« L’immigration, réalité et fantasme : menace pour l’Europe ? »

Le mardi 3 juillet, avant la trêve estivale, Géostratégies 2000 a reçu dans les salons du Palais du Luxembourg, et autour d’un petit- déjeuner, François Héran, Professeur au Collège de France et titulaire depuis 2018 de la chaire « Migrations et Sociétés ». Cet ancien directeur de l’INED, auteur de plusieurs ouvrages sur l’immigration, nous a apporté son éclairage de chercheur, et nous a démontré que les migrations actuelles, perçues comme des dangers, tenaient plus du fantasme que de la réalité. Il a plaidé pour plus de rationalité dans les discours politiques et pour l’élaboration d’une véritable politique européenne sur ce sujet.

Il est dommage que les hommes politiques ignorent encore trop souvent les données fournies par Eurostat sur l’asile, déplore, dès le début de son intervention, François Héran. Elles sont pourtant très fiables, car les Etats fournissent des chiffres très précis, comparables d’un pays à un autre. En 2016, par exemple, l’Allemagne a reçu 800 000 demandes d’asile et 440 000 ont reçu une réponse positive. La même année, la France a traité 130 000 dossiers et 27% ont été acceptés. Il faut raisonner « per capita », par rapport à la population du pays d’accueil. Par exemple, en 2016 et 2017, c’est la Suède qui se révèle la plus accueillante, avec 10 200 personnes pour 10 millions d’habitants. Elle est suivie de l’Allemagne, de l’Autriche, mais aussi de Chypre et Malte, exposés à l’afflux de demandeurs. Avec moins d’un million d’habitants, ils ont accueilli respectivement 1000 et 1400 migrants. La France, proportionnellement à sa population et à son PIB, se trouve au 16ème rang. Le Royaume-Uni se situe derrière nous, tout comme l’Espagne et le Portugal, tous deux traditionnellement pays d’émigration qui ont connu une forte immigration dans les années 2000, période de grande prospérité économique, avant d’être secoués par une grave crise, qui a renversé la tendance.

Les pays de l’ancien Bloc de l’Est, quant à eux, ont connu l’isolement communiste et n’ont jamais été habitués à une immigration de travail. Ils n’ont pas non plus un passé colonial qui pèse sur les voies de l’immigration. Et le nationalisme anti musulman y est très ancré. Le catholicisme et l’orthodoxie forment un rempart contre l’immigration.

La Pologne se démarque quelque peu, avec une forte immigration de travail, qui vient d’Ukraine et qui est temporaire, remarque François Héran, qui ne peut que constater la forte division de l’Europe.

UNE PEUR INFONDÉE

Certes, le nombre de migrants recensés dans le monde est en augmentation, mais la proportion reste faible, d’autant plus que la population mondiale s’accroit depuis 1990. Et 95% de la population mondiale n’a jamais bougé. Les géants démographiques que sont la Chine et l’Inde (38 à 40% de la population mondiale) émigrent très peu (seulement 2% de Chinois), tout comme le Brésil ou le Nigéria. En Afrique de l’Ouest, on observe une migration inter régionale. Beaucoup de Burkinabés sont partis en Côte d’Ivoire. Il y a également une très forte émigration interne au Proche Orient. Les pays du Golfe attirent beaucoup, notamment depuis les pays d’Asie du Sud, comme l’Inde, le Sri Lanka, les Philippines, le Bangladesh ou le Pakistan. Ces flux migratoires sont les premiers au monde en quantité. 80% de la population des Emirats est émigrée, sans regroupement familial. L’autre grand couloir migratoire part de l’Amérique Centrale, direction l’Amérique du Nord, avec 11 millions de Mexicains aux USA.

Contrairement aux idées reçues, la proportion d’Africains émigrant en Europe est faible, à l’exception du Maghreb dont 3,5 millions d’habitants sont partis en Europe de l’Ouest, 1 million en Europe du Sud et de plus en plus au Proche Orient (2,8 millions). L’Afrique subsaharienne circule très peu (seulement 0,4% des migrants dans les pays de l’OCDE actuellement, et une prévision, à terme, de 2,4%). C’est une évidence, martèle François Héran, pour migrer, il ne faut pas être trop pauvre. La migration internationale est très basse dans les pays les plus défavorisés. Il faut lutter contre le préjugé selon lequel c’est « toute la misère du monde qui émigre ». Cette affirmation ne repose sur rien de rationnel. Lorsque l’on naît dans un pays pauvre, l’opportunité de migrer vers un pays plus riche est extrêmement faible. Près de la moitié des migrants de pays pauvres partent vers des pays aussi pauvres que le leur.

