« Les élections européennes : quels enseignements et quelles conséquences sur la vie politique française ? » avec Dominique Reynié, Directeur général de Fondapol

Le mercredi 4 juin 2014, Géostratégies 2000 a organisé au Palais du Luxembourg un petit-déjeuner autour du Directeur général de Fondapol (Fondation pour l’Innovation Politique), Dominique Reynié. Ce  politologue et professeur des Universités à Sciences Po, auteur d’un ouvrage intitulé « Populismes : la pente fatale », nous a apporté un éclairage pertinent sur les élections européennes du 25 mai dernier. Après avoir analysé les éléments clés qui fragilisent la construction européenne, il a mis en lumière la stratégie politique des partis populistes et leur habileté à exploiter les déceptions et les craintes. Démontrant, par la même occasion, que leur récent succès, ne doit rien au hasard.

Les résultats des élections européennes ne m’ont pas étonné. Je m’attendais à ce type de phénomène, qui, certes, a été amplifié par notre système institutionnel. Mais les raisons ne sont absolument pas conjoncturelles. Nous nous trouvons face à un processus de maturation, à des forces politiques,  économiques, sociales et démographiques, impossibles à arrêter, lance Dominique Reynié. La mondialisation, qui a entraîné la libre circulation des marchandises et des capitaux, est liée à l’essor des télécommunications qui a intégré l’espace publique planétaire. C’est un phénomène à la fois positif et négatif. Il s’est traduit à la fois par l’asiatisation du productivisme et l’américanisation des technologies. D’où une perception négative par les Européens de la politique libérale européenne. Cela a démarré avec les années 1990 et l’effondrement du communisme. Très vite, en 1994, l’OMC (Organisation Mondiale du Commerce) est créée. Toute alternative au système capitaliste disparaît, faisant place à un nouveau débat : celui de la place de l’homme dans la société.  Mais l’alter mondialisme a échoué, l’écologie ne séduit guère. Il n’y a plus de débouché pour les 20 à 30 % de laissés pour compte de nos sociétés. Le socialisme est aussi en train de s’effondrer faute d’exprimer une alternative crédible. Ainsi les Allemands qui avaient voté pour le SPD et Gerhard Schröder ont été très déçus par ses réformes et son plan de rigueur, pourtant indispensables à un nouvel élan de l’économie germanique. La démocratie a quitté le débat démocratique pour laisser la place au populisme.

UN ENVIRONNEMENT  DÉFAVORABLE

La démographie joue également un rôle  important.  Le monde asiatisé est hyper technologique, hyper productiviste et hyper innovant alors que l’Europe est de plus en plus âgée. L’Europe et le Japon sont à l’avant-garde de la transition démographique : les années 2014 et 2015 vont enregistrer le plus grand nombre de naissance de l’histoire de l’humanité.  Le pic est atteint, le déclin de la population mondiale s’amorce, emmené par le Japon et l’Europe qui vont devoir vivre avec un déséquilibre démographique naturel permanent. Seules réponses les usines à bébés (débat éthique) ou l’immigration. Mais l’immigration apparait plus comme un défi que comme une solution. En effet, contrairement aux États-Unis,  en Europe 90 à 95% des nouveaux arrivants viennent de pays musulmans. Malheureusement, regrette Dominique Reynié, aucun Etat n’en a fait une question légitime. Ce problème a toujours été refoulé. Un seul homme politique, Enoch Powell, membre influent du Parti Conservateur britannique, a alerté en 1968 contre les dangers d’une trop forte immigration issue des pays du Commonwealth. Ce fut un fiasco. Cet enjeu n’a pas été pris en compte par les milieux politiques et intellectuels traditionnels mais par le populisme. La responsabilité collective est énorme, surtout lorsque l’on analyse la recomposition ethno culturelle en Europe. Actuellement, chez les plus de 25 ans, on dénombre 56% de catholiques, 6% de musulmans, 2% de protestants et 1% de juifs. En revanche, chez les 18/25 ans, il n’y a plus que 34% de catholiques pour 21% de musulmans et toujours 2% de protestants et 1% de juifs.  C’est une chaudière prête à exploser en conflits inter culturels même si cela se passe plutôt bien pour le moment. Et malgré tout, dénonce Dominique Reynié, chacun, à son niveau, dans les entreprises, les administrations, les cours de justice, bricole. L’Etat a peur de poser des normes.

