« L’Albanie et les Balkans dans l’Europe : pourquoi ? » avec SE Dritan TOLA Ambassadeur d’Albanie en France

Le jeudi 3 juillet, Géostratégies 2000 a reçu, autour d’un petit déjeuner organisé dans les salons du Palais du Luxembourg, l’Ambassadeur d’Albanie en France, Son Excellence Dritan Tola. Ce diplomate, fin connaisseur des institutions européennes, ne conçoit pas l’avenir de son pays en dehors de l’Europe. Ses diverses responsabilités l’ont amené à œuvrer au rapprochement entre l’Union Européenne et l’Albanie, et le nouveau statut de « candidat à l’adhésion » de son pays lui procure donc une grande fierté. Conscient des difficultés et des efforts à fournir, il plaide en faveur d’une poursuite et d’une accélération des réformes en cours, indispensables pour espérer satisfaire, un jour, aux critères européens.     Le 24 juin dernier, l’Union Européenne a accordé à l’Albanie le statut de candidat à l’adhésion, se félicite d’entrée de jeu  Son Excellence Dritan Tola. C’est un nouveau pas qui récompense les progrès accomplis et notre volonté à entrer dans l’Europe. Une démarche qui peut sembler paradoxale, à l’heure où l’euroscepticisme semble l’emporter dans de nombreux pays. Elle va de pair avec la fin des longs conflits qui ont endeuillé la région. Nous nous réjouissons du traité signé en avril 2013, entre la Serbie et le Kosovo, qui scelle une réconciliation historique  et qui a abouti grâce à la détermination du chef de la diplomatie européenne, Madame Catherine Ashton, ajoute-t-il. Toutefois, ce processus d’intégration est une course épuisante. Nous venons de franchir une nouvelle étape, mais nous savons que le processus sera lent, les négociations difficiles, et les critères requis, très exigeants. Nous sommes prêts à faire des sacrifices, car nous avons fait le choix de l’Europe, qui est pour nous une destination inéluctable. Nous voulons aller dans le sens de l’histoire. Tourner le dos à l’Europe serait un suicide politique. Une décision défavorable de la Commission aurait augmenté les frustrations en Albanie, et plus globalement, dans les Balkans.   UN FOISONNEMENT DE PROJETS   Nous nous trouvons face à un grand chantier, qui repose sur trois priorités. D’abord, moderniser et consolider l’Etat de droit. Ensuite, réformer en profondeur les systèmes administratifs et judiciaires, afin de lutter contre la corruption, le crime organisé et les mafias. Enfin, approfondir notre collaboration avec l’Union Européenne. Toutes ces mesures devraient nous permettre d’améliorer le niveau de vie des Albanais. Parallèlement, nous voulons intensifier la coopération régionale, développer des projets au niveau des infrastructures et de l’énergie. Dans ce domaine, nous avons signé un accord, en 2013, avec le Monténégro, la Croatie et la Bosnie Herzégovine, pour construire un gazoduc commun, qui reliera tous les Balkans et l’Europe du Sud Est, notamment la Grèce. Nous souhaitons également libéraliser le marché du travail, donner un nouvel essor au tourisme. Un secteur qui représente un important gisement pour notre économie. Nous avons besoin de l’Union Européenne, mais nous comptons aussi lui apporter beaucoup. C’est une nouvelle ère qui commence, conclut Son Excellence Dritan Tola.     L’intervention de Son Excellence Dritan Tola a été suivie, comme à l’accoutumée, par un débat très enrichissant, qui a vivement intéressé l’assistance.     Raymond Douyère (Président de Géostratégies 2000) : Pouvez-vous nous éclairer sur les relations entre l’Albanie et les autres pays des Balkans ?   Nous avons une histoire douloureuse. Les Balkans ont été l’élément déclencheur de la Première Guerre Mondiale, avec l’assassinat de l’Archiduc François-Ferdinand, à Sarajevo, en juin 1914. Toutefois, depuis la chute du communisme, l’Albanie s’efforce d’être un bon élève. Elle n’a été impliquée dans aucun conflit. Nous avons de bonnes relations avec nos voisins, multiplions les échanges, les visites, notamment en Serbie et avons déjà signé plusieurs traités de coopération. Ces liens étroits sont indispensables, car il y a une forte population albanaise dans ces pays.   Jean-Louis Pierrel (Relations Universitaires IBM France. Secrétaire Général Adjoint de Géostratégies 2000) : Comment éviter à l’Albanie les mêmes soucis que la Grèce dans l’Union Européenne, du fait d’une intégration trop précipitée et sur des bases économiques trop faibles ?   