Le jeudi 30 novembre 2017, Géostratégies 2000 a reçu, autour d’un petit-déjeuner organisé dans les salons du Palais du Luxembourg, Hakim El Karoui, essayiste et consultant français, ancien conseiller de Jean-Pierre Raffarin à Matignon. S’appuyant sur le dernier rapport de l’Institut Montaigne, dont il est l’auteur, il nous a dressé le portrait de la nouvelle politique que la France devrait mettre en place dans la région, et notamment au Maghreb. Pour redevenir un acteur crédible, la France, actuellement en perte d’influence, doit, selon lui, réagir et élaborer une stratégie axée sur trois piliers, la sécurité, le développement économique et la présence culturelle.
La politique arabe de la France repose sur un héritage historique, mais il n’y a pas de véritable vision prospective, déplore d’entrée de jeu Hakim El Karoui, qui prend pour exemple une remise de la Légion d’honneur au Ministre des Affaires Étrangères d’Arabie Saoudite, et le même jour, une condamnation du salafisme. Largement réactive, elle est marquée par des incohérences qui brouillent nos messages et altèrent notre crédit. Conscient de traiter un sujet passionnel, il a choisi de se baser sur une méthode initiée par l’Institut Montaigne, l’analyse de 600 séries statistiques - des flux humains, économiques, financiers, culturels et sécuritaires, présents et passés, entre la France et les Pays Arabes, pour tenter d’analyser objectivement la nature et la densité de ces relations.
DE MAUVAIS CHOIX
L’idée d’une politique arabe est un mythe, affirme-t-il. Au départ, en 1967, pendant la guerre des 6 jours, il y a le discours pro arabe du Général De Gaulle. Tous les Présidents qui ont suivi sont restés plus ou moins sur la même ligne. Une voix indépendante, une relation plus distante avec Israël que celle des autres pays occidentaux. Mais, de plus en plus, la France est perçue comme un acteur inconstant, alors qu’elle doit être reconnue comme une puissance d’équilibre.
La politique arabe est un fait social. il y a plus de franco-arabes que de franco-européens dans notre pays et six millions de personnes vivant en France ont un lien identitaire avec cette région.
Ces deux mondes s’interpénètrent et s’influencent mutuellement. Un demi-million de Français vivent dans les pays du monde arabe, et la plupart sont binationaux. On y compte un francophone sur 6.
Avant 2011 et le « Printemps Arabe », notre politique reposait autour de trois idées : la défense de nos intérêts sur le plan de la sécurité, de l’économie et des valeurs. C’est ainsi qu’au Maghreb on soutient toutes les dictatures. Le prix à payer pour la stabilité. Dans les pays du Golfe, priorité au business. On ferme les yeux sur la question des droits de l’homme et de l’exportation de l’islam fondamentaliste Et quand il n’y a aucun enjeu, comme en Syrie, alors, on plaide en faveur de plus de démocratie.
Mais cela ne marche plus. La France s’est décrédibilisée en protégeant Ben Ali jusqu’au bout. En Libye, elle est incapable de gérer le chaos qu’elle a contribué à mettre en place. Et il y a une discordance absolue entre les grands discours sur les droits de l’homme et l’accueil des réfugiés, notamment syriens. Sur le nucléaire iranien, notre position est très dure, en partie, pour ne pas froisser l’Arabie Saoudite.
Par conséquent, regrette Hakim El Karoui, notre influence décroit dans une région en pleine transformation et dans une dynamique de modernisation brutale.
L’évolution du statut de la femme est évidente. La démographie est en chute libre, notamment en Iran et dans les Émirats. De plus en plus de femmes ont accès à l’enseignement supérieur et elles sont souvent plus nombreuses que les hommes dans les universités. De plus, l’âge moyen pour se marier s’élève. On assiste à une extraordinaire évolution des mentalités. En Arabie Saoudite, les fractures sont très profondes. Le système social est corseté, mais les idées venues de l’extérieur gagnent de plus en plus de terrain. C’est là qu’il y a le plus de comptes Facebook, mais aussi de films pornographiques regardés, et plus d’obésité…
RÉINVENTER UN DISCOURS COHÉRENT
Tout ceci entraîne également des incertitudes, car le monde arabe est un monde de tribus. Jusqu’alors, le pouvoir régulait tout cela, soit par le biais de cadeaux financiers, soit par la violence. Mais ce système est en train de craquer et nous devons redéfinir notre politique.
