La Sécurité exterieure et intérieure de la France

 
      Le vendredi 13 février, François Heisbourg, Conseiller spécial auprès de la Fondation pour la Recherche Stratégique, a participé dans dans les salons  du Palais du Luxembourg au petit-déjeuner mensuel organisé par Géostratégie 2000. Cet ancien Professeur à Sciences Po Paris, qui a publié en 2012 un ouvrage intitulé « Espionnage et Renseignement : le vrai dossier », a fait le point sur la politique de la France en matière de sécurité et de défense. Il a analysé les nouvelles orientations, les points forts et les limites du dispositif français, dans un environnement international très chaotique et très menaçant, avec des foyers de tension très vive, comme en Ukraine et au Moyen Orient. Le Livre Blanc 2007-2008, élaboré à la veille de la grande crise économique et financière, a constitué un tournant dans la lecture que l’on fait du monde. Le suivant, en 2012-2013, a ajusté le tir, tout en confortant la notion de sécurité intérieure et extérieure. D’emblée, François Heisbourg donne le ton et décrit les conséquences qui en ont découlé en matière de défense et de sécurité de la Nation. Le Ministère de l’Intérieur s’est doté d’outils de planification et de gestion. Même si un long chemin reste encore à parcourir, les attentats ont, hélas, confirmé la justesse des appréciations, note-t-il. Un Comité du Renseignement a été mis en place, dans le but de donner un coup de frein à la guerre des polices. La DGSE a été renforcée sur le plan quantitatif. La diversification des recrutements a été accentuée. La DGSI, qui a ensuite été créée, dispose de ses propres moyens budgétaires et de ressources humaines. Elle adapte ses embauches en fonction des nouvelles menaces et du contexte, faisant appel, de plus à plus souvent, à des personnes sans expérience dans la police. Ces Livres Blancs annonçaient clairement ce qui risquait d’arriver au Maghreb, les révolutions arabes ou encore la guerre en Libye. Ils alertaient également sur une situation explosive à l’Est, puisque la Russie retrouvait son libre arbitre. Ce qui pouvait provoquer des problèmes sécuritaires. Trois mois plus tard, l’intervention en Géorgie donnait raison à ces prévisions. En revanche, nuance François Heisbourg, le Livre Blanc n’a pas vu venir la plus grosse rupture stratégique, la grande crise économique et financière. MIEUX ANTICIPER LES CRISES Ces réflexions stratégiques ont transformé les schémas en cours, notamment au niveau de la dimension des forces et du contrat opérationnel. On est passé du scénario Golfe Persique, notamment dans le domaine terrestre, à celui d’une participation majeure au sein de l’OTAN.  Depuis un an, on observe une sur-validation de ces thèses. La Russie est devenue un Etat révisionniste, elle ne se satisfait plus des règles du jeu international et les transgresse. Tout particulièrement, en annexant une partie d’un territoire, la Crimée, d’un autre Etat souverain, l’Ukraine. Personne ne l’avait imaginé, cette imprévisibilité bouscule l’ordre européen, qui est désormais derrière nous, souligne François Heisbourg. Au Moyen Orient, les désordres sont également majeurs. Le monde Occidental, Russie incluse, n’a rien vu venir. Il connaissait l’existence de Daesh, une excroissance d’Al Quaida, mais a été totalement pris au dépourvu devant la naissance d’un nouvel Etat, qui occupe la moitié du territoire irakien et syrien et qui a éliminé la frontière entre ces deux pays. C’est une faillite générale du renseignement, y compris américain, déplore François Heisbourg et cela a déstabilisé notre propre dispositif. La DGSI a dû détourner certaines de ses ressources pour traquer les nouveaux « touristes » de Daesh, et n’a pas été en mesure de suivre les « chevaux de retour » comme les Frères Kouachi et Koulibaly.  Donner la priorité au renseignement a été une bonne décision, mais malheureusement les moyens budgétaires et en ressources humaines ne sont pas à la hauteur. Nos amis américains ont également fait la preuve de leurs limites. Lorsque le Président Obama déclare, à l’été 2013, qu’il va frapper la Syrie, avant de changer d’avis, cela entraîne un flottement, tant chez ses alliés que ses ennemis. Cela va bouleverser la manière dont tous les interlocuteurs regardent les USA, qui, d’ailleurs, ne s’en sont toujours pas remis. Parallèlement, la part du budget militaire américain par rapport à la Défense mondiale, a chuté de 10% en cinq ans. Elle est passée de 47% à 37%. C’est un basculement, qui va compliquer la gestion des relations avec la Chine. Avec le Moyen Orient, aussi, mais