Face à ces flux migratoires, quelles sont les capacités d’accueil, s’interroge François Héran. Sur quels critères, économiques, démographiques, socio-politiques, se base-t-on ? S’il n’existe pas de définition scientifique, on se heurte, en revanche, très vite à du concret. En France, il y a un manque d’anticipation, contrairement à ce qui se passe aux Pays Bas ou en Allemagne, très impliqués en amont, explique-t-il, avant de revenir sur notre histoire migratoire.

UN PAYSAGE EUROPÉEN CONTRASTÉ

En France, depuis le début des années cinquante, les migrants arrivent. Ce sont les « Trente Glorieuses », il y a une corrélation très nette entre la croissance économique et le nombre de migrants. Puis, en 1962, un million de rapatriés d’Algérie affluent à leur tour. L’année 1973 sonne la fin du Baby Boom, avec la guerre du Kippour et le prix du pétrole multiplié par quatre. Le gouvernement interdit alors la migration de travail et les Algériens décident de rester et de faire venir leur famille. On découvre que le migrant n’est pas seulement un travailleur, mais aussi un sujet de droit…

En Allemagne, le contexte est différent. Le Baby Boom est tardif et plus bref, et le nombre des décès dépasse depuis quelque temps, celui des naissances. Autre particularité, l’Allemagne a accueilli un grand nombre de réfugiés de tous les conflits du Sud Est de l’Europe. En 1992, plus de 800 000 personnes émigrent en Allemagne, dont 400 000 originaires des Balkans. Elle a donc déjà expérimenté de fortes migrations. A chaque crise, la France accepte 8 à 10 fois moins de réfugiés, en brandissant l’excuse de son éloignement géographique des conflits…

L’Espagne, après son entrée dans l’Union Européenne en 1986, connait un fort développement économique et immobilier. Dans les années 2000, elle devient le plus grand pays européen d’émigration, mais la crise de 2008 stoppe net cette évolution et l’émigration repart.

Les profils des pays européens sont tous différents, constate François Héran, mais l’attribution de titres de séjour suit la même logique. Ils sont de moins en moins durables et fluctuent avec la situation économique. Leur nombre est assez stable en France (en 2016, le niveau est le même qu’en 2008). Parmi les pays qui en délivrent le plus, on retrouve le Royaume Uni et l’Allemagne, mais aussi la Pologne, avec les travailleurs ukrainiens. En revanche, le niveau est plus bas en Espagne et en Italie, pays où le marché du travail est moins attractif.

Au delà de l’Europe, le Canada, l’Australie et la Nouvelle Zélande ont une immigration de travail très forte et qualifiée. Les postulants doivent parler couramment l’anglais, avoir un diplôme d’études supérieures et un métier à forte valeur ajoutée. Au Canada, on ne parle pas de « quotas », mais « d’ objectifs ». Aux USA, on retrouve un peu le « profil à la française » moins qualifié, un peu comme en Allemagne.

il est urgent et impératif de définir les grandes lignes de notre politique d’immigration, conclut François Héran.

Après ce passionnant exposé, Raymond Douyère, Président de Géostratégies 2000, a animé le débat, riche en échanges.

Jean Mallot (Contrôleur Général Économique et Financier. Ministère de l’Économie et des Finances) : Votre discours, cohérent et rationnel, est très clair. Mais, un gouvernement qui le reprendrait, serait certain de perdre les élections et de laisser la place à des partis jouant sur la peur. Comment sortir de ce piège ?

La classe politique doit-elle faire une politique d’opinion ? Je ne le pense pas, car ce n’est pas de la démocratie. Le bon sens ne suffit pas. Les hommes politiques devraient faire preuve de moins de démagogie et de plus de pédagogie. Ils doivent s’appuyer sur des éléments factuels et statistiques pour nourrir le débat. La rationalité doit dominer. Tout discours doit être dosé en fonction de l’audience.