Sur le plan économique, nos liens sont importants. Nous réalisons 20% de notre commerce extérieur avec le monde arabe. En 2015, nos échanges étaient de 27 milliards d’euros avec le Maghreb et de 19,3 milliards avec le Golfe, mais limités à trois secteurs : l’armement, l’aéronautique et l’énergie. Dans ce domaine, notre dépendance a nettement diminué. Elle n’est plus que de 25%, contre 85% en 1973. Le levier politique a quasiment disparu, et d’ailleurs, l’économie des pays du Golfe est désormais tirée par l’Asie, qui représente plus de 80% de leurs exportations.
En revanche, la France est très présente militairement. 50% de nos prises de commande d’armement se font avec le Golfe. Notamment, avec l’Arabie Saoudite (beaucoup de volume, mais peu de matériel stratégique) et le Qatar (Rafales).
Toutefois, mis à part les ventes d’Airbus, les relations commerciales ne sont guère développées. Que ce soit avec l’Égypte, l’Iran ou Israël (2 à 3 milliards d’échanges contre 40 milliards pour les USA).
Sur le plan culturel, le « soft power » français a également tendance à s’affaiblir, regrette Hakim El Karoui. Certes, la France rayonne toujours grâce à sa langue, parlée par 55% de Tunisiens et par 1/3 des Marocains et des Algériens. C’est un pôle d’attractivité pour les échanges universitaires. Les étudiants venant de cette région forment le premier contingent étranger.
Mais, de plus en plus, le monde arabe a une influence culturelle dans notre pays. 8% des Français sont musulmans, soit 5,5 millions de personnes. L’islam est devenu la première religion et il y a 50% de plus de pratiquants musulmans que de pratiquants catholiques. Le fait qu’ils soient concentrés sur certains territoires et qu’ils soient plus jeunes que la moyenne française (il y a 10% de moins de 25 ans) accentue le phénomène, mais on ne peut le nier.
La France doit reconnaître son imbrication avec le monde arabe, son approche doit être réaliste. Elle doit adopter une position claire contre l’islam politique et, en parallèle, répondre au défi migratoire. Cela doit se faire en coopération avec les pays du Maghreb, indispensable pour gérer les énormes mouvements de population à venir d’Afrique subsaharienne.
Enfin, conclut Hakim El Karoui, elle doit redéfinir sa place dans la région, appuyer des projets comme le Traité de libre-échange entre l’Union Européenne et le Maghreb, encourager de nouveaux modèles d’intégration économique et s'imposer comme pilier culturel pour mieux lutter contre l’islamisme.
Après ce brillant exposé, Raymond Douyère, Président de Géostratégies 2000, a animé le débat, riche en échanges ;
Nadia Darwazeh (Avocate) : Comment voyez-vous l’alliance qui semble se former entre Israël et l’Arabie Saoudite face à l’Iran. Quel impact sur la région ?
L’Iran est le pays le plus moderne de toute la région. L’Arabie Saoudite est entrée en turbulence. Son modèle social craque et ce n’est plus un pays riche si l’on prend en compte le PIB par habitant. Elle doit faire bouger son modèle économique, basé sur la rente pétrolière, chercher des diversifications dans les services, les parcs d’attraction. Et faire travailler sa population (30 millions d’habitants), y compris les femmes d’où le prochain verrou qui va sauter : elles vont avoir le droit de conduire. On assiste également à une transformation politique. C’est la nouvelle génération des trentenaires qui accède au pouvoir. Le Prince héritier a fait un coup de force récemment, en emprisonnant des opposants et en installant un régime autoritaire au sein de sa famille.