Autre variable, et non des moindres, l’épuisement des ressources des états. Les 25 000 milliards de dette publique en Europe ne laisse aucune  marge budgétaire pour fabriquer des consensus, accompagner des évolutions politiques à long terme.

Cette conjonction de facteurs a une forte influence sur l’accélération des changements  de majorité politique en Europe. L’alternance est devenue la norme. Les gouvernements, tour à tour, doivent gérer une situation dominée par des déséquilibres comptables, imposer des réformes impopulaires, qui ne correspondent pas aux promesses de campagne. On sait gagner les élections mais on ne sait pas gouverner. Par ailleurs, les réformes sociétales (comme le Mariage pour Tous, en France) ne constituent pas le remède idéal. Au contraire, elles attisent de graves clivages. Combiner les principes démocratiques et la réalité économique et sociale s’avère de plus en plus périlleux.

LA MONTÉE DES POPULISTES

On assiste donc à une usure des grands partis, qui, peu à peu, perdent leur base électorale, au profit des partis populistes, qui font preuve d’intelligence politique. Stratèges, ils ont beaucoup travaillé sur le fond et  développer  un « populisme patrimonial ». Ils défendent à la fois le niveau de vie (patrimoine matériel) et les valeurs,  le style de vie (patrimoine immatériel). A ce titre, ils manifestent une hypersensibilité, voire une sorte de spiritualité. Le référendum de 2009, en Suisse, qui a donné un coup d’arrêt à la construction de minarets, illustre parfaitement cet état d’esprit.

Ce phénomène est accentué par la sécularisation du débat des partis de gouvernement. Les partis populistes se placent plus sur le terrain de l’intime. C’est le cas en Italie, avec Oriana Fallaci et aussi aux Pays-Bas, avec Geert Wilders.

En 2011, au Congrès de Tours (un clin d’œil à l’histoire ?), Marine Le Pen se rallie à ce modèle et prend la direction du Front National. Elle propose de l’ « ethno-social », c'est-à-dire de réserver l’argent disponible pour les " Blancs", tout comme son homologue finlandais ou le parti du euple danois, qui veulent réserver l’argent public aux « vrais finlandais » ou aux « vrais danois ». Ce courant social nationaliste repose à la fois sur la fermeture sociale et nationale. Cette fermeture attire 25% d’électeurs quand la seule fermeture sociale en attire 6% (Front de Gauche). C’est le peuple contre les élites, le peuple d’ici contre le peuple d’ailleurs. Ces partis populistes, souvent des partis d’extrême droite reconvertis (avec une reconversion jamais entière) ont remporé quelque 140 sièges au Parlement européen, le 25 mai dernier, analyse Dominique Reynié.

Marine Le Pen affiche un score de 25%, le FPÖ autrichien obtient 20% des suffrages, et le Parti Populaire du Danemark, 27%. Les Démocrates de Suède, qui encore récemment défilaient en uniforme nazi, ont atteint les 10%. Toutefois, il faut se méfier des causalités simples. Le Portugal et l’Espagne, qui ont mis en place des politiques d’austérité très rudes,  ne sont pas confrontés à ce phénomène tandis qu’il est apparu dans des pays épargnés par la crise comme la Suisse ou la Norvège (parti progressiste).  Au Royaume-Uni, les europhobes de Ukip remportent 27% des voix, un niveau historique, et pourtant, la Grande-Bretagne n’appartient pas à la zone euro. Ce mal n’est pas un mal de la zone euro ou de l’Union Européenne , c’est un mal de l’Europe. Dans la plupart des pays frappés par la vague populiste, la presse est libre, la corruption faible et le chômage limité. Le phénomène n’a pas une explication matérielle, la dimension immatérielle joue un rôle moteur, nous sommes devant un phénomène de déstabilisation existentielle.