En effet, c’est un grand défi. Nous en sommes totalement conscients, surtout lorsque nous  observons les déboires de la Grèce, les difficultés de la Roumanie et de la Bulgarie.   Raymond Douyère : Avez-vous l’obligation de réduire votre déficit à 3% ?   Nous n’en sommes pas encore là. Notre priorité est d’abord la consolidation de l’Etat de droit. Nous avons le statut de pays candidat depuis le 27 juin dernier, nous n’avons pas de sentiment de triomphalisme. Nous aspirons maintenant à l’ouverture de négociations.   Vice Amiral (2s) Jean-Louis Vichot (Délégué Général de l’UDESCA) : Quelles mesures allez-vous prendre concernant la police et la justice ? Il existe de nombreux dépôts d’armes et de munitions qui alimentent les mafias. Comment les démanteler ?   Nous allons réformer les institutions et voter des lois. Mais, il est  difficile de changer les mentalités, la mise en œuvre s’avère complexe. Nous devons réformer la justice, perçue à juste titre, comme un secteur très corrompu. La rendre plus indépendante des pouvoirs, plus responsable. C’est un énorme défi. Pour ce qui est de la sécurité, il y a eu des opérations de police contre des plaques tournantes du trafic de drogue, dans des villages. Cela a été un succès et cela prouve notre détermination. Concernant les armes, il y a eu des programmes de démantèlement, sous l’égide de l’ONU et des pays européens. Depuis que la guerre du Kosovo est terminée, ce n’est plus un problème particulier.   Pouvez-vous nous parler des perspectives économiques ?   L’Albanie est un pays très riche en ressources hydrauliques. Notre électricité  provient à 99% de source hydro-électrique. Le potentiel est énorme et nous allons accélérer les investissements. Au niveau du tourisme, les perspectives sont très encourageantes. Nous misons beaucoup sur la côte Adriatique et Ionienne et sur notre population, qui est très accueillante. Actuellement, il n’y a plus de vol direct avec la France, il faudra y remédier. Nous voulons aussi développer notre agriculture. La moitié de la population vit à la campagne. Nous avons une forte proportion de cultures biologiques, nous voulons encore accentuer ce choix.   Jean-Pierre Duport (Ancien Préfet de la région Ile de France) : Qu’en est-il du « Mouvement Grand Albanais » ?   C’est un cliché, mais il repose sur des fondements. L’origine se trouve dans la notion de frontière. Pendant toute la dictature d’Enver Hodja, les frontières étaient surveillées, idéologiques, représentées par des fils de fer barbelés, qui pouvaient être synonymes de vie ou de mort. Ensuite, après la chute du communisme, il a été très difficile de tracer des frontières stables, cela a provoqué les conflits ethniques qui ont détruit les Balkans durant les années 1990. La frontière naturelle est une illusion. L’espace sans frontière auquel nous aspirons, c’est l’Europe. La « grande Albanie », ce n’est pas un projet politique, ni gouvernemental. C’est plutôt du registre de l’intégration régionale. Cette idée est parfois lancée à des fins électorales par les partis nationalistes, mais ils ne font pas recette, seulement 1% des suffrages au dernier scrutin. Ce mouvement n’est pas du tout ancré dans la réalité.   Pierre-Louis Cavoleau (Analyste industriel et géopolitique) : Quelles sont vos relations avec la diaspora albanaise ? Avec le nouvel Etat du Kosovo ? Y a-t-il une coopération fructueuse entre les différentes communautés religieuses ?   L’Albanie compte 3 millions d’habitants. Il y a autant d’Albanais qui vivent en dehors. Les plus grandes communautés se trouvent en Grèce (700 000) et en Italie (600 000). Mais, il y en a aussi  au Royaume Uni, en Allemagne et aux USA. Peu de nos compatriotes ont choisi la France (environ 15 000), mais ils représentent l’élite. Ce sont des intellectuels, des ingénieurs, des artistes. En Turquie, on ne peut pas parler de vraie diaspora, car l’Albanie a appartenu à l’Empire Ottoman. Environ 40 grands vizirs de l’Empire Ottoman furent originaires d’Albanie, qui a toujours été perçue comme un allié et un partenaire. Cette diaspora est une source de revenus importante pour notre économie, même si cela s’est un peu ralenti, à cause de la crise économique qui a touché la Grèce et l’Italie. Le droit de vote pour cette diaspora est un  énorme défi pour les années à venir. L’Albanie est un pays multi confessionnel. Les musulmans (sunnites et bekhtashis), les chrétiens orthodoxes, les catholiques romains vivent en harmonie ; l’Albanie a été un refuge pour les Juifs pendant la seconde guerre mondiale. Leur nombre était plus élevé après 1945 ! Ils ont été protégés par les autres communautés. C’est une belle illustration de tolérance. Le régime communiste fut très dur, les religions interdites. A cette époque, l’Albanie était le seul pays au monde qui se proclamait athée dans sa Constitution. Cela a donné beaucoup de mariages mixtes et au final un grand mélange religieux.   