Le but est de souder le régime sur le plan intérieur. il a donc besoin d’ennemis extérieurs (comme le Qatar ou le Yémen). Un nouveau front vient de s’ouvrir au Liban, contre le Hezbollah, allié de l’Iran, avec la prise en otage du Premier Ministre.
La France n’a pas intérêt à soutenir tout cela. Pendant longtemps, sa priorité a été la sécurité du Liban et d’Israël, qui, pour le moment, n’est pas en jeu.
Les Saoudiens, avec l’appui des Américains, veulent isoler l’Iran et frapper des pays tiers, comme le Liban, qui soutiennent l’Iran. C’est, selon moi, une très mauvaise idée d’ouvrir un nouveau front au Liban, qui, par ailleurs, accueille un très grand nombre de réfugiés syriens.
Jacques Taranger (Inspecteur du personnel civil de la Défense) : Quid de la politique arabe de la France et de la construction européenne ?
Quelle réalité et quel avenir pour la politique méditerranéenne de la France ?
Je n’ai jamais cru à l’Union pour la Méditerranée. Le spectre géographique est beaucoup trop étendu, tant au niveau européen que méditerranéen. Les Allemands n’ont jamais soutenu ce projet, car cela entraînerait de trop fortes contributions financières. De plus, cela a bloqué toutes les politiques qui avaient une vocation régionale. De toute façon, les politiques qui concernent les migrations et l’islam, devraient être européennes. L’Europe a un rôle à jouer dans la modernisation de l’islam. Et ce sont surtout les pays qui sont bordés par la Méditerranée, comme la France, l’Italie et l’Espagne qui devraient s’impliquer pour développer les relations commerciales.
Anne Gadel (Directrice du Programme Géopo de l’Afrique du Nord et du MO - Institut Open Diplomacy) : Quelle est la stratégie d’Emmanuel Macron au Proche et au Moyen Orient ?
Il a affirmé qu’il fallait arrêter de toujours s’aligner du côté des Saoudiens et que le départ de Bachar El Assad était un objectif et non un préalable. Ces deux points me semblent un bon départ. Il a essayé une médiation dans le conflit entre l’Arabie Saoudite et le Qatar, mais cela n’a débouché sur rien. Il a fait sortir Hariri d’Arabie Saoudite, mais cette victoire est à nuancer, car, il y a encore quelques années, quand la France avait une plus grande influence au Liban, cette prise d’otage n’aurait pas pu avoir lieu.
Raymond Douyère (Président de Géostratégies 2000) : Vous nous avez dit qu’il y avait 6 millions de franco-arabes en France. Mais quid des migrants africains ?
Sur les 5,5 millions de musulmans en France, 3/4 viennent du Maghreb, 10% de Turquie et 10% d’Afrique subsaharienne (là où sévit encore la polygamie).
Ce sont les Turcs qui sont les moins intégrés, car ils sont pris en charge par l’administration turque et ils ont leurs propres imams. Il y en a 200 en France, salariés par l’État turc. De ce fait, la dynamique d’intégration est bloquée, loin du modèle républicain.
Paul Rechter (Vice-President de Géostratégies 2000) : Le salafisme reste-t-il marginal ou va-t-il se propager ?
D’après une étude de l’Institut Montaigne, la moitié des musulmans sont dans une logique d’intégration. Un quart sont conservateurs et un autre quart (à peu près 28%, mais 50% de moins de 25 ans) utilisent la religion pour manifester un désir de rébellion.
Pour les Salafistes, les Frères Musulmans, le système de valeur religieux prime sur celui de la vie terrestre. Ils ont une vision du monde complotiste. Pour eux, les musulmans sont des victimes et ils développent un antisémitisme très structuré. Tout cela se diffuse de plus en plus.
100% de l’offre « islam » sur internet est islamiste ou salafiste. Tarik Ramadan, avant ses ennuis, avait 2 millions de "followers". Il y a une offensive idéologique et culturelle décentralisée, menée par des groupes de copains, parfois par la famille, sur internet. L’imam n’est pas la personnalité centrale.