Ces partis populistes ont une présence très forte dans les média, avec souvent, un discours outrancier, radical, intolérant.  L’audience est maximale pour  les « grandes gueules » des partis. Il est tout de même aberrant que le fait de faire ratifier un traité européen par un parlement national soit considéré comme anti démocratique. Nous sommes face à une crise de légitimité de la démocratie représentative. Et le référendum d’initiative populaire se pose en ultime recours. Le filtre de la représentation parlementaire disparait.

Si les élections du 22 au 25 mai dernier reflètent une forte poussée du vote populiste en Europe, il faut néanmoins relativiser.  La participation, semblable à celle de 2009, est en effet de 43%. Et chez les 18/34 ans, le taux d’abstention est de 75%. L’abstention est majoritaire.

Enfin, conclut Dominique Reynié, les listes pro européennes du PPE, du PSE, des Ecologistes et des Libéraux ont collecté 70% des bulletins de vote. Simplement, elles sont multiples et les divisions coûtent cher, face à un « Non » radical, unique et permanent.

Un débat, animé par Raymond Douyère, Président de Géostratégies 2000, a suivi la brillante intervention de Dominique Reynié. Les échanges ont été, comme à l’accoutumée, très enrichissants.

Eric Verstraete (Directeur Financier Développement- Bouygues TP) : La déstructuration du paysage politique traditionnel observé en Europe, ne revient-elle pas à affaiblir l’Union Européenne, telle qu’elle a été pensée et mise en place, il y a 50 ans ?  

La pression actuelle fait du tort à l’Union Européenne comme au système institutionnel. La pression des partis populistes a poussé les partis de gouvernement à ouvrir une « succursale anti-européenne » Provoquant dysfonctionnements et surenchères. En France, ce sont Arnaud Montebourg et Henri Guaino qui jouent ces rôles.  Partout en Europe, le niveau national est plus contesté que le niveau européen . Ceci est dû au refus des partis de gouvernement d’énoncer l’horizon.

Pour  l’heure, l’Europe est en attente ; soit d’une puissance publique commune et supplémentaire, qui concernerait l’énergie, les transports, l’industrie, l’enseignement, la recherche – une option qui n’est pas audible actuellement ; soit d’un retour vers les souverainetés nationales, où chacun développerait sa propre chance, comme le réclament les partis populistes.

L’horizon est bouché, la situation présente inacceptable.

Jean-Louis Pierrel (Relations universitaires IBM France – Secrétaire Général Adjoint Géostratégies 2000) : Récemment, Vladimir Poutine a évoqué avec intérêt le projet de Confédération Européenne de François Mitterand qui aurait pu accueillir la Russie. L’Europe a-t-elle un avenir à l’Est ? Cela pourrait-il constituer un grand projet mobilisateur ?

La Russie est proche de nous. Elle a subi le traumatisme de la perte de certains de ses territoires. Sa démographie est très faible (1,1). Elle n’a donc aucun intérêt à cette situation actuelle de tensions. Elle a besoin de se développer. Par ailleurs, il est compliqué de bâtir une Europe sûre et stable avec une Russie hostile. Une vision commune est logique et nécessaire. Nous devons partager  la puissance avec la Russie.

Dans la crise ukrainienne, la France ne propose pas assez d’options de sortie par le haut. Nous devons nous réinscrire dans une histoire commune, ce sera mieux pour l’Europe.

 Jean-Yves Aubert (Chargé de mission – Mairie de Paris) : Les changements climatiques ne sont-ils pas un des éléments importants de l’évolution démographique inéluctable ?