cette région n’est plus aussi vitale, depuis que les Etats-Unis sont devenus auto-suffisants en pétrole, avec leurs exploitations de gaz de schiste. GERER LES CONTRAINTES BUDGETAIRES Poutine, quant à lui, ne supporte pas de constater que les USA accordent une importance toute relative à la Russie. Dans cette zone, l’Europe va devoir se débrouiller davantage toute seule. Ce qui n’est pas une tâche facile, car elle est plombée par d’épouvantables résultats économiques. En ce début 2015, elle n’a toujours pas récupéré le niveau économique de 2007. L’Europe, regrette François Heisbourg, est aussi divisée contre elle-même. Il y a des tensions entre pays de la périphérie et ceux du centre, avec la population, à qui l’on promet un retour de la croissance qui n’arrive pas et qui se retourne contre les élites. Alors que, pendant ces huit dernières années, la Chine a vu sa croissance bondir de 60%, l’Inde de 45% et les USA de 12%, l’Europe est restée à 0%, avec un petit bémol pour l’Allemagne qui a atteint 4% de progression, mais avec une dette qui représente 80% de son PIB. Tous les pays de l’Union Européenne sont débiteurs, c’est un fardeau qui les plombe pour augmenter et unir leurs efforts sécuritaires, martèle François Heisbourg, avant d’étudier plus particulièrement le cas de la France. L’inquiétude ne porte pas seulement sur le montant des dépenses de défense, trop faibles, mais surtout sur l’instabilité qui règne dans ce domaine et qui est une particularité bien française. Evidemment, les restrictions trop fortes doivent être évitées, remarque François Heisbourg, car elles mènent à des impasses. La Grande-Bretagne, qui n’a plus aucune aviation de patrouille maritime (un comble pour une île!) doit faire appel à la France pour pister des sous-marins russes… Par ailleurs, il est impossible de connaître réellement le montant de notre budget Défense, personne ne peut s’y retrouver, on vit d’expédients. La vente annoncée de 24 Rafale à l’Egypte devrait apporter un peu d’oxygène et desserrer l’étau budgétaire, précipiter peut-être des achats d’autres pays, se félicite François Heisbourg, mais cela ne va pas régler notre problème majeur, à savoir l’incertitude sur les engagements de l’Etat. De ce fait, les acteurs du secteur financier ne peuvent pas le considérer comme un interlocuteur fiable. Les sociétés de projets, de plus en plus sollicitées, vont, elles aussi, faire payer à l’Etat un loyer très élevé, pour combler le risque de non respect de sa parole. Nos armées sont formidables sur le terrain, mais le moral est au plus bas, la machine est déstabilisée. Vigipirate, tel que décrit dans les Livres Blancs, doit pouvoir s’appuyer sur 10 000 soldats, affectés aux affaires intérieures. Dans le court terme, cela fonctionne, mais dans la durée, c’est impossible. Cela coûte beaucoup d’argent et s’il est aisé d’augmenter les effectifs, il est plus périlleux de les faire baisser. Les attentats de Londres, le 7 juillet 2005, ont eu lieu 15 jours après une réduction du niveau d’alerte. C’est une triste coïncidence difficile à accepter. Cette gestion dans la durée est très stressante pour la Défense, c’est une première en quelque sorte. Toutefois, conclut François Heisbourg, nos armées font un travail fantastique et la communauté internationale en est tout à fait consciente. L’intervention de François Heisbourg s’est poursuivie par un débat, animé par Raymond Douyère, Président de Géostratégies 2000 et qui a donné lieu à des échanges très enrichissants. Bernard Balle (AXA) : Vous avez déclaré que la part des USA dans le budget militaire mondial est passée de 47 à 37%. Quels Etats ont pris la part perdue? Les USA vont à contre courant, car, pour la première fois depuis la fin de la Guerre Froide, les dépenses militaires mondiales sont reparties à la hausse. La Chine a augmenté son budget militaire d’environ 40%. La Russie l’augmente également, mais dans une moindre mesure : ses dépenses militaires, qui vont grimper de 33%, vont représenter 21% du budget total. En revanche, l’Europe et le Japon ont diminué leurs efforts. Le Japon ne représente plus que 14% des dépenses militaires asiatiques, contre 21% auparavant. Régis Paranque (Inspecteur Général des Finances H) : Ne faudrait-il pas exiger la sortie du budget militaire du pourcentage de déficit par rapport au PIB? L’astuce ne serait-elle pas d’autoriser cela pour tous les membres de l’UE, ce qui, de toute façon, donnerait de l’oxygène à la France?   