« Les Pays Baltes face aux menaces extérieures »

  Le jeudi 16 octobre, Géostratégies 2000 a reçu, autour d’un petit-déjeuner organisé dans les salons du Palais du Luxembourg, François Laumonier, ancien Ambassadeur de France en Lituanie, venu faire le point sur la situation des Etats Baltes et leurs relations, toujours quelque peu tumultueuses, avec leur grand voisin russe.

Il a précisé qu’il s’exprimait à titre personnel. Fin connaisseur de la région et plus particulièrement de la Lituanie, François Laumonier, a démontré combien le contexte historique était important pour bien comprendre les orientations actuelles de ces petits pays et leur fierté d’appartenir à l’Union Européenne, un gage de démocratie et de prospérité économique pour leur avenir.

Si les trois Pays Baltes ont partagé un destin commun et tragique, marqué par une succession d’occupations, ils se livrent aujourd’hui une concurrence sévère pour attirer les investisseurs étrangers, remarque François Laumonier. Fin 2014, l’Estonie, qui est la plus avancée sur le plan technologique, a lancé un statut de résident numérique. Il suffit de se présenter au bureau des douanes, de donner ses empreintes digitales, une photo et de régler 50 euros. Le pays mise sur 10 millions de résidents potentiels et ses voisins affichent les mêmes prétentions.

Entourés par la Biélorussie, la Pologne, la Russie, la Finlande, la Norvège et la Suède, les Pays Baltes ont dû subir invasions et exterminations. Sur ces « terres de sang », se sont succédé les Chevaliers Romains Germaniques, au 12ème siècle, puis les Suédois, les Danois, les Russes, les Polonais, les Nazis et enfin les Soviétiques. Tout cela n’a pas gommé leurs identités respectives. La Lituanie, très liée à la Pologne, est catholique, chaleureuse et ouverte. En Lettonie, on ressent plus l’influence de la Prusse et du protestantisme, tandis que l’Estonie, plus tournée vers la Finlande, affiche réserve et discrétion. En Lituanie, La Réforme n’a pas laissé d’empreinte. Au contraire, les Jésuites ont construit des collèges, des universités et des églises. C’est un miracle, se réjouit François Laumonier, que ces Etats souverains existent toujours. Ils le doivent, en grande partie, à leur ténacité et à leur arrimage à l’Europe (ils sont entrés dans l’UE et dans l’OTAN en 2004).

La Lituanie, qui compte 3 millions d’habitants est assez homogène. La minorité russophone ne dépasse pas les 6%, alors qu’ailleurs, elle monte à 25, voire 40%. Il est vrai que ce pays a eu la sagesse de naturaliser tous ses habitants comme résidents, en 1990. Peut-être parce que la Lituanie ne peut ignorer l’enclave de Kaliningrad, où vivent un million de Russes. Il s’agit en fait d’une partie de l’ancienne Prusse Orientale, rattachée en 1945 à l’URSS, et qui fait toujours partie de la Fédération de Russie dont elle est géographiquement coupée par la Lituanie et la Biélorussie. Sa fonction stratégique -elle abritait une grande partie de la flotte russe de la Mer Baltique- tend à s’amenuiser et elle a même tendance à regarder de plus en plus vers l’Europe, explique François Laumonier, avant de nous brosser un rapide tableau de l’histoire mouvementée de la Lituanie.

UN DOULOUREUX CHEMIN VERS L’INDEPENDANCE

La Lituanie a formé une Union avec la Pologne, jusqu’à la fin du 18ème. Elle a ensuite été intégrée à l’Empire Russe et soumise à une russification intense. Les répressions ont succédé aux insurrections et en 1832, l’Université a été fermée. Parallèlement, l’alphabet latin est progressivement remplacé par l’alphabet cyrillique. Dès 1860, le réveil national s’exprime de plus en plus et en 1918, l’indépendance est proclamée. Ce sera une embellie de courte durée, puisque le 20ème siècle sera le théâtre des barbaries soviétiques et nazies. En 1939 les soviétiques occupent les Pays Baltes à la suite de l’accord Ribbentrop-Molotov et déjà de nombreuses exécutions et déportations. Après la rupture du pacte, les nazis envahissent à leur tour la région : dès 1941, la culture yiddish est éradiquée et un très grand nombre de juifs sont tués par balle. En 1945, les Soviétiques occupent de nouveau les Pays Baltes. Pour contrer la résistance, une partie de la population est emprisonnée, tuée ou déportée en Sibérie. D’ailleurs, les derniers patriotes ne seront anéantis qu’en 1953.