Alain Busnel (Gérant de Rosebud Production) : Pouvez-vous faire un point sur le système institutionnel albanais. Quelles sont les attentes majeures du peuple ?   Les aspirations sont les mêmes que dans les autres pays de l’Union Européenne. La différence vient du fait que nous sommes dans l’action. L’adhésion à l’Union Européenne constitue une grande force motrice. Cette perspective est un instrument de pression positive sur les élites. Mais le clivage existe, comme partout. Nous n’y échappons pas. Notre Constitution date de 1998. Nous avons un Président de la République aux pouvoirs limités (comme en Italie et en Allemagne), qui est à la tête du conseil de la Magistrature et nomme les Ambassadeurs. Un gouvernement avec un Premier Ministre qui est au centre du pouvoir et un Parlement. Nous avons entrepris une réforme territoriale qui va diminuer de manière drastique le nombre de nos régions. Elles vont passer de 440 à 40.     Jacques Luftfalla (Contrôleur général des armées (2s) : Quelle est l’influence de la Confrérie des Bektashis dans le panorama religieux de votre pays ?   C’est une grande communauté religieuse. A l’origine, ce sont des dissidents musulmans qui ont été persécutés au 18ème siècle. Ils ont trouvé refuge en Albanie en 1912, lors de la proclamation de l’indépendance et depuis, ils y ont établi leur centre mondial. Ils sont très tolérants et très spirituels et ont produit une grande partie des élites intellectuelles de notre pays. Ils sont très respectés et constituent, par ailleurs, une source d’intérêt pour les chercheurs.   Philippe Marchat (Inspecteur (H) Général des Finances) : Pouvez-vous nous décrire la situation économique et financière ?   Actuellement, l’Albanie connaît une croissance d’environ 1,7%. Elle s’est ralentie par rapport aux 8% d’il y a quelques années, mais la crise est passée par là. Assez peu toutefois, car le pays est encore en dehors des systèmes financiers internationaux. On perçoit des signes de reprise, et nous sommes bénéficiaires d’un programme d’aide du FMI et de la Banque Mondiale. L’endettement n’est pas notre problème numéro 1. Le plus préoccupant, ce sont les dettes envers les sociétés, mais ceci est en train de se régler. Nous avons de gros investissements prévus, comme la construction de la partie albanaise du gazoduc, qui devrait s’élever à 2 milliards. Des gisements de pétrole ont aussi été découverts. Nous sommes assez optimistes.   Guy-Michel Billard (IGAS) : Y a-t-il des conflits religieux en Albanie ? Quelle est la religion dominante ?   Non, il n’y a pas de conflits. C’est un pays laïque, même si il y a une référence à la religion musulmane dans la Constitution. Les musulmans représentent 70% de la population. Après la chute du communisme, l’Albanie a dû faire face à un vide moral et économique. Il y avait un danger de voir les fondamentalistes, djihadistes combler ce vide, mais ils n’ont pas trouvé de terrain propice.   Alain Boyer  (IHEDN) : Etes-vous confrontés au problème des Roms, qui concerne toute l’Europe ?   Bien sûr, mais dans une moindre proportion que la Roumanie, par exemple. Pendant le communisme, ils ont été plutôt moins discriminés qu’ailleurs. On ne peut nier qu’ils rencontrent de grandes difficultés, mais ils reçoivent des financements nationaux et européens. Ils ne représentent pas un problème de société.   Raymond Douyère (Président de Géostratégies 2000) : Pouvez-vous évoquer la place de la femme albanaise ?   Il y a de fortes disparités. Cela dépend beaucoup de la situation géographique. Il y a une plus forte évolution dans les villes et dans les régions côtières, que dans les montagnes et dans les zones rurales. Sous le communisme, il y a eu une émancipation forcée, qui a servi de base à notre nouvelle démocratie. Si la femme est le noyau de la famille albanaise, il reste toutefois de nombreux progrès à accomplir. Même si l’on trouve des femmes parmi nos officiers supérieurs et nos ambassadeurs !   Marie-Clotilde Hingray Propos non revus par les intervenants