Pour les dépenses d’investissement, cela pourrait être une bonne solution. L’ancien Ministre de la Défense, M.Alain Richard, l’avait d’ailleurs proposé. De manière générale, le budget de la Défense est très flou, les lignes bougent en permanence. Docteur  Clément Bouccara: Le Medef (et les autres Medef européens) n’obèrent-ils pas notre esprit de défense européen, et donc notre politique budgétaire militaire, pour préserver des intérêts à court terme? Je suis très dubitatif. Les différents patronats européens n’ont pas de politique dans ce sens. Le frein est d’abord politique. Les Etats veulent conserver une base de défense nationale. La France n’est pas la plus fautive. L’Allemagne a bloqué la fusion EADS-BAE pour des raisons politiques, et non parce qu’elle craignait des suppressions de postes. Dans les circonscriptions, les différents élus ne peuvent accepter l’idée de fermetures d’usines. L’esprit de coopération européenne n’existe pas, les préoccupations liées à l’emploi l’en empêchent. La crise ne provoque pas la solidarité. J’appartiens au Comité monétaire du Medef, cette organisation n’intervient pas sur ce plan là. Général Max Berthier : Daesh, BokoHaram, des actions imprévisibles? A quelles menaces sommes-nous confrontés, à court et à long terme? Il y a une fulgurante ascension de groupes armés non étatiques. Les cadres terroristes de Daesh sont très bien formés, ils sont passés de l’artisanat au management moderne. Sur YouTube circule un docu-fiction des Chabab en Somalie qui explique comment ils ont intercepté le sauvetage de notre otage. Leur mise en scène de cet échec est très subtile, très perverse. Ils veulent démontrer combien ils sont désormais professionnels et compétents. En revanche, les attentats de janvier à Paris sont le fait de « vieux de la vieille ». La bande du 19ème suivie depuis 2004 par la police et les journalistes. Actuellement, il y a une véritable pression de la concurrence, entre groupes terroristes, des luttes entre factions. Au niveau étatique, le comportement de Poutine est totalement imprévisible. A Moscou, au printemps dernier, j’ai eu une « épiphanie ». Dans les rues, après la victoire en Crimée, le sentiment dominant était la joie, comme en Allemagne, dans les années 30. On ne ressentait pas la peur, comme pendant la Guerre Froide. Mais, la population ne s’attendait pas à ce coup de force.Cette stratégie fait partie de la panoplie des outils de Poutine, mais elle a un coût budgétaire. Vice-amiral Jean-Louis Vichot (Délégué Général de l’UDESCA) : Le comportement russe actuel n’est-il pas une déclinaison de la posture chinoise (comportement en Mer de Chine)? Jean-Louis Pierrel (Relations universitaires IBM France - Secrétaire Général Adjoint Géostratégies 2000) : N’y a-t-il pas un risque d’isoler la Russie, de la pousser dans les bras de la Chine? Il y a 18 mois, j’ai été invité à Moscou pour assister à une réunion intitulée « Puissance et Influence dans le monde moderne ». Le but était intellectuel et académique, mais pour des praticiens. Il y avait avec moi un Américain, un Chinois, et face à nous tout un aréopage de hauts gradés militaires russes. En fait, cette conférence était centrée sur les relations entre les USA et la Russie. Poutine continue d’avoir pour benchmark, pour rival, les Etats-Unis. En revanche, l’ordre des priorités pour les Américains est radicalement différent. La Russie n’arrive qu’en 11ème ou 12ème position, le virus Ebola passe avant. Si ce séminaire avait eu lieu à Paris, la discussion aurait été beaucoup plus centrée sur la Chine. Un accord Chine/Russie ne se fera pas d’égal à égal. La Russie ne représente qu’ 1/10ème de la population chinoise, 1/5ème de son PIB et les dépenses militaires sont beaucoup plus faibles D’ailleurs, l’accord gazier sur 30 ans, signé entre les deux puissances, est en faveur de la Chine. Elle a obtenu ce qu’elle recherchait depuis 15 ans. La Russie a cédé à la plupart des ses exigences. Francis Babe (Directeur des études à l’Association régionale des auditeurs IHEDN) : Peut-on faire confiance à M. Poutine? Comment gérer cette personnalité complexe? Pierre Lepetit (Consultant) : Comment résoudre le conflit entre les forces de l’OTAN et la Russie? Christian Fournier (IIM Ltd, Director) : Si l’on se fait l’avocat du diable, quels titres la Russie historique a-t-elle envers l’Est de l’Ukraine? Le référendum organisé en Crimée sur le retour dans le giron russe a été un plébiscite, près de 98% de oui. Comme l’annexion de l’Autriche à l’Allemagne en 1938. La Crimée n’est pas l’équivalent du Kosovo, ce sont plus l’Ossétie du Sud et l’Abkhazie qui s’en rapprochent. Dans le cas de la Crimée, il y a eu annexion d’un territoire