Avec l’effondrement de l’Empire soviétique, les Pays Baltes s’émancipent. En 1989, la population forme une « Voie Balte ». En fait, une chaîne humaine allant de Vilnius à Tallinn en passant par Riga, qui réclame l’indépendance. Celle-ci sera proclamée le 11 mars 1990 en Lituanie. Après de derniers combats autour de la Tour de la télévision à Vilnius et à la frontière avec la Biélorussie, l’indépendance est confirmée.

Cette succession d’événements dramatiques n’a pas réussi à faire chavirer la volonté d’une population déterminée, au caractère romantique et légèrement mélancolique, remarque François Laumonier. La culture, la musique, le folklore joue un rôle important et le pays compte de nombreux artistes. Un poète, Milosz, Prix Nobel de Littérature est né en Lituanie de même que des écrivains comme, Romain Gary et Emmanuel Lévinas, des peintres comme  Chagall et Soutine. Un cinéaste, Michel Hazanavicius, dont la famille est originaire de ce pays.  Les femmes occupent de nombreux postes clés, de chef de l’Etat à Ambassadeur à Paris, et représentent 40% des cadres dirigeants.

Si l’économie a décollé rapidement avec l’aide des fonds européens, elle a dû ensuite subir le contre coup des crises financières. Celle qui a secoué la Russie à la fin des années 1990 et celle de 2008, qui a particulièrement touché le secteur de l’immobilier, et qui a fait chuter le PIB de 15% en 2009. Toutefois, à la suite d’efforts considérables et d’une dévaluation interne qui a conduit à une forte baisse des salaires et des retraites, la croissance est redevenue positive, elle est de 3,5% en 2014, elle est l’un des taux les plus élevés de l’Union Européenne. Les amortisseurs traditionnels, comme la solidarité familiale et l’économie grise (emplois non déclarés), ont rendu la crise moins dure. Tout comme la farouche volonté des Lituaniens de s’en sortir, sans avoir recours aux associations ou aux syndicats, encore trop souvent associés à l’héritage psychologique désastreux de l’ex URSS.

En revanche, la jeunesse est ouverte aux échanges et le pays a accueilli 2400 étudiants étrangers en 2013

UN ANCRAGE EUROPEEN

Parmi les défis les plus compliqués à relever, il y a, reconnaît François Laumonier, celui de la dépendance énergétique vis à vis de la Russie, qui avoisine les 80%, surtout après la fermeture de la centrale nucléaire, imposée par l’Union Européenne, pour raisons de sécurité. La démographie négative et l’émigration de nombreux jeunes sont d’autres dossiers sensibles, même si la diaspora a toujours été forte. La première ville lituanienne n’est autre que Chicago!

Malgré un développement rapide depuis vingt ans, des progrès dans les infrastructures, beaucoup reste à faire pour renouveler les décideurs, ouvrir les esprits, et améliorer le niveau de vie, puisque le salaire minimum ne dépasse pas les 300 euros mensuels. Il faut construire une véritable démocratie, qui s’appuie sur un Etat solide. Les partis politiques sont top faibles. Il y a encore trop de réseaux de corruption hérités de l’époque soviétique. En 22 ans, 16 gouvernements se sont succédé, avec des coalitions très hétérogènes. Les scandales législatifs et judiciaires se multiplient. Le pays a été trop longtemps fermé au monde extérieur; on ne peut pas imposer un changement trop rapide des mentalités et des valeurs. L’influence religieuse reste forte, tout comme le modèle de l’ « homo sovieticus », organisé autour d’une famille traditionnelle blanche. Si les filières d’ingénieur ont bonne réputation, le niveau global de l’éducation est encore faible, et la presse peu transparente. Les questions de santé publique, comme l’alcoolisme, interpellent également. La Lituanie détient le triste record du plus fort taux de décès au volant dans l’Union Européenne.

Les Etats Baltes revendiquent un futur européen. Le 1er janvier 2015, la Lituanie sera la dernière, après l’Estonie et la Lettonie, à adopter l’euro. Après les hésitations des démocraties occidentales, qui ne voulaient pas provoquer l’URSS, entre 1988 et 1990, les relations sont vite devenues étroites et chaleureuses. Le Président Mitterrand a effectué une visite symbolique en Lituanie indépendante en 1992, et a installé notre ambassade dans la « Maison Stendhal », dans le centre historique. En 2004, c’est l’entrée dans l’Union Européenne. En 2011, la Lituanie est bénéficiaire net  du budget européen à hauteur de 1,4 milliards d’euros et en 2013, elle assume la présidence tournante du Conseil européen. Le troisième sommet du partenariat oriental, organisé en novembre 2013, à Vilnius, devait en être l’apothéose, avec la signature d’un accord d’association avec l’Ukraine, l’Arménie, la Géorgie et la Moldavie. Mais les pressions économiques et commerciales russes, liées aux tensions politiques avec l’Ukraine, l’ont fait échouer.