Tout ceci rend très difficile le travail des autorités publiques et les musulmans intégrés ne se sentent pas concernés. Tous les Français de confession musulmane devraient se mobiliser et s’emparer du sujet.
Raymond Douyère : Faut-il revoir la formation des imams ?
Oui, mais il ne faut pas oublier l’aspect économique. Il faut de l’argent pour payer les imams. Pour le moment, leur statut n’est pas attractif et il y a une crise des vocations. C’est aux Musulmans à prendre en charge leur destinée, à mettre en place un système de financement pour former et salarier les imams. Grâce au business halal (estimé à 5 milliards d'euros en France) et aux pèlerinages, cela est tout à fait possible.
François-Xavier Martin (Président d’Honneur de Crédit X Mines - Secrétaire Général et Trésorier de Géostratégies 2000) : En fait, vous préconisez un rapprochement avec le Maghreb ?
Je ne le préconise pas mais je le constate. Il y a une complémentarité démographique, mais aussi dans une moindre mesure, énergétique. J’aimerais également que l’on aille vers une intégration des services, avec le marché de la santé et des retraités. Aussi, par le biais du tourisme. Nous avons déjà 10% de médecins français maghrébins. Mais cette évolution ne sera pas possible sans sécurité. Et, pour le moment, on ne sait pas gérer le fondamentalisme musulman. Comme, d’ailleurs, les dirigeants du Maghreb. Sur ce terrain-là, on peut aussi se retrouver
Christophe Segar (Analyste de l’énergie chez CAIE) : Quelle est la politique de la France envers l’Irak ?
Il n’y a plus de politique. Les échanges politiques et économiques sont extrêmement faibles.
Jean-Yves Aubert (Chargé de mission à la Mairie de Paris) : Comment voyez-vous l’avenir de la Tunisie ?
Il est très compliqué. C’est le seul pays qui a su stabiliser sa révolution, mais sur le plan économique, la situation est mauvaise. La politique publique est une catastrophe. Le régime achète la paix sociale (le salaire des fonctionnaires représente 15% du PIB) et vit avec la perfusion du FMI. Sur le plan politique, c’est inquiétant. Il n’y a pas de débats publics, de défense de l’intérêt général…
Jean-Pierre Duport (Ancien Préfet d’Ile de France) : Comment faire pour encourager l’investissement du monde culturel, économique et social musulman en France ?
Il y a bien le Conseil français du Culte Musulman (CFCM), mais il ne sert à rien. Il n’a que 30 000 euros de budget. Il n’a pas non plus encouragé l’interventionnisme turc ou algérien. L’idée que les pays d’origine vont organiser ces musulmans est de la pure folie, ils ne veulent pas en entendre parler. Les musulmans français commencent à prendre conscience que la situation est intenable. Ce n’est plus une affaire privée, mais publique. Le rôle du gouvernement français serait de légitimer les initiatives privées. Comme la création d’une structure, qui lèverait des fonds, à partir de l’argent du business hallal, des pèlerinages et de la gestion des dons.
Jean-Louis Pierrel (Relations Universitaires- IBM France. Secrétaire Général Adjoint Géostratégies 2000) : Vous avez parlé de l’antagonisme sunnites/chiites. A votre avis, quel impact sur une politique arabe française ?
Le conflit sunnites/chiites est d’abord un conflit entre l’Arabie Saoudite et l’Iran. En France, j’y crois assez peu. D’ailleurs, il n’y a pas de chiites dans notre pays. Le président Macron aimerait plutôt jouer un rôle d’intermédiaire.
Jean-Claude Richard (Ancien Ambassadeur de France en Asie Centrale) : Le grand problème de notre politique arabe n’est-il pas que la politique étrangère est encore une annexe de la politique intérieure ?
Dans ce domaine, les deux politiques, étrangère et intérieure, sont imbriquées et visent un même but : la stabilité du Maghreb. Il y a une continuité entre la politique intérieure et la politique étrangère.
Marie-Clotilde Hingray Propos non revu par intervenant