d’un Etat souverain par un autre Etat souverain. Les Russes sont conscients de l’ampleur de leur transgression, ils savent qu’ils ont franchi un seuil inacceptable. L’Union Européenne doit poursuivre sa politique de sanctions sur les investissements en Crimée. Je ne sais s’il faut faire confiance à Poutine. Nicolas Sarkozy disait que dans la vie diplomatique, il faut traiter avec des personnalités non recommandables, on n’a pas le choix. Les sanctions européennes ont réussi au-delà de toute espérance, la mise en œuvre administrative a été très rapide. La forte baisse des prix du pétrole, imprévue, a décuplé leur puissance. Toutefois, il faut être prudent. Car, les sociétés gazières et pétrolières russes sont aux abois. Elles ont besoin d’emprunter, mais n’ont plus accès aux marchés financiers. Donc, la Russie est obligée de vendre massivement des roubles, dont le cours s’effondre. Si cette tendance persiste, dans deux ans, la Russie pourrait faire défaut financièrement et ce serait très grave. Ces sanctions pénalisent la Russie, mais n’apportent aucun soutien à l’Ukraine. Il faut renforcer les mesures d’aide. Dans ce contexte, le nouveau package du FMI en faveur de l’Ukraine, décidé en parallèle des Accords de Minsk, est déterminant. Pierre Lepetit (Consultant) : Comment va se résoudre le conflit entre les forces de l’OTAN et la Russie? Après les accords de Minsk, il est vital que l’Ukraine ne s’effondre pas économiquement et politiquement. Si cela arrivait, la Russie a le projet d’en faire un Etat fédéral. Les symboles de souveraineté extérieure resteraient à Kiev, mais Poutine établirait des relations directes entre la Russie et chacune des provinces ukrainiennes. Nous devons alléger l’arme des sanctions, elle devient très violente et cela me fait peur. Récemment, Poutine a envoyé deux messages, qui sont loin d’être sibyllins. Il a déclaré, d’une part, que le « rat acculé peut mordre », et d’autre part, que « la seule chose qui reste à l’ours russe en danger, ce sont ses dents nucléaires ». La France a parfaitement compris les enjeux, puisqu’elle a annoncé une modernisation de sa force de dissuasion. Le contexte est anxiogène, mais, c’est un fait, le nucléaire revient sur le devant de la scène. Raymond Douyère (Président de Géostratégies 2000) : Y a-t-il des terroristes potentiels dans l’armée et la gendarmerie? On trouve, plus qu’on ne le voudrait, comme des pyromanes chez les pompiers. En termes de logique, la rencontre entre un terroriste et des armes n’est pas aberrant. Nous avons des exemples, avec certaines déconvenues de nos forces en Afghanistan. Cela s’est aussi produit chez les Américains. Paul Rechter (Vice-président de Géostratégies 2000) : Des organisations terroristes seraient financées par l’Arabie Saoudite et le Qatar. Est-ce un mythe ou la réalité? La France a d’abord été un Etat, avant de devenir une Nation. Le Qatar et l’Arabie Saoudite ne sont pas encore devenus des Etats, ce sont  des dynasties. Lors de ventes d’armes, en Arabie Saoudite, 15 à 18% de la part des commissions ont été réparties entre les princes de la famille Saoud. Ce comportement est-il le fait d’un Etat? Je ne le pense pas. Ce financement d’organisations terroristes ne serait pas surprenant. Même si cela est très tentant (il y a l’argument des créations d’emplois), il est toutefois dangereux et peu intelligent de se mettre sous la coupe d’entités terroristes. Jacques Benoist-Méchin, dans sa biographie sur la dynastie saoudienne, rappelle l’épisode de la création du Parti des Frères Musulmans au Caire, dans les années 20, qui est calqué sur le modèle bolchévique. Ils font des adeptes en Arabie Saoudite, mais ils sont sévèrement réprimés. Depuis lors, le combat n’a pas cessé. En revanche, les Qataris, qui sont aussi des wahhabites, soutiennent les Frères Musulmans. En Libye et en Syrie, ces deux pays se livrent bataille. C’est à celui qui fournira le plus d’armes aux entités les moins recommandables. Daesh est tout simplement le produit de cette concurrence. C’est un enfant mortifère L’Arabie Saoudite vit dans la crainte maladive de toute libération de forces hostiles au régime. C’est un paramètre qui peut expliquer leur politique par rapport aux femmes. En 1979, la dynastie Saoud a failli s’effondrer, lorsque la Grande Mosquée a été prise d’assaut par près de 500 sunnites radicaux, qui reprochaient, entre autres, au roi de trop s’ouvrir politiquement à l’Occident. L’intervention du GIGN leur a permis de la reprendre, mais ils n’ont pas oublié le traumatisme. Marie-Clotilde Hingray Propos non revus par intervenant