La coopération politique et de défense avec l’Union Européenne est encore balbutiante. Le budget militaire de ces pays, d’environ 1% du PIB, est trop faible. Cependant, ils se savent sous la protection de l’OTAN et la France participe régulièrement à la « police de l’air », des manœuvres dont le but est de sécuriser l’espace balte.

Nous devons intensifier nos relations économiques avec ces Etats, où travaillent déjà de nombreuses sociétés françaises, conclut François Laumonier. Le rôle des groupes d’amitiés parlementaires ne doit pas être négligé.

Il faut par ailleurs essayer de contrebalancer leur orientation nordique, leur attrait pour le modèle scandinave.

L’intervention de François Laumonier a été suivie d’un débat, animé par Raymond Douyère, Président de Géostratégies 2000. Il a donné lieu à de nombreux échanges, qui ont surtout porté sur les relations avec le grand voisin russe.

Stephan Chevalier (Managing Director - OBI Consulting):

Jacques Taranger (Inspecteur du Personnel civil de la Défense) :

-Des menaces russes pèsent-elles sur les Pays Baltes, avec l’appui des russophiles ?

-Qu’en est-il des armées baltes? Seraient-elles abandonnées par l’Union européenne en cas d’attaque de Poutine? L’Union Européenne ne devrait-elle pas clairement afficher sa position?

-Paul Drezet (Conseiller référendaire (H) à la Cour des Comptes) :

Les frontières orientales sont-elles sûres? Quid ses services secrets russes?

Pour Poutine, la chute de l’URSS a été la grande catastrophe du 20ème siècle.

Son souhait est de retrouver une influence internationale qui corresponde au rang de la Grande Russie. Il est dans une logique de « paix froide ». Cette stratégie de Poutine reçoit un soutien très fort du peuple russe, très nationaliste et de l’Eglise orthodoxe, très écoutée.

Le pouvoir temporel marche main dans la main avec le pouvoir spirituel.

Les chefs d’Etat des Pays Baltes sont très vigilants, car Poutine est imprévisible.

J’écarte, pour le moment, tout danger militaire. L’OTAN a renforcé son dispositif et ses exercices d’entraînement, ses équipements et sa présence. La France participe, d’ailleurs, très activement à ces efforts. Les craintes pourraient plutôt venir de tentatives d’infiltration et de déstabilisation de ces pays. Sur un plan économique, avec leur forte dépendance énergétique, ils peuvent être pris en otage. Il faut également tenir compte des minorités russes, très présentes en Lettonie et en Estonie. En ce moment, la Russie intensifie les échanges scolaires avec les écoles d’enseignement russe dans les Pays Baltes.

Il y a aussi le risque des attaques cybernétiques. La Russie dispose de beaucoup de capacités pour attaquer les services informatiques de ces pays. Elle l’a prouvé lors de l’invasion de la Géorgie. Les services secrets russes ont retrouvé toute leur puissance, ils utilisent les mêmes méthodes que pendant la guerre froide.

Face à tous ces signaux, les Pays Baltes ne sont pas sereins. Ils viennent d’ailleurs d’augmenter leur budget de Défense.

Pour ce qui est des frontières, elles sont sûres. Toutefois, les Etats Baltes étant des pays de transit, ils sont touchés sur un plan économique et commercial, par les mesures de rétorsion de Poutine

Alain Busnel (Gérant de Rosebud Production) :

Quelle politique faut-il conduire en Europe vis à vis de l’ «impérialisme russe »? Y a-t-il des arrière-pensées revanchardes?

Il faut tenir compte des spécificités propres à chaque pays.

La Crimée fait désormais partie de la Fédération de Russie, en dépit de tous les traités internationaux. C’est devenu un conflit gelé. Mais la Crimée a toujours été considérée comme une zone d’influence russe. Une très forte majorité russophone y vit et elle s’est d’ailleurs déclarée, par référendum, favorable à un rattachement avec la Fédération de Russie.

