royale des Saoud (tous ses membres sont passés par l’école coranique) et la famille Al Shaikh, qui gère la hiérarchie religieuse. Le roi Fayçal a essayé de fonctionnariser les oulémas, mais cela a créé une fâcherie. Il y a une hiérarchie à respecter, un Grand Mufti. De plus, devenir ouléma est un ascenseur social. En 2012, il y a eu une certaine ouverture religieuse, sous l’influence des Frères musulmans. Mais ce mouvement de contestation religieuse a disparu, car il n’y avait pas de leader.

Luc Debieuvre (Partner Reach Capital) : Au travers du Plan « Vision 2030 », peut-on percevoir le germe d’une évolution? Sous l’angle de certains aspects sociétaux, comme la conduite des femmes, la réduction des pouvoirs de la police?

Des évolutions sont possibles, mais je ne sais pas si les moyens existent pour appliquer ce plan. Par ailleurs, il est très difficile de casser "l’économie rentière". c’est un système de distribution de la rente. Les princes de la dynastie entretiennent leur clientèle, et ce système descend très bas dans les couches de la société. Donc, chacun veut préserver ses intérêts.

Ainsi, en 2013, deux millions de travailleurs émigrés ont été expulsés dans l’urgence pour résorber le chômage.Ce sont peut-être les prémices d’une marche forcée d’un pays rentier pour se reconvertir.

Georges Grosz (Consultant. Associé Corporate Development International. Président d’honneur des Anciens de LSE en France) : Quelles sont les relations de l’Arabie Saoudite avec Israël et Dubaï?

Israël est à 20 kilomètres des frontières de l’Arabie Saoudite. Mais, malgré une logomachie antisémite, le royaume n’a jamais participé aux guerres contre Israël. D’ailleurs,  Daech les accuse d’être leur principal allié… Le Hamas et le Hezbollah ont un point d’entente: ils veulent tous deux la fin de l’existence d’Israël. Le Hamas n’a pas une forte influence. En revanche, le Hezbollah chiite, qui apporte son soutien à Assad, est un vrai sujet de préoccupation. A Dubaï, l’argent du terrorisme circule à travers les façades humanitaires des groupes terroristes. C’est très difficile à contrôler et à contrer.

Nicole Chaix (Vice-présidente de Géostratégies 2000, Maitre de conférences (HC) Que penser des ventes d’armement à l’Arabie Saoudite?

Pour la dynastie, c’est une garantie de sécurité. Elle a fait intervenir ses forces armées pour la première fois en 1991, lors de l’invasion du Koweit. Il y a aussi actuellement des bombardements sur les chiites au Yémen. Pour le moment, ces armes ne sont pas une menace, elles sont là pour assurer la pérennité du système. L’armée n’est pas opérationnelle. L’idéologie et la poursuite du système m’inquiètent davantage.

Paul Rechter (Vice-président de Géostratégies 2000) : Le prince héritier d’Arabie Saoudite, ministre de l’Intérieur, vient d’être décoré de la Légion d’Honneur. Qu’en pensez-vous?

Cela entre dans le cadre des relations d’État à État, c’est le système diplomatique français qui en a pris l’initiative. Actuellement, les réactions les plus fortes contre le wahhabisme viennent essentiellement des pays musulmans.

Marie-Clotilde Hingray Propos non revus par les  intervenants
  • à paraitre en  Septembre 2016 chez R. Laffont