Oui, cela peut avoir un effet en termes de migrations.

Toutefois, pour ce qui est des négociations climatiques, l’Europe doit réajuster ses ambitions, car elles coûtent très cher pour des effets marginaux. L’Europe constitue la partie du monde la plus vertueuse. « Décarboner » est-il encore d’actualité, quand on a surtout besoin d’un nouveau contrat social ?

Yannick Rineau (Connexions et Synergies) : Une des conséquences de la situation actuelle est la disparition de la foi comme projet collectif, et donc, la recherche de solutions individuelles (Français qui quittent leur pays). Quel impact pourrait avoir ce phénomène ?

Le sentiment patriotique n’est guère développé en Europe, excepté en Grande-Bretagne. De moins en moins de citoyens en appellent à la guerre, au contraire, ils préfèrent « sortir du monde », se replier sur eux-mêmes.

D’un point de vue sociologique, on observe un basculement complet de la classe ouvrière en Europe. Comme le Parti communiste ne la représente plus, elle se tourne, avec les chômeurs, vers le Front national. C’est également le cas pour les jeunes non diplômés. Toute une population de « perdants »

Parallèlement, les questions touchant à l’école, à la laïcité, à la fiscalité suscitent de nombreuses contestations. C’est tout l’aspect « patrimoine immatériel » qui profite énormément aux Partis populistes. Dans ce cas, ce sont les classes moyennes, voire supérieures, qui votent pour eux. Cela vient de l’idée que se font ces personnes du bonheur de leurs enfants. Leur domaine privé projeté fait l’objet d’une perception  négative, d’où une grande inquiétude vis-à-vis du futur.

Vice-amiral (2s) Jean-Louis Vichot (Délégué général de l’UDESCA) : Il existe des évolutions sensibles dans le dialogue inter religieux. N’est-ce pas là qu’il faut faire porter les efforts ?

En effet, c’est une clé. Il faut intégrer le dialogue Etats-religions. Il faut proposer de nouvelles conditions de laïcité dans l’espace national et européen. Il faut des discussions pour aboutir à de nouveaux rapports entre la société et les religions. Le pape François est très actif dans ce domaine, il bénéficie d’une grande aura. La France pourrait servir de point d’appui.

Pour aboutir à un nouveau contrat social européen, il faut se concentrer sur ces questions primordiales. Les questions métaphysiques ne peuvent faire l’objet de compromis. Elles doivent être contenues à l’espace privé.

Alain Busnel (Rosebud production) : Comment expliquez-vous la confiance accordée aux gouvernements européens qui affrontent la crise, notamment l’Allemagne et l’Italie ?

L’Allemagne pouvait être considérée comme une exception, mais cela est désormais terminé. Le petit parti eurosceptique « Alternativ für Deutschland » (AFD) a obtenu 7% des suffrages. Comme Ukip  au Royaume-Uni, il a été créé par des journalistes, des intellectuels, qui veulent quitter l’euro et arrêter de payer pour les pays qui ne font aucun effort budgétaire. Son succès est indexé  (à l’envers) sur l’Euro.  Jusqu’à présent, la CDU avait contenu en interne les poussées des populistes mais le succès d’AFD pourrait transformer la donne. En Italie, les sondages n’avaient pas prévu le score de 41,5 % de Matteo Renzi. En fait les italiens sont favorables à l’Union Européenne, ils ne veulent pas quitter l’Euro. C’est la même chose pour les Grecs et pour une grande majorité des citoyens de l’Union européenne. Ils sont très inquiets sur la capacité des Etats nations à réussir seuls. L’appartenance à l’Europe les rassure. Si Renzi réussit ses réformes, cela va cimenter l’attachement de l’Italie à l’Europe. En revanche, s’il échoue, la situation sera très préoccupante, car le populiste italien Grillo saura séduire les déçus. Son but est de défaire toute majorité. Selon lui, les individus peuvent décider eux-mêmes à travers les réseaux sociaux.