En Ukraine, le dossier est compliqué. Il y a un lourd contentieux historique, économique et politique. De plus, les régimes qui se sont succédé sont minés par la corruption. Les réactions initiales de l’Union Européenne et des USA ont peut-être braqué Poutine. La situation risque de s’enliser, il y aura des négociations, des évolutions, mais une chose est certaine, l’Europe ne fera pas la guerre à la Russie.

Jean-Marie Gezault (Ministère de la Défense - DGA)

Quelle est la situation et l’état d’esprit des minorités russophiles ?

Il faut distinguer la situation en Lituanie, d’une part, où il n’y a aucune difficulté, et une parfaite intégration dans le tissu social. Et d’autre part, en Lettonie et en Estonie, où la question devient politique avec le statut de non résident, qui est celui d’une grande partie de ces minorités.

Cependant, on ne peut pas parler d’antagonisme, l’Etat est uni, il y a toujours ce sentiment d’appartenir à une même Nation. Mais, il ne faut pas sous estimer les menaces. Ces minorités sont fortes et de plus en plus manipulées par Moscou. Poutine veut retrouver sa grandeur perdue. L’effondrement de 1990 l’a profondément blessé. Il veut revenir sur le devant de la scène et fait tout pour accréditer l’idée d’un effondrement de l’Occident décadent Les médias russes relaient ce message. L’Europe ne doit pas sous estimer cette image véhiculée par Poutine et qui trouve un large écho dans sa sphère d’influence.

Raymond Douyère (Président Géostratégies 2000) : La minorité russe est elle bien représentée dans la société civile, la presse?

Absolument. Le maire de Riga, par exemple, est un russophone et il le revendique.

Il y a de nombreux journaux qui ont une influence sur cette communauté. Les Etats Baltes doivent être prudents, mais ils doivent aussi composer, arriver à fonctionner tous ensemble. Ils garderont toujours ce grand voisin qu’est la Russie.

Pierre-Louis Cavoleau (Analyste industriel et géopolitique) : Qu’en est-il du réseau ferré hérité de l’Empire russe? Que devient le projet de voie rapide entre les Pays Baltes et la Pologne?

Ces trois Etats s’expriment d’une seule voix au sein de l’Union Européenne, lorsqu’il s’agit de coopération politique. En revanche, sur le plan économique, ils se livrent une forte concurrence.

« Rail Baltica », qui devait relier le Nord des Pays Baltes à la Pologne et permettre une accélération du transport des personnes et du fret, n’avance pas. Les dirigeants ne le jugent guère utile, arguant que désormais tout le monde prend l’avion. En tout cas, le réseau ferré actuel est d’un autre temps, il faudrait revoir l’ensemble du dispositif.

Toutefois, s’il y a une priorité, c’est celle du désenclavement énergétique. Vers 2005, la Lituanie a eu le projet de construire une nouvelle centrale nucléaire. Les autres Pays Baltes devaient y être associés, mais vu les difficultés, la France s’est désengagée. Hitachi et General Electric ont repris le flambeau, mais, après Fukushima, le projet a été suspendu. L’opinion publique y est hostile et le gouvernement est dans le doute. Les Polonais ont renoncé également à toute nouvelle centrale.

Toutefois, la liaison électrique avec la Finlande a été renforcée, une liaison sous-marine est en construction avec la Suède, un gazoduc est à l’étude avec la Pologne. Et surtout, la Lituanie mise sur le futur grand terminal de gaz naturel liquéfié, qui devrait lui permettre de moins dépendre du gaz russe.

Il y a également des recherches sur une potentielle exploitation de gaz de schiste, une volonté de développer les énergies renouvelables comme la biomasse avec notamment la société française Dalkia, mais les obstacles semblent nombreux.

La Lettonie a aussi des capacités de stockage de gaz non négligeables.

Raymond Douyère : La menace russe de fermer l’approvisionnement en gaz est-elle réelle?

Tout à fait. Et cela aurait de terribles conséquences, car l’électricité de ces pays dépend du gaz russe. C’est lui qui fait fonctionner la plus grande partie des installations.

Bernard Augier (Consultant) : Pouvez-vous nous rappeler le rôle et l’influence des barons baltes?

Ces barons baltes étaient les grands propriétaires fonciers de la Prusse Orientale. Leur empreinte économique, culturelle et linguistique est toujours là. Lors de leur indépendance en 1991, les Pays Baltes ont décidé, pour des raisons économiques et pragmatiques, de n’enseigner que la langue anglaise. Cela a duré dix ans. Maintenant, les liens historiques refont surface. L’allemand et le français peuvent également être choisis. Notre action en matière de francophonie est au cœur de la politique française.