On assiste à un chassé croisé entre la droite et la gauche sur deux sujets ; : le temps de travail et les flux migratoires. Chacun a ses marqueurs identitaires et dénonce les effets pervers des bonnes intentions de l’autre. Mais, ne devraient-ils pas aussi réfléchir aux arguments, se demander si ce qui vaut pour un domaine, ne vaudrait pas aussi pour un autre ?

L’homme politique devrait faire preuve de moins d’ « ethos », avoir moins envie de produire une impression favorable, au profit de plus de « logos », s’appuyer sur un discours rationnel, logique et argumenté.

Yves Montenay (Démographe vulgarisateur) : A-t-on connaissance de l’activité professionnelle, de l’âge, de l’origine des migrants ?

Il y a une enquête « emploi » en France. Chaque année, 100 000 personnes sont interrogées. Cela nous donne des informations sur les secteurs où travaillent les émigrés de première génération (nettoyage, entretien, sécurité…), mais aussi ceux de la seconde génération, souvent plus qualifiés. Il faut savoir exploiter ces données, qui se trouvent dans les publications périodiques de l’Insee.

Jean-Pierre Duport (Préfet honoraire): Y a-t-il des travaux sur le lien entre le taux de fécondité et les stratégies migratoires ?

Selon les projections démographiques de l’ONU, la population de la Suède augmente. En France et au Royaume Uni, elle est stable. En Allemagne, elle baisse (-24%), tout comme en Italie, en Espagne et en Europe Centrale. Il est à noter que le taux de fécondité français, assez élevé, demeure une exception.

Ce qui est intéressant, c’est de regarder ce qui se passerait dans 50 ans, sans migration. L’Allemagne connaîtrait une baisse de 42% de sa population et la France de 10%, et non pas de 1%, comme ce qui est prévu. Une émigration de complément est donc nécessaire en France.

La part des émigrés dans le taux de fécondité en France est exagérée. En fait, leur surcroit est très faible : la présence de femmes étrangères fait passer le nombre moyen d’enfants par femme vivant en France de 1,8 à 1,9. D’ailleurs, dès la seconde génération, il y a un alignement sur le taux national de fécondité.

Aurélien Lambert (Directeur sureté/sécurité :groupe Axa), Patrice Olech (Professeur d’Histoire/Géographie EMC) et Jean-Claude Richard (Ancien Ambassadeur de France en Asie du Sud Est) : Comment recenser les immigrés clandestins ?

L’AME (Aide Médicale de l’Etat) constitue le meilleur outil. En France, nous approchons des 500 000 immigrés clandestins, un chiffre beaucoup plus bas que celui des Etats-Unis. Il faut aussi noter que 30 à 40% des personnes en situation régulière maintenant, ont été des clandestins avant. Il n’y a pas de proportion fixe, c’est un mouvement continuel.

Raymond Douyère (Président de Géostratégies 2000) : Quelle est votre opinion sur les futures migrations climatiques ?

Que se passerait-il si on attribuait les 2 millions de logements libres en France aux émigrés ?

Il faut d’abord se demander quelle sera la part de la migration internationale, et elle sera faible.

Avec la montée progressive des eaux, beaucoup de côtes vont être grignotées, mais cela débouchera principalement sur des exodes internes. C’est l’occasion pour moi, d’alerter sur ces discours catastrophiques qui ne reposent sur aucune base.

En France, c’est l’extrême concentration des migrants sur notre territoire qui pose problème. Ils sont attirés par la présence de la diaspora et la possibilité de logement, moins par l’emploi. Il faut revoir cela.

Pour les chercheurs américains, il y a un lien entre le dynamisme économique des villes et la concentration de migrants. Ils sont attirés par des régions prospères.

La seule exception demeure les Noirs américains qui vivent encore dans des ghettos et ne se fondent pas aussi vite que toutes les autres ethnies dans l’ensemble de la population. Souvent, et dans tous les pays, la seconde génération qui a gravi l’échelle sociale, quitte la zone où elle a grandi et qui compte une forte concentration de migrants.

Marie-Clotilde Hingray Propos non revus par l'intervenant.